Imprimerie de la Vézère (p. 14-19).
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FLORÉAL

Le soleil, dans sa route céleste, s’est élevé sur l’horizon au signe du taureau zodiacal, et ses rayons plus chauds hâtent la végétation. À la vieille muraille du jardin « pendillent » les giroflées aux fleurs d’or, et, dans un coin à l’écart, un lilas exhale sa douce odeur. En bordure des allées, les fraisiers sont fleuris, et dans les branches d’un vieux poirier, un couple de « cardils » a caché son nid.

Il fait bon, à la vesprée, longer les prés où chante le grillon : où sous l’herbe drue piètent les cailles ; où la fléole hausse son épi semblable à une mince fusée d’artifice ; où la flouve odorante jette son rustique parfum que l’on met en flacon pour les belles citadines lassées des puantes odeurs du musc et du patchouli. Dans les lieux incultes et vagues, les vieux chemins, les « codercs » ; dans les terres et les friches pierreuses, dans les bois, partout, les plantes fleurissent ; les herbacées et les ligneuses, les vénéneuses et les innocentes : la jusquiame à la senteur fétide ; le myosotis des amoureux ; la renoncule âcre, que nous appelons paütoloubo, parce que la feuille a quelque rapport avec l’empreinte d’un pied de louve ; le millepertuis, criblé de petits trous auxquels il doit son nom ; la viorne ou aubier ; l’euphorbe des bois au suc dangereux ; la grande marguerite, jolie dans la prairie, mais qui fait un détestable fourrage ; l’hellébore ou herbe aux « fades », jadis spécifique contre la folie ; le chèvrefeuille des haies — en notre patois « chabridou » — la véronique germandrée aux fleurs bleues en épi ; l’églantier qui fournit aux farceurs le poil à gratter ; et tant d’autres espèces encore.

Au bord des chemins, les haies d’aubépine aux fleurs blanches, ou roses parfois, embaument, et leurs fragances charriées à travers pays par le vent doux, se mêlent aux senteurs balsamiques des pins. Dans les nuits tièdes aux clartés stellaires, des effluves enivrants montent de la terre fécondée, incitant tous les êtres à aimer, cependant que dans le silence nocturne le rossignol chante…

. . . . . . . . .


Chante, rossignol chante,
Toi qui as le cœur gai !

Pour moi je ne l’ai guère,
Mon amant m’a quitté
Pour un bouton de rose
Que lui ai refusé !

Je voudrais que la rose
Fût encore au rosier,
Et puis que le rosier
Fût encore à planter !

Ainsi — ou à peu près — dit une vieille chanson, les regrets d’une fille qui, en cette saison d’effervescence où le cœur des jeunes pucelles s’attendrit, eut le courage de refuser à son ami un bouton de rose symbolique.

Les amoureux pour le bon motif, les futurs « novis », eux, suivent bien moins les indications de la nature extérieure que celles des convenances économiques. Les mariages, sérieusement pourpensés, se font principalement au carnaval, temps de festoiements et de bonne chère : ainsi on fait d’une pierre deux coups, comme on dit. Une autre circonstance sert aussi à fixer la date des noces campagnardes, c’est l’époque où on tue « le cochon », époque qui, selon les maisons et le degré d’engraissement de l’animal, varie en général de la Saint-Martin au Mercredi des Cendres. À ce moment, on est riche en victuailles fraîches ou conservées ; on a des boudins, des saucisses, des andouilles pendues aux poutres du plancher, ou bien du salé dans le saloir et du « confit » dans les « toupines ». Et puis, l’hiver, les travaux de la terre pressent moins, on est quelquefois « de loisir » et on en profite pour se marier, car nos gens sont très fort ménagers du temps.

En Floréal, on a d’autres chats à fouetter. Au commencement, les retardataires sèment les carottes fourragères, le sarrazin — dans les cantons du Périgord qui jouxtent le haut Limousin, — le chanvre aussi, mais ceux-là sont rares. On ne fait plus guère dans les maisons ce bon linge solide dont on ne voyait plus la fin ; il n’y a plus que quelques anciennes, entêtées des usages d’autrefois, qui en font semer à leur homme. On ensemence aussi les dernières avoines, ou « civades », et les orges peu communes au pays. Partout dans les terres il ne se voit que gens au travail. On sarcle les seigles, les blés froments, les fèves, les pommes de terre, les « blés rouges » ou maïs, les haricots, les « jutes », puis, le tout confié à la bonne terre, on attend la récolte en s’embesognant à autre chose.

Alors le curé intervient et fait des processions autour des champs pour conjurer ces mauvais saints de glace qui gèlent les vignes, et les grêles qui détruisent les récoltes.

Quant aux terribles Chevaliers : saint Georges, saint Marc, saint Eutrope et le petit saint Jean, on s’en moque, ils sont passés.

Si l’on processionne ainsi, ce n’est pas que le paysan soit bien religieux, non, il est plutôt païen au fond, et croit superstitieusement à l’influence des astres, à la puissance des sorciers, et surtout au pouvoir de l’ « Aversier », cet être mystérieux plus puissant que le Diable et qui, selon certains, serait le maître et dispensateur des pluies. Mais, malgré cela, il est attaché aux vieux usages, aux antiques cérémonies de l’Église catholique, et il juge prudent de mettre tous les atouts dans son jeu ; aussi voit-il d’un bon œil le curé prier pour les biens de la terre. « On ne sait pas ! si les prières du capelan ne font pas de bien, elles ne font pas de mal… n’est-ce pas ?… » C’est pourquoi il ne serait pas expédient pour le curé de négliger les Rogations, surtout s’il venait à grêler ! Au reste, l’homme terrien, le principal intéressé, ne suit pas la procession et ne prie pas pour ses récoltes ; ça c’est l’affaire de son prêtre : lui travaille pendant que l’autre lève les bras au ciel comme le défunt Moïse.

Devant, marche le porte-croix, suivi de quelques bonnes femmes anciennes escortant le curé en surplis et bonnet carré, qui, aidé de son marguillier, chante les litanies rituelles avec le refrain sur le mode joyeux :

Te rogamus audi nos !

Dans le ciel bleu, les hirondelles entre-croisent leur vol rapide et accompagnent de leurs petits cris aigus les chants religieux épandus sur la campagne par un léger vent doux qui agite doucement les barbes des coiffes, les brides des bonnets, le surplis du curé, et soulevait aussi ses cheveux longs avant que son évêque l’eût fait tondre à la Jésuite. Tout est en fête ; la nature a mis sa robe verte, les insectes susurrent sous l’herbe, et les oiselets pépient dans les buissons. Le long des chemins bordés de murailles de pierres sèches ou de haies d’épine, entre les champs de froment, de seigle, de pommes de terre, de blé d’Espagne, entre les luzernes et les sainfoins fleuris, la procession passe lentement sous un gai soleil qui fait cligner les yeux :

Te rogamus audi nos !

Ainsi, chez les Romains, les prêtres arvales faisaient pendant trois jours des processions autour des champs, pour impétrer des dieux de bonnes récoltes.

À une « cafourche » ou carrefour, se dresse une de ces vieilles croix qui, autre plagiat, ont remplacé les antiques lares compitaliers du paganisme. Des mains pieuses l’ont ornée pour la circonstance, de fleurs, de guirlandes rustiques. En de certaines paroisses, même, on dépose au pied de la croix de champêtres oblations : un gâteau de fine fleur de farine ou des fruits de la terre. Devant cette croix, la procession s’arrête ; le prêtre récite des prières et bénit les champs.

Cette croix elle-même est une contrefaçon de celle de Mithra, le Dieu-Soleil, ou plutôt elles sont identiques ; car même en admettant la crucifixion de Jésus de Nazareth comme un fait historique indubitable, l’instrument de ce supplice chez les Romains avait la forme d’un T, d’une potence à deux bras où l’on attachait les condamnés, et non celle que les chrétiens lui ont donnée depuis par une habile confusion. Le signe de la croix, d’ailleurs, était un symbole vénéré dès les origines du monde, parce qu’il représentait l’instrument primitif, les deux bâtons opposés avec lesquels les premiers hommes avaient par le frottement obtenu le feu sauveur.

L’impression ineffaçable produite par ce fait se perpétua par la représentation du signe symbolique qui le rappelait, signe qu’on a retrouvé sur des monnaies frappées bien antérieurement au christianisme, en Grèce, en Chypre, en Gaule ; sur des ornements de dieux païens, sur des monuments préhistoriques de l’âge de la pierre et du bronze ; en Irlande, en Afrique, aux Hébrides, en Chine, dans l’Inde, en Égypte, en Assyrie, en Phénicie, au Mexique, jusqu’à la Nouvelle-Zélande, partout. Les sectateurs de Mithra, qui se le tatouaient sur le front, l’avaient recueilli vraisemblablement dans les traditions de l’humanité naissante et, à leur exemple, les chrétiens l’adoptèrent avec beaucoup d’autres symboles, rites et cérémonies empruntés à la religion mithriaque.

Ainsi, on pourrait saluer philosophiquement la croix, qui a procuré à l’homme sa première et plus précieuse conquête :

Salut, croix génitrice, image symbolique,
Du feu divin ravi par l’homme audacieux,
Au tout-puissant Mithra, qui règne, magnifique,
Au plus profond des vastes cieux !