Imprimerie de la Vézère (p. 55-61).
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BRUMAIRE

Dans la brume épaisse du matin, le laboureur pousse ses bœufs lents sur le sillon droit. On ne le voit pas, on entend seulement ses excitations câlines ou colères parfois : « Ane Chabrau… Ha ! ha ! Rouge ! Fauve ! » Cela produit une impression étrange, cet attelage invisible et cette voix d’homme, assourdie par le brouillard, qui semble venir on ne sait d’où, comme la voix inconnue qui annonça la mort du grand Pan au pilote Thamous.

Cependant, peu à peu, la brume devient moins opaque, et encore voilés d’une légère buée, l’homme et les bœufs à la charrue s’entrevoient vaguement en des contours indécis, comme une apparition rustique sortant du tréfonds de la terre. Puis, vers la dixième heure, le soleil montant dans le ciel achève de fondre les brouées laiteuses, et les bœufs roux accouplés au joug se voient nettement, soufflant dans l’air encore frais une vapeur épaisse par leurs naseaux dilatés. Leur muffle humide luit ; et leur cou tendu sous l’effort tire l’araire au coutre luisant, qui s’avance lentement, fendant la terre en amour, et laissant derrière elle les poules de la borderie cherchant les vers dans les mottes retournées.

Au bout du champ l’homme arrête ses bœufs le nez à la haie et les laisse souffler. Lui, soulève l’araire, et de la douille aplatie de son aiguillon, cure le soc et l’oreille, de la terre adhérente.

Ayant fait, il se campe, regarde en arrière les sillons fumants et semble supputer le rendement futur… Puis il crache dans ses mains, empoigne le mancheron, commande ses bœufs à virer et recommence une autre raie.

Dans l’après-midi, la terre étant bien émottée, l’homme sème son blé. À même le panier passé dans la saignée du bras gauche, il prend la semence chaulée, et avançant d’un mouvement presque mécanique, il lance le grain en fauchant, d’un jet brusque et mesuré. Derrière lui, les autres de la maison, femmes et tout, achèvent d’ameublir la terre avec la pioche et recouvrent les grains à l’ancienne mode, ou bien la herse traînée par les bœufs l’ensevelit. Toute cette semence tombe en bonne terre, bien fumée, et pourtant, malgré l’Écriture, ne lèvera pas toute.

Les insectes, les rats des champs et les oiseaux de l’air en mangeront une partie. Le paysan le sait, mais cela ne l’arrête pas. Conformément au vieux dicton : « Il ne faut pas laisser de semer pour la crainte des pigeons. » Il continue d’un pas régulier et avance toujours. Quelquefois, au coucher du soleil, en haut du champ qui commence à s’embrumer, le chasseur rentrant au logis, voit se détacher sur l’horizon d’étain obscurci :

Le geste auguste du semeur.

Ainsi de la Saint-Michel à la Sainte-Catherine, se sèment chez nous le blé froment, le seigle, les avoines d’hiver ; et ça et là quelques champs d’escourgeon ou orge. Autrefois on en semait beaucoup plus. C’est que la culture s’est fort modifiée en ce pays. Le panis jadis très estimé des Périgordins, qui en faisaient des gâteaux et des tourtes, ou le mangeaient avec du lait ou du bouillon, est abandonné aux canaris et aux « cardils » qu’on tient en cage. On ne sème plus guère non plus l’épeautre, le millet, la garraube, souvent mentionnés dans les anciennes « baillettes » à colonage.

Les semailles faites, les gens s’en vont ramasser les châtaignes et les noix. Le vent secoue les arbres et achève de faire tomber les bogues éclatées comme des grenades. Avec une petite branche fourchue, hommes et femmes cherchent sous les feuilles et dans la « palène » desséchée. Mais aussi bien qu’ils fassent, il restera toujours quelque châtaigne qu’un rat emportera dans sa cachette, ou qu’un lièvre rongera cet hiver : il faut bien que tout le monde vive. Les noix tombent moins facilement ; un homme doit monter sur l’arbre et les gauler.

À cette heure, les feuilles des bois ont pris des teintes variées selon la nature des essences. Dans les grands taillis qui moutonnent au loin sur les coteaux, le feuillage couleur de tan des chênes, se mêle aux feuilles jaunes des châtaigniers, au roux bistré et au bronze rouillé d’autres espèces. Avec des restes de verdure terne, ces tons divers se fondent dans les massifs lointains, en ces belles couleurs amorties des bois à l’automne, sur lesquelles éclate par endroits la pourpre cramoisie des cerisiers sauvages.

C’est le temps des grandes tempêtes de l’équinoxe d’automne. Après les premières gelées blanches, les feuilles mortes fouettées par le vent, battues par la pluie cinglante, tombent des arbres en papillonnant et roulent sur les chemins ; ou bien, enlevées par une rafale, tourbillonnent comme un vol de sansonnets emportés par la bourrasque.

Le soir, dans les sentiers, les flaques d’eau semblent des miroirs d’acier bruni qui s’étoilent sous le sabot du paysan rentrant au logis. Au ciel, mantelé de noir, passent, chassées par le vent d’ouest, de grosses nuées accourues du golfe de Gascogne. Les pies criardes luttent et s’élèvent contre le vent pour gagner leur enjuchoir nocturne, ce pendant que parfois en haut, des grues rangées en un angle aigu, passent en battant lourdement l’air de leurs ailes.

C’est le temps de la « chasse volante ». Le soir, après souper, au coin de l’âtre, tandis que le vent s’engouffre dans la cheminée, on entend passer dans la nuit des clameurs étranges. Les superstitieux y reconnaissent et distinguent les abois des chiens, le hennissement des chevaux, le claquement des fouets et les huées des chasseurs. Il y a même des vieux qui assurent gravement avoir vu « une fois » la « Dame » qui galope dans le ciel toujours en tête de la chasse, escortée par deux dogues géants. Et, le lendemain, si quelqu’un trouve une terre piétinée ou le regain d’un pré foulé par une bande d’oies sauvages qui ont gîté là, c’est que la « chasse-volante » est descendue en cet endroit.

Mais soudain, les pluies cessent, les ouragans s’apaisent, une accalmie se produit. C’est l’été de la Saint-Martin, dernier sourire de la nature au déclin de l’année.

Après les pluies et les froidures humides, cette arrière-saison a des douceurs exquises. Ce n’est plus la grâce fleurie du renouveau ni l’exubérance de vie de la terre couverte de moissons ou de pampres, mais le charme discret et mélancolique des choses qui vont mourir. Le soleil décroissant dans sa course céleste réjouit sans brûler, éclaire sans aveugler. L’air est frais et doux, la terre fume légèrement, et au lieu du bleu cru du ciel, et des torrents de cette implacable lumière du solstice d’été, des vapeurs diaphanes atténuent les lignes des cimes boisées, les arêtes des coteaux dénudés, et les fondent sur l’horizon incertain, avec un ciel d’un bleu d’opale.

Il fait bon alors humer les fragances sylvestres, s’en aller au hasard sur les sentiers des bois tapissés de feuilles mortes qui bruissent légèrement sous le pied. De fleurs il n’y en a plus. Pourtant quelquefois, dans un coin ensoleillé, la petite pâquerette dresse sa gentille collerette dans l’herbe courte.

Mais cette époque des promenades méditatives et des contemplations de couchers de soleil enflammés, est aussi celle qui ramène les joies plus prosaïques du boudin grillé.

C’est le commencement de la saison des égorgements de cochons qui se prolonge jusqu’au carnaval. Pour chaque porc vient la Saint-Martin, dit le proverbe. Dans le village on se dit : « chez Piarril tuent le cochon ». La veille on ne lui a pas donné sa « baquade », et le matin même on a mis au feu une grande marmite d’eau pour l’ébouillanter. Un banc large et bas est dressé dans la cour ou sur le chemin. Les voisins qui seront payés de leur peine en « gogues » ou boudins, sont venus donner un coup de main ; et, en arrière, des droles attendent curieux.

Tout étant prêt, le maître va ouvrir l’étable et appelle le cochon. Il sort péniblement, croyant trouver son auge pleine ; mais soudain il s’arrête, méfiant, en voyant tout ce monde. L’homme lui jette quelques grains de blé d’Espagne, et avec des paroles câlines cherche en vain à le faire approcher de ce banc qui lui paraît suspect. Pendant qu’il hésite, un des voisins lui saisit traîtreusement une patte de derrière ; — un futur jambon — deux autres lui empoignent les oreilles, un quatrième entortille une corde autour du groin, un cinquième le prend par la queue et tous l’entraînent vers le banc fatal.

Ce pauvre diable qui comprend lors de quoi il s’agit, renâcle, pousse des cris perçants qui troublent dans leur étable ses congénères voisins, et s’efforce inutilement de résister. Hissé et couché sur le banc malgré ses efforts, il redouble ses grouinements aigus et désespérés pendant qu’on lui introduit dans la bouche un manche de pelle à feu pour le langueyer. Point de boutons de ladrerie ? Son affaire est claire. Le boucher ou l’amateur qui en fait l’office, de son grand coutelas rase les soies de la gorge, puis, ayant bien calculé la direction, enfonce le couteau. Le sang jaillit en un jet écumeux reçu par la ménagère dans un bassin de cuivre où elle le remue avec la main.

Quelquefois, d’aucunes, plus sensibles, ne pouvant se résoudre à voir égorger cet animal qu’elles ont élevé, soigné, gratté de leurs ongles sur l’échine, se font remplacer par une voisine — à charge de revanche.

Pendant que le sang gicle dans le bassin, l’animal continue à crier désespérément. Mais bientôt ses cris s’affaiblissent progressivement, et bientôt cessent avec un dernier jet de sang par un soupir rauque : il est mort. Heureux lorsqu’il n’a pas été « épaulé » par un opérateur inexpérimenté qui aura prolongé ses souffrances !

Alors, le corps arrosé d’eau bouillante, ou grillé avec des brandons de paille dans certains cantons, est ensuite raclé avec des couteaux par les assistants qui font des supputations sur l’épaisseur du lard et le poids de la bête.

Le cadavre étant bien raclé, bien pelé, bien propre, on le porte dans « l’en-bas » où il est suspendu à une poutre du plancher par les tendons des pieds de derrière ; après quoi on l’éventre et on enlève les boyaux et la fressure.

Et demain, lorsqu’il sera froid, on le dépècera et on fera du boudin, des andouilles, et autres cochonailles.

Ceux de la maison auront leur provision de graisse, de lard et de salé. Mais à côté de ces riches, combien de malheureux ne peuvent ainsi faire et n’ont pas de graisse pour leur soupe ! Entre ces extrêmes, il y a de moyennes petites gens qui s’associent, pour — selon leur pittoresque expression — « tuer la moitié d’un cochon ».