Imprimerie de la Vézère (p. 33-39).
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THERMIDOR

Tire lire, tire lire lire…… Dès le matin, la gente alouette monte par soubresauts vers le ciel. C’est l’heure d’aller dans les terres : tire lire lire…… L’homme prend sa pioche ou son « bigot » et part. Tire lire lire…… La petite chanson de l’oiseau gaulois anime la terre au réveil. Au-dessus de la solitude des champs, des sillons, où les toiles d’araignées s’emperlent de la rosée nocturne, la mignonne bestiole monte toujours et force sa voix à mesure qu’elle s’élève. Tant elle monte qu’on la perd de vue sans cesser d’entendre son gai tire lire lire……

Longtemps, elle se soutient dans la nue, saluant le soleil levant. Puis, ayant achevé son hymne joyeux, elle redescend, se laisse brusquement tomber à terre et ne chante plus. Il y a entre ce petit oiseau et l’éléphant ceci de commun, qu’ils semblent avoir quelque religion naturelle. Le pachyderme géant, après ses ablutions matinales, hausse sa trompe vers le soleil comme un bras suppliant, et, immobile, contemple en silence l’astre-dieu. Il semble méditer ou faire une oraison jaculatoire, pour parler le langage dévot.

L’alouette est l’oiseau des champs, dit Michelet ; sa petite chanson encourage et soutient le laboureur et lui chante l’espérance. La vérité est moins poétique. Le paysan ne fait guère attention à ce petit être emplumé ; il est trop occupé pour sentir la poésie qui se dégage des êtres et des choses champêtres. Il faut quelque loisir pour goûter cela, et malheureusement le paysan n’en a pas. Il lui manque ce relâche sain qui permet d’échapper un moment au métier, de se cultiver moralement et de se retremper en un bain d’idéal.

Quoi qu’il n’ait pas le temps de penser, de réfléchir, l’homme terrien perd une matinée à faire bénir ses bœufs le jour de la saint Roch. Devant le porche de l’église du village, tous ceux de la paroisse sont rangés, un bouquet au joug, contenant, en quelques régions, un oignon cuit sous la cendre, remède préventif contre la peste bovine, et une pincée de sel dans un petit linge blanc. Alors, le curé vient avec son marguillier, récite son oraison et les bénit. Cela ne les préservera pas de la « cocotte », non plus que les Rogations ne préservent de la grêle et de la gelée, mais la vieille routine est là !

Non, il n’a pas le temps de penser, de réfléchir, si ce n’est à ses affaires, la besogne absorbante le presse. Il faut achever les métives, rentrer les gerbes à la grange, et puis dépiquer le blé. La charrette, lourdement chargée, roule lentement et cahote dans le chemin, tirée par des bœufs accouplés qui roidissent le cou à l’appel de l’aiguillon. L’homme qui les « appelle » a le chef couvert d’un mauvais chapeau de paille grossière ou d’un vieux chapeau de feutre déformé semblable au pileus antique. Il est nu-pieds ou en sabots. Un pantalon de droguet ceint ses reins, et sa chemise grossière laisse voir sa poitrine velue brûlée par le soleil. Les moissonneurs suivent la charrette, mal accoutrés comme lui et, les femmes, jambes nues, vêtues d’un méchant cotillon avec un madras de coton noué en fichu sur leur chemise de grosse toile à coulisse, montrent une figure hâlée sous de laides « pailloles ».

Le tableau n’est pas classiquement beau comme celui de Léopold Robert, mais il est plus vrai, et ne manque pas d’une certaine rude poésie du travail. Ces figures hâlées, ces bras « crâmés », ces poitrines brûlées, disent les longues journées sous un soleil implacable, dont chaque rayon, transperçant la toile de la chemise, pénètre la chair et fait comprendre l’exactitude de la vieille comparaison des flèches de Phébus-Apollon. Et puis, devant la grange, la charrette se plante et le bouvier, appuyé à sa « guilhado », attend. Les bœufs, immobiles, le « mouchail » sur les yeux, recouverts, en de certains cantons, d’une couverture de toile forte, sorte de chape raide, ont alors un aspect hiératique qui fait penser aux bœufs sacrés de l’antique Memphis.

Malgré l’introduction des machines à battre dans certaines contrées plainières du Périgord, on dépique encore beaucoup au fléau. Cet outil, au nom symbolique de grande calamité publique, est dur à manier, et fait des battaisons un travail aussi pénible que la moisson. Sur le « sol », où tombe un lourd soleil d’août, il faut manœuvrer rapidement et avec effort le fléau, en pliant et redressant activement les reins. Les malheureuses femmes sont attelées à cet effroyable labeur qui les écrase. Sur la paille engrainée, les verges des fléaux s’abattent l’une après l’autre par coups cadencés, pressés, crépitants, et font voler le grain. Les pauvres, il leur faut précipiter le mouvement pour suivre les hommes et arriver en mesure à leur tour sans rencontrer un autre fléau.

Pas un brin d’air ; la poussière monte des gerbes épandues dans l’aire, les prend à la gorge et se colle sur leurs jambes nues. Sous la chemise de toile à courtes manches, leurs seins pendent, moites de sueur ; et autour de la hampe de l’outil à battre, leurs mains se crispent endolories. Et ce pénible travail dure toute une longue journée ; après quoi, les bras grillés par le soleil, la gorge desséchée, les yeux enflammés, les reins courbaturés, elles soupent à la hâte et vont dormir pour recommencer le lendemain.

Et pendant que le paysan, que des vieux, que des femmes, portent le poids du travail, de la chaleur et crèvent à la peine ; autour de leurs châteaux, sur les plages à la mode, dans les villes d’eaux, les riches oisifs, des hommes efféminés, promènent leur nonchalance sous une ombrelle qui abrite du soleil leur teint délicat !

Me semblo que m’estripen !

Après tant de sueurs et de peines, il aimerait, le pauvre ahanier, à laver son corps maigre, des souillures du travail hebdomadaire ; elles auraient plaisir aussi, les pauvres paysannes, à rafraîchir dans une eau claire leurs membres fatigués par le dur labeur de la semaine. Quelle femme n’aime le bain ? La caresse de l’eau les met en joie, et l’excitation se manifeste par des rires et des propos bruyants. Mais quoique ce département soit un des mieux arrosés de France par sept rivières et six cents ruisseaux, sans parler des ruisselets innomés et des étangs, les gens n’ont pas toujours l’eau à leur porte, propre à la baignade. Sur les plateaux, en haut des coteaux, dans les temps de sécheresse, on a juste l’eau pour boire et faire la soupe ; et il faut aller loin souvent pour abreuver les bestiaux dans un « lac » à moitié tari et bourbeux. La plupart des ruisseaux n’ont, en été, qu’un faible débit ; il faut être riverain d’un gros cours d’eau pour avoir le plaisir salutaire du bain.

C’est le temps où le soleil brûlant fait éclater avec bruit les cosses de genêt qui projettent au loin leurs graines noires. Le long de la rivière, ses rayons, passant à travers le feuillage des vergnes, des aubiers, des peupliers, tremblotent sur les eaux moirées. Les demoiselles, vertes, bleues, au vol saccadé, se posent sur les renoncules d’eau, les aches, et les nénuphars que nous appelons « crêpes » parce que leurs feuilles s’étalent en rond à la surface de l’eau. Sur les rives et la levée des vieux moulins, sur « l’écluse », comme nous disons, fleurissent des saponaires, des iris aux feuilles gladiées, et des salicaires aux belles fleurs pourprées.

Par moments, un cabot ou une perche monte à la surface, happe une chenille tombée d’un vergne dont elle a dentelé le feuillage, et redescend au fond de l’eau. Le cercle formé par le remous va s’élargissant et finit par disparaître : ainsi de nous et de notre action dans le monde. Les hirondelles volent rapides en rasant la nappe verte ; un rat d’eau traverse la rivière en laissant après lui un long sillage, et un martin-pêcheur passe d’une rive à l’autre comme une flèche empennée de bleu.

Là-bas, au fond de la gorge, où l’eau coule lentement à l’ombre des rochers et des arbres de la rive, il fait bon se baigner. Dans ce lieu solitaire, nulle indécence à se passer du caleçon ou du maillot qui collent désagréablement à la peau. Il y a une jouissance très vive dans ce retour à la simplicité primitive ; c’est une volupté exquise que de nager ainsi et de livrer son corps nu à l’enveloppement de l’eau fraîche et limpide. Il semble qu’on dépouille les misères de la civilisation en même temps que ses habits, et c’est avec bonheur qu’on se retrempe au sein de la nature, qui ne s’effraie pas de voir un de ses enfants dans l’état de nudité où il naquit à la lumière…

Tire lire, tire lire lire… Par toi j’ai commencé ceci, gentille alouette, par toi je le veux finir.

Pauvrette ! on te traque à force. Les « nemrods » au miroir te fusillent sans pitié partout. Vers le pays bas, dans les plaines de Bergerac, on te tend des « sétons » et on te prend au filet par volées. Tu n’es pas grosse pourtant, et lorsque la cuisinière t’a plumée, que reste-t-il à manger en toi ? Combien faut-il de ces petits corps pour rassasier un goinfre ? Pauvres petites ! Afin de justifier votre extermination, l’homme, stupide, vous calomnie ; il prétend que vous mangez son blé ! Quand vous becquetteriez quelques épis versés, ne les payez-vous au centuple en picorant les mauvaises graines, en détruisant les larves et les insectes !

Celui qui veut tuer son chien le dit enragé ; ainsi fait l’homme de toi, innocente bestiole. Prise dans le filet, le sinistre oiseleur te massacre par centaines, froidement, sans compassion. Entre les sillons, où tu caches ton nid au pied d’une touffe d’herbe, dans l’empreinte d’un pied de bœuf, sont tendus des lacets de crin, par milliers ; comment y échapperais-tu ? Ton petit cou délicat passe dans le nœud coulant et tu te débats convulsivement : ton bec s’ouvre et se ferme avec angoisse, tes plumes se hérissent, un léger frémissement agite ton corps frêle… et c’est fini : plus jamais on n’ouïra ton gai tire lire lire…

Et maintenant, si cela peut te consoler, pauvrette, sache que l’homme est aussi féroce pour ses semblables que pour toi.