L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 826-867).
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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XI.
LA PANTOMIME, LA COMEDIE ET LES ACTEURS.



Les théâtres échappaient autrefois en Angleterre à la main de l’état. Vers1736, une comédie de Fielding, intitulée Pasquin et jouée au théâtre de Haymarket, appela l’attention du gouvernement sur les satires politiques de la scène. Une autre pièce, la Princesse dorée, avait été présentée au directeur d’un petit théâtre qui s’élevait alors dans Goodman’s Fields, M. Gifford. Cette pièce était remplie d’attaques grossières contre le cabinet, le parlement et le roi George II. Gifford, effrayé sans doute de la responsabilité qu’il allait assumer en faisant jouer un tel ouvrage, prit avec lui le manuscrit et le porta au premier ministre, qui profita de la circonstance pour faire voter au parlement un acte connu sous le nom de licencing bill. Les deux premiers ouvrages arrêtés par la censure furent Gustave Vasa, par Henri Brook, et Eleonora, par Thompson. Dans les deux cas, le public anglais fut tellement indigné de cette nouvelle restriction apportée à la liberté du théâtre qu’une souscription s’ouvrit en faveur des auteurs et produisit plus de mille livres sterling. Aujourd’hui les salles de spectacle sont placées à Londres sous l’autorité du lord chambellan. Les pièces de théâtre, avant d’être représentées, doivent être lues et recevoir l’approbation d’un fonctionnaire connu sous le nom de licencer of plays. Cette espèce de censure constitue une anomalie dans un pays où la presse jouit d’une liberté absolue. Je dois pourtant dire que le licencer est un magistrat indépendant du ministère, et que ses pouvoirs auraient sans doute cessé depuis longtemps, s’il ne les exerçait avec une extrême discrétion. Dans la plupart des changemens imposés aux manuscrits dramatiques, il se borne à protéger le caractère des personnes et souvent celui des acteurs eux-mêmes en effaçant les noms propres ou les allusions trop directes. À côté des théâtres proprement dits se sont élevées depuis quelques années des salles de concerts et de divertissemens qui ne relèvent point de l’autorité du lord Chamberlain. Ces dernières font aux salles de spectacle régulières (licenced) une concurrence alarmante : on y joue de petites pièces ou tout au moins des scènes qui attirent tous les soirs une grande affluence de curieux. Beaucoup d’Anglais préfèrent ces endroits-là, parce qu’ils y jouissent de plus de liberté qu’au théâtre ; ils y fument leur cigare et y boivent leur verre de bière. Les théâtres de Londres viennent même de lancer contre les représentations dramatiques dans les music halls une action judiciaire dont il est difficile de prévoir les conséquences. Tout porte cependant à croire que, sans nuire à la prospérité des nouveaux établissemens, les tribunaux leur interdiront d’envahir le domaine de la scène.

Telle est la constitution des diverses salles de plaisir dans leurs rapports avec l’état ; mais c’est surtout le monde des théâtres qu’on désire connaître. Le drame ne pouvait nous apprendre que peu de chose sur les mœurs anglaises[1]. En sera-t-il de même de la pantomime et de la comédie ? Dans des genres moins importans, nous découvrirons peut-être une trace plus profonde du caractère national. Le rire, cette faculté qui, selon certains physiologistes, sépare l’homme des animaux, distingue aussi entre elles les races humaines.


I

Un écrivain français qui avait passé quelques jours à Londres, et qui était allé un soir au spectacle, me parlait, l’année dernière, avec étonnement du caractère puéril de la scène anglaise. On était alors au temps de Noël, et il ignorait en sa qualité de voyageur que dans toute la Grande-Bretagne cette époque de l’année appartient aux enfans. Ils règnent pendant six semaines en véritables petits despotes, non-seulement sur le foyer domestique, mais aussi sur les divertissemens publics. On peut trouver à cela deux raisons, d’abord les vacances d’hiver, qui coïncident avec les fêtes de Noël, et aussi une vague réminiscence religieuse. Il ne faut pas oublier qu’en Angleterre surtout le théâtre est sorti de l’église. Les anciens prêtres catholiques, avec leurs mystères, leurs moralités, leurs miracles, ont été sur la terre actuelle du protestantisme les premiers theatrical managers. Aujourd’hui, il est vrai, le théâtre s’est tout à fait séparé du culte ; mais il n’en est pas moins resté dans les mœurs certaines traces de l’union primitive que la réformation elle-même et le progrès des lumières n’ont pu effacer entièrement. La scène anglaise se trouve encore régie à certains égards par le calendrier et la liturgie ecclésiastiques. Deux fêtes chrétiennes, Noël et Pâques, avaient surtout donné lieu à une forme de divertissements toute particulière. Les Easter entertainments (amusemens de Pâques) ont beaucoup perdu, mais seulement depuis quelques années, de leur antique splendeur. On accuse, et avec raison, les chemins de fer d’avoir contribué à amener ce résultat ; dès le commencement de la semaine sainte, les diverses administrations de railways annoncent aujourd’hui sur tous les murs de Londres et même sur le dos des hommes-affiches des trains de plaisir, des trips, des excursions qui font aux anciennes attractions pascales du théâtre une concurrence redoutable. Beaucoup de familles aiment mieux maintenant aller voir à Douvres, à Brighton ou dans l’île de Wight la fête de la nature renaissante, la mer égayée par un premier rayon de soleil et les oiseaux revenant de l’exil, que d’assister comme autrefois, dans une salle plus ou moins enfumée, aux panoramas mouvans, aux interminables processions de figurans, aux parodies et aux farces qui signalaient dans tous les théâtres cette saison de l’année. Le vieux christmas, ayant le bonheur de venir dans le temps des pluies, de la neige, des jours courts et sombres, a seul conservé ses privilèges. Un fait me surprit en arrivant en Angleterre, ce fut de retrouver dans un tout autre climat et au sein d’une population bien différente la même coutume que j’avais vue florir à Marseille. Il y a pourtant cette différence, qu’à Marseille, durant les fêtes de Noël, on joue pour les enfans de petits mystères sur la naissance de Jésus-Christ, tandis qu’à Londres et dans les autres villes de l’Angleterre, cette même fête de la crèche est joyeusement saluée par des pantomimes qui ont un caractère tout profane.

La pantomime de Noël forme avec le drame shakspearien, — si parva licet componere magnis, — un des genres les plus tranchés du théâtre anglais. Et pourtant qui ne voit que cette forme de pièce n’a point pris naissance dans la Grande-Bretagne ? Les noms d’Arlequin, de Pantalon et de Colombine trahissent sans aucun doute une origine italienne. Le seul personnage anglais de la pièce serait le clown, et encore peut-on lui trouver des traits de ressemblance avec le Scapin napolitain ; mais à quelle époque une troupe italienne est-elle venue s’établir en Angleterre et acclimater sous le pâle ciel de la Tamise une sorte de comédie muette qui avait vu le jour dans la patrie du soleil ? C’est là une question sur laquelle les meilleurs archéologues dramatiques n’ont pu me fournir que des renseignemens incomplets. L’histoire de la pantomime en Angleterre est très obscure : quelques antiquaires anglais, profitant peut-être de cette obscurité, ont voulu lui donner une origine ancienne et tout à fait nationale. C’est un fait reconnu que durant tout le moyen-âge la scène se divisait en trois plates-formes. À l’étage supérieur régnait l’Être suprême assis sur son trône. Sur la seconde plate-forme apparaissaient les anges et les esprits des justes admis aux faveurs du paradis. La troisième était occupée par les simples mortels, hommes et femmes, tandis que dans un coin de cette zone inférieure s’ouvrait toute béante une affreuse caverne appelée la bouche de l’enfer. À part le Père éternel, qui ne se montre jamais, on le pense bien, dans les divertissemens du théâtre moderne, et à cela près des anges, qui ont été remplacés par des fées ou des péris, comme dans le paradis de Mahomet, cette division donne assez bien les principaux plans de la pantomime anglaise. La première scène se passe encore le plus souvent dans une sombre caserne d’où les démons et les lutins se répandent sur le théâtre, comme ils faisaient déjà au moyen-âge, en excitant par leurs gestes et leurs grimaces le rire et l’effroi des spectateurs. Si maintenant on admet que la pantomime ait pu sortir de cet antre diabolique, les personnages italiens n’auraient fait que fournir des masques à un cadre de pièce qui existait depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, la première pantomime anglaise dont les annales de la scène, aient conservé ! e souvenir ne date que de 1702. Elle fut jouée à Drury-Lane sous le titre de Tavern-Bilkers (les Escrocs de taverne), et par les soins d’un nommé Weaver, maître de danse.

La pantomime de Noël (Christmas pantomime), — et c’est la seule que j’aie en vue dans cette étude, — a sans doute subi avec le temps des modifications considérables. D’abord le nom lui-même ne lui convient plus guère, ou du moins ne lui convient qu’à moitié. Ce genre de pièce se compose aujourd’hui de deux parties distinctes, l’une où l’on parle et qui est le plus souvent écrite en vers, l’autre qui est abandonnée aux acteurs muets. Cette circonstance confirme encore, il me semble, l’origine étrangère, sinon de la pantomime elle-même, du moins des principaux personnages qui y figurent. Dans les commencemens, sans aucun doute, les acteurs ne parlaient point, et ils avaient de bonnes raisons pour cela ; mais à mesure que le sang anglais s’est, pour ainsi dire, infusé dans les types italiens, on a trouvé qu’il y avait avantage à appuyer les effets mimiques sur les jeux d’esprit et sur un dialogue le plus souvent burlesque. Il est arrivé ainsi à la pantomime ce qui arrive en Angleterre à beaucoup de coutumes exotiques et surtout à certains mots de la langue. L’origine étrangère, de ces mots-là ne saurait être douteuse ; mais la prononciation anglo-saxonne les modifie tellement et les frappe d’un cachet si national, que l’oreille des peuples auxquels ils sont empruntés ne les reconnaît même plus. C’est ainsi qu’Arlequin, Pantalon et Colombine n’ont plus aujourd’hui rien de commun dans la Grande-Bretagne avec leurs ancêtres d’Italie. Le caractère dominant de la pantomime chez les peuples du midi est l’expression ; on l’a définie avec raison une peinture d’idées par le geste. Tel n’est point aujourd’hui le caractère saillant du même genre de pièce chez les Anglais. Ils lui ont imprimé ce qui fait la puissance, les conquêtes et l’influence de leur race sur toute la terre, je veux dire l’action. Quant au jeu de la physionomie, il n’en faut point même parler, puisque le visage des acteurs se trouve couvert d’un énorme masque. De furieuses pirouettes, des sauts à se rompre le cou, des tours de force prodigieux, d’audacieuses gambades, un va-et-vient perpétuel de tourbillons humains qui balaient tout devant eux sur la scène, en un mot le mouvement dans tout ce qu’il a d’effréné, voilà ce qui tient beaucoup plus de place que les effets mimiques dans la partie muette des divertissemens renouvelés d’année en année pour faire plaisir au bon vieux Noël. La scène anglaise ressemble assez alors aux rues de Londres avec le mirage des affaires, les changemens à vue, les locomotives roulant comme un tonnerre au-dessus du toit des maisons et tout l’opiniâtre travail du déchargement des vaisseaux.

La vraie pantomime se trouve toujours encadrée dans une sorte de pièce plus ou moins féerique dont elle forme l’épisode final. Le sujet de cette pièce est le plus souvent tiré d’un conte d’enfans, ce que les Anglais appellent nursery tale. La mine en est à peu près inépuisable : vous pouvez choisir entre Peter Wilkins, les Voyages de Gulliver, les Aventures de Robinson Crusoé, Sindbad le marin, la belle Rosamonde, Jack le tueur de géans, ou toute autre histoire du bon vieux temps. Plus l’intrigue (le plot, comme disent les Anglais) en est extravagante, plus surtout elle vogue en pleine fantaisie, et mieux cela vaut, car il est plus facile d’y introduire des danses, des effets magiques et toutes les magnificences de la mise en scène. Quelquefois même la pantomime ne s’appuie que sur une chanson populaire ; celle qui a été jouée cette année avec grand succès à Haymarkel Theatre était le développement de deux vers anglais que les enfans chantent ici aux bêtes à bon Dieu (lady-birds) : « Bête à bon Dieu, bête à bon Dieu, vole chez toi ! ta maison est en feu, tes enfans sont seuls ! » Ces pièces de Noël offrent encore un autre genre d’intérêt : la pantomime est la comédie de l’année. Comme le cadre se prête volontiers à toutes les divagations, on y passe en revue les ridicules du moment, quelquefois même les événemens politiques sur lesquels se porte l’attention des journaux[2]. À la fin de 1860, le traité de commerce avec la France a naturellement fourni quelques scènes de circonstance à plus d’un théâtre de Londres. L’invasion des bouteilles de vin animées, les craintes du gros Stout menacé dans son empire ténébreux, — c’est le cellier que je veux dire, — les patriotiques réflexions de Grog, qui, représentant la marine anglaise, déclare n’avoir rien à redouter de l’étranger, tout cela ne pouvait manquer d’être applaudi. Les larcins littéraires que nous avons signalés dans une première étude du théâtre anglais n’ont point échappé à la satire. L’esprit du plagiat apparaît avec un livre à la main sur lequel est écrit en grosses lettres original. Le fantôme de la littérature française se saisit du livre en s’écriant : « Vous m’excuserez, mais ce livre est à moi. » Miss Crinolina elle-même, quoique déjà un peu vieille, n’a point été oubliée non plus par la pantomime, qui, étant hors d’âge, se montre sans pitié pour les faiblesses de son sexe ; mais l’incident qui à le plus défrayé, en 1860, la critique des Christmas entertainments est celui des tables tournantes[3]. Après tout, ces attaques n’étaient-elles point des représailles ? Les esprits frappeurs, spirit-rappers, en mettant le monde à l’envers, en faisant danser les meubles, jouer les instrumens de musique sans le secours des doigts, tomber une pluie de fleurs sur la tête des assistans et flotter en l’air M. Home dans une chambre, ne portent-ils point à l’ancienne pantomime de très sérieux défis ? Le théâtre anglais, avait encore une autre raison de leur en vouloir. Non contens de troubler le monde inanimé, ces esprits ambitieux ont voulu enrôler dans leur troupe William Shakspeare. Des journaux spiritualistes ont publié très sérieusement des fragmens de drame en vers dictés ou plutôt frappés par je ne sais quelle table où s’était réfugiée l’âme du grand barde. J’ai lu ces fragmens, et en vérité je n’y ai pas reconnu l’auteur d’Hamlet ; ce ne serait point la peine de revenir « des régions inexplorées dont pas un voyageur ne revient, » si, après avoir été un grand poète pendant sa vie, on n’avait rien de mieux à communiquer aux pauvres mortels que de telles rapsodies d’outre-tombe.

C’est le lendemain de Noël, boxing night, que les nouvelles pantomimes font pour la première fois leur apparition sur tous les théâtres de l’Angleterre. Généralement cette pièce se joue à la fin du spectacle ; mais quelques théâtres de Londres, ayant égard à l’âge de leur public, ont établi deux représentations, l’une qui a lieu dans l’après-midi et l’autre dans la soirée. Celle du jour est à mon avis la plus curieuse. Je ne parlerai point de la transition d’une lumière naturelle à une lumière artificielle, car le soleil de Londres est trop souvent au mois de décembre un pauvre invalide qui réclame dans les boutiques.et même dans les rues l’assistance du gaz. Ce qu’il y a de particulier, c’est le personnel de la salle. Un poète anglais pourrait appeler ces représentations théâtrales les fêtes de la maternité. De solennelles matrones du West-End ou de la Cité en grande toilette trônent pompeusement dans les loges au milieu d’un groupe d’enfans dont les têtes blondes s’étagent comme des arbrisseaux en fleurs chez un pépiniériste du Kent. La verve de Punch s’est beaucoup égayée, il y a quelques années, aux dépens d’une société dont le modèle existe en Amérique, et qui se propose d’encourager l’amélioration de la race anglo-saxonne en offrant des prix aux mères qui présentent les plus beaux nouveau-nés. Eh bien ! les salles de spectacle ressemblent assez bien, durant les deux mois qui suivent les fêtes de Noël, à cette institution philanthropique, le babies show. C’est un concours, une exhibition d’enfans aux joues fraîches, aux bras nus et potelés, avec cette seule différence qu’il n’y a point d’arbitres officiels, et que par conséquent chaque mère s’attribue pour les siens le prix de beauté. Quelquefois de grandes écoles de charité arrivent, conduites par les bienfaiteurs de l’établissement, et envahissent moitié des galeries ou du parterre. Qui dira la joie, la surprise, les exclamations naïves de ce public enfantin à la vue des merveilles et des splendeurs du monde enchanté, la vallée des dia-mans, la terre des fées, l’île des femmes volantes, la fontaine des perles liquides, la sphère de cristal ou le château aux portes d’or ? Mais c’est surtout à la grande scène de la transformation[4] que les yeux des spectateurs brillent comme des étincelles, que les cœurs bondissent, et que les petites mains frappent l’une contre l’autre avec fureur. Le moyen en effet de ne point tomber en extase devant des palais d’eau naturelle qui jaillissent tout à coup dans l’air avec des merveilles d’architecture telles qu’on n’en a vu que dans les contes des Mille et une Nuits, des feux de Bengale aux mille couleurs, des femmes immobiles et posées comme des bouquets de fleurs artificielles sous des globes de verre, tandis que d’autres flottent de nuage en nuage et répandent à pleines mains une pluie d’or dans un ciel d’opale ? Quelques Anglais s’élèvent d’ailleurs avec feu contre cette opinion que la pantomime soit faite seulement pour les enfans. À les entendre, nous avons tous un coin du cœur et de l’imagination qui reste jeune. La vérité est que j’ai vu aux représentations qui ont lieu pendant la journée beaucoup d’hommes graves et de vieillards qui semblaient prendre à ces contes de Peau d’Ane en action un plaisir extrême. « Ce qui fait, me disait l’un d’eux, le grand charme de la pantomime, ce sont les souvenirs d’enfance qu’elle réveille et les rêves bleus qu’elle a répandus sur notre sommeil dans un âge où l’on dort si bien. Elle nous parle d’un temps où nous avions notre père et notre mère, d’un temps où l’on croyait à tout, à la terre des fées, aux nains, aux géans, où l’on se figurait Colombine comme la plus belle des femmes et le clown comme le plus heureux des hommes. En l’applaudissant, c’est notre vie même que nous applaudissons, ou du moins la meilleure partie de notre vie qui n’est plus. Le secret de la durée de notre pantomime est dans les émotions de famille qu’elle renouvelle. On aura beau dire, l’Anglais ne se passera pas plus de pantomime qu’il ne se passe de plum-pudding à Noël, car l’une et l’autre sont pour lui comme les anneaux d’or de cette chaîne que vous appelez la mémoire du cœur. »

Quoique la pantomime représente surtout le côté de la fantaisie, elle offre un autre genre d’intérêt au point de vue commercial. Sans elle, beaucoup de théâtres de Londres ne pourraient pas vivre. Le temps de Noël est appelé dans le monde dramatique le temps de la moisson, et plus d’une fois cette moisson s’est montrée féconde en gerbes d’or. Le plus ou moins de succès des pantomimes passe même à Londres pour un thermomètre à l’aide duquel on peut évaluer l’état de la prospérité publique. Quand le théâtre ne va pas dans cette saison de l’année, rien ne va. à la fin de 1860 et au commencement de 1861, la recette n’a point répondu aux espérances des directeurs de théâtres, qui avaient presque tous hasardé sur les Christmas entertainments des sommes énormes. On a donné de ce fait plusieurs raisons, une température sévère qui retenait les familles au coin du feu, d’abondantes charités qui avaient épuisé la bourse des habitans de Londres, la grande concurrence des divertissemens et l’état incertain des affaires en Europe. On a même cru y voir un signe de décadence pour la pantomime, dont la baguette magique aurait été brisée par la mort des anciens clowns. L’Anglais se montre, à mon avis, trop attaché à ses plaisirs traditionnels, et la pantomime de Noël tient par des racines trop profondes aux habitudes du pays, pour qu’il y ait sujet de craindre le déclin d’une forme théâtrale qui a du moins pour mérite l’ancienneté. Si grave que soit en apparence la société britannique, les femmes et les enfans y exercent sous certains rapports une influence beaucoup plus grande qu’on ne le croirait à première vue. Or quels sont les mères et les enfans qui voudraient se séparer d’un amusement toujours ancien et toujours nouveau, qui ramène sur la scène ces aimables personnages qu’il serait bien difficile de remplacer : le brillant Arlequin, le turbulent clown, le souffre-douleur Pantalon et la gracieuse Colombine ? La pantomime a encore un autre titre à la considération des Anglais : c’est une importante affaire d’argent. La mise en scène de ces sortes de pièces jette chaque année dans le torrent de la circulation pécuniaire, non pas des centaines, mais des milliers de livres sterling[5] ; elle donne du travail aux hommes, aux femmes, aux enfans. Pour mieux apprécier encore la valeur industrielle des Christmas entertainments, il nous faut pénétrer dans l’intérieur du théâtre et voir la pantomime derrière la toile.

L’entrée des coulisses dans la plupart des théâtres de Londres présente un assez triste aspect ; ce sont des murs délabrés et livides, des allées sombres, des escaliers étroits et huileux. On s’étonne de voir les robes de soie et les fraîches toilettes des actrices s’aventurer dans ces antres misérables. C’est pourtant là que dès le mois d’août, dans les grands théâtres, se préparent toutes les richesses et toutes les pompes du monde imaginaire. Un auteur qui a le plus souvent la confiance du directeur pour ces sortes de pièces, et que les Anglais nomment à cause de cela house-author, propose le sujet de la pantomime qui doit être jouée au commencement de l’hiver. C’est longtemps un secret entre l’auteur et le manager ; cependant l’un et l’autre se mettent à l’œuvre. Il ne faut point perdre de vue que, surtout dans l’idée du directeur de théâtre, la pantomime est une affaire industrielle ; elle doit payer pour la morte saison et combler dans la caisse les vides laissés par le drame ou la comédie. On ne s’étonnera donc plus de voir les régisseurs de théâtre passer d’avance des contrats avec les marchands de Londres pour annoncer certains produits ou certains articles de boutique. Ces annonces déguisées, et qui semblent plus ou moins faire partie de la pièce, s’étalent dans une scène ad hoc entre le clown et Pantalon, qui font semblant de se moquer de la marchandise. L’auteur écrit de son côté ce qu’on appelle l’introduction, opening, ou la partie littéraire de l’arlequinade, car le reste est abandonné à la fantaisie du chef de la pantomime. On réunit alors les machinistes, les costumiers, les artistes, en un mot tout le monde théâtral, pour entendre la lecture du manuscrit. Chacun d’eux sait maintenant ce qu’il doit faire dans la ligne de ses devoirs, comme disent les Anglais.

Voici d’abord le workshop, où s’élaborent les divers instrumens destinés à produire l’illusion. On y moule par centaines, et d’après un procédé ingénieux, des masques dont un artiste a fourni les dessins[6]. Il y en a de toutes les formes et de toutes les laideurs, depuis la grimace de Quasimodo jusqu’à la figure des insectes monstrueusement grossie par toutes les puissances du microscope. Là aussi croissent à vue d’œil les légumes fantastiques qui devront jouer un rôle sur la scène ; là naissent comme par magie les chaises fées qui auront l’esprit de se changer en pianos, et le lit miraculeux qui s’envolera de lui-même vers le plafond dès que le clown s’y étendra de toute sa longueur. Tout cela et bien d’autres choses encore que les Anglais désignent en langage de théâtre sous le nom de property occupent, comme on peut le croire, un très grand nombre de mains. On assiste dans cet atelier à la réalisation des rêves de notre dessinateur Grandville. Je me demande d’ailleurs si ce besoin d’animer, de transformer, de personnifier la matière, qui est bien un des traits du caractère anglais, une tendance nationale, n’a point contribué au succès persévérant qu’obtient chez nos voisins la pantomime féerique.

À côté du workshop, ou de l’atelier du merveilleux, se trouve généralement la garde-robe, wardrobe. À l’approche de Noël, cette salle ressemble à une ruche d’abeilles travailleuses ; fervet opus. Les couturières y taillent jour et nuit dans la dentelle pailletée d’or les robes des fées, des ondines ou des nymphes ; les costumiers y découpent les tuniques des deux armées rivales, dont l’une devra combattre pour le droit et sauver la princesse malheureuse. Quelques-unes de ces étoffes sont réellement précieuses et coûtent des prix extravagans. Non contens d’habiller les dieux, les déesses, les génies et les héros mythologiques, ces artistes en toilette doivent encore dérober à la nature le secret de vêtir d’une manière tolérable les scarabées, les coccinelles, les cantharides, les fleurs animées, les houblons, les chèvrefeuilles et toutes ces personnifications du monde inférieur qui figurent dans le drame féerique. Les costumes ne seraient rien encore sans les décors. C’est le pinceau des artistes qui fait à Londres le grand succès des pantomimes. L’atelier de peinture se trouve généralement situé dans la partie la plus élevée du théâtre. C’est une longue chambre dans laquelle la lumière se joue avec profusion, grâce à une galerie en verre qui a été construite pour cet objet. La toile destinée à recevoir le dessin et la couleur est souvent d’une grandeur prodigieuse ; mais elle se laisse aisément manier au moyen de ressorts qui l’élèvent ou l’abaissent à volonté. Je ne décrirai point les procédés de cette sorte de peinture, qui est néanmoins fort intéressante à observer. Ce qui m’a surtout frappé est l’étonnante dextérité avec laquelle l’ouvrage avance pour ainsi dire à vue d’œil. Il est vrai qu’une bonne partie du travail se fait par des moyens mécaniques et qu’une armée de brosses envahit à la fois certaines parties de la toile. L’artiste qui préside à ces manœuvres dans les grands théâtres est le plus souvent un homme célèbre, Beverly, Telbin ou Grieve. Les costumes et les décors ont encore besoin d’un autre auxiliaire, qui est la charpenterie. Dans le carpenter’s shop, des ouvriers construisent à grand bruit de scies et de marteaux les cadres, les machines et les accessoires qui doivent donner le mouvement mécanique à la pantomime.

Presque en même temps on commence les répétitions. La salle et la scène présentent alors, durant la journée, un triste contraste avec ce qu’elles devront être à la grande fête de boxing night[7]. La salle est froide, morne, déserte, éclairée par en haut d’un jour blafard ; un tuyau de gaz brûle au-dessus de l’orchestre, et les loges, recouvertes d’un linceul de calicot, semblent hantées par les ombres en attendant les heureuses figures qui les animeront dans quelques mois. Le rideau se lève, mais la scène reste terne et désolée. Un ami et moi, nous formions ce que les Anglais appellent l’audience. Comme cet ami avait un intérêt dans la pantomime, je lui adressai certaines questions. « Quels sont, lui demandai-je, ces pauvres enfans en habits déguenillés, aux pieds couverts de boue, qu’on est en train de ranger sur les rochers de cristal ? — Ce sont, me répondit-il, les lutins et les gnomes de l’île fortunée. — Et ces jolies filles, assez mal vêtues pour la saison, qui soufflent là-bas dans leurs doigts ? — Ce sont des fées. — Et ce petit vieillard cassé qui cause d’un air morne avec le directeur, tout en savourant une prise de tabac ? — C’est le jeune, le gai, le fringant, l’inimitable clown. — Et cette danseuse en pantalon de tricot fané, en vieux souliers de satin blanc presque noirs, en chapeau de ville, qui vient d’essayer un pas et qui jette maintenant sur ses épaules un manteau brun ? — C’est Colombine. » Pour le coup, je ne pus me défendre d’un mouvement de surprise. — Colombine ? m’écriai-je. — Elle-même. Vous la voyez maintenant dans ses habits de travail ; vous la verrez à la première représentation dans toute sa gloire, d’abord comme la princesse sur laquelle les mauvais esprits ont jeté un sort, puis comme l’être transfiguré qui recouvre aussitôt l’éclat, la puissance et la fraîcheur de ses charmes. Elle fera fureur. — De ce dialogue nous conclûmes, mon ami et moi, qu’il ne fallait point s’arrêter à l’envers des illusions ni aux répétitions d’une pantomime. Le personnel de ces pièces anglaises mérite pourtant quelque intérêt. Longtemps le principal rôle fut celui d’Arlequin. Le fameux Rich s’y montrait, dit-on, tour à tour gai, gracieux et pathétique. Aujourd’hui ce caractère a beaucoup perdu de son importance. L’Arlequin moderne n’est plus sur la scène qu’un grand enfant, un homme ébauché, dont le principal mérite consiste à tourbillonner comme une feuille d’or engouffrée par le vent, ou à sauter du plancher de la scène vers une fenêtre haute, derrière laquelle se trouve un matelas étendu pour le recevoir. Ce changement, si j’en crois les antiquaires du théâtre anglais, est dû à l’influence du grand clown Grimaldi. Son jeu extraordinaire rejeta sur le second plan et même effaça presque entièrement le héros de l’ancienne pantomime. Les choses en sont restées au point où les avait laissées Grimaldi[8] ; seulement les Anglais se plaignent avec amertume de n’avoir plus même de bons clowns. Deux des plus renommés, Arthur Nelson et surtout Richard Flexmore, après avoir fait les délices du public pendant des années, après avoir été, selon l’expression d’un Anglais, les plus merveilleux joujoux qu’on puisse offrir à des enfans dans la saison des étrennes, ont été tout dernièrement, et quoique jeunes encore l’un et l’autre, se mêler à l’inévitable danse des morts[9]. En général les clowns ne vivent pas longtemps : le travail herculéen auquel ils se livrent sur la scène les vieillit avant l’âge et les expose à toute sorte de maladies. Les plus jeunes et les plus vigoureux tombent quelquefois épuisés dans la coulisse à la fin du spectacle. L’un d’eux me disait avec un sourire amer et en essuyant la sueur qui lui ruisselait du front : « "Vous voyez, nous travaillons dur pour amuser le public. » Je ne pus en effet me défendre de réflexions pénibles sur les souffrances de ceux qui font rire. Il y a deux mois à peine, au théâtre d’Yarmouth, le clown se rendit, après la représentation, dans le dressing-room (chambre de toilette) pour changer d’habits, quand tout à coup il se plaignit d’un profond malaise et se coucha sur le flanc pour ne plus se relever. Il était attaqué depuis longtemps d’une maladie de poitrine, triste fruit de ses laborieux efforts, et tout mourant qu’il était, il n’avait jamais tant diverti la salle que ce soir-là.

Une autre branche très importante de la pantomime anglaise est le corps de ballet. Pas de Christmas entertainments sans danses, sans processions, sans tableaux vivans. Pour tout cela, il faut des femmes ; aussi chaque théâtre de Londres engage chaque année une troupe d’au moins soixante danseuses ou figurantes, connues sous le nom de ballet-girls. Ces dernières, je dois le dire, se plaignent beaucoup de leur situation sociale. Elles accusent tout haut les théâtres de les exploiter, et leur principal grief est qu’on les oblige à suivre gratis, pendant trois ou quatre semaines, les répétitions. Je pus saisir moi-même, à travers les mouvemens chorégraphiques de la répétition, quelques-unes de leurs plaintes habituelles : « Quel métier ! s’écriait l’une d’elles, jeune et jolie blonde. Faire Cupidon à deux shillings par soirée, et encore être forcée de trouver ses ailes par-dessus le marché ! » Une autre, qui venait de loin pour assister aux répétitions du théâtre, réclamait une indemnité de chaussures. « Si encore, ajoutait-elle, nous pouvions marcher dans la vie sur des nuages, il n’y aurait rien à dire ; mais hélas ! mes souliers savent bien que nous ne marchons sur les nuages qu’au théâtre, et au risque souvent de nous rompre le cou. » Ce qui excitait surtout les murmures du corps de ballet était l’absence de rafraîchissemens, dont le besoin se faisait sentir après des danses fatigantes. « En vérité, dit une de celles qui semblaient le plus altérées, le directeur nous prend au sérieux pour des fées, et il croît que nous devons vivre de l’air du temps. — Merci pour le compliment ! répondit une de ses compagnes, mais j’aimerais mieux un pot d’ale. » Ces propos et quelques autres m’apprirent que le monde des enchantemens avait aussi ses misères. Au point de vue économique, la légitimité de ces plaintes est au moins contestable. Les théâtres rentrent, comme entreprises industrielles, dans la condition de toutes les maisons de commerce, qui cherchent à obtenir le plus de travail au meilleur marché possible. Or, si peu rétribuées que soient les ballet-girls, la concurrence ne manque point à la porte des coulisses. Les théâtres font en outre observer qu’ils ne prennent aux danseuses ou aux figurantes qu’une partie de leur temps, et qu’un salaire de 15 ou 20 shillings par semaine est encore assez respectable, si on le compare à l’échelle ordinaire des prix fixés pour le travail des femmes[10]. Toutes ces raisons sont à coup sûr très bonnes, et pourtant elles n’empêchent point les ballet-girls de constituer réellement une classe souffrante. Tout va encore assez bien tarit que florit la patitomime ; mais les fêtes de Noël ne durent pas toujours, et le temps où les ballet-girls se trouvent fort dépourvues, c’est lorsqu’après avoir dansé tout l’hiver viennent les mauvais jours d’été. L’une d’elles, âgée de dix-neuf ans, avait placé l’année dernière son nouveau-né à la campagne chez une femme très pauvre. D’abord la danseuse paya assez régulièrement les mois de nourrice ; mais son engagement étant venu à cesser vers le temps de Pâques, elle n’envoya plus d’argent. L’enfant mourut littéralement de faim par suite de la négligence de la nourrice, qui recourut trop tard à la charité publique. Le juge n’eut point le courage de condamner la mère, car elle ne pouvait faire donner du lait à son enfant, n’ayant point elle-même de pain.

Les ballet-girls ont en outre une mauvaise réputation. La méritent-elles ? C’est là une question délicate que je ne m’engage point à résoudre. Parmi les femmes qui se présentent dans les théâtres de Londres pour personnifier les Vénus de toutes les mythologies, on pense bien que les directeurs ne choisissent point les plus laides, et la pantomime anglaise doit une partie de son succès au luxe de cheveux blonds, de grands yeux bleus et de formes attrayantes qui se déploient alors sur la scène. La beauté associée à une vie de séductions et de misères ne constitue-t-elle point pour ces pauvres filles ce que tous les moralistes regardent comme le danger d’un faux pas ? Tout ce que je puis dire, c’est qu’il y a parmi elles, selon le langage des Anglais, de splendides exceptions. Il y a quelques années, vivait à Londres une ballet-girl qui passait pour un modèle de toutes les vertus solides que les Anglais honorent surtout chez la femme. Elle nourrissait sa mère, qui était infirme, prenait soin du ménage dans une maison trop pauvre pour avoir une domestique, employait à des ouvrages d’aiguille le temps que lui laissait le théâtre, et défiait le souffle impur de la calomnie de toucher son front de neige. Quelques-unes d’entre elles, quoique en petit nombre, sont mariées. Il n’y a pas longtemps qu’a Edimbourg, au Théâtre de la Reine, Queen’s Theatre, des jeunes gens, émerveillés par les visions : féeriques de la pantomime, attendirent dans la rue, à la porte des coulisses, la sortie du corps de ballet. Une ballet-girl se laissa aborder par un étudiant, qui se mit à lui débiter les lieux-communs de la passion. Chemin faisant, ils arrivèrent dans une rue sombre, puis devant une pauvre maison. Ayant gravi les dernières marches d’un escalier raide et étroit, la divinité engagea par un sourire malicieux l’étudiant à entrer dans son olympe, — un grenier où le pauvre jeune homme se trouva face à face avec un grand diable d’Écossais, le mari, qui le reçut de la bonne façon. Il y a d’ailleurs des degrés parmi les ballet-girls, quelques-unes ne sont guère que des figurantes, les autres sont de véritables danseuses auxquelles on ne saurait refuser du talent. Je ne dirai point tout à fait avec Thomas Moore que « leurs pieds sont éloquens, que leur demeure est l’air, et que c’est seulement par complaisance qu’elles touchent le sol ; » mais il est certain que plusieurs d’entre elles se distinguent par un caractère qui convient surtout à la pantomime anglaise, l’énergie dans la grâce.

On peut maintenant se faire une idée de ce genre de pièce, qui ressemble à tout, à l’opéra, au drame féerique, à la farce, à la pantomime italienne, et qui pourtant, dans l’ensemble, se montre frappé d’un cachet profondément national. Le soin de relier entre elles les parties d’un tout si compliqué et de diriger les répétitions est généralement confié dans les grands théâtres à un homme qui en fait sa spécialité. Le plus célèbre de tous est M. Nelson Lee, dont le nom est plus cher aux enfans que celui de William Shakspeare. Nous avons parcouru au théâtre l’empire des chimères : ne devons-nous pas nous occuper d’un autre genre qui se rapproche davantage de la nature ?


II

Il existe un véritable type de comédie qui n’appartient qu’aux Anglais, J’ai surtout en vue celle dont Ben Jonson avait fourni le modèle, solide, massive, compacte, bien faite pour résister au temps, moins riche en jeux d’esprit que féconde en situations fortes, en caractères bien dessinés et en sentimens qui élèvent la nature humaine. Aujourd’hui pourtant cette comédie classique est à peu près abandonnée. La seule qui lui ait succédé et qui conserve encore une empreinte nationale est la comédie du coin du feu, Englishman’s fire-side[11]. Ce mot est littéralement plus juste qu’on ne pourrait l’imaginer, car je n’ai guère vu de comédie anglaise dans laquelle il n’y ait une cheminée avec du charbon de terre qui flambe. Les Anglais ont un tel amour de l’intérieur qu’ils poétisent volontiers les moindres détails de la vie domestique. J’écarterai d’ailleurs, dans cette étude, le point de vue littéraire : ce que je cherche avant tout sur la scène britannique, c’est une peinture de la société. Le théâtre se montre bien ici, comme partout, le thermomètre de l’opinion publique et le miroir des mœurs ; dois-je pourtant avouer que, sous certains rapports du moins, mes espérances ont été en partie déçues ? Divers obstacles s’opposent à ce que la comédie soit en Angleterre le reflet de la vie anglaise, et d’abord l’imitation étrangère. On a vu quel contingent fournissait aux théâtres de Londres la traduction des drames français : eh bien ! je crois que le genre comique est encore plus exposé, aux larcins des arrangeurs. Sur dix comédies, il y en a au moins neuf où, malgré certains déguisemens plus ou moins habiles, on peut découvrir, comme disent les Anglais, le pied fourchu, cloven foot, c’est-à-dire la trace d’une origine illicite. On raconte ici que Voltaire, durant son séjour à Londres, se trouvait un jour dans un salon de l’aristocratie avec lord Chesterfield. Une lady, dont le visage était plaqué de rouge et de blanc de céruse, cherchait à soutenir la conversation avec le célèbre étranger, qui avait, surtout en Angleterre, la réputation d’un homme d’esprit. Chesterfield, frappant sur l’épaule de Voltaire, lui dit : « Prenez garde de vous laisser captiver. — Mylord, répondit l’auteur de la Henriade, je ne me laisserai jamais séduire par un fond anglais sous des couleurs françaises. » J’en dirais volontiers autant des comédies traduites ou adaptées, avec cette différence qu’ici c’est le fond qui est français et les couleurs qui sont anglaises. Les inconvéniens de ce système sont faciles à saisir : il tend à introduire sur la scène la représentation d’un monde dont les ridicules, les vices et les habitudes ne sont pas du tout en harmonie avec la société britannique. Je n’en citerai qu’un exemple : les duels sont à peu près inconnus en Angleterre, où la loi les assimile à un assassinat, et pourtant on les tolère sur la scène, par l’unique raison que les défis et les affaires d’honneur jouent un grand rôle dans nos pièces françaises. Un auteur dramatique anglais me faisait en outre observer avec beaucoup de sens que l’imitation étrangère avait même altéré le style des décorations. Pour faciliter les entrées et les sorties, nous représentons sur nos théâtres des appartemens à plusieurs portes communiquant d’une chambre à l’autre, et qui ne s’éloignent pas trop sous ce rapport de la forme de nos demeures ; mais semblable disposition n’a jamais existé en Angleterre, où les maisons sont construites sur un tout autre modèle. L’action de la comédie se déroule ainsi chez nos voisins dans un milieu tout à fait étranger aux mœurs du pays.

La vérité a encore sur les théâtres de Londres un autre ennemi, c’est la tradition qui s’attache à certains caractères. Un fait expliquera mieux mon idée. Il existe sur la scène anglaise un type d’Irlandais, à peu près comme il existait dans notre ancien théâtre un type de Gascon. Se conformer à ce type, l’exagérer même de telle sorte qu’il s’écarte de plus en plus chaque jour de la nature et de la vérité, semble être un parti-pris de la part des auteurs comiques qui se sont succédé depuis un ou deux siècles. Un tel personnage de convention avait sans doute pris naissance à l’origine dans les préjugés de la race saxonne contre les fils de la race gallique. Il fallait un bouffon, ce fut Pad[12] qu’on choisit. Pas de bonne farce au théâtre sans un Irlandais, et ce dernier joue presque toujours le rôle d’un personnage grotesque, effronté, ignorant, rusé, chevalier d’industrie (fortune~hunter) singulier mélange en un mot de naïveté et de rouerie, de balourdise et d’esprit naturel. L’lrishman n’est pas seulement un caractère, c’est un emploi au théâtre. Il y a des acteurs qui se consacrent presque uniquement à cette spécialité ; l’un des plus célèbres Irishmen était, il y a quelques années, le comique Power, qui obtint un succès de réputation et d’argent. Non content de mouler et de remouler, si je puis m’exprimer ainsi, tous les Irlandais d’après le même type conventionnel, le théâtre, anglais leur prête encore un accent et un langage de fantaisie qu’on rencontre partout excepté en Irlande. Colman se trouvait, il y a plusieurs années, à Dublin, où l’on venait de jouer sa comédie de la Femme jalouse. Quelqu’un lui demanda comment il trouvait la représentation : « Sur mon honneur, répondit-il, je n’ai pas trop compris ce que disaient les acteurs, car ils parlaient tous une sorte de patois, à l’exception pourtant de celui qui faisait le capitaine O’Cutter, et dont l’accent et la prononciation sont du plus pur anglais. » Il était difficile de faire une plus amère critique de la troupe, car ce capitaine O’Cutter, étant le seul personnage irlandais de la pièce, devait, d’après les traditions du théâtre, se distinguer des autres par son mauvais jargon. Je ne veux pas dire que Colman eût absolument tort, ni que les Irlandais ne puissent se reconnaître à leur accent ; mais autre chose est de les entendre parler à la ville et de les écouter récitant leur rôle sur la scène. Ce n’est pas seulement au point de vue de l’art que cette contrefaçon du caractère de Pad présente des inconvéniens ; au point de vue social, elle fournit des armes aux réclamations d’une race qui acquiert ainsi le droit de se dire maltraitée. Beaucoup des griefs politiques sur lesquels s’appuie le mécontentement des Irlandais sont à mon avis imaginaires ; ce n’est pas dans le monde des faits, c’est dans le monde de la fiction qu’on se montre injuste envers eux. Seulement, comme la fiction exerce souvent presque autant d’empire que la réalité sur l’esprit des hommes, la comédie anglaise n’a point été étrangère, je le crains, aux animosités regrettables qui divisent les deux familles ou les deux nuances de la population. Une réaction heureuse contre les anciennes habitudes du théâtre a été sous ce rapport, dans ces derniers temps, la pièce de Colin Bawn. Ce drame été joué à Dublin par un acteur irlandais et devant un public irlandais qui s’est enfin reconnu avec plaisir dans un miroir qui n’avait rien d’offensant ni d’exagéré.

Les enfans de l’île-sœur ne sont pas les seuls qui aient à se plaindre des infidélités de la scène anglaise. Il est rare de voir au théâtre un Écossais sans kilt et sans cheveux roux ébouriffés ; le docteur Johnson lui-même, malgré ses préjugés tenaces contre les habitans de la vieille Calédonie, reconnaîtrait néanmoins, s’il vivait encore, que le portrait n’est point toujours exact. On se peigne en Écosse tout comme ailleurs, et quant au kilt, c’est aujourd’hui en Écosse une sorte d’habit théâtral que l’on ne porte plus que dans certaines montagnes des highlands et ça et là par fantaisie, mais très rarement dans les grandes villes. Un Écossais en costume national fait aussi bien événement dans les rues d’Edimbourg que dans celles de Londres. Par un procédé tout contraire, quoique toujours de convention, les auteurs comiques ont beaucoup flatté le caractère du vieux marin anglais, old Jack. La raison de cette partialité est facile à saisir : la marine constitue le plus solide rempart de l’Angleterre, c’est le bras droit de la défense nationale ; aussi la littérature dramatique croit faire acte de patriotisme et en même temps obtenir les faveurs de John Bull en lui présentant toujours la vie des hommes de mer par le beau côté. Je n’ai certes rien à dire contre les marins anglais ; des braves qui disputent aux tempêtes leur existence de chaque jour et l’honneur d’arborer le pavillon de la mère-patrie sur toutes les côtes du monde connu sont naturellement des gens de cœur. Je pourrais même citer au besoin plus d’un trait de générosité qui les honore ; je les ai vus obliger de leur bourse des femmes, des enfans dans l’embarras, en demandant pour toute récompense qu’on se souvînt d’eux quand le vent sifflerait avec rage et quand l’éclair déchirerait le ciel noir. Tout ce que je regrette, c’est qu’on leur ait donné sur la scène anglaise une sorte de caractère stéréotypé. Qui a vu un vieux marin au théâtre les a vus tous. C’est toujours la même jaquette bleue, le même pantalon blanc, le même chapeau de paille ou de toile cirée : ce sont les mêmes danses et les mêmes tirades ronflantes sur la suprématie maritime de la vieille Angleterre. À Londres, ces déclamations sont assez innocentes, et peuvent même servir à ranimer le sentiment national ; mais dans certaines villes de garnison où se trouvent réunis à la fois des soldats et des marins, la préférence qu’on accorde sur la scène à ces derniers donne souvent lieu dans la salle aux luttes les plus acharnées et les plus violentes. J’ai été témoin, il y a quelques années, d’un de ces conflits entre les chemises bleues et les habits rouges dans le petit théâtre de Chatam. Ce fut une tempête, une bataille de coups de poing qui se termina cette fois par la défaite des homards ; c’est ainsi que les marins appellent les soldats par allusion à la couleur de leurs habits.

Parmi les comédies qui se jouent aujourd’hui sur les divers théâtres de Londres, ne peut-on cependant détacher certains types qui soient de nature à donner une idée de la société anglaise ? Un des caractères qui réussissent en ce moment sur la scène est celui de l’hypocrite, — non pas le Tartufe de Molière, mais une sorte de Tartufe anglais qui n’est guère connu en France, du moins sous les mêmes couleurs. Dieu me garde de dire que l’hypocrisie soit plus répandue dans la Grande-Bretagne que sur le continent ! À première vue, on serait même tenté de croire que la liberté des institutions a étouffé ce vice ignoble ; mais il est juste d’ajouter que, dans un pays où, à défaut de contrainte légale, l’opinion étend un sceptre de fer sur les mœurs, les habitudes et les préjugés, il y a encore une assez large place pour l’esprit de dissimulation. Au Princess’s Theatre, dans une pièce intitulée Bowl’d out (Démasqué), j’ai vu un acteur comique de beaucoup de talent, H. Widdicomb, jouer au naturel le caractère du prêcheur et du distributeur de tracts (brochures religieuses). Pour comprendre la portée de l’abus que l’auteur (M. Craven) et l’acteur ont voulu frapper, il faut savoir qu’en Angleterre, parmi certaines sectes de dissidens (dissenters), c’est-à-dire parmi quelques-uns des protestans qui se sont séparés de l’église anglicane, tout homme est prêtre, en ce sens que tout homme peut se donner à lui-même la mission de semer la parole de Dieu. Le dimanche et même durant les jours de la semaine, on trouve dans les parcs, dans les carrefours et sur les places publiques des prêcheurs en plein vent qui réussissent plus ou moins à se former un auditoire. En arrivant à Londres, j’ai même rencontré, il y a quelques années, sur une des places de Wapping, un nègre qui haranguait un cercle de passans arrêtés. Comme je n’avais jamais rien vu de semblable dans les autres pays, — si ce n’est peut-être en France durant les jours les plus orageux de 1848, — je me demandais si la police n’allait pas intervenir pour réduire au silence l’orateur qui provoquait un attroupement, et même, il faut le dire, un attroupement assez tumultueux. Un policeman de service s’avança en effet vers le groupe bruyant ; mais, à ma grande surprise, ce fut pour protéger l’orateur noir contre les insultes et les plaisanteries un peu vives dont il était l’objet. D’autres prédicateurs laïques se glissent dans les chapelles et jusque sous le toit domestique, où ils jouissent d’une considération qui n’est pas toujours méritée. Il y a même des Anglais ayant une position dans le monde qui favorisent cette diffusion de la parole et qui consacrent une partie de leur fortune à faire imprimer de petits livres religieux qu’ils distribuent sur la voie publique. Ceux-là du moins sont sincères, et, quoiqu’on puisse différer d’opinion sur l’usage qu’ils font de leurs moyens d’influence, on ne saurait les taxer d’hypocrisie ; mais à côté d’eux il y en a qui travaillent dans le même sens avec des vues plus ou moins intéressées. Ce sont ces derniers que le théâtre anglais a voulu démasquer et flétrir, se donnant ainsi le privilège de punir par le ridicule un vice contre lequel la chaire oublie trop souvent de s’élever. Ces loups sous la peau de brebis se distinguent d’ailleurs en Angleterre par des traits extérieurs, une cravate blanche, un habit noir, une figure composée sur un type particulier d’ascétisme, des gestes qui contrastent avec l’immobilité ordinaire des Anglais, et surtout un ton de voix faux et traînard qui prêche toujours, même en parlant.

Le Haymarket Theatre nous présente en ce moment le même vice sous un autre masque. Dans une pièce intitulée Black Sheep (le Mouton noir), par M. Stirling Coyle, un assez habile peintre des mœurs et des ridicules anglais sur la scène, Buckstone, le grand acteur comique, portraite, comme disent nos voisins, le tartufe de la philanthropie. C’est là, je l’avoue, un caractère qui peut très bien exister ailleurs, mais qui se rattache néanmoins d’une manière toute spéciale aux habitudes de la charité britannique, Il est rare que l’Anglais fasse l’aumône dans la rue ; mais présentez-lui une liste de souscription, et son cœur s’ouvrira aussitôt ainsi que sa bourse. On dira peut-être que c’est l’orgueil et le plaisir d’avoir son nom écrit sur une feuille de papier qui le déterminent à agir d’une manière si honorable. Je ne saurais pourtant accepter cette interprétation, les listes destinées à secourir certaines infortunes étant chargées de dons anonymes qui s’élèvent souvent à des chiffres très considérables. N’est-il point dès lors plus naturel de rapporter cette formalité de la bienfaisance au caractère anglais, qui veut que tout se fasse dans les règles et qui ne hait rien tant que d’être trompé ? La distribution des secours n’étant point, d’un autre côté, comme en France dans la main de l’état, la charité s’appuyant au contraire sur un mécanisme tout particulier, l’aumône a donné lieu dans la Grande-Bretagne à l’existence de certains agens intermédiaires. Ces derniers méritent en général la confiance qu’on leur accorde ; mais il n’y a guère de troupeau où il ne se glisse de temps en temps des brebis noires. Le Black Sheep que stigmatise le théâtre de Haymarket, en le livrant aux rires du public, est un de ces faux apôtres ; sous les couleurs de la religion et de l’humanité, il a trouve moyen de soigner plutôt ses intérêts que ceux des pauvres. Il traverse en gémissant cette vallée de larmes, mais il boit la rosée des bonnes œuvres et, tout en distribuant de maigres soupes, vit, comme disent les Anglais, sur la graisse de la terre. Dans les deux comédies (Bowl’d out et Black Sheep), le dénoûment est le même, l’hypocrite se trouve puni par où il a péché. Le matérialisme grossier qu’il a cherché à couvrir du froc de la dévotion et du manteau de la charité ne résiste point aux attraits de la boisson, et le vin fait sortir la vérité du puits.

Il y a un autre type qui mérite d’être étudié, c’est celui de l’Anglais qui a passé sa vie dans les Indes. Au Saint-James’s Theatre, un acteur qui excelle dans l’expression, Alfred Wignan, représente à merveille un de ces vieux tigres du Bengale. Le soleil tropical a desséché son cœur, plissé son front, blanchi ses cheveux, agacé ses nerfs ; dur, égoïste, absolu, irritable, il se croit toujours, comme dans le désert, entouré d’ennemis, exige autour de lui l’obéissance passive, se fait servir comme un nabab, trouve que le ciel de l’Angleterre s’est horriblement refroidi depuis un quart de siècle, et ne voit plus dans ses neveux et nièces que des étrangers qui convoitent sa fortune. Peu à peu cependant le doux soleil de la famille réchauffe cette âme engourdie ; les réflexions d’un vieux domestique de la maison qui, à la vue d’un portrait, compare ce qu’était autrefois son jeune maître au vieillard impérieux, morose, égoïste, sur lequel le climat de l’Inde a gravé les traits d’un tyran domestique, ouvrent les yeux de l’ancien colon, et lui font découvrir le triste changement qu’a subi son caractère. La rude écorce se rompt, et l’Anglais redevient lui-même. Le divorce bill aurait donné lieu, d’un autre côté, s’il faut en croire certains symptômes, à une industrie que les législateurs n’avaient certainement point prévue : c’est celle du trafiquant en divorces. À ce théâtre de Saint-James, le même acteur, qui est aussi auteur dramatique, a introduit dans une jolie comédie, Law for the women (la Loi pour les femmes) un de ces personnages ténébreux qui cherchent à troubler le repos des ménages ou du moins à profiter des tempêtes domestiques. Le jeune couple dont il s’agit sur la scène se trouve provisoirement divisé par un de ces nuages de jalousie qui passent trop souvent devant la lune de miel. L’agent se glisse dans la maison comme le serpent dans le paradis terrestre et murmure à l’oreille de la femme le langage obscur de la loi. « Nous voulons un bon divorce, lui dit-il ; mais pour l’obtenir il nous faut des preuves de voies de fait ou de brutalité. Faites-vous donner un soufflet. » Ce soufflet néanmoins, ce n’est pas la femme qui le reçoit, c’est au contraire elle qui le donne dans un moment d’impatience et de jalousie. Au bruit que fait cette petite main appliquée sur la joue du mari, l’agent, qui est resté aux écoutes dans une chambre voisine, apparaît, se déclare témoin et prononce quelques phrases d’avocat sans cause sur les droits du sexe faible et opprimé. Ses intrigues demeurent néanmoins impuissantes. Ce soufflet amène au contraire un éclaircissement entre les jeunes époux et une réconciliation absolue. Il ne reste plus au divorceur (s’il est permis d’inventer un nom nouveau pour une industrie nouvelle) qu’à offrir ses services pour une prochaine occasion.

Les comédies imitées du français ont naturellement peu de chose a nous apprendre sur les mœurs anglaises. Il serait pourtant curieux de suivre les changemens que l’opinion, dans la Grande-Bretagne, impose à notre littérature dramatique pour la faire accepter du public d’outre-mer. On peut d’ailleurs juger, des modifications de détail que subissent les pièces françaises dans un pays où les jeunes filles jouissent d’une assez grande indépendance, tandis que les femmes mariées se soumettent strictement et avec une sorte d’orgueil romain à la chaîne des devoirs.

Les Anglais jouissent sur le continent d’une réputation de tristesse qui ne me semble point, justifiée. On aura sans doute confondu leur humeur avec la couleur de leur ciel, qui se montre en effet fort gris durant une partie de l’année, mais qui n’engendre point toujours le spleen. La plupart de leurs anciennes coutumes, sont joyeuses. Ils n’ont jamais pu supporter la tragédie, qu’ils regardent comme trop sèche et même dans leurs drames les plus sombres ils mêlent le risible au sérieux de manière à mettre en relief l’un par l’autre. Dans la vie privée, ils aiment de temps en temps, comme ils disent, a bit of fun, un doigt de plaisanterie. Il n’en est pas moins vrai que leur rire diffère. profondément du nôtre. La gaieté anglaise est celle d’un peuple grave qui ne se montre pour cela que plus enjoué à ses momens de folie ; c’est, comme ils l’appellent eux-mêmes, l’humour avec des saillies brusques et inattendues, des métaphores hardies et un fonds d’excentricité mordante qui se déguise le plus souvent sous des airs froids et composés. Les acteurs comiques ont dû naturellement se conformer à ce type de jovialité nationale, et quelques-uns d’entre eux sont à coup sûr fort amusans. Ils ont pourtant en général sur la scène une certaine raideur dont il est facile de saisir la cause. Les Anglais, par suite de cet esprit de self-command (empire, sur soi-même) qui est la boussole de leur caractère, ont à peu près supprimé le geste. dans la conversation. Cette contenance opposée à la nôtre est si bien un trait de race, que dans Regent street je reconnais tout de suite à distance un Français d’un Anglais ; il me suffit de regarder le mouvement de ses bras. Les acteurs de la Grande-Bretagne, ne trouvant point autour d’eux ni dans leurs habitudes le geste, qui sur la scène donne la vie au discours, sont obligés de l’acquérir. J’en connais même qui ont voyagé en France ou en Italie tout exprès pour cela : d’autres se contentent de 1étudier au théâtre ; mais dans tous les cas il est difficile que l’imitation ait l’aisance et la souplesse de la nature. Il y a sans doute des acteurs anglais qui ont deviné par instinct cette branche de l’art mimique ; seulement ils sont rares, et ne font que mieux indiquer par là ce qui manque à leurs camarades.

Un de leurs grands mérites, si j’en juge par ce que j’ai vu et surtout par les traditions de la scène britannique, est le jeu de la physionomie et le don de se transformer âme et corps, comme on dit, en un autre personnage. On raconte que Hogarth et Garrick, étant un jour assis tête à tête dans une taverne de Londres,, exprimaient entre eux le regret que l’on n’eût point un portrait de Fielding. « Je pense, dit Garrick, que je pourrais imiter sa figure, » et il se mit aussitôt à faire son ancien ami. « David, s’écria Hogarth, au nom du ciel, ne bouge pas ; reste comme tu es là pendant quelques minutes, » et l’artiste, saisissant son crayon, dessina le croquis du seul portrait de Fielding, — celui qui figure en tête de la plupart des éditions de Tom Jones. Cette faculté était si merveilleuse que plus d’une fois au théâtre Mme Garrick elle-même ne reconnaissait point son mari. Le chien seul de Garrick ne se laissait point prendre aux déguisemens, et témoignait dans la loge par un éclair de joie que son maître était en scène. On m’a parlé d’un autre acteur anglais qui avait inventé plusieurs manières comiques de tourner le nez, et dont chacune faisait rire les spectateurs.

Parmi les acteurs vivans qui soutiennent la comédie anglaise à une hauteur respectable se distinguent, outre Buckstone et Robson, dont j’ai parlé, Charles Mathews, Toole, qu’il faut voir„ surtout dans Bob Cracket et dans le Distracted Manager (le Régisseur qui a perdu la tête), Compton, Rogers, Murray, David Fisher et Paul Bedford, qui n’est plus aujourd’hui que la moitié de lui-même ; l’autre moitié était Wright, un burlesque de premier ordre qui l’accompagnait presque toujours sur la scène, mais qui est mort il y a deux ou trois ans. Je ne veux m’arrêter d’ailleurs qu’à Charles Mathews, qui suffit à lui seul pour donner une idée du comédien anglais. Charles Mathews est le fils d’un acteur du même nom qui avait un talent prodigieux pour contrefaire la voix de différentes personnes, et sur lequel on raconte une foule d’aventures. Par une noire nuit de décembre, telle qu’il n’en existe peut-être qu’en Angleterre, le célèbre artiste avait été placé tout seul, et bien malgré lui, sur l’impériale d’une diligence qui allait d’Exeter à Plymouth. À peine le coche fut-il en route que la pluie se mit à tomber, une pluie froide et pénétrante. Charles Mathews le père n’avait ni manteau ni parapluie ; il résolut dès lors d’avoir recours à ses talens mimiques pour obtenir une place dans l’intérieur de la voiture. D’abord il fit semblant de bercer et de caresser dans ses bras un enfant dont les cris de plus en plus perçans arrivèrent, malgré le bruit des roues, aux oreilles des voyageurs qui étaient à couvert. Il se trouva parmi eux deux femmes, dont l’une était mère et dont l’autre était sur le point de le devenir. « Dieu ! s’écrièrent-elles, un enfant par le temps qu’il fait sur le toit de la diligence ! » L’une d’elles abaissa la vitre, et, avançant la tête dans le ciel noir et humide : « Ma bonne femme, dit-elle, passez-moi votre enfant. — Non, non, répondit Mathews en imitant la voix et la prononciation d’une Française ; ma petite Adolphine ne se séparera point de sa maman. » Sur quoi recommença un charivari de notes basses et aiguës entre la mère, qui voulait calmer l’enfant, et l’enfant, qui criait de plus belle. Comme l’alliance cordiale entre l’Angleterre et la France n’existait guère alors, les Anglaises ne manquèrent point de s’indigner contre la barbarie de cette femme française assez égoïste pour compromettre la vie de son nouveau-né. On accusa même de cette dureté de cœur la révolution française, qui avait perverti chez nous la nature humaine. Cependant, sans se laisser désarmer par les résistances de cette mauvaise mère, les ladies crièrent au conducteur d’arrêter les chevaux ; mais celui-ci refusa net, disant qu’il était lui-même trempé jusqu’aux os, et qu’il avait besoin de toute sa présence d’esprit pour ne pas perdre sa route dans une telle nuit. Alors un dialogue véhément s’engagea entre les voyageurs et la femme que l’on croyait placée sur l’impériale ; mais celle-ci menaça de jeter son enfant sur le chemin, si le petit ne s’apaisait point. On crut entendre enfin le bruit d’une chose qui tombe, puis un cri, et le silence se fit. L’horreur était au comble. Quand la diligence s’arrêta devant une auberge, Mathews descendit lestement de l’impériale et se glissa dans la cuisine pour se sécher au feu de la cheminée. On chercha partout la Française, et l’on alla même avec des lanternes allumées à la découverte de l’enfant que l’on supposait être gisant dans un des fossés de la route. Le magistrat de l’endroit accourut pour dresser procès-verbal ; mais Charles Mathews l’informa que la femme avait disparu et que c’était lui qui était seul responsable devant la loi. Cet étonnant acteur donnait à Londres, dans les derniers temps de sa vie, des représentations où il remplissait à lui seul toute la scène et amusait le public durant la soirée entière en imitant une foule de caractères et en prenant toute sorte de figures.

Son fils Charles Mathews, sans hériter des mêmes dons, est un acteur comique d’un rare talent. Comme on le destinait à la profession d’architecte, il voyagea tout jeune sur le continent, où il apprit quelques langues étrangères et fréquenta la meilleure société. Ce n’était pas pour rien toutefois qu’il avait du sang de comédien dans les veines, et dès l’âge de dix-huit ans il débutait à l’English Opera house pour le bénéfice d’un ami. Cet acteur a passé toute sa vie dans ce que les Anglais appellent les eaux bouillantes ; cela veut dire qu’après avoir fait plusieurs fortunes il les a toutes mangées l’une après l’autre, qu’il s’est vu depuis ce temps-là la proie des usuriers et des hommes de loi, qu’il a passé devant plusieurs cours pour arranger ou déranger ses affaires, et qu’il a soutenu pendant des années une lutte homérique contre les baillifs, — gardes du commerce. Au moment où ceux-ci l’attendaient dans la coulisse pour l’arrêter à la fin de la représentation, il s’esquivait par l’orchestre, traversait la salle enveloppé dans un manteau, et se mêlait à la foule, qui sortait alors du théâtre. Un camarade lui conseillait un jour de prendre un économe pour mettre de l’ordre dans ses finances. « Je l’ai fait, répondit-il ; j’ai pris à mon service un des meilleurs compteurs de la Cité et un régisseur habile : eh bien ! la conséquence a été qu’au bout de deux mois il me manquait 25,000 fr. de plus dans ma caisse ; le drôle s’est vanté plus tard de me les avoir volés sans que je m’en aperçusse. » Charles Mathews a été marié deux fois : une première fois, en 1838, à Mme Vestris, et une seconde fois, en Amérique, à mistress Davenport, la femme d’un autre acteur anglais de mérite, avec lequel elle avait divorcé. Malgré ses extravagances, Charles Mathews est un homme généralement aimé, même de ses créanciers, qui lui pardonnent volontiers, dit-on, à cause de son esprit et de sa belle humeur. Comme acteur comique, son style est véritablement sui generis ; rien ne ressemble sur la scène anglaise à la volubilité de sa parole, à l’activité de son jeu, qui ne laisse point un instant languir le spectateur, à l’aisance et à la familiarité de ses manières, toujours distinguées. Jusqu’ici Charles Mathews diffère de la plupart des comédiens de son pays, et se rapprocherait plutôt de l’école française ; on peut même soupçonner que Mme Vestris n’a point été étrangère à la direction de ses études théâtrales. À côté de cela, il personnifie admirablement ce que nos voisins appellent froid comme un concombre, cold as a cucumber. Véritable type de l’Anglais plaisant, il fait rire les autres sans jamais rire lui-même. Ce flegme impénétrable, cette froide assurance qui ne ressemble point du tout à notre effronterie française, cet aplomb persévérant qui ne se dément et ne s’ébranle devant aucune difficulté, sont autant de traits qui caractérisent bien à la fois l’acteur et la race anglo-saxonne. Comme plusieurs de ses confrères, Charles Mathews écrit ou du moins adapte pour lui-même quelques-unes des pièces où il joue le principal rôle.

Outre la comédie, les Anglais ont un autre genre qui a fait fureur sur la scène dans ces derniers temps, pour lequel le petit théâtre du Strand s’est acquis une réputation incontestable, et qui a reçu le nom de burlesque. Cette forme de pièce est la comédie d’à-propos ; elle porte sur des ridicules d’un jour, quelquefois même sur des. caractères invraisemblables ou qui forment du moins une exception dans la société. J’avoue n’avoir point un goût immodéré pour ce genre de farces, mais je comprends qu’en l’absence de drames et de comédies ayant une valeur littéraire, les burlesques, soutenues par la musique, la danse, le jeu des acteurs, le luxe des décors, une effusion d’idées, incohérentes, des parodies bouffonnes et toute sorte d’excentricités, aient séduit pour un temps le public de Londres. Une autre pièce de fantaisie ayant, selon moi, plus de rapports avec l’art est ce que les Anglais appellent l’extravaganza. Un jeune auteur dramatique de talent, M. William Brough, s’est frayé un sentier à lui dans cette savane des chimères. Le titre seul d’une de ses extravaganzas donnera une idée du genre : Endymion, ou le mauvais garçon qui a crié pour avoir la lune. Comme j’en suis à chercher les particularités du théâtre d’outre-mer ; je ne dois pas oublier les représentations où l’intérêt s’attache surtout à des acteurs de la race canine. À Drury-Lane Theatre, du temps même de Sheridan, dans une pièce de Reynolds intitulée la Caravane, un chien de Terre-Neuve appelé Carlo plongeait d’une hauteur considérable dans une pièce d’eau naturelle qui avait été disposée sur la scène tout exprès pour la circonstance ; il était censé sauver un enfant qui se noyait. à la fin de la première représentation, Sheridan entra dans le green room (foyer des acteurs), et tout le monde crut qu’il venait féliciter l’auteur de la pièce. « Où est-il ? s’écria Sheridan. — Il vient de sortir, répondit le souffleur. — Qui ? — L’auteur. — Bah ! je parle du chien, auteur, acteur et sauveur de Drury-Lane. » Aujourd’hui, il est vrai, l’intervention de la race canine dans le mélodrame ou la farce se trouve plus ou moins limitée aux petits théâtres de Londres. Ces chiens modèles protègent le faible et l’opprimé, veillent autour du cadavre de leur maître, et défendent sur la scène, avec une ardeur toute nationale, le drapeau de la vieille Angleterre. Je les désignerais volontiers au prix Monthyon, si jamais il s’en fondait un chez nos voisins. L’acteur aux chiens, player with dogs, constitue dans sa profession une spécialité curieuse. Lui seul, comme on le pense bien, peut obtenir sur la scène le concours de ces auxiliaires dramatiques dont les instincts se trouvent, pour ainsi dire, suspendus au mouvement de ses yeux. Il mène le plus souvent une vie errante, car on devine que ces sortes de pièces font de courtes apparitions dans les théâtres, et les chiens artistes ressemblent sous ce rapport aux étoiles du nouveau système, starring system, que nous avons vu pratiqué.par les grands acteurs et les grandes actrices. Dans ses voyages semés d’aventures et quelquefois de déceptions amères, il va de ville en ville avec sa troupe. Une des calamités trop fréquentes qui l’affligent le plus est la mort d’un de ses partners, car l’éducation de ces élèves dramatiques exige des soins et des peines considérables. « Plutôt que d’avoir perdu Fido, s’écriait l’un d’eux avec un accent de tristesse, j’aimerais mieux avoir perdu toute ma garde-robe et avoir oublié tous mes rôles. » C’était beaucoup dire, car ses rôles et sa garde-robe étaient tout ce qu’il possédait sur la terre.

La vie des acteurs en général ne présente-t-elle point dans la Grande-Bretagne quelques traits intéressans ? C’est ce que nous allons voir en étudiant les comédiens anglais dans leurs rapports avec le monde et le théâtre.


III

Un fait me frappe quand je compare la condition sociale des acteurs en Angleterre à celle qu’ils occupent sur le continent dans les états catholiques. Je remarque chez nos voisins que la profession théâtrale n’est point excommuniée par l’église. À première vue, cette différence semblera peut-être secondaire ; mais il n’en sera plus de même si l’on réfléchit à l’influence qu’exerce partout l’ordre religieux sur l’ordre civil. Qui oserait soutenir que, même au XIXe siècle, même après Voltaire et Rousseau, nos mœurs, nos préjugés et nos usages soient étrangers à nos anciennes croyances ? Eh bien ! non-seulement les comédiens anglais ne se trouvent séparés par aucune limite de l’église protestante, mais encore ils sont généralement bien vus par la partie éclairée du clergé national. Un théologien d’outre-mer a fait observer que saint Paul lui-même n’avait point craint de citer devant l’aréopage un vers des anciens tragiques grecs : :[13], rendant ainsi hommage à l’action civilisatrice du théâtre. Qui ne saisit la valeur de cet argument dans un pays où la Bible fait autorité ? L’année dernière, un membre de l’église anglicane, le révérend J. G. Young, présidait le meeting par lequel on célèbre ici la naissance de William Shakspeare. Le buste du grand auteur dramatique et de l’acteur figure d’ailleurs dans l’église de sa ville natale, Stratford-sur-Avon. Un autre clergyman, le révérend Sydney Smith, faisant allusion aux prétendus dangers du théâtre, demandait en riant si c’était un bon système hygiénique de ne jamais prendre l’air sous prétexte qu’on craignait d’attraper un rhume. Plusieurs grands acteurs, tels que John Kemble, ont compté des amis intimes parmi les ministres de l’église réformée. Charles Young vivait presque comme un membre de la famille chez l’évêque de Bath. Aujourd’hui même, dans les provinces, les chefs des cathédrales ne croient point déroger à leur dignité ecclésiastique en assistant avec une sorte de caractère officiel aux représentations du théâtre. Dans plus d’une occasion, la scène a offert de son côté ses aumônes et ses services au clergé anglican, qui ne les a jamais refusés. Une représentation dramatique donnée au Drury-Lane Theatre il y a quelques années jeta les fondemens de la société qui existe maintenant en Angleterre pour la propagation des Évangiles. C’est également un acteur qui institua le Dulwich College, œuvre toute religieuse, si la loi et les prophètes consistent, ainsi que dit le Christ, à aimer son prochain comme soi-même. Il est pourtant bien vrai que la chaire a dénoncé de temps en temps les tendances pernicieuses de la nouvelle école dramatique ; mais après tout les clergymen, en agissant ainsi, usaient d’un droit qui appartient à tout critique et à tout moraliste. On peut même dire qu’ils faisaient preuve de sollicitude envers une branche de l’art qu’ils cherchaient à relever et non à proscrire. La profession théâtrale a d’ailleurs un bouclier qui la couvrirait au besoin contre d’injustes attaques. Il ne faut pas perdre de vue que, dans la Grande-Bretagne, la reine est la tête du pouvoir spirituel ; or la reine, — et elle a bien raison, — protège les acteurs. L’état, on l’a vu, ne subventionne pas les théâtres ; mais le chef de l’état montre sa prédilection pour certains acteurs ou pour certaines pièces en fréquentant les théâtres qui lui semblent dignes d’intérêt. On a même remarqué que la reine ne regardait point sous ce rapport à l’importance de la salle. Sa présence exerce en pareil cas une influence considérable sur le succès de la troupe, et par plus d’un côté équivaut presque à une subvention. À combien d’Anglaises par exemple ai-je entendu dire que Colleen-Bawn devait être une bien belle chose, puisque la reine était allée la voir trois fois à l’Adelphi Theatre ! Il existe d’ailleurs au château de Windsor un théâtre particulier, où vont jouer successivement devant la cour les meilleurs acteurs et les meilleures actrices des théâtres de Londres.

Est-ce à dire pourtant que le théâtre en Angleterre n’ait point d’opposition à essuyer de la part de certaines idées religieuses ? Telle n’est certes point ma pensée : il faut distinguer dans le protestantisme anglais deux tendances bien tranchées, l’une nationale, et l’autre qu’on peut rapporter aux docteurs de Genève. Les vieilles rivalités des cavaliers et des têtes-rondes, de l’église haute et de l’église basse, ne se sont point éteintes, il s’en faut de beaucoup, dans la patrie de Cromwell. L’ancien levain de puritanisme me paraît surtout s’être réfugié, en ce qui regarde les théâtres, dans les sectes de méthodistes, hommes austères et respectables sans doute, mais à vues courtes et à préjugés tenaces. Une des plus vives diatribes contre l’art dramatique a même été lancée tout dernièrement par un prédicateur célèbre, M. Spurgeon, qui appartient à une autre branche de dissidens, connus en Angleterre sous le nom de baptists. Comme M. Spurgeon est un prédicateur éloquent, mais qui emprunte plusieurs de ses effets à l’action théâtrale, on s’est demandé s’il n’entrait point dans ses attaques un peu de jalousie de métier[14]. Un fait nouveau me paraît néanmoins de nature à réconcilier les anciennes inimitiés de la chaire et du théâtre. Depuis quelques années, l’habitude s’est introduite à Londres de louer les salles de spectacle à certains chefs de congrégations pendant la journée du dimanche. Qui s’est élevé contre cette innovation ? — Les sectes religieuses ? Non vraiment ; l’opposition est venue le plus souvent des acteurs, qui, sans doute irrités par d’anciens souvenirs, demandèrent de quel droit les ministres de la parole évangélique venaient envahir le domaine de la scène. « Était-ce bien, s’écrièrent-ils, aux fils des anciens puritains qu’il convenait de s’installer dans des lieux dénoncés par leurs pères ainsi que des antres d’infamie ? » Comme les directeurs trouvaient toutefois un avantage matériel à ne point laisser chômer leur salle le septième jour, ils ont pour la plupart conclu volontiers ces sortes de marchés. Aujourd’hui un assez grand nombre de théâtres de Londres se convertissent en églises le dimanche matin et le dimanche soir. Passant, il y a quelques jours, dans Shoreditch, devant le City Theatre, je fus arrêté par deux affiches qui frappèrent mes regards : l’une était l’affiche du spectacle de la semaine, l’autre était celle du service religieux qui se célébrait dans ce moment-là. Je connais même un Français qui, étant de passage à Londres et trouvant le dimanche fort ennuyeux, allait cherchant dans les rues quelque lieu de divertissement, quand, à sa grande surprise, il vit un théâtre ouvert. Il s’y glissa plein d’espoir ; mais, comme il ne savait pas un mot d’anglais, il se fit une idée assez vague de la représentation à laquelle il assistait. Tout ce qu’il conclut en sortant, c’est qu’il y avait trop peu de mise en scène, et que la tristesse du dimanche à Londres déteignait sans doute, ce jour-là, jusque sur les théâtres. Malgré les objections qu’on peut faire à ce mélange du sacré et du profane, je regarde volontiers le prêche dans les théâtres comme une innovation heureuse. La scène ne devient-elle point ainsi un terrain neutre sur lequel tendent à se rapprocher deux partis, dont l’un autrefois a détruit les salles de spectacle en Angleterre ? L’hospitalité que le théâtre accorde maintenant aux sectes religieuses ne doit-elle point leur apprendre que c’est une mauvaise politique de brûler la maison d’un voisin ou même d’un ennemi ? On peut un jour ou l’autre en avoir besoin pour soi-même.

L’année dernière, une comédie intitulée le Monde et le Théâtre (the World and the Stage) fut représentée à Haymarket, et n’obtint, malgré des situations assez touchantes, qu’un succès médiocre. La raison de cet échec est facile à saisir ; la pièce, étant un plaidoyer contre les injustices de l’opinion en ce qui regarde les acteurs et les actrices, s’appuyait, Dieu merci, sur un anachronisme. Il fut un temps, je le reconnais, où les comédiens et les comédiennes n’étaient guère admis en Angleterre dans la bonne société. Macklin, se rendant un jour dans un bureau d’assurance contre l’incendie, répondit au commis qui lu.demandait son nom : « Je ne suis que Charles Macklin, un vagabond par acte du parlement ; mais, comme un compliment pour le temps qui court, vous pouvez écrire Charles Macklin esquire, car ce sont deux termes synonymes. » Aujourd’hui cette boutade n’aurait aucun, sens, parce que les acteurs ne sont plus soumis à aucune surveillance ni à aucune restriction légale. Je dois même dire qu’en dépit de l’acte du parlement auquel Macklin faisait allusion, quelques comédiens du dernier siècle vivaient dès lors sur un pied de familiarité avec l’aristocratie anglaise. Quin, par exemple, soutenait avec les nobles de son temps une joyeuse guerre d’épigrammes. Un jour, cet acteur, qui était très corpulent, rencontra dans la ville de Bath lord Chesterfield, qui lui demanda d’où il venait ; « Je viens, répondit Quin, de dîner aux Trois-Tonnes. — Aux trois tonnes ? Reprit le duc ; il n’y en a que deux, puisque vous n’y êtes plus. » Cette fois ce fut l’acteur qui fut battu, mais il prit sa revanche dans une autre circonstance. Étant à dîner dans la même ville avec des hommes du monde, il lança dans la conversation une plaisanterie qui eut beaucoup de succès. Un noble qui était parmi les convives s’écria : « Quel malheur qu’un homme d’esprit comme vous soit un comédien ! — Voudriez-vous par hasard que je fusse un lord ? » répliqua l’acteur en rougissant de colère et en se redressant de toute sa hauteur. À présent les acteurs anglais n’ont plus aucune amertume contre les lords ni contre le titre assez vague d’esquire, car ils se croient tous plus ou moins des gentlemen. Le progrès des lumières et des institutions a très certainement renversé dans la Grande-Bretagne les anciennes barrières qui s’élevaient entre le monde et la profession théâtrale ; mais est-ce à dire pour cela que tous les préjugés se soient évanouis ? Je n’oserais point l’affirmer, car je sais qu’il y a deux ans à peine, un maître de pension refusait d’accueillir dans son établissement le fils d’un acteur justement estimé. C’est peut-être le cas de répéter après Alfred de Musset : Ignorant comme un maître d’école, car il y a beaucoup d’autres faits qui proclament un changement dans les mœurs. Il suffira de rappeler le grand dîner donné à Charles Kean par ses amis dans Saint-James’s Hall. Six cent cinquante nobles et gentlemen y assistaient. Le fauteuil du président était occupé par le duc de Newcastle ; il y avait sept, cents ladies dans les galeries, et Mme Charles Kean, à son entrée dans la salle du banquet, fut saluée par des applaudissemens enthousiastes. On objectera peut-être que, par son éducation et ses succès, M. Charles Kean forme une exception dans la carrière dramatique ; mais n’en est-il pas de même pour toutes les carrières libérales, où il n’y a que les talens exceptionnels qui se mêlent à l’aristocratie ? D’un autre côté, un membre du parlement anglais qui était dans de mauvaises affaires donna sa démission, et ne craignit point, il y a trois ans, de monter comme acteur sur les planches de plus d’un théâtre pour payer ses dettes.

Le changement des mœurs anglaises sera encore plus remarquable, si nous regardons à la vie des actrices. Autrefois le mariage leur était à peu près interdit. Une des premières femmes qui aient paru après la restauration sur la scène anglaise fut séduite par Aubery de Vere, le dernier duc d’Oxford, qui lui avait fait croire à un mariage secret. Elle ne tarda point à découvrir que ce mariage était faux, que le prêtre était un personnage déguisé et les témoins des domestiques au service du lord. En vain cette Roxane trompée (c’est le rôle qu’elle jouait dans le Siège de Rhodes, par Davenant) demanda-t-elle protection à la loi anglaise, en vain alla-t-elle même se jeter aux genoux du roi pour réclamer justice : le mariage d’un noble avec une actrice était alors si contraire aux idées reçues, qu’elle n’obtint aucune réparation. J’ajouterai même à regret que le séducteur mourut comblé d’honneurs et fut enterré dans l’abbaye de Westminster. Plus tard une autre actrice, miss Oldfield, malgré sa beauté, sa sagesse et ses talens, ne réussit point à se faire épouser des deux seuls hommes à qui elle s’était successivement attachée durant sa vie. L’un était Maynwaring, célèbre écrivain whig, à qui fut dédié un des volumes du Spectateur, l’autre était le général Churchill. Sa position équivoque avait d’ailleurs quelque chose de si intéressant, miss Oldfield observait si bien les devoirs du mariage sans être mariée, qu’elle était reçue dans la meilleure société, et même à la cour. Un des premiers nobles de la Grande-Bretagne qui ait eu le courage de rompre en visière avec le préjugé fut lord Peterborough ; il épousa en 1735 une fille de théâtre, Anastasia Robinson. Dès lors les mariages des hommes du monde avec les actrices devinrent plus fréquens, quoique rencontrant toujours une assez grande opposition dans les mœurs anglaises. Le père du célèbre George Canning, ayant pris pour femme miss Castello, qui jouait sur la scène, se brouilla pour toujours avec sa famille. George Canning n’en témoigna pas moins durant toute sa vie un grand respect pour sa mère, à laquelle il écrivait tous les dimanches, — le seul jour qu’il eût de libre. Dans ces dernières années au contraire, un assez grand nombre d’actrices dont nous pourrions citer les noms ont été élevées par mariage aux rangs supérieurs de la noblesse. Les journaux anglais annonçaient dernièrement la mort de la comtesse douairière de Craven, dans laquelle les amateurs de la scène ne manquèrent point de reconnaître miss Branton, qui appartenait autrefois à la troupe du Covent-Garden Theatre. Ces actrices anoblies par mariage quittent immédiatement les planches et honorent, dit-on, par leur conduite la nouvelle condition qui leur a été faite dans la société. Parmi les comédiennes anglaises qui continuent de jouer sur la scène, plusieurs aussi sont mariées à des médecins, à des hommes de lettres ou à des artistes. Le plus grand nombre d’entre elles retiennent leur nom de miss sous lequel le succès les a en quelque sorte fiancées au public. C’est ainsi qu’une des plus brillantes actrices du drame moderne et l’une des femmes du monde les plus accomplies, miss Wolgar, est Mme Mellon, l’épouse d’un des premiers musiciens de Londres. Il y a d’un autre côté beaucoup d’acteurs qui s’unissent à des actrices. Dans ce dernier cas, la femme prend le nom du mari et paraît avec lui sur la scène. Un de ces mariages entre acteur et actrice fut, il y a quelques années, l’occasion d’un événement tragique. Un jeune acteur assez pauvre, Crouther, avait réussi à gagner les bonnes grâces de miss Vincent, manageress du Victoria Theatre, belle, riche et menant un grand train dans Londres. Ils furent mariés ; mais, avant même de quitter l’église, l’acteur donna des signes non équivoques d’aliénation mentale. On attribua son délire à différentes causes : les uns présumèrent que c’était le changement de fortune qui lui avait tourné la tête ; d’autres affirmèrent qu’il avait dans un coin du cœur une autre affection qui le poursuivait comme un remords. Miss Vincent est morte depuis ce temps-là ; mais son mari vit encore, je crois, dans une maison de fous, lunatic asylum.

Un autre épisode conjugal fit grand bruit dans une ville d’Ecosse, et peut donner une idée du roman de la vie de théâtre en Angleterre, Ce soir-là, on jouait à l’Adelphi Theatre de Glasgow la Bataille de Sedgmoor, dans laquelle une actrice aimée du public, mistress de Bourgh, remplissait avec succès l’un des principaux rôles. Au moment où elle entrait en scène, un homme de haute taille, avec des airs militaires, se leva plusieurs fois au milieu du parterre sous le coup d’une agitation d’esprit bien visible, et enfin s’écria : « Ma femme ! par le ciel, ma femme ! » Les spectateurs autour de lui ne savaient que penser, surtout quand ils virent l’actrice s’évanouir. La représentation continua néanmoins ; mais durant un entr’acte M. Miller, alors directeur du théâtre, vint aborder l’inconnu qui l’avait troublée. « Cette actrice, lui dit-il, est engagée depuis trois ans dans mon corps dramatique, et, comme directeur, je dois protéger la réputation des membres de ma troupe. Je n’ai point l’honneur de connaître votre nom ; mais elle ne saurait être votre femme, car elle était mariée à un M. de Bourgh que j’ai vu mourir. — Je suis le lieutenant Lewis, reprit l’homme à la tournure militaire et au teint basané. Il m’est pénible d’apprendre que ma femme ait été mariée à un autre ; mais c’est un peu ma faute, ou du moins celle de notre étoile. En tout cas, j’ai besoin de la voir. » L’entrevue eut lieu en effet ; il résulta de leurs explications mutuelles que le lieutenant Lewis ne s’était point trompé : ils avaient été mariés très jeunes en Angleterre ; Lewis était alors un simple soldat, et la future mistress de Bourgh une débutante sur la scène. La naissance d’un enfant vint couronner leur union. Sur ces entrefaites, le régiment avait reçu l’ordre de partir pour les îles lointaines. En vain le jeune soldat demanda-t-il à emmener sa femme avec lui sur le navire : le nombre des permissions étant limité, il obtint seulement comme une faveur de ne point se séparer de son fils, qui avait alors trois ans. Le vaisseau partit, et durant une période de dix-neuf ans, par une négligence ou une fatalité qu’il est difficile d’expliquer, le mari et la femme n’entendirent plus parler l’un de l’autre. Leur fortune cependant avait beaucoup changé : le simple soldat s’était élevé par son courage et par sa bonne conduite au rang de lieutenant dans l’armée. Consolé par la société de son fils, il n’avait point songé à reprendre femme, quoiqu’il se crût bien veuf. L’actrice, qui avait fait de son côté des progrès au théâtre, ayant entendu dire que son mari avait été tué dans une bataille, s’était au contraire remariée. Son second mari était mort depuis dix-huit mois. Quant au lieutenant Lewis, il venait en ligne directe de Liverpool, où un navire de guerre l’avait enfin ramené dans son pays. Les anciens époux se remarièrent dans une chapelle de Glasgow, et Mme Lewis résolut de quitter la scène ; mais auparavant elle annonça sur l’affiche du théâtre une représentation d’adieu. Le lieutenant Lewis, qui avait quelque talent dramatique, joua lui-même ce soir-là le rôle de Jaffier dans Venise sauvée (Venice preserved). La salle était comble, car l’aventure avait ému toute la ville, et la représentation au bénéfice de l’actrice produisit beaucoup d’argent. Le lendemain, M. et Mme Lewis s’étaient retirés à Liverpool.

Le caractère des acteurs anglais a été tour à tour attaqué et loué outre mesure selon le point de vue auquel se plaçaient les moralistes. Je ne m’attacherai qu’aux faits. Les statistiques criminelles sont décidément en faveur du théâtre. Aucun membre de la profession n’a comparu devant les tribunaux de la Grande-Bretagne pour des actes graves, et surtout la main du bourreau ne s’est jamais étendue sur un comédien. Faut-il en conclure que les acteurs d’outremer soient exempts de défauts ? Ce ne serait point l’avis des anciens directeurs, qui reprochent surtout aux comédiens anglais l’esprit d’indépendance et la vanité. On dira peut-être que ce sont des traits de caractère par lesquels les acteurs se font reconnaître dans tous les pays ; mais en Angleterre ils forment une classe indépendante chez un peuple indépendant, et montrent de la vanité chez une nation trop fière pour être vaine. à la première de ces dispositions d’esprit il faut sans doute rapporter le peu de durée de leurs engagemens et leur vie errante. L’Angleterre compte parmi les célébrités du théâtre un assez grand nombre d’acteurs nomades qui apparaissent comme des ombres dans les différentes villes du royaume et qui s’en vont comme elles. Les îles britanniques semblent même un cercle trop étroit pour leur humeur aventureuse. Ces pèlerins de l’art dramatique voyagent jusqu’aux extrémités du monde. Il est vrai que la langue anglaise, répandue ainsi que la race saxonne dans les deux hémisphères, leur présente sous ce rapport un immense avantage. Un acteur de Londres passe en Australie ou en Amérique à peu près comme un comédien français se rendrait à Bruxelles. La Nouvelle-Hollande a des théâtres peuplés d’artistes anglais, dont l’un occupe même un siège dans le parlement de la colonie. Brooke, qui avait débuté il y a quelques années à Londres dans le rôle d’Othello avec grand éclat, partit un beau jour pour l’Australie, d’où il annonce aujourd’hui l’intention de revenir en Angleterre. Une comédienne de talent qui joue à Haymarket Théâtre, mistress Charles Young, avait été emmenée toute jeune par sa mère, également comédienne, dans cette île des paradoxes où elle a vécu dix-sept ans. Le Nouveau-Monde offre encore un champ plus vaste et plus fertile aux excursions des acteurs cosmopolites, si nombreux en Angleterre. C’est là que Charles Kemble avec sa fille, Charles Kean, Mathews et tant d’autres sont allés accroître ou réparer leur fortune. On raconte même des aventures amusantes sur la manière dont s’y prennent quelques acteurs anglais pour courtiser les bonnes grâces du peuple américain, ou, comme ils disent, de « frère Jonathan ». L’un d’eux ayant à réciter ces deux vers bien connus d’une tragédie de Shakspeare : « Maintenant l’hiver de nos malheurs se dissipera devant les rayons du nouveau soleil d’York, » imagina de changer l’idée du poète et de dire : « Maintenant l’hiver de nos malheurs se dissipera devant le soleil de New-York. »

Un ancien acteur anglais de Covent-Garden Theatre, qu’on désignait sous le nom de Chapman l’aîné, avait imaginé de construire lui-même, et à peu de frais un théâtre en Amérique ; il est bien vrai que c’était un théâtre flottant. L’entrepreneur se plaçait tous les ans sur un des points du Mississipi assez avancé dans l’intérieur des terres, là il bâtissait un édifice en bois qu’il chargeait sur un radeau avec des décorations, des costumes, et tout le matériel de la mise en scène. Le fleuve, très rapide au printemps, entraînait dans son cours cette salle de spectacle. À chaque village et devant chaque grande plantation, on s’arrêtait, on arborait une bannière, et l’on sonnait de la trompette. Les amateurs ne manquaient point, car il était connu que le théâtre ne reviendrait plus que l’année suivante. Quelquefois on rencontrait en chemin l’un des bateaux à vapeur qui se rendent à Louisville : c’était alors un jour de grande recette, car il y avait à bord un millier de passagers qui ne demandaient pas mieux que d’assister à la représentation pendant que le bateau chargeait du charbon de terre. Le corps dramatique se composait de la famille de Chapman, qui croissait et multipliait en dépit des alligators et de la fièvre jaune. Quand le théâtre, descendant toujours le Mississipi, atteignait la Nouvelle-Orléans, il n’était plus bon qu’à être démoli et vendu comme bois de chauffage, car il eût coûté trop cher de lui faire remonter le cours du fleuve. Le manager retournait alors par un steamer dans l’intérieur des terres, où il construisait un nouvel édifice flottant. Je ne crois pas que Chapman lui-même vive encore ; mais un Anglais, revenu dernièrement d’Amérique, m’assure avoir rencontré la famille de l’acteur, qui continue la même industrie.

La profession théâtrale est plus abandonnée en Angleterre que partout ailleurs au libre arbitre et à l’initiative personnelle. Il n’y a point de conservatoire ni aucune institution du même genre. Quiconque veut embrasser la carrière du théâtre doit suivre les leçons particulières que donnent à Londres d’anciens acteurs ou d’anciennes actrices, plus ou moins retirés de la scène. Pour s’assurer des élèves, miss Charming, ou toute autre, fait même annoncer dans les journaux qu’elle se propose d’ouvrir un théâtre dans les provinces pour la saison prochaine, et qu’elle engagera de préférence dans sa troupe ceux de ses pupilles qui auront montré le plus de dispositions. Après avoir reçu ce premier enseignement, les jeunes aspirans à la profession d’acteur se mêlent le plus souvent à des clubs dramatiques où ils jouent les chefs-d’œuvre du théâtre anglais. La grande affaire est alors de conclure un engagement. Il leur faut pour cela lire assidûment l’Era, qui est le moniteur des théâtres. Ils y trouveront des renseignemens sur tout ce qui peut intéresser le monde dramatique et des annonces comme celle-ci : « On demande un brigand. — Une lady sentimentale désire conclure un engagement ; ses conditions sont modérées. » Là se rencontre aussi l’adresse des agens de placemens dramatiques, lesquels se chargent d’écrire pour environ une demi-guinée le nom de l’aspirant sur leur livre et de lui procurer moyennant un bénéfice de 10 pour 100 les costumés et autres accessoires, props, dont il a besoin pour paraître avec honneur sur la scène. Les semaines, les mois se passent ; le candidat a du moins ses entrées dans le bureau de l’agent, et il en profite pour lui rendre de fréquentes visites. Enfin l’engagement arrive quelquefois. C’est naturellement dans un théâtre de province que le débutant commence sa carrière. Là il ne tarde pas à reconnaître qu’il y a beaucoup de clinquant et de fausses couleurs derrière la toile, non-seulement sur la robe et la joue des actrices, mais aussi sur toutes les choses de la vie. Les membres du corps dramatique sont payés à la semaine et touchent en général un bien maigre salaire ; heureux encore quand ils le reçoivent ! Un grand nombre des managers de province commencent la saison presque sans aucun capital ; ils se lancent donc dans une entreprise difficile à leurs risques et périls, mais aussi, ce qui est plus grave, aux risques et périls de la troupe. Après un ou deux mois, le front du directeur se rembrunit, et un samedi soir il annonce aux acteurs, assemblés dans le green room, qu’il ne peut plus payer à chacun d’eux que la moitié des honoraires convenus. Cette nouvelle est reçue avec un morne silence et en présage une plus mauvaise encore. Les recettes baissent de jour en jour ; les acteurs ne sont bientôt plus payés du tout, et le théâtre ferme avant la fin de la saison. Je suppose néanmoins que le débutant a eu le bonheur de contracter son engagement avec un manager sûr et habile : dans ce dernier cas, il lui faut se livrer à un effrayant travail de mémoire pour apprendre des rôles qui changent presque tous les soirs et voyager la nuit en omnibus d’une ville à l’autre, car il est rare que le même directeur n’exploite point à la fois plusieurs théâtres dans un rayon donné. Un des tourmens de cette troupe déjà si éprouvée est le plus souvent un vieil acteur aigri par de longs insuccès dramatiques, et que ses confrères désignent volontiers sous le nom de bore (cheville). Comme il a vu ou prétend avoir vu jouer tous les grands maîtres de la scène anglaise, il décourage les efforts des débutans en leur opposant dans chaque rôle l’exemple de Kean, de Liston ou de Bannister[15]. Le novice dans l’art théâtral aurait d’ailleurs tort de se plaindre des tribulations qu’il rencontre dans les provinces, puisque les acteurs célèbres ont tous passé par là. La seule espérance qui les soutenait et qui le soutient lui-même est de paraître un jour sur un des théâtres de la capitale. Seulement tout le monde ne va point à Corinthe, depuis surtout que Covent-Garden et Drury-Lane, les deux théâtres qui employaient le plus de monde, ont renoncé au drame.

Ne devons-nous pas dire un mot des actrices ? Après la restauration, dès que les femmes se furent montrées sur la scène anglaise, le dressing room des actrices (chambre de toilette) ne tarda point à être envahi par les seigneurs de la cour. Il fallut même un édit de Charles II pour faire cesser cet abus. Aujourd’hui l’intérieur des théâtres est à peu près interdit aux étrangers. Dans les provinces, certains managers exercent même sur leur famille d’acteurs et d’actrices une sorte d’autorité paternelle. Ils regardent comme un devoir ou comme leur intérêt de se constituer les gardiens des bonnes mœurs. Le plus souvent, cette surveillance du directeur ne sauve guère, il faut le dire, que les apparences. Je rencontre quelquefois dans les rues de Londres un homme encore jeune sous des cheveux blancs ; il regarde tout autour de lui avec des yeux fous et rentre le soir dans un lunatic asylum. Les chroniques du théâtre le désignent comme un gentleman riche et honorable que les extravagances, la coquetterie et les infidélités d’une comédienne anglaise ont réduit à ce triste état. Dans la petite ville de Rochester, un acteur qui était en même temps directeur du théâtre entra un jour sur la scène au moment où la troupe était en train de répéter un drame nouveau. Il tenait à la main un papier qu’il tendit d’un air à la fois sérieux et comique aux acteurs et aux actrices réunis autour de lui en s’écriant : « Eh bien ! que dites-vous de cela ? » C’était un billet de faire part imprimé par lequel sa femme, qui l’avait abandonné depuis longtemps et qui était engagée sur un des théâtres de Londres, lui annonçait la naissance d’un enfant qui portait son nom, en vertu de ce principe de droit : pater est quem nuptiœ demonstrant. Il ne faudrait point juger sur ce modèle toutes les actrices anglaises : il y en a qui honorent par leur conduite aussi bien que par leur talent la profession du théâtre. La vie domestique est si forte en Angleterre qu’elle résiste mieux qu’ailleurs dans tous les états aux mauvaises influences du dehors. Rentré chez lui, l’acteur est un homme du monde et très souvent un père de famille ; l’actrice est une femme, une mère ou pour le moins une fille qui a des devoirs à remplir envers la maison, et dans laquelle on aurait généralement de la peine à reconnaître la coquette et légère comédienne qu’on a vue figurer la veille sur la scène. La plupart des artistes anglais, hommes et femmes, tiennent beaucoup à maintenir une séparation absolue entre la vie de théâtre et la vie du foyer domestique. C’est même derrière cette limite que se retranchent leur indépendance et leur dignité personnelles. Un low comedian du premier ordre qui égayait tous les soirs le public de Londres, mais qui était dans son intérieur un homme très grave, avait fait venir de la campagne un valet de chambre ; avant de le retenir à son service, il avait posé pour condition que le domestique ne mettrait jamais les pieds dans une salle de spectacle. Ce dernier résista pendant longtemps à l’attrait du fruit défendu. Un matin cependant qu’il entrait comme à l’ordinaire dans la chambre à coucher de son maître, il partit d’un grand éclat de rire : « Malheureux ! s’écria l’acteur, tu m’as vu hier au théâtre ! » Et il le congédia, tant il tenait à s’assurer le respect et la considération de tout ce qui l’entourait.

Les artistes ne sont renommés dans aucun pays pour leur économie ni pour leur prévoyance ; c’est là leur moindre défaut. On cite pourtant en Angleterre, à commencer par Shakspeare lui-même, un assez grand nombre d’acteurs qui, après avoir gagné à la sueur de leur front une fortune honorable, ont su la conserver par une sage conduite, et se sont retirés à la fin de leur carrière dans une riche maison de campagne. J’aime surtout à voir que, dans la Grande-Bretagne, des institutions sont venues au secours du côté faible de la profession dramatique. Les unes, comme le dramatic Equestrian and Musical sick Fund, se proposent d’assister les diverses tribus de la famille théâtrale dans leurs maladies et leurs besoins immédiats. Cette société avance même, dans certains cas et sous certaines conditions, les frais de voyage à des comédiens ou à des comédiennes qui sans cela n’auraient point le moyen d’accepter un engagement dans les provinces. Quelques acteurs qui nagent maintenant dans le luxe et qui jouissent d’une certaine réputation ont été aidés à un moment donné par cette caisse de secours mutuels, car quel est l’artiste qui n’a point eu ses mauvais jours ? Il y a d’autres associations qui ont surtout en vue de soulager les infirmités de la vieillesse : tels sont le Drury-Lane theatrical Fund, établi par David Garrick, le Covent-Garden theatrical Fund et le Royal general theatrical Fund. Il s’attache un véritable intérêt à l’origine de quelques-unes de ces caisses d’épargne et de prévoyance fondées pour les artistes. Il y a plus d’un siècle et demi, un très bon instrumentiste allemand, nommé Caitch, était venu en Angleterre. Il fut d’abord soutenu et encouragé ; mais comme il manquait d’ordre, il finit par tomber dans une affreuse misère. Un jour, on le trouva mort dans Saint-James, Market. Peu de temps après, Festing, le célèbre violoniste, se trouvait avec d’autres musiciens à la porte de l’Orange Coffee-House, quand ils virent passer deux enfans qui chassaient devant eux des ânesses. On leur demanda qui ils étaient, et l’on reconnut bientôt en eux les orphelins du pauvre Caitch. D’abord Festing fit une souscription parmi ses amis pour venir en aide à ces enfans ; puis, ayant parlé au docteur Green et à d’autres compositeurs, il établit en 1713 une société pour secourir les musiciens indigens, ainsi que les veuves et les orphelins de la profession. En principe, ces caisses de secours se trouvent alimentées par des contributions assez légères que paient chaque mois les membres intéressés à recueillir un jour ou l’autre le bénéfice de leur prévoyance ; mais la caisse reçoit en outre des dons volontaires, et beaucoup parmi les souscripteurs n’attendent de leurs versemens que le plaisir d’obliger des confrères. Les acteurs et les actrices se distinguent par leur générosité. Mistress Jordan était à Chester, où elle venait de donner quelques représentations, quand elle apprit que sa blanchisseuse, une veuve avec trois petits enfans, venait d’être jetée en prison par un créancier impitoyable. Elle se rendit aussitôt chez le procureur (attorney) et paya la dette. Dans l’après-midi du même jour, elle se promenait sur les remparts de la ville avec sa domestique, lorsque la pluie l’obligea de chercher un abri sous l’un des porches en ruine qui surmontent le vieux mur romain. Là elle fut suivie par la veuve délivrée de prison et par ses enfans, qui se jetèrent à ses pieds en la remerciant. L’actrice essuya une larme, baisa le front des enfans, et glissant un souverain dans la main de la pauvre mère : « Plus un mot, dit-elle, et relevez-vous, ma bonne femme. » Quelqu’un avait été témoin de cette scène touchante, c’était un prêcheur méthodiste : « Madame, s’écria-t-il, pardonnez-moi la liberté que je prends de vous adresser la parole ; mais plût au ciel que toutes les femmes fussent comme vous ! — Vous n’en diriez sans doute pas autant si vous saviez qui je suis, reprit mistress Jordan avec un sourire. — Et qui êtes-vous donc ? — Je suis une actrice, et vous connaissez peut-être mon nom : mistress Jordan. — C’est dommage, ajouta le prêcheur en soupirant ; mais, qui que vous soyez, vous avez fait une bonne action, et j’espère que vos fautes vous seront pardonnées. » A-t-on le droit de se montrer plus sévère que le prêcheur méthodiste, et n’est-il pas juste de dire que les actrices anglaises rachètent beaucoup de faiblesses par leur charité ?

Une autre institution toute récente efface encore par ses services les diverses caisses de prévoyance qui se rattachent au monde théâtral : je parle du Dramatic College. L’idée de cette œuvre excellente appartient à un acteur, secrétaire de l’Adelphi Theatre, M. J. W. Anson, dont la bienfaisance est infatigable, et au directeur du même théâtre, M. Benjamin Webster. Il y a quelques années, un acteur nommé Alleyn avait fondé ce qu’on appelle en Angleterre un collège, c’est-à-dire une sorte de maison de refuge pour la vieillesse ; seulement le Dulwich College, quoique sorti en quelque façon du théâtre, n’avait guère profité aux membres de la profession dramatique. MM. Anson et Benjamin Webster résolurent d’élever à peu près sur le même modèle un établissement où les vieux acteurs et les vieilles actrices sans moyens d’existence trouveraient à reposer leur tête. Une telle résolution était d’autant plus louable qu’on a observé qu’en Angleterre les acteurs et les actrices atteignent un âge avancé. Macklin vécut plus de cent ans. Beaucoup d’autres sont également parvenus à une vieillesse très respectable. Cette longévité des artistes dramatiques, à laquelle on ne s’attendrait guère, si l’on considère les efforts et les luttes fiévreuses de leur existence, paraît néanmoins être un fait très certain dans tous les cas où le cours ordinaire de la nature n’a pas été interrompu par des excès, des privations ou des habitudes funestes[16]. Une longue vieillesse est, selon la Bible, une bénédiction de Dieu ; mais, pour qu’il en soit ainsi et pour qu’elle ne devienne point au contraire un fléau, il faut qu’elle s’appuie sur d’honnêtes loisirs et sur l’assurance d’un certain bien-être. C’est à procurer ces avantages aux acteurs que travaillent les membres fondateurs du Dramatic College. La première pierre de cet établissement a été posée l’année dernière par le mari de la reine. Aujourd’hui dix maisons construites de manière à former vingt logemens séparés et indépendans les uns des autres s’élèvent déjà sur une ancienne bruyère à Maybury. Il y aura un magnifique vestibule, une bibliothèque et d’autres salles communes. Dès que les travaux seront terminés, cet édifice, qu’on a surnommé avec raison le plus beau monument érigé à la mémoire de William Shakspeare, recevra, parmi les vieux acteurs et les vieilles actrices, des pensionnaires élus au scrutin par les gouverneurs à vie, life governors, et les souscripteurs annuels de la société. En attendant, les pensionnaires (car le collège existe en principe) reçoivent 14 shillings par semaine. Peut-être demandera-t-on comment une institution si large et si libérale a pu s’élever en si peu de temps. Tout le monde y a contribué : les sociétés dramatiques de prévoyance ont chacune fourni une somme ; des acteurs comme Charles Kean et Webster ont versé de leur bourse jusqu’à 250 livres sterling ; enfin les théâtres de Londres ont donné des représentations au bénéfice de l’œuvre. Une scène intéressante eut lieu l’année dernière au Crystal-Palace : c’était une fancy-fair (foire de fantaisie) dont les objets se vendaient au profit du Collège dramatique. Les plus belles et les plus célèbres actrices de Londres se trouvaient changées pour ce jour-là en boutiquières. Les moindres bagatelles se payaient un ou deux souverains, on n’avait jamais entendu parler de tels prix ; mais aussi qui avait jamais acheté à de telles marchandes ? Le Dramatic College ne se propose pas seulement de secourir et d’abriter la vieillesse ; il étendra aussi ses ailes sur les enfans des acteurs et des actrices. Il y aura pour eux une école à laquelle Webster a déjà rattaché, comme un souvenir honorable et comme une espérance, le nom de George Canning, fils d’une comédienne[17].

Les acteurs anglais ont la réputation de vivre longtemps ; mais enfin ils sont mortels, et, après avoir pourvu aux besoins de la vieillesse, il a fallu s’occuper de leur dernière demeure. L’église nationale, qui ne les a point excommuniés pendant la vie, ne leur refuse, après la mort, ni ses prières ni une place dans le cimetière de la paroisse. J’ai vu des Anglais instruits ne rien comprendre aux circonstances pénibles qui ont suivi la mort de Molière, tant de pareils actes d’intolérance s’éloignent de leurs mœurs et de leurs idées. Un acteur nommé Palmer mourut en 1798 sur la scène du Liverpool Theatre Royal, au moment où il jouait le principal rôle dans un drame anglais imité de Kotzebue. Ses funérailles eurent lieu avec tous les honneurs religieux, et sur la fosse on plaça une pierre avec cette inscription, tirée de la pièce de Kotzebue : There is another and a better world (il y a un monde meilleur). Plusieurs des célébrités de la scène anglaise reposent même dans l’abbaye de Westminster. À la mort de mistress Clive, une demande fut adressée au doyen et au chapitre de cette abbaye célèbre, pour que l’actrice fût inhumée dans l’église. La permission fut accordée ; l’un des chanoines fit seulement observer qu’il était temps de mettre une limite à l’ambition des acteurs pour les honneurs posthumes, « car autrement, ajouta-t-il, l’abbaye de Westminster deviendrait bientôt une sorte de foyer gothique (gothic green room). » Tous les membres de la profession, n’étant ni Garrick ni Henderson, ne vont pourtant point, après leur mort, dormir à côté des grands hommes d’état, des poètes célèbres, ni des philosophes renommés. Jusqu’à ces derniers temps, les acteurs anglais n’avaient point de cimetière à eux ; mais en 1855 un incident donna lieu à l’achat d’un terrain pour y rassembler la grande famille du théâtre. Dans la matinée de la Noël de 1855, Anson avait perdu une fille à la fleur de l’âge ; les sévères devoirs de la scène l’empêchèrent de l’enterrer pendant la semaine, car il devait jouer tous les soirs sur le théâtre et assister pendant la journée aux répétitions. Selon l’usage de beaucoup d’Anglais très occupés, il remit les funérailles au dimanche. La cérémonie eut lieu au cimetière de Woking. Au milieu de la grande nécropole de Londres, Anson fut tellement frappé de l’étendue et de la beauté des lieux, qu’il résolut d’obtenir pour ses confrères une place dans ce champ des morts. L’année suivante, il publia dans cette intention un almanach dramatique dont le succès fut considérable. Avec les profits de cette publication et l’assistance de la Sick Fund Association, il acheta un acre de terre qu’il fit planter avec beaucoup de goût, et auquel il donna le nom de Theatrical Allottment. L’inauguration eut lieu le 10 juin 1858, et Benjamin Webster présidait cette fête touchante, à laquelle assistaient plus de deux cents acteurs et actrices. La seconde personne enterrée dans le cimetière dramatique fut la femme de celui qui avait acheté le terrain, mistress Anson, qui mourut le 13 décembre 1857. L’acteur fit graver sur la tombe ce vers, tiré du Douaire fatal : « La bonté et elle habitent le même monument. »

La profession théâtrale tend, on le voit, à s’élever de jour en jour chez nos voisins ; je n’en voudrais pour témoignage que ces nobles institutions fondées par les acteurs eux-mêmes, et empreintes d’un profond caractère de dignité. Le public n’est point demeuré indifférent à des faits si remarquables. Toutes les classes de la société anglaise aiment le théâtre, toutes sont intéressées à ce que la vie des acteurs et des actrices s’honore par un sentiment moral, car c’est à la scène que tout le monde vient demander le soir quelques instans de récréation après ces heures de travail auxquelles n’échappe ici aucune existence privilégiée. Dans un pays où l’on ne sépare point le bien-être du progrès des mœurs, on a salué comme un bon présage de la renaissance du théâtre les efforts tentés par les divers artistes dramatiques pour améliorer leur condition sociale en s’appuyant sur la prévoyance, l’union et la charité. La conscience des devoirs envers le public forme déjà un des traits particuliers du comédien anglais. « Nous vivons pour plaire, » disait dernièrement l’un d’eux ; qu’ils y ajoutent dans le monde une conduite honorable, et l’on verra bientôt s’évanouir les derniers préjugés qui ne s’attachent déjà plus à la profession, mais à la vie des acteurs. Dans les idées des Anglais, cette réforme des habitudes devra même exercer une influence heureuse sur l’art. Vienne une œuvre dramatique digne de la nation qui a produit Shakspeare, et les acteurs anglais seront mieux préparés à interpréter sur la scène cet idéal du bien qu’ils auront poursuivi à travers les luttes et les difficultés d’une carrière orageuse.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez la livraison du 15 avril dernier.
  2. Sous ce dernier rapport, la pantomime anglaise se rapprocherait assez des revues de l’année telles qu’elles se jouent sur nos petits théâtres. Il y a pourtant des différences essentielles. Les Anglais nous reprochent de nous montrer timides dans l’absurde et dans le grotesque. Quand l’Anglais, lui, se mêle d’être extravagant, il l’est bien. Il ne recule devant aucune folie.
  3. Cette manie des spirit-manifestations a été remise à la mode, l’année dernière par un remarquable article publié dans le Cornhill Magazine et par les soirées de M. Home, auxquelles-se rendait toute l’aristocratie. J’ai assisté moi-même à l’une de ces séances privées ; mais comme c’était un dimanche, la table déclara être trop bonne sabbathérienne pour travailler ce jour-là.
  4. Pour comprendre la valeur de ce mot, il faut savoir que les principaux personnages de la pantomime sont durant toute la première partie de la pièce des chrysalides qu’une fée bienfaisante dégage de leur état d’imperfection en les touchant avec sa baguette. C’est alors que le clown, Arlequin, Pantalon et Colombine s’élancent, légers et aériens comme des papillons, vers une existence nouvelle. Cette scène de changement, pour laquelle on tient en réserve toutes les surprises de l’illusion, détermine généralement le succès de la pièce.
  5. Rien qu’à Covent-Garden, le théâtre, il est vrai, le plus renommé pour ce genre de divertissemens annuels, la pantomime coûte chaque année près de 700,000 livres sterling.
  6. L’artiste le plus renommé pour le dessin des masques et des costumes est M. Dykwynkin.
  7. Ainsi nommée parce que c’est le jour où les allumeurs de gaz, balayeurs des rues et autres serviteurs publics reçoivent leurs étrennes dans une sorte de boîte en fer-blanc, box.
  8. Une actrice, Mme Céleste, a pourtant régénéré le personnage mimique d’Arlequin en lui donnant des grâces délicates ; mais cette tentative isolée et venant d’une étrangère ne prouve rien contre le principe.
  9. Richard Flexmore avait débuté dès l’âge de onze ans. Il était marié à une Française, la fille du célèbre clown Auriol.
  10. Les managers ne font pas eux-mêmes de très brillantes affaires : en ce moment même, her Majesty’s Theatre et Drury-Lane sont fermés par suite de la faillite de M. Smith ; l’Olympic Theatre est fermé malgré l’habile direction de Mme Céleste ; le Saint-James Theatre est loué pour la saison d’été à une troupe française. Ce qui nuit beaucoup à la prospérité des théâtres de Londres est la somme énorme qu’il faut payer pour le loyer de la salle.
  11. Un des modèles du genre est la comédie de John Bull, par George Colman.>
  12. Nom populaire qu’on donne aux enfans de l’Ile d’Émeraude, Emerald isle.
  13. In ipso vivimus, et movemur, et sumus.
  14. Un acteur anglais s’est vengé spirituellement de M. Spurgeon en le jouant tout vif sur la scène. Buckstone, dans le Black Sheep, reproduit si bien la voix, les manières et pour ainsi dire la figure du célèbre prédicateur, que toute la salle le reconnaît à l’instant même.
  15. Des managers blanchis au service de la scène exercent même quelquefois dans les provinces une sorte de censure publique sur le talent de leurs artistes. J’assistais dans une petite ville à une représentation de la Dame de Lyons, quand le manager, impatienté des bévues de l’actrice qui remplissait le principal rôle, laissa échapper l’exclamation suivante : « Une grosse gourmande (j’adoucis l’expression anglaise) qui joue ce soir comme une pantoufle, parce qu’elle trouve que je ne l’ai point assez bourrée ce matin de beefsteak et de pommes de terre ! » Ce fut, comme on le pense bien, une tempête de rires et de sifflets dans toute la salle. Cependant le public finit par excuser l’inconvenance de cette sortie, parce que le directeur était un homme excentrique, mais juste, toujours prêt à louer ses sujets dramatiques quand ils faisaient bien et à les blâmer quand ils faisaient mal.
  16. Bannister était un jour sur le point de boire un verre d’eau-de-vie, quand son médecin lui fit observer que c’était le pire ennemi qu’il eût sur la terre. « Je sais cela, répondit l’acteur ; mais vous savez aussi que l’Écriture sainte nous commande d’aimer nos ennemis. » — Il n’en vécut pas moins assez vieux.
  17. Une triste circonstance n’a point été sans doute étrangère à cette sollicitude pour les enfans des acteurs. Un arlequin du City of London Theatre, le pauvre Stevens, mourut dernièrement dans la misère et en laissant un orphelin. Une vieille et excellente femme, mistress Collins, arracha l’enfant à la sombre charité du workhouse, et résolut de l’élever elle-même. Comme elle était dans le besoin et trop affaiblie par l’âge pour gagner beaucoup aux travaux d’aiguille, elle accepta les secours de quelques personnes bienfaisantes en faveur de son fils adoptif. Au nombre de ceux qui secoururent l’orphelin de l’acteur est un ministre protestant, M. Robert Nichelson.