Imprimerie de la Vézère (p. 48-54).
◄  Fructidor
Brumaire  ►

VENDÉMIAIRE

Dans les villages campés sur les coteaux pierreux, on entend le menuisier rustique radouber les barriques. Après en avoir défoncé quelques-unes par un bout pour porter la vendange au cuvier, il les répare toutes, remplace les cercles cassés, change les vîmes rompus et calfate les fentes avec du chanvre et de la pâte de farine délayée à froid.

Ses instruments sont peu nombreux : une erminette, un coin de bois et son couteau. Avec quelle adresse il fend l’osier en trois, un brin dans chaque main, le troisième dans la bouche ! Et lorsque le cercle est lié à la juste mesure, ce tonnelier d’occasion le chasse sur la barrique avec l coin et la tête de l’erminette en guise de maillet. À mesure qu’il fait le tour à petit pas, chaque coup sonore s’entend au loin : pan… pan… pan…

Maintenant, dans le ruisseau, ou le « lac » voisin, les barriques gonflent, et au premier jour on vendangera. Après l’antique ban de moisson, le ban de vendange a été enfin aboli : chacun commence à son heure, selon la maturité ; en général plus tôt que plus tard : on ne sait ce qui peut arriver. Puis les chiens des villages mangent les raisins ; et on se méfie aussi un peu des nocturnes larrons, malgré le vieux proverbe :

La paù gardo las vinhas.

C’est un plaisir que de vendanger par un beau soleil, lorsqu’on est jeune, sain et amoureux.

Ordinairement, des amis, des voisines et quelquefois des parents citadins conviés, se joignent à la famille comme en une partie joyeuse. On se groupe selon les convenances ou les sympathies, et les galants s’arrangent toujours pour être près de leur mie.

On babille en suivant les ceps tordus, et à l’ombre des chapeaux de paille les joues animées des vendangeuses semblent de ces « percés » ou halleberges, qu’on trouve pendant aux arbres grèles, ça et là dans les vignes.

La charrette a porté les barriques et les comportes dans un coin, près de la cabane de pierre sur laquelle s’étend un figuier difforme.

À l’ombre d’un sorbier ou d’un cerisier, les fûts sont mis à terre debout pour recevoir la vendange. Celui qui « boule », armé d’une branche de châtaignier fourchue à trois dents, écrase dans une comporte le raisin que les vendangeurs apportent à pleins paniers.

Autour, les mouches bourdonnent et, dans les barriques pleines jusqu’au jable de vendange qui commencent à fermenter, les guêpes au corselet d’or se gorgent de moût. Il y a dans ces tableaux comme une réminiscence des temps antiques. Le bouleur lui-même, les bras nus, rouges du sang de la grappe, semble un dieu des vendanges rustique.

Lorsque vient l’heure de repaître, on s’assied par terre à l’abri du soleil, chacun son couteau de poche à la main, et on coupe de bons « croustets » à la tourte enfarinée. Avec ce pain savoureux, on mange une omelette, du fromage de chèvre, des noix fraîches, ou une belle grappe de « pied de perdrix », ainsi appelé de ses pédicelles rouges. Puis, de la maison, la ménagère a porté encore un « millassou » de blé d’Espagne, ou des crêpes de pure farine de froment, que l’on roule avec du miel, à mode de sucre râpé.

Des grandes pintes ou des pichets de bois, le vin tenu au frais coule en moussant dans les gobelets, et réjouit les vendangeurs qui se renvoient comme une paume de joyeux propos. Les vieux parlent de la vinée, de la qualité ; les garçons d’âge rient avec les filles, et les petits droles se disputent pour un hérisson trouvé dans une haie.

Le soir, on revient gaiement souper à l’ « oustal », en suivant la charrette qui emporte à la cuve les dernières barriques de vendange : les invités avec un panier de raisin pour leur salaire.

Ainsi se faisaient les vendanges autrefois, lorsque la vigne en sa verte vigueur, sur nos puys rocailleux, produisait du raisin sans fumier ni guère de travail qu’un fouissage, et — pas toujours — un binage. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi ; nos vieilles souches indigènes sont mortes, et les plants nouveaux veulent de bons terrains, des engrais, des piquetages, des sulfatages, et quatre ou cinq façons.

Pourquoi donc se réjouirait-on tant ? La vigne ne fait que payer, souvent bien maigrement, toutes les fatigues que le paysan a endurées pour lui faire produire du fruit. Aussi les vendanges ne sont-elles plus aussi joyeuses que jadis.

La vendange toute en cuve, on la laisse bouillir et, dans la dizaine, plus ou moins, on foule et on « écoule ».

Le sale Automne aux cuves va foulant,
Le raisin gras dessoubs la pied coulant.

Comme dit La Boétie. Pendant la cuvaison il y a de vieux superstitieux qui interdisent aux femmes l’entrée du « cuvier », dans la croyance que si elles avaient leurs ordinaires, le vin se gâterait. Au moins avant de les y laisser entrer, leur demandent-ils sévèrement :

— Êtes-vous dignes d’entrer dans mon cuvier ?

Jadis en Guyenne, la cour du Parlement réglait ses vacances sur l’époque des vendanges, et les bourgeois urbains allaient à leur maison des champs pour y assister. Aujourd’hui, ceux-ci s’en désintéressent, si ce n’est pour le produit. Les plaisirs champêtres ne sont plus de bon ton. Les eaux à la mode, les plages en renom, fréquentées par les otieux et les rastaquouères, attirent ces fils ingrats du comptoir ou de la glèbe. Ils vont dans les casinos retrouver le jeu des cercles et les artistes des théâtres, tandis que, poupées mondaines, leurs femmes coquettent à bon escient.

Le paysan lui-même — au moins quelques jeunes — commence à faire fi des plaisirs simples et peu coûteux d’autrefois. Il dédaigne les amusements rustiques et les fêtes des récoltes. Les frairies des villages, les noces campagnardes et les bals à « chabrette » ne lui suffisent plus.

Il va aux grandes foires urbaines, aux expositions voisines, aux concours, et même parfois aux courses. La facilité des communications favorise ces déplacements qui, en faisant passer sous ses yeux des apparences trompeuses, finissent quelquefois par le dégoûter de la terre.

Alors, chez ce néo-paysan perverti par « l’air empoisonné des villes », comme disait Jean-Jacques, plus d’affection pour le sol natal qui s’industrialise et n’est plus pour lui qu’un outil producteur. Cet amour profond de ses anciens pour la terre tant de fois piochée, bêchée, fouie, labourée, retournée motte par motte ; pour la terre nourricière qui fait vivre la famille depuis si longtemps ; cet amour viril et sain lui est inconnu.

Il ignore la passion jalouse de son père pour tel champ convoité pendant vingt ans, acquis au moyen d’économies empilées sou par sou, et d’autant plus aimé qu’il coûta plus de privations longtemps accumulées… Ainsi disposé, s’il a peu de raison, ce paysan vend son bien et part. Que faire à cela ?

L’homme est ainsi bâti qu’il sent vivement les inconvénients de ce qu’il a, tandis qu’il voit exclusivement les avantages de ce qu’il n’a pas. Mais la réaction se fera. Après cet exode du paysan vers les villes, viendra le temps où les mercerots, les petits employés à casquette, et les ouvriers d’origine rurale, dégoûtés de la sujétion de l’emploi, de la discipline de l’atelier, des misères de la mévente, du chômage, et anémiés par une vie antihygiénique, aspireront à revenir aux champs désertés par eux ou leurs pères. Ils envieront les gros sabots, le labeur à soi seul sous le clair soleil, l’air pur, la nourriture frugale mais saine, la maison rustique où la famille vit seule, et la liberté qui est le sel du travail.

Pour ces émigrants volontaires, il n’y a qu’à attendre la désillusion ; mais à côté de ces imprudents, il y a ceux que la malchance poursuit, que des malheurs immérités accablent ; les victimes des fléaux de la nature ou de la férocité de l’homme. Le petit propriétaire paysan qui doit quelques cent pistoles sur son bien, si la gelée, la grêle, la ravine, ou la sécheresse, lui enlèvent sa récolte, le voilà dans une mauvaise posture. Quant à lui, il vivra mal, très mal, sans se plaindre : il y a été habitué. Mais le créancier est là qui veut le pacte convenu, ou tout au moins les intérêts, que le malheureux est dans l’impossibilité de payer.

Si, comme il arrive souvent, il y a une série de vaches maigres, l’homme est perdu sans ressource. Sa dette fait la boule de neige ; il la voit grossir d’année en année, et bientôt il est noyé par l’hypothèque qui monte, monte toujours. Alors les poursuites commencent, puis vient l’expropriation à grands frais, frustatoires souvent, et l’éviction de la famille du petit bien qui la nourrissait, de la maisonnette qui l’abritait : père, mère, enfants s’en vont… où ?

Quelques-uns se font journaliers, manœuvres, domestiques de terre et vivent misérablement. Les vieux et les petits droles prennent le bissac ; les plus forts s’en vont dans les villes et parfois disparaissent dans les remous des bas-fonds de la société.

Il en est aussi qui, recrutés par des agences, émigrent au-delà de l’Atlantique. Sur les quais des ports, on les voit assis sur leurs pauvres bagages, attendre le départ du bateau. La mère, morne et triste, allaite un enfançon à sa mamelle pendante. Les autres petits sont là, regardant, ébaubis, le mouvement de la rade, tandis que le père, sombre, muet, désespéré, debout près du groupe familial, regarde au loin les flots comme pour interroger le destin. Lamentable tableau que celui de ces malheureux rongés par l’hypothèque, futures victimes de l’acclimatation. Sur les visages hâlés des parents, on voit passer les pensées douloureuses qui les assiègent : les regrets du sol natal, l’effroi de l’avenir et de l’inconnu ; pensées angoisseuses mêlées de haine pour une patrie ingrate qui refuse un champ au travailleur, tandis que la bourgeoisie tripoteuse et absentéiste accapare le sol par la spéculation et l’usure…

Et l’on s’étonne de la dépopulation ! Qu’on livre la terre au paysan mercenaire et les campagnes se repeupleront.

En attendant une loi sur l’expropriation pour cause de nécessité publique, il faudrait, dès demain, que la maison du paysan, son jardin, et un petit enclos, constitués insaisissables, fussent soustraits à l’hypothèque par la loi.

Ainsi à l’abri des requins de la finance et de la chicane, la famille, les petits enfants, auraient toujours une demeure à eux.

Chez nous, la race terrienne est si vaillante, que, solidement plantés sur leur peu de terre, comme nos chênes, ceux qui auraient été malheureux se relèveraient ; et on ne verrait pas de pauvres gens qui ne demandent qu’à travailler, jetés hors de chez eux, augmenter le nombre des vagabonds, souventes fois crever de faim, ou mal tourner par la misère…

Nécessité faict gens mesprendre,
Et faim saillir le loup des boys.