Imprimerie de la Vézère (p. 26-32).
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MESSIDOR

Le nom résonne comme un appel de clairon. Messidor !… Et dans un ciel d’apothéose, sous les rais brûlants du soleil solsticial, flambent les visions d’épopée de la grande Révolution !… Messidor !… Et les ancêtres des temps héroïques, les géants des grandes luttes qui nous ont affranchis, apparaissent superbes dans le recul d’un siècle ! Chacun son lot : à ces vaillants les faits éclatants, les dévouements mortels et le nimbe radieux de l’histoire ! à nous le labeur obscur, l’effort quotidien, et la tâche ardue de faire aboutir la Révolution à une réalité sociale palpable et concrète pour tous…

Au pied du clocher, sur la « cafourche » élargie qui est la place du village, les gens apportent du bois, des fagots, des sarments, et autour d’une grande perche fichée en terre dressent en hauteur le feu de la Saint-Jean. Par dessus les fagots on jette des branches de pin, de genévrier et puis du feuillage de senteur, fenouil et menthastre. À la cime on attache un beau bouquet de lis, de roses, et des herbes « joventes » de la Saint-Jean.

Le soir venu, les grands « droles » brandissent à force la cloche au son grêle, et tout le monde s’assemble sur la place. Alors, à l’heure de l’Angelus, dans le crépuscule qui descend sur la terre, le portail de la vieille église s’ouvre, et le curé, en chape, précédé de son marguillier portant le seau d’eau bénite, s’avance gravement. Devant l’amas de bois, il s’arrête et récite les prières liturgiques.

Ayant achevé, il ferme son livre, asperge le bûcher, et au moyen d’un cierge il l’allume. Puis, tandis que la flamme crépite et darde vers le ciel ses langues pointues, il rentre dans l’église, laissant ses paroissiens farandoler autour du feu rituel.

Ainsi les druides célébraient la fête du solstice, en allumant un feu, image symbolique du soleil.

À cette époque de la Saint-Jean, les fenaisons sont avancées. Il y a même des cantons du Périgord où ceux qui doivent le passage sur leur pré à un voisin enclavé, sont obligés de le livrer ce jour là, qu’ils aient fauché ou non. Puis, comme à la campagne, à peine a-t-on fini un travail qu’un autre se présente ; pendant qu’on achève les foins, les moissons mûrissent. Dans les terres, les blés ondulent en larges vagues et penchent leur tête roussie par le soleil, que la tige a peine à porter.

Çà et là, à travers la forêt de tuyaux, les coquelicots piquent leur note éclatante, tandis que plus discrètement se montrent les pieds-d’alouette et bluets, ou barbeaux, avec lesquels les « drolettes » se tressent des couronnes.

Le paysan, lui, ne voit pas avec plaisir toutes ces fleurs qui font la joie des petites citadines aux champs ; ce sont de mauvaises herbes. Enfin, la récolte est mûre, les moineaux pillards s’abattent par volées sur les épis qui laissent échapper des grains dorés ; les cigales, collées au tronc des arbres, chantent follement ; il est temps de prendre la faucille en main.

Cela presse, car en cette saison, la grêle a tôt fait de tout emporter. Lorsque le temps devient lourd, l’horizon noir, que le tonnerre gronde au loin, que le vent pousse l’orage sur la contrée, le paysan inquiet regarde le ciel et les nuages qui accourent comme une troupe de cavales échevelées. Le voici près. Dans une atmosphère étouffante les blés fauves se courbent sous la tempête, et bientôt, au milieu des éclairs et du fracas de la foudre, la pluie tombe à torrents. Heureux lorsqu’il n’y a que de l’eau, des blés versés, et que la grêle ne moissonne pas en un instant l’espoir du laboureur ! Il faut avoir vu la contenance des pauvres gens de campagne, après un ouragan qui emporte leur pain d’une année pour comprendre toute l’étendue de leur malheur.

Pour en sentir l’horreur il faut, après ces sinistres évènements, avoir ouï les lamentations éplorées des femmes, les cris de révolte furieux des hommes, leurs blasphèmes, leurs malédictions ; ou bien leurs colères concentrées et leur mutisme farouche, qui accusent également ce « bon Dieu » à qui ils s’étaient confiés, que leur curé avait imploré aux Rogations !

Aussi point de retard. Dès l’aube on se rend au travail, hommes et femmes, manque l’aïeule, la « grande », qui reste à la maison pour faire la soupe et la pitance.

C’est un terrible travail que la moisson. Être tout le jour plié en deux, la tête en bas, sous le soleil qui brûle l’échine, « crâme » les bras, le cou, et respirer l’air embrasé que la terre renvoie à la figure comme la gueule d’un four, c’est dur, très dur.

Et puis, dans le chaume il y a des herbes rêches, des chardons qui piquent, en sorte que les mains cuisent ; co cousino, comme disent nos gens. La journée est longue, de quatre heures du matin à sept heures du soir, et on se demande comment des hommes pas très bien nourris peuvent y tenir. Ceux qui travaillent pour eux, passe ; mais les mercenaires ! Il y a bien, après le repas de midi, un repos pendant lequel on se met à plat ventre au soleil pour éviter le refroidissement des reins et les douleurs qui s’en suivent ; mais qu’est-ce que cela ? Surtout, comment des femmes peuvent-elles supporter cette fatigue écrasante ?

Les pauvres, pourtant, elles y tiennent à force de vaillance, et ont encore le courage de chanter pour se donner des forces, de ces vieilles chansons de moissonneurs aux couplets alternés entre hommes et femmes, comme : Lou Bouyer de l’aurado, La parpaillolo et autres : Lou Segoun Jour del mey de maï, Lou rey perde sa filho

De ces pauvres femmes, il y en a qui sont grosses en ces temps de métives, d’autres qui nourrissent et couchent leur petit enfançon à l’ombre d’une haie ou d’un « pilo » de gerbes, où elles vont le faire téter lorsqu’il s’éveille. C’est une honte que de voir des femmes courbées sous un aussi pénible labeur, alors que ce pays de France est plein de grands fainéants d’hommes qui ne font œuvre de leurs dix doigts en manière quelconque !

Peut-être on dira qu’il en a toujours été ainsi ; sans doute, et çà se voit bien à notre race dégénérée ; mais ce n’est pas une raison pour que ces abus continuent jusqu’à la fin des temps, qui viendra ne sais quand, ne sais comme. Cela n’est ni juste, ni équitable, ni humain, ni prudent. Il est difficile de penser de sang-froid à des cruautés sociales telles que celles-ci et le supplice des battaisons infligé aux femmes. La colère fait bouillir le sang, et il faut être solidement persuadé que la violence est mauvaise en soi, pour ne pas souhaiter le chavirement d’une société où de pareilles choses sont possibles, et qui les voit sans s’émouvoir.

De telles iniquités sont rendues plus odieuses encore par le contraste d’un luxe insolent, d’une oisiveté coupable, qui, jusque dans les campagnes, viennent insulter à la pauvreté et narguer la dure vie du paysan. Ainsi, en ce temps des moissons, les routes redevenues belles, les automobiles remisées l’hiver recommencent à écraser le monde. Des terres où ils scient le blé, ce blé qui doit nourrir de sa plus fine fleur les inutiles qui sont légion, les gens voient passer à une allure insensée des otieux malfaisants qui, pour satisfaire leur manie maladive de la vitesse, écrasent sans sourciller des passants paisibles. Lorsqu’ils n’écrasent personne, ces fous alarment les populations par ce danger permanent qui rend maintenant les routes si pleines d’insécurité, notamment dans la traversée des bourgs et des villages. Quel est, non pas seulement l’enfant, le vieillard, l’infirme, mais l’homme valide qui peut se flatter d’être à l’abri d’un accident de ce genre ?

Après les lamentables et fréquents exemples de vies humaines sacrifiées insouciamment à une passion stupide, à la vanité idiote de gens fiers de la vitesse de leur machine, comme d’autres des jambes de leurs chevaux, qu’est-ce que les accidents causés aux animaux ? Rien. Une poule, une oie, un cochon, une brebis écrasés, volontairement quelquefois, ne sont qu’un sujet de risée pour le riche malfaisant qui s’enfuit. On a vu de ces messieurs pousser l’insolence jusqu’à prendre des animaux pour cible de leurs balles et les tuer en passant !

Il faut convenir que les riches sont bien maladroits et bien imprudents. Au lieu d’user de leurs avantages avec modération, d’atténuer l’éclat de leur luxe, de le rendre moins odieux pour le pauvre, de se faire pardonner leur fortune quelquefois mal acquise, il semble qu’ils s’ingénient, particulièrement les automobilistes, à exaspérer le peuple par leurs insolentes provocations et leur mépris criminel pour la vie d’autrui. Parce qu’ils ont de l’or, ces messieurs se croient tout permis. Passe pour des animaux écrasés : le dommage pourrait se réparer si ces honnêtes gens ne s’empressaient généralement de disparaître après un accident, soit par dédain du croquant, soit par cette ladrerie qui trop souvent accompagne la richesse ; mais les vies humaines, froidement sacrifiées à leur plaisir de fous, qui peut les payer ?

Ce que pensent les paysans de ces oisifs qui, n’ayant rien à faire, sont si pressés d’aller, au grand dam des gens et des bêtes, il est aisé de l’imaginer. Aussi ne faudrait-il pas trop s’étonner si, insuffisamment protégés contre les folies irritantes des « gentlemen » chauffeurs, ils songeaient à se protéger eux-mêmes ; ni si, à la suite de quelque mortel accident, une foule exaspérée se faisait sommairement justice par ses mains…

La nature, elle, ne s’affole pas comme les hommes. Pendant que les automobiles écrasent les uns et menacent les autres, immuable dans sa pérennité sereine, elle fait son œuvre. En messidor, les cerises mûrissent, guignes, bigarelles, et on embuissonne les cerisiers pour les défendre des maraudeurs ; opération qui a inspiré ce quolibet gaulois des vieux pénards aux filles gentes et frisques, qui ont « les yeux à la perdition de leur âme » :

Pita, chas tu faran bien de te fas emboueyssounas !