Imprimerie de la Vézère (p. 40-47).
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FRUCTIDOR

Les branches des pruniers pendent lourdement sous le poids des fruits ; les poires juteuses attendent le couteau ; les abricots offrent leur chair parfumée ; les pêches rouges et duvetées comme la joue d’une belle drole de village, appellent les morsures ; et sous la treille, les grappes transparaissent aux rayons du soleil comme des grains d’ambre.

À la vesprée du dimanche, il fait bon pour les amoureux s’en aller dans les chemins creux, infréquentés, les bras noués, les hanches jointes, et, entre deux baisers, cueillir la noisette qui pend dans sa gaine verte.

Mais, dans la semaine, il faut peiner et suer, car la besogne est là, et le soleil est chaud :

Cal que setenbre fonde lou ploum, dit un proverbe ordinairement vérifié.

Les métives finies, à peine les glaneuses ont-elles passé dans le champ moissonné où les perdrix à leur tour cherchent les grains tombés de l’épi, qu’il convient de semer les raves. Saisissant l’à-propos d’une pluie bienfaisante envoyée par le mystérieux « Aversier », l’homme vient avec ses bœufs liés, et laboure les « retoubles ». En même temps que le chaume, son araire ensevelit sous la terre humectée, les coquelicots, les pieds d’alouette, les bleuets, la matricaire inodore, la pastenade ou carotte sauvage, l’ivraie enivrante, appelée « virajo » en patois, le chardon épineux, le thlaspi à l’odeur alliacée, toutes mauvaises herbes qui foisonnent dans les moissons, et même la belle amaranthe, queue de renard à la pourpre vineuse, ornement des jardins rustiques, mais qui, dans les blés, « mange » la terre.

Après cela, il faut faire les dernières coupes de luzerne et les regains, avant de mettre les bêtes aumailles dans les prés. Il faut encore semer les trèfles incarnats, lever la récolte de la St-Michel, haricots, blé d’Espagne, et arracher les pommes de terre.

En ce mois si occupé, il y a pourtant pour certains un petit répit, c’est celui de la « Gerbe-baude », comme qui dirait la belle, la joyeuse gerbe ; ou bien du « Beau-blé » selon quelques-uns.

C’est fête chez les métayers ce jour-là. On mange de la bonne soupe grasse faite avec une poule et un lopin de bœuf ou de velle, selon la région ; puis de la fricassée de poulet, et de la daube, plat obligé en cette occasion. Et pour se revancher de l’eau qu’on a bue toute l’année, surtout pendant les métives et les battaisons, on boit de grands coups de vin.

C’est étonnant comme nos gens de campagne s’accommodent au temps et aux circonstances. Toute l’année ils vivent de peu : de la soupe maigre, des haricots, des pommes de terre, des « millassous », des « miques » et, dans beaucoup de contrées du Périgord, des châtaignes à la saison ; voilà leur menu. Les plus pauvres même se contentent parfois d’une mauvaise soupe et d’une frotte à l’ail. Mais vienne le carnaval ou la « Gerbe-baude », c’est étonnant comme ces estomacs si sobres sont « chabissous »,

Le jour de la belle gerbe, le maître table chez ses métayers, à moins qu’il ne se croie trop grand seigneur. C’est le jour où on partage le blé. Après avoir d’abord retiré la semence, la rente, la redevance du maréchal, celle du marguillier, le reste est partagé par moitié entre le propriétaire et le colon.

Le vieil usage, l’antique coutume et la « baillette » font accepter ce partage sans difficulté, mais non sans regret. Ce beau froment roux comme les bœufs limousins, qui a donné tant de peine au métayer, qui a tant coûté à « faire venir » ; qu’il a fallu, après les labours et les hersages, semer, sarcler, moissonner et battre ; en donner la moitié au maître qui n’a fait œuvre de ses bras, c’est dur. Une sorte de rancœur envahit l’homme, et dans son esprit lent s’agite, obscur et presque inconscient, le problème agraire. Dans cette association léonine du maître et du colon, celui-là fournit la terre. Le bien est à lui, acheté et payé avec des écus de provenance honnête ou non, n’importe, ou bien il lui vient de son père qui le tenait de l’aïeul, lequel l’avait hérité du bisaïeul… soit.

Mais en remontant dans le passé, le métayer a la perception vague d’un état social égalitaire où tous avaient part au sol ; où les fruits de la terre appartenaient sans partage à l’occupant, au travailleur.

Et ayant ensaché le blé, aidé de son monde, il le charge sur la charrette et, lentement, comme à regret, traînant ses sabots sur les pierres du chemin, il appelle les bœufs et va serrer ce blé dans les greniers du maître. Sa figure impassible, bronzée comme un vieux sou, ne laisse rien paraître de ses sentiments. Il y a si longtemps que la race est courbée sous la loi du plus fort, qu’elle y a gagné une sorte de résignation fataliste…

Ha ! ha ! et l’homme se retourne machinalement pour exciter les bœufs de l’aiguillon.

Elle a passé par l’esclavage antique, le servage, la main-morte, le colonage, toujours écrasée par la force brutale, puis la loi du vainqueur, et aujourd’hui par la puissance de l’argent. Au maître barbare, au dur conquérant, au bandit féodal, au gentilhomme exacteur, a succédé le propriétaire, noble ou bourgeois, qui a pour lui la loi, les juges et les gendarmes.

Dans le bon vieux temps tous se moquent du pauvre paysan et tournent ses misères en dérision ; les trouvères et les légistes comme les seigneurs, et le clergé qui l’exhorte à la patience et à la résignation. Rutebeuf lui ôte même l’espérance illusoire de la récompense céleste que lui promettent les prêtres : L’enfer dans ce monde et dans l’autre, dit-il, tel est le lot que Dieu leur réserve ; il se gardera bien d’accorder à telle canaille une place dans son paradis.

De nos jours il en va de même à peu près. Comme disait Paul Froment, le gentil poète « bailet », de Floressas en Quercy.

Aques qui soun din la grandou,
Ritches e fegnans que jouisson
As paures paisans escupisson,
En passan cridarian : — Oulou !

Aussi parfois le désespoir le saisit. « Mettons tout en la main du Diable », — disaient les pauvres ahaniers révoltés du quinzième siècle, — « faisons du pis que nous pourrons ; aussi bien ne nous peut-on que tuer ou que pendre ».

Le pauvre Jacques-sans-terre d’à présent, lui, ne se donne plus au Diable auquel il ne croit que mollement, par tradition et sur la foi de son curé. Il faut bien dire aussi que s’il est toujours misérable par comparaison, il ne meurt plus de faim aiguë comme autrefois, mais seulement quelquefois de faim lente, épuisé avant le temps par une alimentation insuffisante à réparer les fatigues du travail.

Mais s’il ne se donne plus au diable, le vieux compère des prêtres, il commence à se lasser de mourir même de faim lente seulement, et demande une tourte plus grosse. En Périgord, pays de colonage, le métayer besogneux s’efforce d’échapper à la glèbe marâtre où le sort l’attacha. Les garçons devenus grands désertent la métairie, s’en vont au loin, se font ouvriers, manœuvres, cheminaux, et les filles se « logent » comme elles disent, servantes à la campagne ou chambrières en ville.

Le père, resté seul avec sa femme, se crève à travailler le domaine tant bien que mal, mal plutôt que bien, jusqu’au jour où il est renvoyé par le maître comme « pas assez fort ».

Il erre alors de métairie en métairie, des médiocres aux plus mauvaises, à celles qui ne nourrissent pas leur homme ; n’y séjournant pas plus d’un an, toujours renvoyé, laissant des dettes, jusqu’au jour où épuisé par l’âge, la fatigue, la maladie, la misère, il ne trouve plus de domaine et meurt dans quelque cabane, dans un séchoir à châtaignes où on l’a laissé se loger par charité.

Voilà le sort de beaucoup de pauvres gens. Il en est qui échappent à cette misérable condition à la faveur d’heureuses circonstances ; mais ils sont rares les métayers qui accèdent à la propriété.

Pourtant, c’est la propriété seule qui peut donner le courage de supporter gaiement les fatigues du travail agricole ; c’est elle qui procure au paysan la joie intense, inconnue au citadin propriétaire, d’enfoncer son sabot dans sa terre à lui ; qui le fait jouir par tous les sens en voyant cette terre, fertilisée par son labeur obstiné, se couvrir de récoltes et donner du « revenu » comme il dit.

Cette passion de l’homme terrien est jalouse comme toutes les grandes passions. Elle dépasse le pur intérêt ; il y a quelque chose de plus : un amour intrinsèque, une sorte de mariage, où la terre fécondée lui tient au cœur et aux sens comme une belle femme prolifique. Aussi, le paysan propriétaire ménage sa terre et se garde bien de l’épuiser. Les expériences hasardeuses ne lui disent rien de bon. Pour adopter de nouvelles cultures, il lui faut des leçons de choses répétées de quelques hardis innovateurs.

La pomme de terre fut introduite en Périgord vers 1771, bienfait compensateur de Marguerite Bertin, demoiselle de Bellisle, sœur du ministre Bertin, protecteur et complice des brigands du Pacte de famine. Eh bien, plus de trente ans après, en l’an XII, Guillaume Delfau constatait officiellement que la culture en était peu répandue.

Le maïs, appelé ailleurs blé de Turquie, chez nous blé d’Espagne, et par le paysan blad rouge, ou bigarrouey, fut importé d’Espagne par le Bigorre au xviie siècle ; et, de même que pour la pomme de terre, la culture s’en généralisa très lentement dans notre pays de trantran.

Si le paysan périgordin, en général, répugne aux nouveautés agricoles, le métayer, lui, y est encore plus réfractaire, en raison de son instabilité. Une faible augmentation de récolte éventuelle qui ne changerait pas sa condition ne le fait pas sortir de sa routine ; et, au surplus, il se désintéresse des améliorations durables dont il ne profitera pas. Alors que le paysan maître du sol vit en communion étroite et constante avec la même terre, dans un vrai mariage, le métayer n’a avec elle que des rapports passagers, quelque chose comme une fornication terrienne…

La destinée de celui-ci est d’être errant de domaine en domaine, pauvre toujours, misérable souvent. Cette désolante instabilité le lasse, cette incertitude du lendemain le dégoûte. Les changements de métairie ont lieu ordinairement à la Saint-Jean et à la Saint-Michel, selon les contrées. Rien de plus triste que ces déménagements où se montre à nu la misère de ces pauvres gens. Sur la charrette sont entassées leurs pauvres affaires : vieux châlits, table, bancs, maie, méchant cabinet piqué des vers, paillasses rapiécées, quelques ustensiles de ménage et de mauvaises hardes : le tout ne vaut pas vingt pistoles.

Voilà toute la richesse de cette famille. Ils sont métayers de père en fils depuis ne sais quand. Tous à leur tour ont travaillé, peiné, ahané, des siècles peut-être, sans arriver à la propriété, empêchés par la loi du plus fort : comme leurs pères, il leur faut vivre et mourir errants et misérables.

Et l’homme s’en va devant appelant les bœufs : ha ! ha ! tandis que femme et enfants suivent avec cette morne résignation que donne au pauvre paysan périgordin l’habitude du malheur.