Imprimerie de la Vézère (p. 20-25).
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PRAIRIAL

Dans l’aube embrumée du matin, tandis que les coqs des métairies sonnent la diane champêtre du jour qui va naître, une forme indécise s’entrevoit au milieu des prés mûrs. Est-ce un homme, un saule ou « aubar », comme nous disons, un animal ? On ne sait. À distance, et enveloppés de vapeurs terrestres, ses contours flottent et se confondent avec l’ombre de la nuit qui finit. Mais, tout à coup, le bruit sonore et métallique d’une pierre à repasser aiguisant une faux, monte de la combe herbeuse : c’est un faucheur, un vaillant, qui s’est levé avant la « pique du jour ». À peine y voit-il ; n’importe. Ayant bien affilé son « dail », dans l’herbe jusqu’au ventre, il crache dans ses mains, se campe les jambes écartées, le corps en avant, et commence à faucher. L’herbe humide de rosée se couche également sur le pré ras tondu, à mesure qu’il avance avec une régularité de mouvements presque mécanique. Pas à pas, il chemine, bien dispos et retrempé des fatigues de la veille par la fraîcheur de la nuit. Arrivé au bout du pré, il se retourne et regarde, satisfait, tous les andains bien alignés ; puis il affile sa faux et reprend son travail.

Des fois la lame de la faux, en décrivant sa courbe, rencontre une taupinière qui l’arrête, de manière que l’homme sacre un petit. C’est des jurons variés selon la contrée du Périgord : Millo dioù ! Fils de loubo ! Garciero de talpo ! — ou taüpoLou diable te crâme ! ou d’autres équivalents. S’étant ainsi soulagé, le faucheur se redresse, tire la pierre du coffin et, tenant son « dail » par la pointe, l’aiguise de nouveau, puis se remet à faucher.

Cependant l’orient blanchit, les étoiles pâlissent, l’ourse céleste s’efface, et bientôt, derrière l’horizon monte le soleil victorieux des ténèbres. Le voilà qui déborde à la cime du coteau et s’élève radieux dans le ciel qui s’enflamme.

Ses rayons boivent la rosée de la nuit, et achèvent de dissiper les brumes déchirées par un petit vent d’est qui fait frissonner les hautes herbes. L’homme, ceint de son mouchoir auquel est accroché le coffin, avance toujours à petits pas, lentement, en faisant décrire à sa faux un arc de cercle marqué par le bruit caractéristique du fer sur l’herbe serrée. Il fauche tout indifféremment, les bonnes et les mauvaises plantes, les grandes et les petites : la pastenade ou carotte sauvage, la folle-avoine, la flouve parfumée, la petite centaurée, la consoude, le trèfle ou « trifoulet », le millefeuille, la fléole, la marguerite, l’oseille sauvage, la sauge des prés, la pâquerette, la pimprenelle, le mélilot… Indifféremment, il couche tout sur la « sole » du pré, en sorte que sa faux impitoyable est devenue l’arme emblématique de la Mort qui fauche aveuglément les « pâles humains ».

Mais tandis que la camarde jamais ne se lasse, lui se fatigue à manœuvrer l’outil pesant sous le soleil qui, maintenant, parvenu au tiers de sa course, le brûle à travers la chemise de grosse toile. Comme il est courageux, l’homme persiste encore et, après une courte pose, se remet à l’œuvre. Il presse ses mouvements pour achever la fauchaison de son pré, et enfin, vers les onze heures, donne son dernier coup de « dail ». C’est l’heure du repas ; il se redresse péniblement, l’échine courbaturée malgré le bout de ficelle de fouet dont il s’est ceinturé sur la peau pour se garder des maux de reins — moyen infaillible selon d’aucuns — puis, sa faux sur l’épaule, il rentre à la maison. Ayant mangé sa soupe, fait un bon « chabrol » et pris sa pitance, il va dormir pendant que ses parsonniers, hommes et femmes, fourches et râteaux sur l’épaule, s’en vont épandre les andains et faner toutes ces diverses plantes fauchées qui vont se réduire en une seule chose, et se confondre dans la même appellation de : foin.

Arrivés au pré, chacun donne son estime sur le rendement ; mais il y a ceci de particulier dans cette évaluation, c’est que la satisfaction de tous, lorsque l’herbe abonde, qu’elle « fait du pilo », est un peu atténuée par un proverbe de mauvais augure pour les autres récoltes :

Annado de fe,
Annado de re !

Une autre chose est singulière aussi. Ce travail des fenaisons, fait en plein air, au milieu des senteurs des herbes coupées, qui paraît si sain, peut cependant causer une maladie spéciale, la « fièvre des foins », sorte de coryza aigu qui oblige les malades à quitter le travail, et même quelquefois le pays, à changer d’air pour se guérir d’une oppression terrible et persistante.

La fenaison est moins dure que la fauchaison ; mais pourtant les ardeurs du soleil et les longues journées rendent ce travail pénible, nommément pour les femmes. Les pauvres diablesses, maintenant, jusqu’après la récolte de la Saint-Michel, n’ont guère de repos. Ce n’est plus le temps pour elles d’aller aux foires, tout en faisant leur bas, sous couleur d’acheter du « lien », ou pour un sou d’épingles. De même, leurs hommes n’ont pas trop le loisir d’y aller voir le cours du bétail et chopiner un petit. Aussi, en cette saison et pendant les « métives », les foires ne sont pas suivies comme celles d’hiver ; il n’y a pas autant de « peuple ». C’est pourquoi l’on dit communément que ce sont des « foires de femmes grosses », parce qu’elles ne risquent pas d’y être « pilées » par la foule. Toute la maisonnée, dès à présent, va vivre aux champs, y fera le « merenda » ou collation et ne rentrera à l’ « oustal » qu’à « soleil entré » pour souper et dormir.

Le dimanche même, on remue les foins, on les « barge », c’est-à-dire qu’on les met en meules, et on les rentre aussi pour peu que le temps menace.

C’est vrai que de la « prade » on entend, selon la situation, les cailles chanter dans les blés, ou les seigles épiés qui ondulent au vent avec des reflets argentés ; ou bien un merle siffler dans un hallier ; ou encore dans les bois, un mâle de tourterelle roucouler amoureusement, toutes chansons plaisantes pour les citadins ; mais nos gens de campagne n’y prennent garde, pour les avoir de longtemps accoutumées. L’habitude émousse le plaisir comme la douleur. Il arrive des fois qu’il faut remuer le foin à plusieurs reprises, parce que des « horées » ou averses d’une heure l’ont mouillé avant de le rentrer. Ces contre-temps font jurer les faneurs et récriminer : Alors les anciens disent gravement que, jadis, il y avait un printemps, maintenant non.

C’est que, comme nous, tant que nous sommes, le paysan oublie les mauvais jours passés, heureusement. Ceux qui ont le poil gris se remémorent le printemps d’autrefois à travers les souvenirs de la jeunesse, printemps de la vie.

Oui, nous avons oublié les jours de pluie ; nous ne nous rappelons plus que de ces beaux jours où, sous le clair soleil, la nature riait dans sa robe verte ; où la sève de vie montait sous l’écorce des arbres et circulait dans les veines des êtres animés.

Nous n’avons plus mémoire que de ces beaux soirs de mai où les vers luisants étoilaient l’herbe de leurs feux phosphorescents ; que des « Mois de Marie » dans l’église du village, où nous allions ouïr chanter les litanies de la Vierge, ardente déification de la femme sous le nom de la mère du Christ ; de la femme à l’invincible attrait, que les anciennes religions avaient aussi divinisée sous les noms d’Isis, d’Ops tenant les clefs du ciel, de Vénus, de la virgo paritura des druides, et d’autres encore.

Oh ! ces voix de jeunes filles égrenant les poétiques appellations de la « Reine du Ciel » — nom donné aussi à l’épouse divine d’Osiris — comme elles retentissaient amoureusement au fond de l’être !

Virgo potens… Causa nostrœ lœtitiœ… Turris eburnea… Regina virginum… Janua cœli… Stella matutina… Rosa mystica.

Devant l’autel embuissonné d’aubépine, fleuri de lilas, de muguet, de véronique ; sous les lumières qui hypnotisent, aux parfums de l’encens qui enivrent, quel long frisson de volupté secoue le jouvenceau qui distingue parmi ces douces voix celle de l’aimée !

« Ô ma rose mystique ? Ô vierge puissante sur mon cœur ! Ô porte du ciel que va m’ouvrir ton amour !

Par Cupidon ! C’est à faire perdre la tête à toute cette jeunesse ! Aussi, le soir, après l’office, en revenant deux à deux le long du chemin des écoliers, on met les vers luisants dans les cheveux de la bachelette qui se serre doucement près de son ami…

Et les curés en chaire tonnent contre la danse, et, la poutre dans l’œil, rabâchent de vieilles rengaines !

Ainsi faisait celui de Peiro-Buffiero, illustré par mon défunt ami Chastanet, le félibre majoral :

E cambe n’i a de quelas filhas
Que, poussadas per lou demoun,
An l’argent-viou din lurs chavilhas
Mas qu’auven chabreto ou violoun !

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