L’ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XII.
L’INDUSTRIE DU PAPIER.
LES BOUTIQUES DE CHIFFONS, LES FABRIQUES DU KENT ET LA POSTE DE LONDRES.

Un moraliste anglais du XVIIe siècle, Thomas Fuller, a voulu retrouver le caractère des différentes nations de l’Europe dans la nature du papier qu’elles fabriquaient alors. Selon lui, le papier vénitien était élégant, subtil, et pour ainsi dire courtisan ; le papier français était léger et délicat ; le papier hollandais, corpulent et grossier, suçait l’encre comme une éponge, image en cela d’une race qui cherchait à absorber tout ce qu’elle touchait. Ne pourrait-on, d’après le même principe, distinguer dans le papier anglais, — lequel était encore rare du temps de Fuller, — quelques-uns des traits du caractère britannique, tels que la force et la consistance (steadiness) ? Sans nous arrêter d’ailleurs à ces analogies, n’est-il pas juste de dire qu’il est peu de produits auxquels l’industrie anglaise ait imprimé un cachet plus profond d’individualité ? Le papier de la Grande-Bretagne se reconnaît tout de suite à des qualités qui le distinguent. D’un autre côté, la fabrication du papier (paper making) est pour nos voisins une source de travail et de richesse. On a évalué dernièrement à quatre-vingt ou cent mille le nombre de mains, comme disent les Anglais, occupées dans les manufactures de papier de la Grande-Bretagne et de l’Irlande. La question du papier est même devenue, depuis quelques années, une grave question politique. Elle a été envisagée à tous les points de vue par les économistes, les négocians et les moralistes du royaume-uni. L’affranchissement du droit sur le papier n’a-t-il point eu dernièrement l’honneur périlleux de diviser la chambre des lords et la chambre des communes, d’agiter le pays par des meetings et d’emporter d’assaut, grâce à la force de l’opinion publique, la résistance des conservateurs ? À ceux qui proposaient de dégrever les objets de première nécessité, tels que le sucre et le thé, la nation anglaise a répondu : « Donnez-nous d’abord le papier à bon marché, » préférant ainsi les besoins de la vie intellectuelle à ceux même de la nourriture. Voilà bien assez de motifs, il me semble, pour accorder dans cette série d’études[1] une place à la fabrication du papier anglais.

L’industrie du paper making est pourtant, qui le croirait ? une industrie récente dans la Grande-Bretagne. Il suffira, pour le montrer, de tracer en peu de mots l’histoire de l’invention du papier et d’indiquer le moment où l’Angleterre a introduit chez elle une branche de travail qui porte aujourd’hui de si beaux fruits. En 1755 et 1763, la Société royale des sciences établie à Gœttingue offrit des prix considérables pour éclairer par des recherches l’origine très obscure de cette découverte : ses efforts furent couronnés de peu de succès. Selon les archéologues anglais, le papier doit son origine aux Chinois. De la Chine, où il est connu depuis deux mille ans et où il se fabriquait avec la substance du bambou, du mûrier et quelquefois du coton, il passa, dit-on, dans la Perse, et de la Perse dans l’Arabie. Il est assez difficile de suivre le cours de ces industries voyageuses qui ont traversé le monde, comme la graine semée par le vent. On peut néanmoins fixer deux points de départ d’où l’art de faire le papier a trouvé le chemin du cœur de l’Europe, — Constantinople et l’Espagne. De Constantinople, où il avait été transplanté par la main des Grecs, cet art s’est répandu en Italie par la voie de Venise, et plus tard en Allemagne. D’Espagne, où il avait été introduit par les Maures, il s’est propagé en France.

Dans cette question des origines, il ne faut d’ailleurs point confondre l’usage du papier avec la fabrication. L’usage du papier en Europe est très ancien. Selon quelques érudits, il existe en Italie des manuscrits sur papier de coton qui remonteraient aussi haut que le VIIIe siècle ; suivant d’autres, le seul manuscrit authentique sur papier est de 1050. Parmi les richesses archéologiques conservées à la Tour de Londres, on trouve une lettre adressée à Henri III et écrite avant 1222 sur du fort papier. Ces dates nous apprennent néanmoins peu de chose : d’abord rien ne prouve que les monumens parvenus jusqu’à nous soient les premiers du genre, et ensuite ils ne nous disent point le moment où le papier cessa d’être une marchandise exotique pour devenir un produit indigène. Le papier était d’abord connu en Europe sous le nom de parchemin grec. Il est facile de s’expliquer ce nom par les usages invariables de l’industrie. Quand une découverte succède à une autre, elle marche longtemps encore sur les brisées de celle qui l’a précédée, et s’efforce de lui ressembler dans la forme. C’est ainsi que le papier, destiné à détrôner plus tard toutes les autres matières industrielles sur lesquelles on avait coutume d’écrire, se donna humblement à l’origine pour un substitut du parchemin.

Les premières fabriques de papier établies en Europe étaient des fabriques de papier de coton. Il en existait une en Toscane dès le commencement du XIVe siècle. Une autre s’éleva en 1390, à Nuremberg, par les soins d’un certain Ulman Stromer, qui écrivit le premier, livre sur l’art de faire le papier. Tous ses ouvriers prêtaient le serment solennel de ne point apprendre aux autres le secret de la fabrication et de ne point en faire usage pour leur propre compte. Ce secret était si bien protégé dans toute l’Europe, que, deux ou trois siècles plus tard, les Hollandais prohibaient, sous peine de mort, l’exportation des moules à l’étranger. Ce fait seul n’explique-t-il point la lenteur avec laquelle se transmit un art dont les propriétaires se montraient l’un après l’autre si jaloux ? La fabrication du papier de linge suivit celle du papier de coton à une distance de quelques siècles. Cette innovation paraît d’ailleurs avoir été successive, les anciens fabricans ayant mêlé d’abord dans leur papier le chiffon de coton et le chiffon de linge, jusqu’à ce qu’ils fissent de ce dernier un usage à part. Quoi qu’il en soit, l’usage du papier devint commun à partir de ce moment-là dans toute l’Europe. Il était temps, s’écrient les économistes protestans de l’Angleterre, et jamais découverte ne vint plus à propos, car les moines étaient en train de détruire les trésors de la littérature grecque et latine en effaçant sur les parchemins, alors assez coûteux, le texte des auteurs de l’antiquité, pour le remplacer par des légendes et des chroniques puériles. Un clergyman du dernier siècle a même écrit un traité sur cette question : « la découverte du papier n’a-t-elle pas été plus utile que celle de l’imprimerie à la cause de la réforme religieuse et au progrès des lumières ? » Sans s’arrêter à un parallèle inutile entre les services qu’ont rendus à l’esprit humain ces deux auxiliaires et sans discuter les titres plus ou moins grands qu’ils peuvent avoir l’un et l’autre à notre reconnaissance, on peut très bien proclamer que l’invention du papier de linge n’a point été étrangère à l’histoire des idées qui ont renouvelé la face du monde au XVIe siècle.

Jusqu’ici, la Grande-Bretagne n’avait nullement participé à une industrie qui florissait déjà chez les différentes nations du continent. Ce ne fut que vers la fin du XVIe siècle qu’elle vit construire dans ses îles, et encore par la main d’un étranger, le plus ancien moulin à papier, paper mill, dont il reste des traces authentiques. La nouvelle branche de manufacture se développa lentement, et longtemps encore l’Angleterre reçut son papier de l’Italie, de l’Allemagne, de la France et de la Hollande. Guillaume III, d’accord avec le parlement, octroya une patente et des privilèges aux huguenots réfugiés en Angleterre, pour les encourager à y établir des manufactures de papier. Vers 1695, une compagnie se forma en Écosse afin de féconder par des capitaux cette nouvelle source d’industrie. En 1749, un certain Francis Joy reçut du parlement une somme de 200 livres sterling à titre de récompense, pour avoir introduit la première machine à papier qui ait travaillé dans le nord de l’Irlande. Il faut croire que, malgré ces tentatives, l’art de fabriquer le papier fit d’abord très peu de progrès dans le royaume-uni, puisque les écrivains anglais du dernier siècle se plaignaient généralement de ce que le pays était encore tributaire de l’étranger pour sa provision annuelle de papier et payait au continent des sommes énormes. Cette palme de l’industrie britannique n’atteignit un certain degré de perfection que de 1760 à 1765 ; ce fut grâce à un fabricant nommé James Whatman, qui avait établi ses moulins à Maidstone, dans le Kent. Avant d’être chef de manufacture, Whatman avait été officier dans la milice ; il avait aussi voyagé en Hollande, où il appartenait à la suite de l’ambassadeur anglais. Là il visita les fabriques de papier et recueillit les documens sur lesquels devait travailler son génie. De retour dans la Grande-Bretagne, il y fonda une réputation qui dure encore[2]. Je me hâte d’arriver aux temps modernes, La machine à papier continu, inventée par un Français, Louis Robert, fut introduite en Angleterre, au commencement de ce siècle, par John Gamble, beau-frère de M. Didot, qui était alors propriétaire des manufactures de papier d’Essonne. John Gamble s’entendit avec un célèbre papetier de Londres, Henri Fourdrinier, qui dépensa des sommes énormes à perfectionner la machine. Il succomba dans la lutte et fit faillite ; mais, grâce à ses pertes et à son désastre commercial, l’invention triompha. De combien d’autres progrès fut-elle suivie ! J’ai connu en France un homme d’un esprit élevé, M. l’abbé Frère, qui avait un système à lui sur ce qu’il appelait les périodes sociales. Selon ses calculs, la France était dans l’âge des applications, tandis que l’Angleterre était dans l’âge du perfectionnement. Sans discuter un tel système, je puis dire que ses vues me semblent justes en ce qui regarde l’industrie du papier. Les Anglais ont incontestablement emprunté leurs procédés de fabrication à toute l’Europe, mais ils les ont marqués d’un cachet d’amélioration qui leur appartient. On sera d’ailleurs à même de se former tout d’abord une idée de l’importance qu’occupe aujourd’hui cette branche d’industrie dans la Grande-Bretagne par le chiffre des capitaux qui se trouvent engagés dans les manufactures de papier. Ce chiffre a été évalué tout dernièrement de 7 à 9 millions de livres sterling.

Le papier anglais peut être étudié à trois points de vue, avant, pendant et après la fabrication. Avant, c’est du chiffon, et cette base industrielle donne lieu à un commerce intérieur et extérieur fort étendu, car, outre ses propres chiffons, l’Angleterre recueille les chiffons du monde entier, excepté jusqu’ici ceux de la France et de la Belgique. Les fabriques ou moulins à papier existent sur toute la surface de la Grande-Bretagne, quoiqu’ils affectionnent surtout les eaux vives du Kent, du Buckshire, du Hertshire, et en Écosse les bords de l’Esk ; mais c’est à Londres seulement que nous pourrons nous faire une idée de la consommation de ce produit industriel.


I.

Dans l’une des rues de Deptford, un village situé à trois milles de Londres, je m’arrêtai un jour devant une boutique chargée d’inscriptions et d’hiéroglyphes. Au-dessus de la porte, à une quinzaine de pieds du sol, pendait attaché à un croc de fer un affreux mannequin. C’était une sorte de poupée monstrueuse à trois têtes peintes en noir et couronnées d’une chevelure de crin. Sur cette figure de bois grossièrement sculptée, la hache ou le ciseau avait exagéré les traits de la race éthiopienne, un nez aplati et de grosses lèvres. Il n’y avait ni jambes ni bras, mais le corps était indiqué par trois cerceaux recouverts d’une toile écrue. On eût dit une idole, un hideux fétiche taillé dans un tronc d’arbre par les nègres du Congo. Une autre circonstance arrêta ma vue : c’était un os énorme fixé aux volets par une barre de fer, et qui semblait le débris de quelque colosse antédiluvien. Sur cette relique usée par le vent et la pluie, mais qui, toutes réflexions faites, pouvait avoir appartenu à un cheval ou à un bœuf, était écrit en lettres rouges : « Dépêche-toi de me vendre tes os. » Je lus aussi sur une feuille de carton : « Vends-moi ta graisse. » Ces inscriptions n’avaient rien de très rassurant, et si je m’étais trouvé dans le village de Fan, où M. du Chaillu a dû passer un mauvais quart d’heure[3], j’aurais cru volontiers qu’on en voulait à ma vie. Quoique la rue fût triste et sombre, que les figures autour de moi eussent l’aspect sinistre de la misère, et que la maison devant laquelle j’étais arrêté me montrât une physionomie suspecte, je savais bien pourtant que je ne vivais pas dans un pays d’anthropophages. Des feuilles de papier collées à toutes les vitres de la boutique et chargées d’écriture à la main ou d’images grossièrement coloriées ne tardèrent point d’ailleurs à dissiper tous mes doutes. C’était un cours d’économie domestique en prose, en vers, en caricatures, lequel se réduisait, il est vrai, à un seul précepte, celui de ne rien laisser perdre dans le ménage ; mais ce précepte unique se trouvait illustré par une foule d’exemples plus ou moins pittoresques. L’une des gravures représentait d’un côté une jeune femme maigre, longue, raide et serrée dans sa robe collante comme dans un linceul ; d’un autre côté, on voyait la même femme avec une énorme jupe de crinoline et des vêtemens à la mode, poussant devant elle une brouette chargée de sacs pleins et gonflés. Un jeune homme s’arrêtait étonné du changement qui avait eu lieu dans la toilette et les contours de cette belle à peine reconnaissable, et lui en demandait naïvement la cause. « Vous voyez, répondait-elle en montrant avec fierté sa brouette et ses sacs, maintenant je vends mes chiffons. » J’avais donc devant les yeux une de ces boutiques connues sous le nom de rag and bottle shops, qui achètent tous les objets de rebut. À en croire les affiches, cet établissement, qui m’avait d’abord repoussé par un air sauvage, exerçait une heureuse influence sur la moralité publique. Dans les ménages troublés, il rétablissait la bonne intelligence entre la femme et le mari par le lien sacré de l’économie ; il contribuait au progrès des sciences en leur fournissant les matières usées que renouvellent la chimie et les arts industriels ; il préparait même la paix universelle en contribuant à la fabrication du papier, qui, d’accord avec l’imprimerie, doit émanciper tous les esclaves et réconcilier toutes les nations. Je commençais donc à revenir d’une première impression malveillante et à penser que le rag and bottle shop (boutique de chiffons et de vieilles bouteilles) était une succursale de la caisse d’épargne, quand un fait ébranla ma confiance. Un homme et une femme en haillons, courbés tous les deux, quoique jeunes encore, entrèrent dans ce que plus d’un Anglais appelle la chambre des horreurs. Je me demandais ce qu’ils allaient faire là, car ils n’avaient ni sac ni paquet (je ne parle point, et pour cause, de la hotte du chiffonnier, qui est inconnue en Angleterre) ; l’homme portait des souliers à jour et la femme un vieux châle troué dans le dos. L’expérience m’apprit bientôt que la misère, si dénuée qu’elle soit, a toujours quelque chose à vendre : après quelques minutes, — le temps de conclure un marché, — l’homme sortit pieds nus et la femme n’avait plus de châle. Ils se dirigèrent ensuite tous les deux, à quelques pas de là, vers un public house où ils burent sur le comptoir un petit verre de gin.

À Dieu ne plaise toutefois que je médise de ces pauvres gens, car ils m’avaient donné une idée ! Depuis quelques instans, j’avais un vif désir d’entrer dans la boutique pour demander au maître quelques renseignemens sur son enseigne et sur son commerce. L’homme n’avait point la mine engageante, et j’avais beau chercher, je ne trouvais aucun prétexte convenable pour m’introduire. Ce que je venais de voir me mit sur la trace : je me demandai si je n’avais pas aussi quelque chose à vendre. J’entrai donc délibérément et tirai de ma poche un foulard. L’homme l’examina d’un air peu flatteur. « La soie, me dit-il, n’est bonne à rien ; c’est une fainéante : une fois vieille (il appuya sur le mot), nous ne saurions en tirer aucun service. À la bonne heure si c’était du linge. » Pour l’honneur de mon foulard, je ne dirai point le prix qu’il m’offrit et que je m’empressai d’accepter sans réflexions. Ce marché, si peu important qu’il fût, ne laissa point que de dérider le visage maussade et, si j’osais risquer ce mot, déguenillé du maître de ces lieux. J’en profitai pour lui demander l’origine de la figure noire qui surmonte de temps immémorial les rag and bottle shops dans les quartiers populeux. « L’origine, me répondit-il, ce n’est point moi qui l’ai inventée, je ne suis point un savant ; mais j’ai entendu dire qu’une jeune femme s’en alla un jour dans les pays lointains à la recherche de son amant ; au bout de quelques années, pour une cause ou pour une autre, elle revint en Angleterre avec un enfant noir. Supposons qu’elle l’avait trouvé sur le chemin, car il faut toujours être charitable envers les femmes. D’autres racontent qu’elle l’avait amené pour en faire une spéculation ; mais, reconnaissant que les enfans noirs n’avaient point de valeur en Angleterre, elle l’enveloppa dans un paquet de chiffons et vendit le tout à l’un des premiers établissemens de notre spécialité qui aient existé dans ce pays… C’était dans cette même rue, car Deptford, comme tout le monde sait, a eu l’honneur d’être le berceau de notre commerce. Il faut croire que les marmots étaient alors plus tranquilles qu’ils ne le sont aujourd’hui, puisque celui-ci ne cria point tout d’abord dans la boutique et laissa même à la femme le temps de s’esquiver. On ne tarda pourtant point à le découvrir et on l’éleva par charité. Cet enfant noir se trouva être une fille qui, étant devenue grande, se maria. Elle alla s’établir à Londres où elle fit fortune dans le commerce des bouteilles et des chiffons. La tradition veut même qu’elle ait été l’aïeule de tous les marchands qui existent maintenant dans la grande ville. Les boutiques de cette sorte qu’elle fonda par elle-même et par ses enfans étaient d’abord au nombre de cinquante : elles ont crû et multiplié depuis ce temps-là, comme vous voyez. Il est maintenant facile de saisir pourquoi nous suspendons une poupée noire à notre porte. — C’est bien, lui dis-je ; mais cela ne m’explique point les trois têtes, à moins que ce ne soit un signe de la fécondité de cette négresse. — Justement, reprit-il ; ne vous ai-je point dit qu’elle avait été la grand’mère des grand’mères de tous les marchands en vieux, dont le commerce, propagé de ville en ville, s’étend à présent sur les trois royaumes, l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande[4] ? »

Pour la première fois je commençai à jeter un regard sur les objets sans nom dont j’étais entouré. Il y avait à cela une raison bien simple : l’intérieur de la boutique était si noir, grâce à la disposition des lieux et aux feuilles de papier qui masquaient les vitres, qu’il me fallut un certain temps pour accoutumer mes yeux à l’obscurité. C’était à peine si je pouvais voir mon interlocuteur, dont la figure brune et à gros traits plaidait du reste en faveur de l’authenticité de la légende. Un rayon de lumière qui filtrait par la porte entr’ouverte de la rue me mit pourtant à même de me reconnaître et de passer en revue ce réceptacle de toutes les misères, de toutes les décrépitudes et de tous les rebuts. On y lisait sur les murs l’histoire de la grandeur et de la décadence de tous les objets qui se rapportent à la toilette des femmes. Le désordre ajoutait encore à la tristesse et à la flétrissure des vêtemens. Il y avait des robes de toutes les couleurs, des chapeaux couverts d’un voile qui ne cachait plus que leur misère, des souliers de satin éculés qui avaient dansé plusieurs hivers, des rubans qui conservaient un air de coquetterie fanée, des masques de velours noir qui gardaient un air de folie, jetés pêle-mêle avec des habits de soldats anglais qui avaient peut-être vu le feu à Balaclava. Toutes ces vieilleries, pour lesquelles le lien des temps, des lieux et des associations naturelles était rompu, avaient je ne sais quoi d’horrible et de mélancolique. Le bottle and rag shop, malgré sa laideur et sa malpropreté, eût été de nature à provoquer les réflexions d’un philosophe. Ces habits, qui n’avaient presque plus de forme, n’avaient-ils point vécu de la vie des personnes ? n’avaient-ils point assisté aux joies et aux douleurs, aux fêtes et aux drames de l’humanité ?

L’imagination pouvait travailler sur un bout de jarretière brodée, sur un reste de corset, sur un bracelet de cheveux dont la fermeture en chrysocale était cassée. Au milieu de ce pandémonium des vieux habits, des os et des verres brisés, les chiffons, surtout les chiffons blancs, occupaient une place d’honneur. C’étaient évidemment les favoris du maître. « Je vois, lui dis-je, que votre commerce ne va point mal. » L’homme prit un air contrit : « Je n’ai point coutume de me plaindre, répondit-il, quoique je paie bien cher pour tout ce que j’achète. C’est surtout avec les pauvres que nous faisons des affaires, et Dieu merci ! ils ne manquent point dans le voisinage. Si vous voulez me promettre de me vendre à l’avenir vos chiffons et vos vieux papiers, je vous montrerai mon établissement. » J’acceptai de grand cœur la proposition, et nous parcourûmes des chambres, des alcôves et une cour tout encombrées d’objets sur lesquels on pouvait suivre les dégradations successives de la misère et de la caducité. D’un grenier noir où le vent agitait toute sorte de lambeaux informes pendus à des cordes, — véritable danse macabre des haillons, — nous descendîmes dans une espèce de cave éclairée par une fenêtre ouverte sur la rue, et où deux hommes étaient occupés à faire le triage des chiffons. Le marchand m’expliqua que jusqu’ici les divers morceaux d’étoffe étaient plus ou moins confondus dans le même tas, comme les morts dans le cimetière. La cave où nous étions était la vallée de Josaphat où devait avoir lieu le jugement dernier des chiffons rassemblés de tous les coins du globe. « Il y a donc, lui demandai-je, des bons et des mauvais ? — Certainement, reprit l’homme d’un air grave. Les chiffons se classent dans notre commerce par ordre d’utilité ; chacun d’eux a sa valeur, son emploi, sa destination. Les étoffes que vous estimez le plus, quand elles sont neuves, sont généralement celles dont nous faisons le moins de cas. Le velours, par exemple, qui vous a des airs de grand seigneur, et la soie, qui fait tant son orgueilleuse, ne peuvent être transformés par l’industrie, quand l’un et l’autre ont accompli leur temps. Le drap et les étoffes de laine, qui coûtent pourtant assez cher, ne sont bons dans leur vieillesse qu’à faire une sorte de bure ou de drap grossier avec lequel on habille les pensionnaires du workhouse, les prisonniers et les enfans trouvés. Il existe maintenant une machine qui tourmente les chiffons de drap et en tire une sorte de fibre connue sous le nom de poussière du diable (devil’s dust), — et ce nom n’est-il pas bien trouvé, car il n’y a que les pauvres diables qui achètent à vil prix une telle étoffe ? Autrefois ces mêmes objets de rebut servaient seulement d’engrais pour fertiliser les terres. Parlez-moi au contraire du coton, et surtout de la toile ! Voilà des chiffons qui, malgré leur humble apparence, ont la valeur du mérite obscur et méconnu. N’est-ce point grâce à eux que se fait le papier sur lequel nos poètes, nos musiciens, nos artistes déposent les signes de la pensée qui les rend immortels ? Qu’est-ce que le contrat de mariage sur lequel notre précieuse reine elle-même a écrit son nom ? Du chiffon, monsieur. Qu’est-ce que les billets de banque, les livres de commerce, le grand livre de la dette publique ? Des chiffons, toujours des chiffons. Comprenez-vous maintenant la dignité de ces choses-là ? » Et son pied désignait un tas de vieux linges auxquels les deux ouvriers étaient en train de donner la forme de chiffons, c’est-à-dire de leur enlever, en les coupant et en les déchirant, toute forme relative à nos usages.

L’emphase avec laquelle le rag and bottle shop keeper venait de me réciter quelques-unes de ses affiches ne m’étonna point, car je savais que ces marchands, malgré leur peu de grammaire anglaise, ont presque tous des prétentions au bel esprit. Je proposai même de lui acheter une collection de caricatures grossièrement coloriées dont il avait les doubles. C’était une histoire des événemens politiques, des modes et des ridicules du jour, quelquefois même des mœurs anglaises, avec une conclusion et une morale invariables qui se rapportaient toujours à la vente des chiffons et des autres articles de rebut. Le dernier événement auquel il était fait allusion était la guerre de la Chine. On voyait sur une feuille de mauvais papier M. Punch, suivi par l’inévitable chien Toby, et chargé d’un énorme sac qui contenait évidemment le produit du pillage dans le Céleste-Empire. Il n’avait pas perdu de temps, car le vaisseau d’où il venait de débarquer se montrait à distance. Punch et son chien étaient reçus à bras ouverts par l’acheteur, qui se tenait, pour leur souhaiter la bienvenue, sur le pas de sa boutique. En remontant, le maître et moi, dans la chambre obscure qui servait de sanctuaire à tous les débris et à toutes les guenilles, nous trouvâmes un troisième personnage. C’était un vulgaire street grubber, je veux dire un de ces hommes qui courent les villes et les campagnes avec un sac sur le dos, et dont le cri est bien connu dans toute l’Angleterre : Rags and bones ! Ils vont, achetant en effet de maison en maison des chiffons et des os ; — que n’achètent-ils pas ! Je compris que celui-ci venait conclure un marché avec le maître de la boutique, et je sortis pour ne point gêner leurs transactions, bien décidé du reste à ne point perdre de vue un homme qui me représentait un autre côté du commerce en vieux. Ce dernier était un acheteur nomade, le Juif errant de la profession. Après quelques instans, il reparut sur le seuil de la boutique avec son sac vide et l’air mécontent. Je l’abordai en lui demandant si les marchands établis ne rançonnaient et n’exploitaient point les pauvres collecteurs de chiffons. Comme cette question banale faisait sans doute écho à sa pensée, il consentit à entrer en conversation avec moi. Son visage ne tarda point d’ailleurs à se dérider, car c’était un philosophe insouciant, une sorte de Diogène qui ne couchait point dans un tonneau, — quoiqu’il se vantât d’avoir défoncé plus d’un baril de bière, — mais qui dormait la nuit dans les low lodging houses. Chemin faisant, il me raconta un peu son histoire, en y mêlant des traits d’esprit et de sentiment qui me firent craindre que l’ambition de la poésie n’eût gâté tout le commerce des chiffons. « Je suis né, me dit-il, à quelques milles d’ici, dans la petite ville de Bromley. J’avais travaillé à la terre dans mon enfance, et je passai ensuite par vingt états sans m’arrêter à aucun, tant j’étais faible et paresseux. Mon père et ma mère avaient oublié de m’apprendre à lire ; sans cela, j’aurais peut-être fait un savant. Toujours est-il que je me trouvai grand et déjà jeune homme avant de connaître les moyens de gagner ma vie. J’errais ou plutôt je vagabondais un jour, pieds nus, dans une étroite lane[5] qui tourne au pied d’un bois dans les environs de Plumstead et qui s’enfonce entre deux haies vives. Une lourde charrette pesamment chargée de foin marchait devant moi, traînée par trois chevaux, et laissait çà et là des poignées de fourrage aux hautes broussailles qui bordaient le chemin. J’y fis d’abord peu d’attention ; mais, repassant un ou deux jours après par la même route, je vis les oiseaux, ces chiffonniers de l’air, qui cueillaient avec leur bec les brins de foin engagés dans l’épaisseur de la haie. Ce fut comme un avis du ciel : je me demandai s’il n’y avait pas aussi pour moi quelque chose à ramasser par le monde. Au bout d’une semaine, je fis la rencontre d’un vieux ragman qui courait les villages du Kent : je me gardai bien de lui parler de la réflexion que m’avaient inspirée les oiseaux ; mais il comprit pourtant que j’avais besoin de faire mon nid. Il me proposa de m’apprendre le commerce, à la condition qu’il réglerait lui-même tous les soirs le partage des bénéfices. C’était un brave homme qui me laissait de temps en temps un os à ronger. Il connaissait toutes les maisons d’alentour, était fort bien avec les servantes, auxquelles il glissait toujours le mot pour rire, et savait tirer parti d’un honnête penny. Nous ne tardâmes point à nous séparer ; il l’avait prévu, et sans m’adresser de vains reproches : « Tout ce que je te demande, me dit-il, c’est de ne point marcher sur mes brisées. Il faut que tout le monde vive : je ne chasserai point sur tes terres, ne chasse point sur les miennes. » Nous convînmes chacun du rayon que nous devions exploiter, et nous nous quittâmes après avoir bu de bon cœur un verre de wisky à notre prospérité mutuelle. Depuis ce jour-là, j’ai toujours vécu à la fortune du sac. Il y a de bons et de mauvais jours, car la chance est pour beaucoup dans notre commerce. Je n’ai point eu le bonheur de quelques-uns de mes camarades qui voyagent avec une charrette et un âne. Je vais à pied, mais. Dieu merci, les pieds sont bons, et je ne crains ni la fatigue, ni le vent, ni la pluie, ni la neige. Dans mes courses solitaires, j’ai contracté, comme la plupart des gens de mon métier, l’habitude de parler tout haut avec moi-même, ce qui me vaut quelquefois des bourrades et ce qui m’attire les pierres ou les plaisanteries des gamins ; mais il faut être philosophe. Le pire est que le monde devient trop éclairé ; autrefois les ménagères ne connaissaient point la valeur des chiffons, ni des autres objets qu’elles jetaient volontiers au tas. Aujourd’hui c’est tout le contraire ; les petites filles elles-mêmes vendent leurs chiffons et en veulent un prix fou pour acheter des poupées. »

On voit par le récit du ragman ambulant que le chiffonnier anglais diffère beaucoup du chiffonnier français. Ici les chiffons ne se trouvent point, ils s’achètent. Il y a bien, je l’avoue, de vieilles femmes qui se glissent mystérieusement, aux deux crépuscules du soir et du matin, dans les lanes désertes avec un tablier noué autour de la taille et relevé aux coins ; elles ramassent tout ce qui se rencontre sur leur chemin. En Écosse, elles ont même un crochet pour remuer les ordures ; mais ni en Écosse, ni en Angleterre, cette occupation ne mérite le nom de métier. Ces pauvres créatures semblent honteuses de ce qu’elles font, évitent le regard des passans et considèrent évidemment la récolte des chiffons, rag picking, comme une tâche ingrate et provisoire à laquelle les réduit la nécessité. Tout le monde pourtant n’a pas le droit d’acheter les objets de rebut. Une jeune fille irlandaise vint un jour frapper à ma porte avec une corbeille à la main, dans laquelle se trouvaient des vases en pâte de riz d’une forme assez élégante et des fleurs imitées avec de la cire. Je lui demandai le prix qu’elle voulait de ces articles de fantaisie. Cette question la fit rougir comme une mauvaise proposition. Elle m’expliqua qu’elle n’avait point de patente et qu’elle ne pouvait en conséquence recevoir d’argent. « Comment alors puis-je vous acheter ces vases ? lui demandai-je. — En me donnant, reprit-elle, vos vieux habits ou vos vieux chiffons. Accepter de l’argent m’exposerait à une forte amende. » Je compris que cette jeune fille pratiquait de par la loi la forme primitive du commerce, je veux dire le système de l’échange.

Tous ces collecteurs de chiffons se trouvent plus ou moins en rapport avec les rag and bottle shops. À Londres, de telles boutiques florissent surtout dans les quartiers pauvres et dans le voisinage des docks, où elles prennent alors le nom de marine store shops[6], parce qu’elles reçoivent les vieux cordages et les autres rebuts des vaisseaux. Est-ce à dire pour cela qu’elles ne se rencontrent point dans les autres parties de la ville ? Il n’y a dans Londres ni beaux ni vilains quartiers, en ce sens que derrière les rues les plus fashionables et au sein des localités les plus riches se cachent des cours, des ruelles, des allées obscures, que l’étranger ne voit guère, mais que le cockney traverse de temps en temps pour abréger ou allonger son chemin. C’est là que s’élèvent, dans le West-End, des boutiques de chiffons et de vieilles bouteilles ; seulement l’aristocratie des lieux déteint sur ces établissemens, qui se décorent alors du nom pompeux de magasins, rag and bottle warehouses. Ayant la conscience de leur situation, ces derniers méprisent les dépôts de second ordre qui pullulent dans les quartiers misérables, et ils dédaignent de s’ériger en boutiques d’esprit. Ne vont-ils même point jusqu’à se passer fièrement du mannequin noir, des caricatures, des chansons et des affiches en vers, qu’ils considèrent comme une défroque du passé ! « Nous sommes dans le siècle du progrès, me disait le maître d’un de ces magasins, et il faut marcher avec le temps. » Leur clientèle se compose surtout des femmes de chambre, des cuisinières et des valets de bonne maison. La condition sociale des haillons, si j’ose m’exprimer de la sorte, change aussi avec les quartiers : ils n’en font pas pour cela meilleure figure, car rien n’est triste à voir comme une guenille orgueilleuse. Malgré les couleurs de haute moralité dont se couvrent à l’envi les rag and bottle shops, l’expérience d’un detective (officier de la police secrète de Londres) m’a appris qu’elles servaient dans plus d’un cas à receler le vol domestique. Quelques-unes de ces boutiques se trouvent même placées sous une surveillance spéciale. Un fait ajoute encore à la gravité de ces soupçons : un important chantier de construction pour les vaisseaux ayant suspendu ses travaux il y a quelques années, trente ou quarante marine store shops qui se trouvaient dans le voisinage ne tardèrent point à disparaître. Il fut très facile d’en expliquer la fermeture, quand on apprit que le nombre des menus larcins s’élevait dans ce chantier à une somme de 1,000 livres sterling par an. Je me suis arrêté aux boutiques de chiffons, surtout à cause de leurs rapports avec la fabrication du papier ; mais au point de vue économique ces établissemens représentent encore une masse énorme de petites affaires dont la valeur finit par devenir très considérable.

De la boutique du rag and bottle man, les chiffons empilés dans des sacs passent entre les mains du marchand en gros qui les garde et les amasse pour les vendre ensuite aux fabriques de papier. On peut voir dans le même village de Deptford un de ces dépôts, vaste hangar couvert à l’intérieur de toiles d’araignées, et dont le toit, tremblant de vieillesse, s’appuie sur des murs nus et délabrés. Quoique rassemblés en Angleterre, tous les chiffons pourtant ne sont point anglais. La culture du grain dans le royaume-uni a beaucoup restreint depuis quelques années celle du lin et du chanvre ; les papeteries anglaises ont donc été obligées de tourner les yeux vers l’étranger pour se procurer la base ou la matière première de leur industrie. Le plus grand nombre des chiffons ont passé la mer. Quelques-uns arrivent de l’Inde et de l’Australie, il est vrai que l’Inde et l’Australie sont encore la Grande-Bretagne ; mais beaucoup sont originaires du continent. Ces derniers ont voyagé dans des sacs portant le nom des pays d’où ils viennent et sur des vaisseaux partis des bords de la Baltique ou de la Méditerranée, le plus souvent des ports de Brème et de Hambourg. Parmi les chiffons du nord de l’Europe, la plupart ont vu le jour dans les plaines de Marienbourg ou dans différentes provinces de l’Allemagne ; ils ont fait partie dans leur jeunesse de la toilette des femmes ; vieux et réduits à leur état présent, ils ont été recueillis par des Juifs qui parcourent villes et villages à la recherche de leur butin. Quelques-uns des fabricans de papier anglais ont même des agens à eux dans les provinces allemandes qui achètent à ces Juifs la récolte du jour ou de la semaine. Il s’est trouvé plus d’un poète d’outre-mer pour écrire les mémoires d’un chiffon anglais, ses changemens depuis le jour où il fut coupé dans un champ de lin par la faucille des moissonneuses jusqu’à celui où, converti en une toile fine et blanche, il se glissa tout fier et tout joyeux dans la corbeille d’une fiancée, puis les irréparables outrages du temps, qui enlève la fraîcheur aux lis et aux étoffes, enfin la sombre décadence de cet objet de toilette passant de main en main, d’humiliation en humiliation, jusqu’au moment où, épuisé de vieillesse, il se trouve jeté dans une corbeille et vendu au ragman. Venant de loin, les chiffons exotiques n’auraient-ils point encore bien d’autres histoires à nous raconter ? Ce morceau de toile blanche peut avoir été la chemise d’une princesse d’Orient ; ce fragment de toile bleue a été la blouse d’un paysan des bords du Rhin ou du Danube. Tous ces chiffons se trouvent aujourd’hui confondus dans la même obscurité ; les plus grossiers sont même ceux dont l’industrie fait le plus de cas ; ils ont plus de corps, comme on dit dans le commerce, et fournissent une libre plus riche à la fabrication du papier. Quoique l’Angleterre tire en grande partie ses chiffons du continent, elle se plaint beaucoup de ce que le marché ne soit pas encore plus étendu. Jusqu’ici la France, la Belgique et l’Espagne lui sont à peu près fermées. Au nom des principes qui ont dicté le traité de commerce avec la France, elle réclame aujourd’hui la levée de cette prohibition, vivement défendue par les fabricans de papier français comme la vieille citadelle de leur industrie. Ailleurs, c’est-à-dire en Russie, en Prusse, en Autriche, dans les Pays-Bas, en Italie, en Portugal, le chiffon indigène est protégé. On entend par là que l’exportation se trouve frappée d’un droit de sortie qui varie selon les contrées. L’Angleterre revend une faible partie de ces chiffons étrangers à l’Amérique : elle retient l’autre partie, beaucoup plus considérable, pour la consommation particulière de ses fabriques de papier.

Au point de vue économique, le chiffon constitue un produit sui generis. Quelques négocians lui refusent même le nom de produit et l’ont dédaigneusement qualifié de rebut. On peut tout concilier en disant que c’est le produit de l’usure. Quoi qu’il en soit, cela seul lui crée une situation toute particulière dans l’histoire des industries sociales. Un grand nombre de personnes sont intéressées à accroître les matières premières sur lesquelles travaillent les fabriques, telles que le coton, la laine, la soie ; mais si nous faisons tous du chiffon, nous le faisons à regret. C’est un produit qui se développe en dépit du producteur, à peu près comme la mort se développe de la vie. Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère, répond le pauvre homme au chiffonnier qui lui demande sa blouse. Les rag and bottle shops auront beau dépenser leur éloquence et leur esprit, elles ne persuaderont jamais à une seule mère de famille de se séparer de ses vieilles toiles avant que celles-ci ne tombent en pièces. Il en résulte que les chances d’accroissement se trouvent beaucoup plus limitées pour le chiffon que pour toute autre matière servant de base aux arts utiles. Sur quoi donc s’appuient les espérances de ceux qui croient que l’offre augmentera en raison de la demande ? On a calculé qu’il y avait encore beaucoup de vieilles étoffes perdues, et que jusqu’ici la moitié seulement des familles anglaises vendaient leurs chiffons. Ainsi c’est sur le progrès de l’économie domestique, comme aussi sur le développement du bien-être et sur la fabrication à bon marché des étoffes de toile et de coton, que l’on compte pour venir en aide aux besoins toujours croissans des papeteries. Si bien fondées que puissent sembler ces conjectures, il est certain que dans l’état présent des choses le chiffon est cher, — plus cher dans la Grande-Bretagne que sur tout le continent, puisque les chiffons indigènes se trouvent insuffisans pour la consommation des fabriques anglaises, et que les chiffons étrangers paient un droit à la sortie des contrées où ils ont été recueillis. Un économiste d’outre-mer, touché du triste sort de ces objets de rebut, s’est même servi de l’argument de la valeur pour consoler les chiffons et pour relever leur infortune. Après tout, de quoi se plaignent-ils ? Ils sont recherchés. Quoique les chiffons étrangers, surtout ceux du nord de l’Europe, se montrent en général supérieurs aux chiffons anglais, ils rencontrent de formidables concurrens dans les débris de toile qui proviennent de la marine britannique. Un Belge, fabricant de papier à quelques lieues de Bruxelles, me disait un jour qu’il attribuait les qualités du papier anglais, — la force et l’épaisseur, — à la quantité d’anciennes voiles de vaisseaux qui entrent dans la composition de la pâte. C’était aller beaucoup trop loin, car, si étendue que soit la marine anglaise, elle ne saurait suffire à l’immense fabrication, même du papier de luxe ; on ne saurait nier pourtant que la marine ne verse un élément très riche et très important dans les cuves des papeteries britanniques. Ces cordages qui ont été mouillés par l’eau de toutes les mers, ces voiles d’un tissu ferme et robuste qui ont lutté contre les vents et qui ont été à la découverte des terres lointaines, finissent par devenir des livres ou des journaux : tempestate acti, tempestatem quœrunt.

L’industrie britannique a emprunté à la nature l’art de ne rien laisser perdre. Transportons-nous à Manchester, dans ces immenses filatures de coton qui travaillent pour le monde entier : il y a Là cinq genres de déchets qui s’éparpillent autour des métiers et dont chacun a un nom anglais. Ces déchets sont recueillis avec soin, non-seulement par amour de la propreté et par respect pour les lois de l’hygiène, mais encore et surtout parce qu’on a reconnu qu’ils avaient une valeur. Il se trouve des marchands qui achètent tout cela, et l’on estime qu’il y a environ 50,000 tonnes de déchet de coton produites tous les ans dans la Grande-Bretagne. Il en est de même dans les fabriques de toile. Une partie du rebut, chanvre ou coton, est employée à faire des étoffes grossières, l’autre est envoyée dans les paper mills. L’état de déchet ou de chiffon est en effet, d’après le langage des économistes anglais, un état de transition. Rien ne meurt, tout change. Ces chiffons, qui ont déjà fourni sous une autre forme une première existence, qui ont vu des jours meilleurs et traversé des fortunes si diverses, attendent, empilés dans les wharfs au milieu de la poussière et de l’obscurité, l’heure de la transformation industrielle. Il y a pour eux une renaissance ; ils vont revivre dans le papier.


II.

Deux raisons m’attirèrent, il y a un mois, dans la petite ville de Hartford : j’étais curieux de visiter les moulins à papier que l’eau fait tourner dans cette partie du Kent, et je désirais vérifier un souvenir relatif à l’histoire de l’industrie anglaise. La tradition veut qu’une des premières fabriques de papier fondées en Angleterre ait été établie à Dartford en 1588 par un Allemand nommé John Spielman. Je dis une des premières, car tout indique qu’on faisait déjà du papier avant ce temps-là dans la Grande-Bretagne ; l’histoire parle même d’un John Tate (1490), dont le moulin s’élevait près de Stevenage, dans le Hertfordshire. Les Anglais, qui demandent tout à Shakspeare, lui ont même demandé des renseignemens sur l’origine de l’industrie qui nous occupe. William Shakspeare parle en effet, dans son drame de Henri VI, d’un moulin à papier qui aurait été bâti avant la révolte de Jacques Cade. Est-ce au moulin de John Tate ou à celui de John Spielman que le grand poète dramatique a voulu faire allusion ? Plusieurs ont cru que c’était au dernier, attendu que la révolte était partie des environs de Dartford, et que Shakspeare, peu scrupuleux d’ailleurs pour les dates, avait sans doute tenu à désigner une tentative industrielle qui florissait de son temps. Quoi qu’il en soit, le vieux moulin de Tate n’a laissé qu’un très vague souvenir, tandis que celui de Spielman marque d’une manière précise l’enfance de la fabrication du papier en Angleterre. La reine Élisabeth, voulant récompenser les services que John Spielman avait rendus à la Grande-Bretagne, lui conféra le titre de chevalier. Elle lui accorda en outre un singulier privilège, c’était la licence de recueillir à lui seul pendait dix années tous les chiffons du royaume. Je me demandais si la vue des lieux m’apprendrait quelque chose sur un homme qui avait doté l’Angleterre d’une industrie utile et qui l’avait mise sur la voie de l’indépendance vis-à-vis des fabriques étrangères. Avec son marché de bestiaux, sa longue rue traversée par des charrettes chargées de grain ou de houblon et ses vieilles auberges opulentes, à la porte desquelles s’arrête la légère voiture en jonc des fermiers, Dartford a bien le caractère d’une petite ville anglaise, mais d’une ville placée dans un district agricole. Située sur le chemin de Gravesend, le Kent l’enveloppe comme un jardin et la couronne de ses collines de craie. Mon premier soin fut de demander aux habitans de l’endroit s’il existait encore quelques traces de l’ancien moulin à papier fondé en 1588. On m’indiqua un chemin tortueux qui serpentait dans les prés en côtoyant une petite rivière, et au bout duquel je devais trouver la place où s’éleva autrefois le berceau d’une industrie si répandue maintenant en Angleterre. La rivière dont je remontais le cours paisible et ombragé par des arbres, les uns droits, les autres penchant sur l’eau leur tête inégale, était la Darent. Elle prend sa source à plusieurs milles de là, dans Squirries-Park, au pied des dunes et sur les limites du Surrey, d’où elle s’avance vers Dartford en traversant Farningham et quelques autres villages. La destinée des rivières anglaises ne ressemble-t-elle point à la vie humaine ? D’abord faibles ruisseaux, elles courent paresseusement entre les herbes et décrivent mille détours furtifs comme des enfans qui font l’école buissonnière. Cependant elles grandissent et acquièrent des forces dont s’empare l’industrie : c’est l’âge de la jeunesse ; elles ont coulé jusqu’ici pour leur plaisir, elles vont couler pour les affaires. Il leur faudra désormais communiquer le mouvement aux moulins et aux nombreuses fabriques de toute sorte qui se groupent sur le passage. Ces petites rivières si laborieuses ont pourtant de distance en distance des intervalles de repos. La Darent, à l’endroit où je la vis, était dans une de ses heures de congé ; elle faisait nonchalamment la sieste sous un toit épais de verdure, réfléchissait ainsi que dans un songe la tête des arbres qui s’entre-croisaient à la surface, et semblait se recueillir comme pour reprendre ses forces, qui allaient être de nouveau troublées, et remises à l’épreuve par un moulin à papier. Comme je remontais toujours, j’entendis le bruit d’une grande roue en mouvement qui frappait l’eau : c’était une fabrique d’étoffes imprimées dont le maître m’apprit qu’il avait cru pendant un temps occuper l’emplacement du moulin à papier fondé par John Spielman, mais qu’un de ses voisins, le maître d’une fabrique de poudre à canon, prétendait avoir retrouvé dans ses titres de propriété la preuve que ce moulin avait existé sur ses terres. Les fabriques de poudre à canon sont très nombreuses dans ces parages ; aussi les Anglais ont-ils coutume de dire que la ville de Dartford, produisant de la poudre et du papier, est plus à même que toute autre de faire des cartouches. Cette manufacture, que je visitai, quoique noircie par la poussière du charbon et imprégnée d’une forte odeur de salpêtre, est évidemment toute moderne. Je pus donc me convaincre qu’il n’existait plus aucun vestige du premier moulin à papier bâti en Angleterre ; mais la situation assignée à ce moulin sur le bord de la Darent, dans un endroit où l’eau est limpide et vive, me paraît extrêmement vraisemblable. À mon retour dans la ville de Dartford, je demandai au sexton (sacristain) les clés de la vieille église, dont les pierres, mordues par le vent et la pluie, présentent un aspect de ruine. Là, je trouvai un monument beaucoup plus authentique du passage de sir John Spielman dans la ville de Dartford : c’était son tombeau et celui de sa femme. Une inscription sur laquelle ses titres à la reconnaissance des Anglais sont brièvement indiqués ne laisse aucun doute quant à la vérité de la tradition historique.

Tout près de la station du chemin de fer s’élèvent, dans la ville de Dartford, les bâtimens d’une vaste fabrique de papier connue sous le nom de Phenix. À ses pieds, je retrouvai la Darent, qui commence à changer de nom ; elle s’appelle maintenant la Crique (Dartford-Kreek). La vérité est qu’elle va passer à une nouvelle phase d’existence. Jusqu’ici elle n’était point navigable ; à partir de ce moment, elle porte des bateaux assez considérables, tout en courant à travers les marais vers la Tamise, où elle se jette. En face du Phenix, elle se déploie en un lac tranquille et charmant. Si j’appelle l’attention sur cette petite rivière, c’est que les cours d’eau sont l’âme des moulins à papier. Non-seulement ils servent à transporter le chiffon et à faire tourner les roues, mais encore ils exercent une influence sur la qualité des produits. Le Kent a la réputation de fabriquer le meilleur papier à écrire, et l’on attribue cette circonstance à la pureté des eaux, qui coulent sur un sol de sable et de craie. Ailleurs les rivières contiennent trop souvent des particules de fer qui déposent des taches brunes sur la blancheur immaculée des feuilles. La difficulté était pour moi de pénétrer dans la fabrique. Depuis le traité de commerce avec la France et surtout depuis la suppression du droit sur le papier, repeal of the paper duty, cette industrie est devenue excessivement ombrageuse vis-à-vis des étrangers. Les fabricans de papier anglais se figurent que nous voulons leur voler leurs secrets. Prévoyant des obstacles, je demandai à parler au contre-maître. C’était un homme d’une soixantaine d’années, à la figure honnête et intelligente. Il m’opposa bien quelques difficultés, mais il céda presque aussitôt par deux raisons : la première est que, vivant dans le Kent, j’étais presque un voisin ; la seconde, que je n’avais pas l’air d’appartenir à l’industrie du papier. Cela dit, il chargea son fils de me conduire. J’avais visité ailleurs, notamment en France et en Belgique, des fabriques de papier, je connaissais déjà la plupart des procédés de cette industrie ; mais, dès les premiers pas dans l’intérieur du Phenix, je fus frappé d’un caractère de grandeur qui n’existe guère que dans les paper mills de l’Angleterre. Cette grandeur éclate dans les bâtimens, dans les machines et dans la distribution du travail. La puissance des capitaux engagés sous toutes les formes dans ces sortes de manufactures défie et défiera encore longtemps la concurrence étrangère.

Voulant prendre à la source le travail de la fabrication du papier, nous entrâmes d’abord dans une grande salle éclairée par plusieurs fenêtres, où, au milieu d’un épais nuage de poussière, des jeunes filles étaient occupées à couper des chiffons. Là je retrouvai mes vieilles connaissances, que j’avais d’abord vues en si mauvaise compagnie dans le rag and bottle shop ; depuis quelques jours, elles avaient été amenées par eau dans le paper mill. Après tout, le ragman avait raison, les chiffons ont leur dignité ; vous vous en apercevez bien vite au soin avec lequel on les traite sur ce nouveau théâtre de leur destinée commerciale. Ils ont été déjà séparés en différens tas, selon la qualité du papier qu’on veut en tirer ; mais ils vont encore subir entre les mains des coupeuses un triage plus sévère. Chaque ouvrière se tient debout devant une espèce de table dont la surface consiste en un grossier tissu de fil d’archal, et au centre de laquelle est fixée une lame tranchante, sorte de faux courte et très légèrement recourbée. Ce tissu de fils d’archal est un crible à travers lequel passent la poussière des chiffons, les épingles, les aiguilles et les autres matières étrangères à la fabrication du papier. Cette lame d’acier, qui tourne le dos à l’ouvrière, sert pour diviser et lacérer le chiffon, que la femme appuie sur le tranchant avec les mains, au risque, si elle est inhabile ou distraite, de s’abattre un doigt. Une bonne coupeuse doit avoir des qualités spéciales : il lui faut écarter les fils et détruire les coutures, qui, mêlées au tissu des étoffes, marqueraient des taches sur le papier, couper les chiffons en fragmens égaux qui ne dépassent pas quatre pouces carrés, et ranger ces mêmes fragmens, selon la qualité, dans les divers compartimens d’une boîte qui se trouve placée à la droite de l’ouvrière. Les meilleures mains (je me sers de l’expression anglaise) ne coupent guère plus de cent livres de chiffons dans une journée. Ces femmes gagnent depuis 3 jusqu’à 12 et 13 shillings par semaine. La plupart de celles que j’ai vues étaient jeunes, et quelques-unes auraient pu à la rigueur passer pour jolies, si elles n’avaient été en général très négligées dans leur habillement et dans leur chevelure couverte de poussière. Elles me rappelaient, je ne sais pourquoi, ces oliviers de la Provence, dont le feuillage serait agréable sans l’épaisse couche de poudre sèche et grisâtre qui les masque. Ce travail est presque le seul aujourd’hui dans les fabriques de papier qui se fasse à la main : encore a-t-on inventé dans ces derniers temps diverses machines pour couper le chiffon ; mais jusqu’ici ces machines, plus ou moins ingénieuses, ne se sont guère répandues. Il est difficile en effet de remplacer ici le coup d’œil, le choix et les autres qualités du travail humain. Quand les chiffons ont été coupés, on les jette dans le duster, machine destinée à les dépouiller de la poussière, et qui porte aussi le nom de diable (devil), sans doute parce qu’elle s’agite comme un diable dans un bénitier. Je me demandai pourquoi l’on ne commençait point par là : ce premier nettoyage délivrerait en effet les ouvrières d’un inconvénient grave et malsain. On m’expliqua qu’il y aurait perte de temps, une partie des pièces étant rejetée par les coupeuses, et que d’un autre côté la machine agissait mieux sur le chiffon déjà divisé que sur le chiffon brut. Du duster, les chiffons passent dans le boiler, vaste chaudière remplie d’eau bouillante et d’une dissolution de matière alcaline. On se propose ainsi de les laver, de leur enlever une partie de la couleur, et (je cite les paroles de mon guide) de tuer la matière animale qui s’y trouve plus ou moins mêlée.

Jusqu’ici les chiffons ont fait leur toilette, — et je vous jure qu’ils en avaient besoin, — mais ils n’ont point encore perdu leur nature. Ils vont maintenant subir une suite de changemens à travers lesquels nous finirons par ne plus les reconnaître. La chimie pratique est une magicienne qui transforme la substance et l’aspect des matières ; ses moyens sont, je l’avoue, plus compliqués que ceux de la baguette de fée, mais ils arrivent au même but. L’histoire des métamorphoses du chiffon commence aux washing machines ; on appelle ainsi de longues et immenses auges de pierre, ayant un peu la forme d’une ancienne baignoire romaine. Ces auges sont remplies d’eau froide qui entre par une ouverture et s’échappe par une autre, de telle sorte qu’elle se renouvelle sans cesse et se maintient toujours pure. Au centre de chaque auge est le cylindre ou breaking in engine qui répond à deux fins : il lave les chiffons en les battant et en les agitant, mais surtout il les désorganise. Il ne faut pas dire qu’il les coupe, quoiqu’il soit armé de lames de fer, car en les coupant il altérerait la fibre du linge ou du coton, mais il les arrache. Cette machine passe pour avoir été inventée en Hollande vers la fin du dernier siècle ; elle fut assez longtemps avant de s’introduire en Angleterre. Un de ses caractères est l’activité ; grâce à elle, on peut maintenant préparer dans les fabriques jusqu’à 12 tonnes de matière à papier par semaine. Elle a, si je puis m’exprimer ainsi, des dents et des bras ; avec ses dents elle déchire, avec ses bras elle agite et tourmente sans cesse le chiffon qui voudrait se reposer au fond de la baignoire. Le résultat de ces divers mouvemens est de convertir par degrés le chiffon en une sorte de pulpe qui flotte et nage dans l’eau courante. Nous pouvons dès maintenant nous faire une idée de la nature des actions chimiques et mécaniques sous lesquelles vont passer les anciennes étoffes ; ces actions variées concourent toutes vers un but, qui est de détruire les affinités primitives de la fibre de linge ou de coton pour lui en faire contracter de nouvelles. Quand le chiffon a été suffisamment lavé et pour ainsi dire moulu dans les cuves, ce qui demande environ une heure et demie, il descend sous forme de pâte dans une salle inférieure de la fabrique, où il occupe des caisses ou des loges en bois. La grande affaire est maintenant de le blanchir. On emploie pour cela une solution de chlorure de chaux. Cette opération demande à être pratiquée avec intelligence, car d’excellens papiers ont été plus d’une fois désorganisés et presque réduits en poudre par le blanchissage. L’effet d’une telle préparation est en vérité surprenant : mon guide, jeune homme de vingt ans, qui était né dans la fabrique et qui en connaissait tous les secrets, me montra deux poignées de pâte de chiffons, l’une avant et l’autre après le blanchissage ; il y avait entre elles la différence de la boue à la neige. Et pourtant il existe des degrés dans la blancheur, des degrés dont on ne s’aperçoit que par la comparaison. La pâte qu’il m’avait montrée d’abord avait été faite avec des chiffons de couleur ; il m’en présenta une autre qui avait été préparée avec de la batiste, et je m’étonnai des éloges que j’avais donnés à la première. Il m’expliqua en outre que de toutes les nuances le rouge était la plus difficile à effacer sous la puissance des réactifs chimiques. Nous vîmes en effet dans l’une des cases des flocons de pâte qui avait été extraite de chiffons rouges, et qui, malgré le blanchissage, conservait une légère teinte rose, d’ailleurs fort agréable à l’œil.

La fibre du linge ou du coton, qui a maintenant retrouvé sa robe d’innocence, est de nouveau lavée dans des auges et de plus en plus dégagée des anciens liens qui la retenaient à l’état d’étoffe. Comme cette seconde épreuve ressemble beaucoup à celle que les chiffons ont déjà subie dans les premières baignoires de pierre, il est inutile de s’y arrêter. Passons dans une autre chambre où nous trouverons une énorme cuve, vat, ayant la grandeur et la forme de la cuve qui reçoit le porter dans les brasseries anglaises. C’est un réservoir dans lequel on dépose la pâte liquide et arrivée à l’état de perfection. La couleur de ce liquide varie selon la nature du papier qu’on se propose de faire. Il a le plus souvent la blancheur et l’épaisseur de la crème, d’autres fois il est chargé d’une légère teinte bleue. À en croire les traditions qui courent dans les fabriques de papier, l’usage de bleuir la pâte aurait été dû dans l’origine à un hasard. Cet usage remonte, en Angleterre, à 1746, et fut inauguré dans un moulin à papier appartenant à M. Buttenshaw. Sa femme était un jour occupée à surveiller un blanchissage de linge fin lorsque par accident elle laissa tomber un sac de poudre bleue[7] dans une masse de pâte de papier qui était prête pour le service de la fabrique. Quel fut le désespoir de Mme Buttenshaw quand elle vit le bleu se dissoudre et s’amalgamer rapidement avec le liquide au fond de la cuve ! Elle était si effrayée du mal qu’elle avait fait qu’elle se garda bien d’en parler à son mari. Celui-ci pourtant fut bien surpris, et allait demandant à chacun la cause qui avait changé la couleur de la pâte. Comme il ne faut rien perdre, on fit à tout hasard de cette pulpe bleue du papier qui fut recherché et payé sur le marché quatre shillings de plus la rame. Tout le monde félicita le fabricant de sa découverte. Cependant la femme, voyant l’heureux succès de sa maladresse, découvrit le secret à M. Buttenshaw, et fit valoir ses droits au brevet d’inventeur. Le mari la récompensa en lui achetant un riche manteau écarlate qu’elle convoitait depuis longtemps. Je dois pourtant dire que les Anglais ne colorent point d’ordinaire le très beau papier. La couleur est un fard et, pour le papier comme pour les femmes, sert le plus souvent à dissimuler les taches ou les défauts de nature. Au fond de la cuve se trouvent des bras ou des palettes de bois, connus sous le nom d’agitateurs, qui empêchent la partie solide de se déposer et qui entretiennent toute la masse dans un état égal de fluidité. De ce réservoir, le liquide bleu ou blanc coule par une écluse dans un tuyau qui le conduit sur le grand théâtre de la transformation, je veux dire la salle où se trouve la machine qui doit changer la pâte de chiffons en papier.

Cette machine, dont il serait trop long d’expliquer la structure et les détails, a introduit toute une révolution dans les paper mills. Avant elle, le papier se faisait à la main ; cela veut dire qu’on plongeait les moules dans la cuve, et qu’après les avoir emplis, on les recouvrait d’un feutre. Ces moules étaient ensuite suspendus en l’air comme des escarpolettes, et des hommes placés de distance en distance leur imprimaient un mouvement de secousse uniforme pour solidifier la pâte, en la délivrant de l’eau qui l’imprégnait. Soulever les moules était, dans certains cas, un travail d’Hercule. Le plus grand papier qui se fasse encore à la main s’appelle l’antiquaire ; il a cinquante-trois pouces anglais de long sur trente et un de large. Eh bien ! tel était le poids de la quantité de pâte employée pour former une seule feuille, qu’il ne fallait pas moins de neuf hommes, avec des poulies et d’autres machines, pour tirer le moule de la cuve. Une autre grande difficulté était de sécher le papier, surtout par les temps humides. Aujourd’hui la machine fait tout cela, et elle le fait mieux, c’est-à-dire avec plus de précision et surtout avec une plus grande activité. Une fois en mouvement, elle accomplit l’ouvrage de huit jours en huit minutes, et remplace un nombre considérable de bras. On peut dire qu’elle travaille toute seule, car c’est à peine si elle demande à être surveillée par un ouvrier ou par un enfant. Un regard jeté sur l’ensemble du mécanisme nous mettra tout de suite à même de saisir les trois temps de la transformation de la pulpe. Au commencement, c’est du chiffon liquide, au milieu c’est du papier mou, à la fin c’est du papier sec. Chacun de ces trois temps est facile à suivre par un simple coup d’œil, et présente des détails intéressans. Le liquide qui coule de la cuve arrive en quantité déterminée vers une des extrémités de la machine, qui le reçoit sur une toile de cuivre dont le tissu fin et serré a été comparé à du linge ou à une toile d’araignée. Un mouvement vibratoire ou un léger tremblement imprimé à cette batiste de cuivre aide la pulpe fluide à se répandre également, comme une nappe blanche, et à se séparer de l’eau qui la sature jusqu’ici. Une pompe de succion vient encore au secours du crible mouvant, épuise en partie l’air, et engage la pression de l’atmosphère à agir sur la pulpe liquide, véritable ruisseau de lait, pour l’épaissir et la consolider. Désormais la pâte mérite le nom de papier ; il faut maintenant que ce papier sèche, mais il ne faut pas qu’il sèche trop vite. La machine que j’ai vue fonctionner à Dartford est beaucoup plus compliquée dans les détails que toutes celles que j’avais trouvées en Belgique. Une partie des améliorations consiste dans la grande quantité de rouleaux et de tambours qui permettent au papier d’acquérir par degrés l’état de perfection[8]. Un autre avantage que possède la nouvelle machine sur les anciens moules est celui de faire du papier de toutes les dimensions. Les limites de la feuille en largeur se trouvent déterminées à volonté par des courroies qui voyagent avec la pâte liquide et la retiennent comme un ruisseau entre deux rivages. Cette largeur est quelquefois de huit pieds anglais. Quant à la longueur, elle est infinie. Il y a deux ou trois ans, les journaux anglais annoncèrent qu’on voyait à l’exposition de Dublin une feuille de papier assez longue pour envelopper le contour de la terre. Ce doit être une figure de rhétorique ; mais dès 1851 les curieux admiraient à l’exposition générale de Londres deux rouleaux de papier, dont l’un avait 750 et l’autre 2,500 mètres de longueur. On raconte en outre le fait suivant. Un fabricant anglais, causant avec un ami, lui disait que sa machine pourrait faire couler un ruisseau de papier ayant la longueur de plusieurs milles. L’ami opposa d’abord un sourire d’incrédulité ; mais quelle fut sa surprise de recevoir le lendemain chez lui un rouleau de papier qui s’étendait sur une surface, les uns disent de cinq, les autres de dix milles, et sans la moindre déchirure !

Nous avons vu le chiffon devenir papier. Il faut maintenant, au sortir de la machine, le coller, si c’est du papier à écrire, et, dans tous les cas, le couper. C’est encore, pour la plus grande partie, l’ouvrage de deux autres machines. Nous pouvons suivre sans interruption l’un et l’autre procédé dans un des départemens de la fabrique. Pour coller le papier, il s’agit de le tremper dans une dissolution glutineuse, et ensuite de le sécher de nouveau. Qu’on se figure donc un rouleau de papier bleuâtre de huit cents pieds de long, ayant trois fois la largeur de la feuille que les Anglais appellent foolscap, et sortant d’un vaste baquet pour s’engager à travers une série de soixante-dix tambours qui se succèdent les uns aux autres. Ces tambours, que les Anglais appellent, à cause de la légèreté, des tambours squelettes (skeletomdrums), se trouvent renfermés dans une sorte d’alcôve immensément longue, et où règne un courant d’air approprié à la nature du séchage. De distance en distance, vous pouvez ouvrir des portes qui donnent dans cette alcôve, et vous jouissez alors d’un joli spectacle. Cette feuille de papier voyageuse qui s’enroule et se déroule de tambour en tambour forme, chemin faisant, des tentures gracieuses ressemblant assez bien à des rideaux de lit, d’un bleu pâle, sous lesquels on chercherait volontiers un enfant ou une fée endormie. Tout cela n’a pourtant point été construit, on le devine bien, pour le plaisir des yeux. Les fabricans anglais se proposent de donner ainsi au papier le temps de sécher lentement et par une gradation insensible, car ils ont reconnu que de tels soins exerçaient sur la qualité des produits une influence considérable. Quand une extrémité de ce rouleau de papier mouvant, dont l’autre extrémité trempe encore dans l’eau, a atteint le dernier tambour,-il est complètement sec. C’est alors qu’il descend, en coulant toujours, dans une salle plus basse où se trouve la machine à couper. Dans cette machine, la nappe de papier se divise d’abord en trois bandes, puis vers la fin elle se détache en feuilles qui tombent trois par trois, et sont recueillies à la main par des garçons de douze ou treize ans.

À partir de ce moment, le papier est fait ; mais pour l’embellir on le transporte dans ce que les Anglais appellent finishing house. C’est là en effet qu’il doit se finir et recevoir sa dernière forme. La salle dans laquelle nous entrâmes était occupée par de jeunes filles ; mais à première vue il est aisé de saisir une grande différence entre ces dernières ouvrières et les coupeuses de chiffons que nous avions rencontrées d’abord. Les sorters, comme on les appelle (trieuses ou assortisseuses), appartiennent à une autre classe de femmes ; leur toilette était soignée et même élégante, surtout pour une petite ville ; leurs manières avaient quelque chose de distingué, et comme elles travaillent toutes nu-tête, on pouvait voir qu’elles donnaient une grande attention à leur chevelure. Il est vrai de dire que leur travail est beaucoup plus délicat que celui des rag pickers et réclame d’elles surtout une grande propreté. Leur tâche consiste à examiner le papier et à rejeter les feuilles sales ou endommagées. On devine bien que ce rebut et les rognures dispersées dans la fabrique ne sont point perdus. Ce papier fautif ou morcelé redeviendra du papier bon pour le commerce en repassant par les diverses évolutions que j’ai indiquées plus haut. Les ouvrières s’occupent ensuite à assortir les feuilles en cahiers et les cahiers en rames. D’autres travaillent à glacer le papier en le pressant sous des lames de métal. Elles gagnent de 10 à 11 shillings par semaine. Dans cette salle, on peut se faire une idée des caractères de la fabrication anglaise, car le Phénix produit par semaine vingt-cinq tonnes de papier blanc, presque tout de belle qualité. Sans parler des trois grandes divisions qui se rencontrent dans toutes les manufactures du monde, le papier à imprimer, le papier à écrire et le papier d’emballage, les papeteries anglaises étalent en outre dans chaque genre une grande variété de produits, auxquels on donne quelquefois les noms les plus extraordinaires. L’origine de ces noms, qui ont beaucoup exercé la science des antiquaires, se retrouve le plus souvent dans les anciennes marques de fabrique. Ces marques, assez improprement appelées marques d’eau (water marks), étaient autrefois imprimées dans la pâte du papier par le moule, comme elles le sont aujourd’hui par un des rouleaux de la machine qu’on désigne sous l’épithète de dandy roller (beau monsieur). Seulement, au lieu d’écrire dans la substance de la feuille le nom du fabricant ou du marchand de papier, on y gravait autrefois son enseigne. Quelques-uns de ces anciens papiers ont fait époque et ont servi de prototype, pour le format ou pour la qualité, à des feuilles qui se fabriquent encore plus ou moins sur le même modèle. La marque primitive a disparu avec le temps, mais le nom auquel cette marque correspondait est resté. C’est ainsi qu’un des beaux papiers à écrire, le foolscap (bonnet de fou), portait en effet à l’origine une tête de fou de cour avec son bonnet traditionnel et ses grelots. Un autre papier anglais, post paper (papier de poste), doit son nom à une corne qui se montrait dans la transparence de la feuille, parce que les anciens facteurs, postmen, avaient coutume de porter sur eux une corne dans laquelle ils soufflaient pour annoncer leur arrivée aux habitans des maisons. Notre expression une main de papier paraît elle-même n’avoir point eu d’autre origine, car on retrouve parmi les anciennes marques celle d’un papier célèbre, qui était en usage dès 1530, et que les Anglais, — faisant allusion, non comme nous à la quantité, mais bien à la qualité, — désignent encore sous le nom de hand paper. Cette marque représentait une main étendue et surmontée d’une étoile. Je ne veux point dire que le Phénix produise toutes les variétés du papier anglais, car chaque fabrique s’attache plus ou moins à une spécialité, mais il en produit du moins un très grand nombre. Quand tout ce papier a été pressé, trié, assorti, lustré, coupé, on le met en paquet et on le presse de nouveau sous une machine dont la puissance est extraordinaire. Il ne reste plus maintenant qu’à l’envoyer chez les marchands ou les papetiers en gros.

Quand nous sortîmes de la fabrique, la cloche sonnait le dîner. Trois cents ouvriers, hommes, femmes, enfans, s’échappèrent, ainsi qu’une bande d’oiseaux joyeux. Comme j’étais avec un Anglais et une Anglaise, le bruit se répandit qu’une société de bienfaisance avait envoyé une commission pour faire une enquête sur le sort de la classe des travailleurs employés dans les fabriques de papier. Nous profitâmes d’une erreur à laquelle nous étions fort étrangers pour visiter quelques cottages d’ouvrières. Ces cottages, surtout ceux des cueilleuses et coupeuses de chiffons (rag pickers and cutters), sont presque tous situés dans les rues les plus pauvres de Dartford. Ils se distinguent par un caractère d’uniformité et en quelque sorte par un air de famille. Ce sont de petites maisons plus ou moins vieilles, avec un rez-de-chaussée et un étage, qui se composent au plus de trois chambres. Les ouvrières prenaient au rez-de-chaussée un frugal repas quelquefois seules, le plus souvent avec leur mère. L’intérieur de ces habitations était assez dégarni, mais en général propre et bien tenu. Les coupeuses de chiffons que j’interrogeai ne se plaignaient point de leur état ; elles déclaraient pourtant qu’elles étaient très fatiguées de se tenir debout toute la journée : cela leur faisait mal aux jambes et à la tête. Ce qui les incommodait encore plus, disaient-elles, dans les ateliers était la poussière ; elles exprimaient surtout leurs griefs contre le chiffon de Londres, qu’elles reconnaissent tout de suite à la malpropreté. On ouvre bien les portes et les fenêtres, mais un ouragan de mars soufflant avec violence ne suffirait point à dissiper le nuage ou le tourbillon qui est dans la chambre ; cette ventilation produit d’ailleurs un courant d’air qui n’est point sans danger pour la santé. La poussière irrite la poitrine et fait quelquefois tousser. Dois-je néanmoins ajouter que ces jeunes filles sont en général fortes, fraîches et bien portantes ? Elles ont deux avantages pour réagir contre les conditions malsaines de leur industrie, leur jeunesse d’abord et la campagne. Il ne faut point perdre de vue que les fabriques de papier sont presque toutes placées au bord des rivières, dans des endroits abrités et salubres, au milieu de ce que la nature a de plus agréable chez nos voisins, car l’eau, la sombre verdure, les chemins creux et tapissés d’herbe forment les traits exquis d’un paysage anglais. L’éducation de ces ouvrières ne s’étend guère au-delà de celle qui est distribuée gratuitement par les sunday schools ; dans ces écoles du dimanche, elles ont appris à lire la Bible. Les jeunes garçons employés dans les moulins à papier se distinguent par une bonne condition physique. Leur teint est moins basané que celui des enfans de leur âge qui travaillent à la terre ; mais leurs joues se montrent plus riches en couleurs éclatantes et sanguines. Leur instruction, comme celle des filles, est très négligée. Quelques propriétaires de fabriques de papier ont témoigné dans ces derniers temps une certaine sollicitude pour le développement moral des adolescens employés dans les travaux ; deux ou trois d’entre eux, à ma connaissance, ont même attaché une école à la manufacture. D’où est venu l’obstacle ? De la part des ouvriers. Si l’aîné des enfans est une fille, on la laisse volontiers à la maison pour garder les autres enfans, pendant que le père et la mère vont travailler à la fabrique depuis six ou sept heures du matin jusqu’à sept ou huit heures du soir. Si c’est un garçon, on tient à ce qu’il rapporte le samedi entre les mains de ses parens le gain entier de la semaine, plutôt que d’aller perdre son temps sur les livres. Il y a pourtant des progrès sous ce rapport dans la manière de voir des ouvriers : quelques-uns d’entre eux commencent à ne plus considérer l’éducation de leurs enfans comme un hors-d’œuvre, et s’imposent même des sacrifices pour leur apprendre à lire et à écrire. L’intérieur des maisons est aussi moins négligé qu’autrefois. Il y a une vingtaine d’années, trois enquêtes eurent lieu dans une semaine sur la mort de trois enfans, dont deux avaient été brûlés et dont l’autre s’était noyé pendant que les parens travaillaient dans un moulin à papier. Dieu merci, on trouverait aujourd’hui peu d’exemples en Angleterre d’un pareil abandon ni d’une telle imprévoyance. Les ouvriers adultes de Dartford employés dans les paper mills se montrent en général très satisfaits de leur condition : ils se plaignent seulement des longues veilles, car on devine bien que les machines à vapeur ne se reposent ni jour ni nuit. Les hommes tombent quelquefois de sommeil quand vient leur tour de passer la nuit dans les ateliers ; mais ils en sont quittes pour se frotter les yeux avec de l’eau. Le lendemain, quelques heures de repos pendant le jour et souvent une bonne promenade sur le bord de la rivière, où souffle une brise fraîche, dissipe bientôt le mal de tête.

Dans un autre voyage que je fis à travers le Buckshire pour visiter les moulins à papier, j’appris qu’une des ouvrières avait eu (c’est le terme dont on se servit) des aventures romanesques. Nous la trouvâmes dans une chambre où elle était en train de prendre son thé ; elle était habillée de noir, et nous raconta son histoire, après quelques instans d’hésitation et en rougissant. Elle appartenait, disait-elle, à une famille respectable, qui se livrait à l’agriculture dans l’ouest de l’Angleterre. Ayant été trompée par un jeune homme à l’âge de dix-sept ans et ayant ainsi perdu son caractère (expression tout anglaise), elle avait été contrainte de quitter son village natal. Ne sachant que faire pour vivre, elle s’était mise à trier et à couper du chiffon. C’était un métier sale, pénible, et qui lui répugnait beaucoup, surtout dans les commencemens. Les autres ouvrières d’ailleurs se moquaient d’elle, parce qu’elle était toujours triste et qu’elle avait reçu une certaine éducation. « Je pensais sans cesse, continua-t-elle, au passé, à mon village et surtout à ma mère, dont je n’avais plus reçu de nouvelles depuis une année. Un jour que j’étais occupée à trier un tas de chiffons, mes yeux tombèrent sur un morceau de robe dont les couleurs et le dessin m’étaient très familiers. Je tremblai de la tête aux pieds, et je mis la main sur mon cœur, qui battait horriblement, car je crus avoir reconnu une des robes de ma mère, une robe de toile qu’elle mettait à la maison, et dans les plis de laquelle je m’étais entortillée étant enfant. Vous me direz qu’il y a bien des robes de femmes qui se ressemblent dans le monde. Je me dis cela plus d’une fois à moi-même ; mais c’est égal, un affreux pressentiment s’était emparé de mon esprit, d’autant plus que je savais bien que ma mère ne vendait jamais ses vieilles défroques. J’avais épargné chaque semaine, sur mon gain, une très petite somme avec laquelle je partis pour mon village, car je ne pouvais plus tenir ici. Ce n’était point l’intérêt qui me faisait agir : si ma mère était morte, elle avait dû quitter la vie en me maudissant, et elle m’avait sans doute coupée sur son testament avec un shilling[9]. C’était le besoin de sortir d’un doute horrible qui m’obsédait. À mon arrivée dans le village, je retrouvai ma mère, qui n’était point morte, comme je le craignais, mais qui avait toujours été souffrante depuis mon départ. Elle m’embrassa, me pardonna et me conseilla de persévérer dans le travail, me disant que le travail honnête rachetait bien des fautes. Je la soignai pendant quelques semaines ; mais, comme elle était vieille et affaiblie, elle rendit son âme à Dieu. Avec le peu d’argent qu’elle me laissa, je m’achetai des habits neufs, et je retournai dans un moulin à papier, mais non plus pour couper et éplucher les chiffons. Je sais maintenant sorter ; c’est un état propre, peu fatigant, et qui me convient mieux. » Tel fut le récit qu’elle accompagna de quelques larmes. Pour le reste, la moralité des filles employées dans les fabriques de papier se distingue très peu de la moralité des ouvrières anglaises attachées aux autres industries.

On désire sans doute aussi savoir quelque chose des maîtres de manufacture. Ces derniers constituent une classe ou une corporation très riche. Quelques-uns d’entre eux possèdent non-seulement un ou plusieurs moulins ; mais ils ont en outre un magasin à Londres, qui est le plus souvent situé dans Cheapside, près des bords de la Tamise, La plupart ont commencé avec des capitaux considérables qu’ils accroissent et font valoir dans leurs fabriques. On en cite pourtant plus d’un qui sont partis de la charrue ou de l’atelier. M. William Joynson, qui n’était à l’origine qu’un pauvre ouvrier dans un humble moulin à papier, possède aujourd’hui une fabrique dans le Kent, à Mary-Gray, où il a réussi, par ses efforts personnels, à devenir un des gentlemen les plus considérés et les plus entreprenans dans son industrie. Une branche de manufacture peut être fière de porter des hommes de fortune et de distinction ; mais elle s’honore surtout en produisant des hommes de bien. Du nombre de ces derniers était un paper maker écossais nommé Alexandre Cowan, qui mourut en 1859, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Quoiqu’il eût imprimé à son industrie un caractère de grande prospérité, il refusa en quelque sorte d’être riche. Dans sa maison, il n’y avait aucun luxe ; on n’y trouvait qu’une simple et abondante hospitalité. Il avait coutume de dire à ses filles : « J’espère bien qu’aucune de vous ne sera assez misérable pour se marier à de l’argent. » Sa famille crût et multiplia comme celle d’Abraham, car, avant de mourir, il ne comptait pas moins de cent descendans. À chacun d’eux il laissa un petit avoir, assez pour se tirer d’affaire et se rendre utile dans le monde en travaillant. Une grande partie de sa fortune commerciale avait été employée à des œuvres de charité, et ses avances de fonds avaient aidé des jeunes gens de mérite à se lancer dans l’industrie. Par deux fois il versa une aumône de 800 livres sur la ville d’Edimbourg ; mais il est une action de sa vie que je tiens surtout à faire connaître. Du temps des guerres de l’empire, ses moulins, situés à Penicuick, se trouvèrent convertis par le gouvernement anglais en un dépôt pour les prisonniers français. Plusieurs de ces derniers moururent dans leur exil et furent enterrés près des moulins, sans aucun signe qui marquât l’endroit de la sépulture. Quelques années après la paix de 1815, Cowan rentra en possession de ses fabriques. Un jour il alla trouver un des habitans de sa paroisse et lui arracha 5 shillings à titre de souscription pour élever un monument aux Français. Ce n’était pas qu’il eût besoin des 5 shillings, mais il avait besoin que son nom ne figurât point seul dans une bonne œuvre. Ensuite il fit construire un joli monument de pierre qui porte cette inscription : « Près d’ici reposent les restes mortels de trois cent six prisonniers de guerre qui moururent dans le voisinage, entre 1811 et 1814. Certains habitans de cette paroisse, voulant rappeler que tous les hommes sont frères, firent élever ce monument en 1830. Grata quies patriœ, sed et omnis terra sepulchrum. »

Parmi les fabricans de papier anglais, les uns sont purement et simplement des hommes d’affaires, d’autres ne sont point étrangers à la science et s’efforcent d’appliquer toutes les ressources de la chimie pratique à de nouveaux procédés de fabrication. Je ne signalerai qu’un genre d’expériences qui a beaucoup occupé dans ces derniers temps les inventeurs. Tout le monde convient que le chiffon se fait rare, qu’il faut beaucoup de mains pour le recueillir, qu’il en coûte beaucoup de frais pour l’amener de l’étranger dans la Grande-Bretagne, et l’on s’est demandé s’il n’y aurait point moyen de le remplacer par une autre substance. Cette question d’ailleurs n’est point nouvelle. Il existe à la bibliothèque du British Museum un livre écrit en hollandais et portant la date de 1772, lequel contient plus de soixante spécimens de papier fait avec différens matériaux. Le plus curieux est que toutes ces expériences sont l’ouvrage d’un seul homme. D’un autre côté, depuis quelque temps, la paille du blé a pris rang à côté du chiffon dans certaines manufactures anglaises de papier. Faut-il proclamer cette innovation comme une conquête ? D’abord la paille demande à être traitée avec de grands soins et préparée selon une méthode très sûre : autrement le papier qu’on en tire ne tarde point à s’effriter sous les doigts ; ensuite la perte qu’elle subit durant la fabrication et la main-d’œuvre qu’elle exige réduisent de beaucoup la somme des avantages qu’on en espérait. On fait pourtant en Angleterre d’assez beau papier avec la pâte de la paille mêlée à la pâte du chiffon de linge ou de coton ; mais qui ne voit que cette première substance ne peut guère être considérée jusqu’ici qu’à titre d’auxiliaire ? Différentes autres substances indigènes telles que le foin, les tiges de pommes de terre, les feuilles du maïs, l’écorce de plusieurs arbres, ont été mises à contribution par la chimie pratique avec plus ou moins de bonheur. J’ai même assisté en Belgique, dans la manufacture de MM. Guilmot, à des essais ingénieux pour faire du papier avec de la sciure de bois[10] ; mais les fabricans enthousiastes de l’Angleterre ont tourné surtout leurs regards vers les plantes exotiques. De telles recherches, qui peuvent ouvrir un champ nouveau à l’industrie, sont à coup sûr fort intéressantes, et j’en signalerai volontiers quelques-unes. Il y a une vingtaine d’années qu’un fabricant de Hull, M. John Murray, fit connaître la valeur du phormium tenax, ou lin de la Nouvelle-Zélande, comme pouvant remplacer le chanvre dans la fabrication des cordages ; avec les feuilles de cette même plante, il obtint un papier tant soit peu grossier, mais d’une solidité remarquable. Un autre investigateur qui a passé plusieurs années à chercher les moyens de perfectionner la fabrication du papier, crut trouver un substitut au chiffon dans les libres de certains végétaux filamenteux de l’Inde, tels que le bananier et l’aloès. Enfin M. Brooman prit un brevet d’invention vers 1852 pour faire du papier avec une famille de plantes grimpantes à laquelle Linné a donné le nom de mimosa scandens, et qui abonde surtout dans les îles de l’Amérique, dans le Brésil et sur les côtes de l’Afrique. À Dieu ne plaise que je veuille décourager de si louables efforts ; mais la vérité m’oblige de dire que ces innovations sont restées jusqu’ici bien infructueuses. Suivant quelques économistes anglais, des recherches aussi coûteuses et des tentatives plus hardies encore n’auraient été paralysées jusqu’ici dans la Grande-Bretagne que par les droits exorbitans qui pesaient sur la fabrication du papier ; aujourd’hui que cette industrie est libre, elle ne tardera point à sortir de l’ornière et à se passer bravement du chiffon. Je voudrais partager ces espérances ; mais une objection m’arrête. De deux choses l’une : ou ces plantes nouvelles, sur lesquelles on compte pour régénérer une ancienne branche de manufacture, croîtront en Angleterre, et alors elles occuperont la place de cultures utiles et opulentes dans un pays qui n’a déjà point assez de terres pour suffire à la nourriture de ses habitans, ou bien elles viendront d’îles très éloignées, et dans ce dernier cas les frais de transport limiteront de beaucoup les économies qu’on se promet de réaliser sur la matière première. Je ne m’étonne donc point de voir les fabricans de Londres à idées positives reléguer ces lueurs de progrès derrière les brouillards de la Tamise. Le vieux chiffon, malgré tout ce qu’on peut dire contre lui, — et certes il n’est point sans fautes ni sans "reproches, — tient bon et tiendra encore longtemps dans les fabriques contre des essais auxquels nous souhaitons d’ailleurs toute sorte de prospérité.

Ln fait m’a étonné en visitant les paper mills, c’est la froideur, je dirais même volontiers la défiance et l’abattement avec lesquels la plupart des fabricans anglais ont accueilli la suppression des droits sur le papier. N’est-ce point la première fois qu’on voit une industrie s’effrayer de ce qu’elle n’aura plus à payer une taxe lourde et tracassière ? Il m’a fallu trouver les causes d’un mécontentement qui cherche en vain à se dissimuler sous des airs d’indifférence. Ces causes sont faciles à saisir : jusqu’ici, l’industrie qui nous occupe sommeillait dans la Grande-Bretagne le long des cours d’eau, à l’ombre des saules et des moulins, se contentant de faire d’excellent papier et de réaliser de beaux bénéfices. On se plaignait bien tout bas de l’exciseman auquel il fallait compter 14 guinées par tonne de papier, et qui jetait un regard inquisiteur sur les cuves ; mais un mal connu, avec lequel on s’est habitué à vivre, n’est presque plus un mal : c’est l’inconnu qui alarme. Tout à coup cette même fabrication s’éveille en pleine liberté, elle voit d’un côté le droit sur le papier qui se retire ; mais elle voit de l’autre le marché qui s’ouvre et la concurrence étrangère qui la menace. Lors de la discussion sur cette mesure devant la chambre des communes, un membre du parlement a cité vingt-cinq journaux anglais qui avaient déjà renoncé à faire leur provision de papier dans les fabriques du royaume-uni pour envoyer leurs commandes en Belgique et en Allemagne. La France, on le pense bien, ne restera point en arrière, et poussera sans contredit ses feuilles blanches au-delà des flots du détroit. Les paper makers de l’Angleterre craignent le papier étranger, non à cause de la qualité, — il s’en faut de beaucoup, — mais à cause du bon marché. La France, l’Allemagne et la Belgique étant, comme ils disent, la terre du chiffon, et la main-d’œuvre se trouvant moins chère dans ces trois pays que dans la Grande-Bretagne, ils envisagent avec une certaine inquiétude les conditions de la lutte. À les entendre, ils affronteraient volontiers la concurrence, si on ne leur refusait point la base même de leur industrie. « Envoyez votre papier, disent-ils, aux nations du continent ; mais laissez-nous avoir le chiffon, et nous ne serons point les derniers à entrer en lice avec vous sur tous les marchés de l’Europe. » D’un autre côté, les éditeurs de Londres que j’ai consultés sur cette question importante regardent, même dans l’état présent des choses, les appréhensions des fabricans anglais comme chimériques. D’abord, selon eux, le papier étranger paiera à la douane britannique un droit égal à celui que le papier anglais versait dans les caisses de l’excise avant le retrait du paper duty, et ensuite les manufactures du continent ne sauraient, disent-ils, leur fournir un papier comme ils le veulent. Je laisse au temps le soin de prononcer sur des avis qui sont encore fort divisés ; mais dès maintenant je me demande si les fabricans de papier anglais ne redoutent pas plus encore la concurrence intérieure que la concurrence étrangère. Le paper duty était une charge ; plus cette charge était lourde, et plus elle créait en même temps un privilège entre les mains des riches propriétaires de moulins à papier. La preuve en est que le nombre des manufactures de ce genre a plutôt diminué qu’il ne s’est accru depuis quelques années dans la Grande-Bretagne. Aujourd’hui, par le fait même de l’abolition du droit, ce monopole se trouve détruit, et l’industrie du paper making éparpillera bientôt ses moulins sur le bord des petites rivières de l’Angleterre et de l’Ecosse. En Irlande surtout, l’île de la verdure et des cours d’eau, cette branche de fabrication peut répandre les fruits du travail sur une population oisive et malheureuse.

On a vu comment se faisait le papier dans la Grande-Bretagne. Chaque fabrique croit en outre avoir des secrets qui lui appartiennent. Je ne nierai point qu’il n’existe des procédés de détail donnant plus ou moins de valeur aux produits de certains paper mills ; mais, d’après ce que j’ai vu, le grand secret de la fabrication anglaise consiste dans la puissance des capitaux, dans la richesse et l’étendue des machines, dans la qualité des eaux courantes, et surtout dans l’art des ouvriers. Ce secret-là, il serait difficile de le ravir à nos voisins. Que deviennent maintenant les masses de papier qui sortent annuellement des fabriques du royaume-uni ? Une partie est exportée à l’étranger, l’autre demeure dans le pays, où elle se prête à un très grand nombre d’usages[11]. Pour nous faire une idée générale de la consommation intérieure, transportons-nous d’abord au post office de Londres : Là nous retrouverons le papier sous une nouvelle forme, — écrit ou imprimé.


III.

Le general post office, qui est considéré comme le centre de tout le réseau postal du royaume, s’élève à Londres dans Saint-Martin’s-le-Grand-street. C’est un édifice compacte, bâti en pierre de Portland, d’un style froid et régulier, avec trois portiques soutenus par des colonnes. Le portique du milieu, surmonté d’une frise, sur laquelle on lit le nom de George IV, conduit par un escalier à un grand passage ou vestibule qui traverse toute la largeur de l’édifice, et aboutit en face de Foster lane. Dans ce passage s’ouvrent des boîtes pour recevoir les lettres destinées aux quatre points cardinaux du monde, et derrière ces boîtes s’élèvent de hautes fenêtres qui se trouvent généralement fermées. Je suppose pourtant qu’il est cinq heures trois quarts du soir ; la première fenêtre à gauche, située vers le péristyle et au-dessus de laquelle on lit : « For newspapers only, seulement pour les journaux, » est alors toute grande ouverte. Une foule impétueuse qui entre, soit par la façade, soit par le derrière de l’édifice, se croise dans toute la longueur du vestibule, et les lettres tombent comme la grêle au fond des boîtes ; mais c’est surtout la fenêtre des journaux qui doit attirer notre attention. Le péristyle se trouve assiégé par une bande de porteurs et de news-paper boys, garçons de douze à treize ans employés au service des journaux. Ils accourent suant, soufflant sous des sacs chargés de papier, et se poussent les uns les autres malgré les efforts des policemen, qui cherchent à maintenir un certain ordre au milieu de la confusion. De moment en moment le flot grossit, car on sait que l’horloge de la poste est fidèle et impitoyable. Les journaux, recouverts d’une bande, volent comme une nuée de pigeons autour de la fenêtre, lancés qu’ils sont en l’air par mille mains. Les sacs, les paquets, les corbeilles versent, ainsi que dans un gouffre, des rames et des rames de papier. Tout cela tombe pêle-mêle, jeté du dehors, et est saisi pour ainsi dire au vol par des hommes qui sont à l’intérieur ; ils vident les sacs, les corbeilles, et les rendent ensuite aux porteurs. C’est une rude tâche, et un policeman de service me disait qu’il y a quelques années surtout, avant l’intervention de certaines mesures d’ordre, les employés de l’administration de la poste avaient eu plus d’une fois les yeux et le visage meurtris par les avalanches de journaux qui se précipitaient sur eux. Le bruit court même que dans le feu de l’action un enfant fut lancé un jour avec les paquets, et par mégarde, dans l’intérieur des bureaux. Cependant l’horloge commence à sonner six heures : l’ardeur et la presse redoublent, les journaux pleuvent encore : mais au dernier coup la fenêtre s’abaisse brusquement. « Trop tard, too late ! » s’écrient un ou deux traînards déconcertés. Les lettres et les journaux peuvent néanmoins partir encore le même jour : les premières en payant à sept heures un extra stamp (timbre) d’un penny, et les seconds d’un demi-penny, comme une amende prélevée sur la négligence. C’est surtout le vendredi et le lundi qu’il faut assister à cette scène émouvante connue des Anglais sous le nom de foire aux journaux, parce que ce sont les deux jours où partent les journaux de la semaine, weekly newspapers. Pour les lettres, le grand jour est le samedi, car la poste anglaise ne fonctionne point le dimanche, et les maisons de commerce consacrent surtout le samedi à leur correspondance.

L’histoire du general post office de Londres, établi vers 1649 par un acte du parlement, peut se diviser en trois périodes qui se représentent par trois hommes, Edmund Prideaux, Palmer et M. Rowland Hill. Prideaux, qui avait été nommé post master par les deux chambres, introduisit, au nom de l’état, quelque unité dans un service qui avant lui était plus ou moins abandonné aux industries particulières. C’était encore l’enfance des moyens de communication. Les sacs de lettres, letter bags, étaient portés dans toute la Grande-Bretagne par des courriers à cheval ou dans de petites voitures qui se trouvaient très souvent arrêtées sur les grands chemins par les brigands. En dépit de la suscription si souvent répétée sur les lettres du temps, haste, haste, poste haste, il paraît que la poste d’alors se hâtait lentement, car elle ne faisait guère plus de quatre ou cinq milles à l’heure. Cet état de chose se traîna jusqu’en 1784, où un M. Palmer fit une révolution dans cette branche du service public en inventant la malle-poste. Palmer avait été propriétaire du théâtre de Bath, et comme il avait eu sans doute à souffrir des lenteurs et des infidélités des courriers, il imagina tout un système de réformes qu’il soumit, dès 1782, au ministre Pitt. Il demandait à appliquer lui-même ce système, disant que, sil succombait, il ne réclamerait rien pour ses services, mais que, s’il réussissait, il attendait de l’état 2 1/2 pour 100 sur l’accroissement du revenu net. Pitt goûta le plan, mais pour plus de sûreté le transmit au post office voulant avoir l’avis des hommes spéciaux. L’année suivante, les autorités du post office exprimèrent leur manière de voir sous la forme de trois gros volumes d’objections. Ils concluaient en disant que le plan était tout à fait impraticable, mais que dans tous les cas il porterait préjudice au commerce et au revenu de l’état. Cet échec n’ébranla ni la fermeté de Palmer, ni même la protection du ministre. Pitt conduisit l’auteur du plan si laborieusement réfuté au post office et lui fournit ainsi les moyens de surmonter tous les obstacles. Un meeting solennel eut lieu, dans lequel Palmer. se trouva en face du post master general et des principaux officiers de l’administration. Il triompha de ses adversaires en leur opposant de solides raisons, et il fut décidé qu’on essaierait le nouveau système. Le 2 août 1784, la première malle-poste partait de Londres pour Bristol. Elle fut bientôt suivie de plusieurs autres qui se dirigèrent par les grandes routes sur les différens points du royaume. Les avantages de ce nouveau mode de transport pour les lettres et les journaux ne tardèrent pas à être reconnus ; il accrut de beaucoup la moyenne de la vitesse, découragea certaines fraudes et augmenta les ressources du trésor. De 1784 à 1839, la poste anglaise vécut sur le système des malles et sur d’autres progrès qu’avait introduits Palmer dans l’administration. Quelques artistes regrettent même encore, au point de vue du pittoresque, le règne des mail coaches, ces lourdes et vaillantes machines emportées par de forts chevaux anglais, suant et soufflant, à raison de neuf milles par heure. On retrouvait, disent-ils, dans ces malles-postes, quelques traits du caractère anglo-saxon, l’énergie, l’ardeur persévérante et l’intrépidité. Que voulez-vous ? chaque chose a son temps : la malle-poste avait détrôné le courrier, le railway mail service devait détrôner la malle-poste. Les deux systèmes vécurent quelque temps en présence l’un de l’autre ; les dernières mail coaches virent naître les premiers wagons destinés au transport des lettres et des journaux. Depuis une vingtaine d’années, le service de la poste par la vapeur s’est développé graduellement en Angleterre ; aujourd’hui il a pris des proportions gigantesques. C’est la nuit, quand la ligne est libre, quand le bruit des affaires s’est endormi, que cette machine, véritable bureau de poste voyageur, passe comme un tonnerre, enlevée par un cheval de fer qui gronde et qui siffle. À l’intérieur, le lourd et large véhicule sans fenêtres est éclairé par un rang de lampes qui jettent une vive lumière. Toute la longueur de cette chambre roulante est occupée par des cases, les unes plus petites qui servent à mettre les lettres, les autres plus grandes et situées au centre, sur lesquelles on dépose les journaux. Vous devinez bien en effet que les mains des employés ne restent point oisives tandis que le dragon de feu dévore l’espace à raison de quarante milles par heure. Ils s’occupent à ouvrir les sacs, à trier les lettres et à les ranger dans des boîtes portant l’étiquette des villes qu’on doit traverser. C’est alors dans le bureau mouvant un bruit de rat tat, comme disent les Anglais, aussi ferme et aussi régulier que celui d’une trentaine d’horloges fonctionnant dans la même chambre. Le wagon-poste ne fait point à toutes les villes l’honneur de s’arrêter devant elles ; l’échange des lettres à recevoir ou à délivrer se fait alors, tout en courant, par des moyens mécaniques. Le conducteur touche un ressort, et aussitôt s’abaisse un large et solide filet qui se déploie sur un des flancs du wagon ; un bras de fer mû par une poulie s’avance en tournant dans la voiture, saisit l’épais sac de cuir dans lequel se trouvent les dépêches prêtes à être distribuées, puis le dépose à la porte de la station ; en même temps le filet ramasse un autre sac (quelquefois même plusieurs) contenant les lettres et les journaux qui doivent être divisés entre d’autres villes sur le reste du parcours de la ligne. On s’arrête pourtant quelquefois, mais c’est alors sur un point du chemin de fer vers lequel convergent beaucoup d’autres embranchemens, et nous nous trouvons en conséquence au milieu d’un encombrement de sacs, de paquets, de ballots, qui garnissent la plate-forme de la station. Tout cela ne tarde point à disparaître, tant les hommes travaillent avec ardeur, car ici tout doit être fait à la minute, et la sombre machine repart comme éperonnée par le démon de la nuit, emportant avec elle un travail nouveau pour les employés.

Vers le même temps où la vapeur allait donner des ailes à la poste, d’autres réformes d’une portée morale encore plus grande s’introduisirent dans la législation anglaise. En 1836, le stamp duty on newspapers, droit de timbre-poste sur les journaux, se trouva réduit de 4 pence à 1 penny. Il est inutile de s’arrêter à l’influence qu’exerça cette mesure libérale sur le développement de la presse britannique. Ce ne fut pas seulement le nombre des feuilles volantes qui s’accrut dans une proportion considérable, ce fut aussi la circulation. Il faut savoir qu’aujourd’hui le même numéro de journal passe souvent trois ou quatre fois par les mains de la poste, envoyé qu’il est d’une personne à l’autre en vertu d’une convention et d’arrangemens stipulés d’avance entre un petit cercle d’abonnés. Plusieurs Anglais, économes de leur temps, ont en outre l’habitude d’adresser une ou deux fois par mois un journal quelconque à un ami qui vit dans un endroit éloigné. Cet envoi signifie : « Je me porte bien et je pense à vous. » Qu’a-t-on souvent à dire de plus dans une longue lettre ? Cette réforme du droit de poste sur les journaux fut bientôt suivie d’une autre tout aussi importante. Un voyageur traversait, il y a une trentaine d’années, le district au nord de l’Angleterre où se trouvent les lacs. Il arriva devant la porte d’un petit public house au moment où le facteur (postman) s’arrêtait lui-même pour remettre une lettre. Une jeune fille sortit pour la recevoir, la tourna et la retourna dans sa main, puis demanda quel était le prix du port. C’était une grosse somme, car évidemment la jeune fille était pauvre, et le facteur demandait 1 shilling. Elle soupira profondément, dit que la lettre venait de son frère, mais qu’elle n’avait point d’argent, et en conséquence elle remit la missive au facteur. Le voyageur était un homme qui courait le monde pour s’instruire et pour observer ; comme il avait bon cœur, il offrit de payer le port de la lettre, et, en dépit de la résistance de la jeune fille, acquitta les frais de poste. Cette résistance opiniâtre, et dans un pareil cas, lui avait pourtant donné à réfléchir. À peine le facteur eut-il tourné le dos que la jeune tavernière avoua que c’était un tour d’adresse convenu entre elle et son frère : quelques signes hiéroglyphiques marqués sur l’enveloppe lui apprenaient tout ce qu’elle avait besoin de savoir ; mais la lettre elle-même ne contenait aucune écriture. « Nous sommes si pauvres l’un et l’autre, ajouta-t-elle, que nous avons imaginé ce moyen de correspondre et d’affranchir nos lettres. » Le voyageur continua son chemin, et, tout en admirant les chutes d’eau qui embellissent certains rochers du Cumberland, il se demandait si un système fiscal donnant lieu à de telles misérables fraudes n’était pas un système vicieux. Le soleil ne se coucha point avant que M. Rowland Hill (car c’était le nom du voyageur) n’eût rêvé à organiser le service de la poste sur une nouvelle base. Il s’était dit qu’en Angleterre, où les affections de famille sont très fortes, mais où les membres vivent le plus souvent dispersés, où l’esprit de commerce et d’entreprise ne connaît point de bornes, où le réseau des relations d’affaires s’étend encore de jour en jour, la correspondance n’était limitée que par l’énormité des frais de poste, et qu’en abaissant cette barrière on rendrait un grand service à la société sans rien faire perdre au trésor. Ses vues furent agréées par le gouvernement anglais, et le 10 janvier 1840 le penny postage commença à être mis en vigueur, c’est-à-dire que les lettres ne payèrent plus que 10 centimes pour circuler dans toute l’étendue des îles britanniques. Cette innovation hardie dépassa bientôt les espérances mêmes des législateurs. Dix ans plus tard, en 1850, le nombre des lettres s’était accru par semaine de 1,500,000 à 7,239,962.

M. Rowland Hill, aujourd’hui secrétaire de l’administration des postes, a introduit plusieurs autres réformes utiles et a fait de ce service, suivant l’expression familière aux Anglais, une admirable machine. Quiconque voit les tas de lettres et de journaux amoncelés chaque soir dans les bureaux du post office de Londres s’imaginerait volontiers qu’il faut une semaine de travail avant que tout cela soit à même de partir. Eh bien ! deux heures après, ces masses de papier écrit ou imprimé prennent leur direction vers tous les points du monde connu, emportées qu’elles sont vers les diverses lignes de chemins de fer dans de légères voitures peintes en rouge. Il est vrai que les mécaniques viennent au secours des mains. Des escaliers mouvans qui atteignent tous les étages de l’édifice sont occupés à monter ou à descendre, transportant avec eux dans le vide les hommes et les paquets. Il est extrêmement curieux de voir apparaître de moment en moment, comme dans une pantomime anglaise, les divers degrés de cette échelle de Jacob. D’abord ce sont des pieds d’homme qui se détachent à la hauteur du plafond, puis la personne entière se découvre successivement jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse sous le plancher, et qu’elle soit bientôt suivie d’une autre. Chaque marche de ce double escalier animé par un mouvement rotatoire atteint à son tour le rez-de-chaussée de l’édifice, fait alors un pas en avant, se repose à terre pour donner aux hommes le temps de prendre le sac qu’elle supporte, puis se dirige d’elle-même vers l’autre partie de l’échelle où elle remonte.

Tous les journaux pourtant, — il s’en faut de beaucoup, — ne passent plus aujourd’hui par les bureaux du gouvernement. Le véritable post office pour les feuilles imprimées est entre les mains d’une administration particulière. Quiconque a vécu quelque temps à Londres doit avoir remarqué dans le Strand, à la hauteur de Saint-Martin’s-Church, un véritable palais dont l’architecture sévère s’élève au centre du quartier des journaux. Cet édifice de pierre tout moderne, mais déjà noirci par la fumée de Londres, est l’établissement de Smith and son. À l’intérieur, vous découvrez une armée d’employés et de commis, de personnes occupées à assortir des feuilles volantes et de messagers. Encore n’est-ce point durant la journée qu’il faut visiter cette ruche du travail : c’est à cinq heures du matin. Le vieux Londres est endormi, le macadam des rues, même celui du Strand, repose dans un solennel silence ; déjà pourtant la ruche bourdonne, des charges de papier sorti tout frais de dessous la presse arrivent par monceaux, et une file de légères voitures, semblables pour la forme à celles dont se sert le post office, attend le grand moment du départ. Ces voitures sont destinées à porter le premier tirage des journaux du matin vers les divers embarcadères de Londres ; il importe donc qu’elles ne manquent point le premier train. Les journaux sont quelquefois en retard à cause de l’heure avancée de la nuit où finissent les débats de la chambre des communes ; il faut alors que la vitesse des transports regagne le temps perdu. À peine les journaux ont-ils été divisés par lots suivant les diverses stations auxquelles ils sont destinés, que toutes ces voitures prennent leur volée, et elles sont si nombreuses que jamais, même aux heures les plus affairées de la journée, le pavé du Strand n’a été troublé par un pareil tonnerre. Les journaux de Londres arrivent ainsi dans les provinces avant même que les habitans de la capitale aient obtenu leurs exemplaires, et ils arrivent sans aucune augmentation de prix. Ils sont ensuite vendus ou distribués à domicile dans chaque ville, chaque village, par des hommes, des femmes, des enfans. C’est une autre branche d’industrie qui occupe des milliers de mains. La même maison, je parle de Smith and son, a établi en outre un cabinet de lecture voyageur, circulating library, qui envoie et loue tous les livres nouveaux d’une extrémité à l’autre du royaume par ses propres agens ou par l’entremise des étalagistes qui se trouvent déjà à presque toutes les stations des chemins de fer.

Il n’entre point dans le plan de cette étude de faire ici l’histoire de la presse anglaise : je ne m’occupe des journaux que dans leurs rapports avec le commerce du papier. On a calculé que le Times à lui seul pourrait couvrir chaque jour de ses feuilles imprimées la surface de plus de trente acres. Une publication hebdomadaire bien connue, l’Illustrated London News, expédia une fois cinq cent mille numéros doubles ou un million de feuilles. Cela représente pour les papeteries deux mille rames équivalant au poids de soixante-dix tonnes. Plusieurs causes ont contribué, dans ces dernières années, à accroître prodigieusement le nombre des journaux en Angleterre, et d’abord la révolution du bon marché. La première publication qui soit entrée dans cette voie est le Penny Magazine ; à un meeting pour faire avancer la science sociale, lord Brougham signalait un jour l’heureuse influence qu’avait exercée cette feuille sur l’éducation de la classe ouvrière. Il citait, à l’appui de son opinion, l’histoire d’un jeune artisan qui, ayant appris lui-même à dessiner d’après les gravures du Penny Magazine était devenu un artiste habile. Aujourd’hui la presse illustrée à un penny s’appelle légion ; elle s’envole chaque semaine par essaims dans toute l’Angleterre, et quelques-unes de ces feuilles, telles que le London Journal et le Reynolds’s Miscellanies, se répandent à quatre ou cinq cent mille exemplaires. Ce ne sont pas seulement les Magazines qui se sont multipliés en se mettant à la portée des petites bourses ; les journaux politiques ont tenté, il y a trois ou quatre ans, la même transformation. Le premier journal qui ait été à Londres le pionnier de la presse à bon marché est le Daily Telegraph. Un grand journal, de quatre pages, à texte très serré, pour 10 centimes, parut d’abord une nouveauté téméraire. Cependant le succès ne se fit point attendre et se consolide encore tous les jours : une presse gigantesque, étonnante machine d’une force et d’une activité merveilleuses, suffit à peine aujourd’hui pour couvrir assez vite de caractères noirs les aunes de papier qui se succèdent de minute en minute dans l’imprimerie du Daily Telegraph. Il fut suivi dans la même voie par le Standard et par un grand nombre d’autres feuilles politiques. Ce mouvement a même emporté d’anciens journaux de Londres, qui ont été obligés de bouleverser leur vieille base financière et d’adopter le système nouveau. N’est-il pourtant pas vrai de dire que la presse à bon marché a plutôt étendu que déplacé les abonnés ? Une autre mesure qui doit sans contredit donner une grande impulsion au journalisme et à la librairie anglaise est le rappel du droit sur le papier.

Dans les meetings qui ont préparé et arraché cette victoire, les orateurs anglais ont beaucoup appuyé sur les rapports du papier avec la littérature, avec les arts et avec l’éducation des masses. Ces rapports sont trop évidens pour que je m’y arrête. L’économie que produira le retrait de cette taxe sur l’intelligence, comme disent nos voisins, ne tombera point dans la caisse des journaux : les uns seront obligés d’abaisser leur prix d’abonnement, les autres introduiront des changemens heureux dans le format ou dans la rédaction. Ce sera donc en définitive le public qui y gagnera. D’un autre côté, il se fondera encore de nouvelles feuilles périodiques. Ailleurs on pourrait craindre que le grand nombre des journaux ou des publications hebdomadaires n’affaiblisse le pouvoir de la presse en la divisant ; mais je ne crois point que ce danger soit à redouter dans la Grande-Bretagne. Il y a quelques années, lors de l’abaissement des droits de poste sur les feuilles imprimées, certains publicistes anglais avaient prédit comme un malheur que chaque profession, chaque paroisse, chaque petit groupe voudrait avoir son organe ou sa trompette. Ils ne se sont point tout à fait trompés en ce sens que le nombre des journaux de clocher s’est très étendu depuis ce temps-là. Il me tombait dernièrement entre les mains une feuille intitulée Shoreditch Observer. Shoreditch forme un quartier de Londres, et c’est à peu près comme si la rue Saint-Martin à Paris se mettait en tête d’avoir son journal ; mais après tout où est le mal ? Dans une société libre et décentralisée comme celle de l’Angleterre, les infiniment petits ont une valeur tout aussi bien que les infiniment grands, et aspirent à être représentés. Ces journaux pygmées ne nuisent d’ailleurs en rien aux grands journaux politiques, et pas un d’eux n’arrachera jamais une pierre à l’imposant édifice du Times. La publicité sous toutes les formes est un des besoins de la société anglaise. J’ai entendu dire dans d’autres contrées, en parlant de tel ou tel homme qui avait été la victime des événemens : « Mais aussi pourquoi s’est-il occupé de politique ? » C’est un reproche qu’on ne ferait point en Angleterre, où tout le monde a le droit et le devoir de s’intéresser aux affaires du pays.

À propos du paper duty, le papier à écrire a été considéré, de son côté, dans ses rapport avec l’éducation des enfans et les relations commerciales. Il donne lieu en outre à plusieurs industries. Je n’en signalerai qu’une, celle qui consiste à fabriquer des enveloppes de lettres. Pour se faire une idée de l’importance de cette branche secondaire de travail, il faut savoir qu’en Angleterre, tout le monde, depuis le plus riche jusqu’au plus pauvre, se sert, pour l’envoi des lettres, d’un procédé qui passait autrefois pour un signe de luxe et d’aristocratie. Les enveloppes se faisaient d’abord à la main ; aujourd’hui elles sortent par millions de diverses machines, dont la plus parfaite est celle inventée par M. J. Gathercole. J’ai vu fonctionner cette dernière dans l’une des grandes papeteries de Londres, où elle était gouvernée par deux jeunes filles. L’une d’entre elles avait pour devoir de nourrir la machine, cela veut dire d’y glisser des feuilles de papier blanc d’une forme et d’une grandeur convenues. La mécanique faisait tout le reste : elle relevait les coins du papier, les pliait, les gommait, estampait l’enveloppe, la séchait au moyen d’une pompe à air, et quand tout le travail se trouvait achevé, la transmettait à l’autre ouvrière, qui recueillait une à une ces couvertures de lettres et les arrangeait en paquets. On m’a dit que cette machine fabriquait en moyenne soixante enveloppes par minute, mais qu’entre des mains très habiles elle pouvait élever ce chiffre jusqu’à quatre-vingt-dix ou cent. Je n’en finirais point, si je disais tous les usages auxquels les Anglais ont appliqué le papier dans ces derniers temps : ils en ont fait des cols de chemise, des manchettes, des gilets, des chapeaux d’homme et de femme. On m’a montré dans Regent street une robe en papier, qui, pour la fraîcheur, l’élégance et l’éclat lustré, ne le cédait en rien aux robes de bal les plus dispendieuses. Non contens de donner le papier comme un substitut de la toile, du coton, de la soie, de la dentelle, et de le découper en riches broderies, en orgueilleuses guipures, des fabricans enthousiastes déjà le destinent à bien d’autres fortunes industrielles. Selon eux, il peut se convertir en cannes, en commodes, en tables, en tuyaux pour conduire l’eau à domicile, en lambris et en plafonds d’appartemens, que sais-je encore ? À les entendre, la cuve des moulins à papier est le creuset de l’alchimie moderne : tout y tombe et tout en sort. Vous pouvez y jeter de l’herbe, de la paille, de l’écorce d’arbre, des chiffons, tout ce qui n’a jamais eu ou tout ce qui n’a plus de valeur, et vous en tirerez des meubles et des vêtemens, — vêtemens d’un jour, il est vrai, mais dont l’étoffe et la façon combinées ne reviennent guère plus cher que le blanchissage de la toile ou du coton. N’est-ce pas défier les Métamorphoses d’Ovide ? Aussi quelques économistes de la Grande-Bretagne déclarent-ils que nous entrons dans l’âge du papier, — celui que, pour de bonnes raisons, n’avait point prévu la mythologie antique.

La fabrication du papier joue un grand rôle, on l’a vu, dans l’industrie et dans les mœurs anglaises. Depuis la main qui recueille le chiffon jusqu’à celle qui a écrit sur des feuilles volantes Ivanhoe ou Childe Harold, s’étend une chaîne de travaux, de rapports mutuels et de services qui touche en quelque sorte aux deux bouts de la société. Aujourd’hui pourtant cette fabrication traverse chez nos voisins une période critique. Dans toute la Grande-Bretagne, on n’entend qu’un cri : « Le papier à bon marché ! » Que ce papier vienne de l’étranger ou qu’il sorte des manufactures anglaises, il sera le bienvenu. Cependant cette alternative est grave et intéresse profondément l’avenir des fabriques ; car l’Anglais n’accepte pas volontiers les positions secondaires. Lorsqu’il ne règne point dans une industrie, il l’abandonne et se résigne alors à recevoir les produits de l’étranger. Ma conviction est d’ailleurs que les moulins britanniques ne se laisseront point battre sur leur propre terrain ; ils établiront leur industrie sur de nouvelles bases et abaisseront l’échelle de leurs prix pour la mettre de niveau avec les tarifs du continent. Une partie du papier anglais y perdra sans doute de sa qualité, ou, qu’on me passe le mot, de son aristocratie. Sous l’empire du duty, les fabriques anglaises ne produisaient guère que du papier de luxe ; Sous le régime de la liberté industrielle, plusieurs d’entre elles seront obligées de faire des concessions aux demandes économiques des consommateurs. Pourquoi s’affligerait-on de cette conséquence inévitable ? Le papier à bon marché, c’est le goût de l’instruction qui se répand, c’est le livre et le journal qui se multiplient, c’est la lumière qui descend d’en haut vers les classes obscures et vers les mélancoliques régions du travail des mains.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez les livraisons du 15 septembre 1857, 15 février, 15 juin, 15 novembre 1858, 1er  mars, 1er  septembre et 15 décembre 1859, 15 avril, 15 septembre, 15 octobre et 1er  décembre 1860, 1er  mai et 15 juin 1861.
  2. Le papier connu sous le nom de Whatman’s paper se fait aujourd’hui dans deux moulins séparés s qui sont, dit-on, exploités par les successeurs et les descendans de ce fabricant célèbre.
  3. M. P. du Chaillu est dans ce moment le lion de Londres, selon l’expression des Anglais, c’est-à-dire qu’il se trouve l’objet de la curiosité générale. Américain de naissance et, comme son nom l’indique, d’origine française, ce jeune voyageur a visité des parties de l’Afrique mal connues jusqu’ici. Il y rencontra le gorilla, singe d’une très grande taille, qui paraît être un progrès sur le chimpanzé, et dont il a rapporté plusieurs exemplaires. Au village de Fan, il trouva une boucherie humaine organisée. Son livre, Explorations and Adventures in Equatorial Africa, a donné lieu entre les savans de Londres à une vive polémique. Il est aujourd’hui certain que M. du Chaillu n’a point écrit lui-même son voyage, mais il a fourni toutes les notes à un naturaliste américain, qui s’est chargé de les rédiger et d’en faire un récit très curieux.
  4. Je doute fort que cette explication donnée par tous les maîtres de rag and bottle shops satisfasse les antiquaires. Ces derniers en ont adopté une autre plus vraisemblable. Suivant eux, ces boutiques succèdent à d’anciens magasins où l’on vendait des curiosités venues de l’Inde ou de la Chine, et qui avaient un magot pour enseigne.
  5. Sorte de chemin creux.
  6. Boutiques de provisions de marine.
  7. Les ménagères se servent en Angleterre, pour colorer leur linge, du bleu de roi et d’un autre bleu en poudre.
  8. Il y en a encore de beaucoup plus chargées en mécanisme que celle du Phénix, et qui coûtent des prix fabuleux.
  9. « I will cut you with a shilling, disait un jour Sheridan à son fils (je ne-vous laisserai qu’un shilling). — En ce cas, vous l’emprunterez, » répondit le fils du père prodigue. Cette expression, que j’ai traduite mot pour mot, est la formule usitée dans les testamens quand on déshérite un membre de la famille.
  10. La Société pour l’encouragement des arts, Society for encouragement of arts, a publié dans ses transactions (1836) un grand nombre d’expériences sur le sujet qui nous occupe. La bibliothèque de cette même société possède un livre écrit en allemand par M. Shäffer, qui contient des faits très curieux. Un jour le contre-maître de M. Shäffer avait acheté un oiseau rare dont la nourriture naturelle consiste en pommes de pin. À peine l’oiseau eut-il reçu son repas, qu’on le vit déchirer avec soin ces cones pièce par pièce de manière à leur imprimer la forme d’une boule d’étoupe, et c’est alors seulement qu’il la mangeait. Shäffer reconnut que cette substance ainsi préparée était bonne à faire du papier. Il se mit donc à reproduire sur la pomme de pin, par des moyens mécaniques, l’ouvrage délicat que l’oiseau accomplissait avec son bec.
  11. En 1859, cette exportation s’est élevée à 20,142,350 livres de papier, tandis que la masse entière de papier fabriquée et soumise au droit était cette même année de 217,827,197 livres. On peut par les deux chiffres calculer l’étendue de la consommation intérieure, à laquelle il faut encore ajouter 2,037,693 livres de papier importé du continent en Angleterre.