L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 116-154).
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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

X.
LES THEATRES DE LONDRES. - LE DRAME.



Un des premiers en Europe, le théâtre anglais a puisé aux sources du caractère national et arraché à la nature de la race quelques-unes de ces fortes personnifications qui traversent les âges. La cause de cette supériorité me semble facile à découvrir. L’Anglais n’est point métaphysicien, il a peu de goût pour la vie contemplative, il témoigne pour les utopies et les abstractions une sorte de dédain superbe. Vivant à la fois dans le monde des faits et dans le monde des idées, il ne sépare jamais ces deux forces : penser et agir. Un impérieux sentiment du moi qui, dès la fin du XVIe siècle, s’était dégagé de la lutte avec la nature extérieure, avec les dogmes mystiques et avec les institutions immobiles, avait marqué dans la société anglaise la limite pratique des droits et des devoirs ; . Il y avait un peuple en Angleterre dans un temps où, au point de vue des arts, il n’y avait guère qu’une cour en France. Aux yeux des auteurs dramatiques du siècle d’Elisabeth, toute condition sociale était digne d’intérêt, tout caractère avait une valeur, tout individu était une puissance dans son genre : de là un théâtre qui embrassait les formes variées et les contrastes de la vie humaine. Les luttes de la réforme religieuse venaient d’ailleurs d’imprimer aux esprits ce vigoureux sentiment de la liberté morale sans lequel rien de grand ne se fonde, pas plus dans les arts que dans l’ordre politique.

Je ne m’arrêterai point aux origines ni à l’histoire du théâtre anglais. Tout le monde sait que les premières salles de spectacle dans la Grande-Bretagne ont été des cours d’auberge. Passant un jour dans Ludgate-Hill, je remarquai une inscription française : la Belle Sauvage. C’était autrefois la devise d’une auberge fameuse qui avait pour enseigne un sauvage debout à côté d’une sonnette. Le sens de cette vieille peinture a beaucoup préoccupé les antiquaires du dernier siècle. S’il faut en croire Addison, l’auberge devait son nom à un ancien roman français qui avait été traduit en Angleterre. L’héroïne de ce roman était une belle femme qui avait vécu dans un désert et que les Anglais appelaient par corruption la bell savage. Ainsi s’expliquerait le rébus peint sur l’enseigne, car bell, en anglais, veut dire cloche ou sonnette. Quoi qu’il en soit, la cour de la Belle Sauvage servit autrefois de théâtre à des représentations dramatiques. Là joua Tarlton, le plus célèbre acteur de son temps. L’auberge n’existe plus : elle est aujourd’hui remplacée par une arcade et une impasse avec deux rangées de maisons ; mais on rencontre encore dans certains quartiers de Londres quelques-unes de ces anciennes inns. La plus curieuse, à ma connaissance, est celle des Quatre-Cygnes (Four-Swans) dans Shoreditch. Par la distribution de la cour, — autrefois le parterre et la scène, — par l’ordre des galeries qui règnent aux deux étages de la maison, par la forme de certaines chambres à croisée ouverte sur le rez-de-chaussée et qui ressemblent à des baignoires, on peut se faire une idée de ce qu’étaient les représentations en plein vent dans ces cours d’auberge, berceaux et prototypes de nos salles de spectacles.

Qui ne sait aussi qu’à ces théâtres fortuits succédèrent d’autres théâtres plus ou moins permanens, d’une forme hexagonale, construits en bois, en partie exposés aux injures du ciel et en partie recouverts d’un toit de chaume ou de roseaux ? Les représentations avaient lieu durant la journée, en pleine lumière ; elles étaient annoncées par un drapeau arboré sur le faîte du rustique édifice, qui ressemblait de loin à une grange ou à une forteresse de sauvages. Ces baraques furent toutes détruites, en moins d’un siècle, par le feu ou par la fureur des puritains, qui voulaient proscrire en Angleterre la liberté des plaisirs. De leurs cendres ou de leurs ruines sortirent plus tard des salles de spectacles régulières et construites en brique, comme celles du Play house dans Portugal-Row et de Gibbon’s Tennis-Court dans Vere-Street. Ces dernières ont aussi disparu depuis longtemps. Un intérêt plus vif s’attache, je crois, aux théâtres modernes de Londres, surtout au point de vue où l’on s’est placé dans cette série, l’étude de la vie et des mœurs anglaises. Quoique nos voisins aient brillé au théâtre dans plus d’un genre, je ne toucherai cette fois qu’au drame de l’école nationale. Ce qu’était il y a quelques années le drame anglais sous le système du privilège, ce qu’il est devenu sous le régime de la liberté, les causes de décadence qui ont altéré dans la patrie de Shakspeare unie des gloires de la littérature britannique, voilà bien des questions assez intéressantes pour que l’attention s’y porte d’abord.


I

Trois grands théâtres jusqu’en 1832 avaient seuls le privilège de jouer ce que les Anglais appellent le drame légitime, legitimate drama ; c’étaient Drury-Lane, Covent-Garden et Haymarket.

L’édifice sombre, massif, sans style, au moins à l’extérieur, qui porte aujourd’hui le nom de Drury-Lane-Theatre, a été construit en 1812 ; mais il succède à d’autres monumens du même genre qui ont été tour à tour bâtis, abattus et rebâtis à peu près sur le même emplacement. Dès le temps de William Shakspeare, il existait dans Drury-Lane[1] un ancien cockpit (arène pour les combats de coqs), qui avait été converti en une salle de spectacle sous le nom de Phœnix. Durant les guerres religieuses, le Phœnix subit la destinée des autres théâtres. Détruit par une bande de puritains en 1617, reconstruit, fermé en 1648 par la même secte de fanatiques, alors maîtresse de l’Angleterre, il laissa passer l’orage[2]. La restauration fut pour les théâtres une époque de renaissance. Un certain Thomas Killigrew obtint alors de Charles II le privilège d’amuser le public avec des drames, des danses et de la musique. Sa troupe, après avoir erré quelque temps, se fixa sur le terrain de l’ancien cockpit, qui se trouva ainsi élevé à la dignité de théâtre royal, King’s theatre. Mécontent de cette vieille salle, Killigrew en fit bientôt bâtir une nouvelle, et l’ouvrit en 1663. Cette dernière peut être considérée comme la souche du théâtre actuel de Drury-Lane. À dater de ce moment, on peut en effet suivre une filiation non interrompue dans l’histoire de ce théâtre, qui, à travers des fortunes diverses, embrasse plusieurs grandes périodes de l’art dramatique en Angleterre. Là s’épanouit l’école de la restauration avec Dryden, Lee et Otway à la tête du drame, Wicherly, Congreve, Farquhar et Vanbrugh à la tête de la comédie. Là naquit sous Richard Steele, lequel fut pendant un temps directeur de Drury-Lane, la comédie sentimentale, genre faux qui vécut peu et qui méritait peu de vivre. Là enfin régna Sheridan, qui éleva comme auteur la fortune de Drury-Lane, et qui la détruisit en même temps par une mauvaise administration. Il est à remarquer qu’en Angleterre les meilleurs hommes de lettres ont toujours fait de pitoyables directeurs de théâtres. Le vieux Drury-Lane, comme l’appellent les Anglais, a encore vu bien d’autres fêtes dramatiques. Sous la direction de M. Bunn, qui vient de mourir, les échos de ce théâtre ont eu l’honneur de répéter, en 1834, les vers de Byron. Sardanapale et Manfred, qui, de l’aveu du poète, n’avaient point été écrits pour la scène, affrontèrent avec succès, moyennant quelques coupures et de légers remaniemens, les dangers de la représentation[3]. Drury-Lane, faut-il le dire ? ne s’est point toujours soutenu à ces hauteurs littéraires. Les théâtres anglais n’étant point subventionnés, les directeurs font trop souvent de misérables concessions aux goûts les plus grossiers du public. Quand les grands écrivains et les bons acteurs leur font défaut, ils ont recours sans honte à toute sorte d’expédiens pour combler les déficit de la caisse.

Ce n’est pas seulement l’histoire littéraire de Drury-Lane qui se retrace devant mes yeux lorsque j’attends sur les bancs de ce théâtre le lever du rideau. Les diverses générations d’acteurs et d’actrices qui s’y sont succédé passent comme des ombres sur cette scène silencieuse que masque une grande toile verte, immobile et impénétrable, ainsi que le voile du temps. Voici la jolie Nell Gwynn, avec ce chapeau extravagant sous lequel la comédienne récita un prologue de Dryden, et qui attira si fort l’attention de Charles II. Jeune fille, elle avait colporté sur une corbeille du poisson dans les rues de Londres, couru de taverne en taverne pour amuser les buveurs avec des chansons et vendu des oranges dans les théâtres : quels débuts pour la maîtresse d’un roi ! Paix à son âme, malgré les folies et les faiblesses dont l’accuse l’histoire, car elle eut dans sa vie une bonne pensée[4] ! — Je vois passer mistress Oldfield, célèbre par sa beauté, ses grâces et sa voix au timbre d’argent, qui firent le succès des pièces de Steele ; Wilks, le plus beau gentleman de son temps, et Cibber, le fameux coxcomb (il jouait les rôles de fat), avec cette monumentale perruque dont il était amoureux, qu’il faisait venir sur la scène dans une chaise à porteurs, et qu’il ajustait fièrement devant tout le monde. N’est-ce point maintenant Garrick, le prodige de la scène anglaise, qui s’avance avec un double visage, le rire et les larmes, la tragédie et la comédie ? Et quand le règne de Garrick touche à sa fin, qui vient ramasser les fleurons de cette couronne tombée ? Parsons, Dodd, Quick, les Palmers, miss Pope, qui, ayant joué dans la tragédie, animait par instans la comédie d’une émotion qui enlevait tous les suffrages ; miss Abingdon, la plus brillante satirist de son sexe ; miss Farren, qui, grande et faible, avait les grâces de la délicatesse… Mais ici les ombres s’effacent et vont faire place à des souvenirs qui vivent encore dans l’esprit de quelques contemporains. Le commencement de notre siècle fut pour le drame, pour la comédie et pour le vieux Drury-Lane une époque mémorable : il suffira de rappeler les noms de miss O’Neil, d’Edmund Kean, de Charles Young, de Mathews et de Macready. Ce dernier vit encore, mais il s’est depuis quelques aimées retiré de la scène. À une courte période de gloire succéda un temps de décadence et de morne stérilité. Quelques-uns accusent l’indifférence du public, d’autres, les prétentions exagérées des acteurs, d’avoir amené le déclin du drame anglais. Quoi qu’il en soit, le Drury-Lane-Theatre était tombé si bas comme entreprise commerciale que nul ne voulait plus courir les risques de la direction. À la fin, M. James Anderson eut le courage de s’en charger ; mais, en dépit d’honorables efforts, il ne put rendre la vie dramatique à ce théâtre, et aujourd’hui Drury-Lane est dans les mains de M. E. T. Smith. L’opéra, du moins pendant une partie de l’année, remplit maintenant la solitude de cette vaste salle, où le génie de Shakspeare, interprété par de grands acteurs, suffisait naguère pour attirer la foule. Un événement dramatique vient pourtant de rappeler, il y a deux mois, sur Drury-Lane l’attention du public : c’est la réapparition à Londres (reappearance) de M. Charles Kean et de sa femme. Charles Kean a le malheur d’évoquer, de ramener avec lui sur les planches la mémoire accablante de son père[5]. On se souvient encore, en le voyant, de cette nuit du 25 mars 1833, où, lui jouant Iago et Edmund Kean remplissant le rôle d’Othello, il reçut pour ainsi dire sur la scène le dernier soupir de ce grand tragédien, usé par les dissipations et les luttes d’une vie orageuse. La comparaison avec Edmund Kean est écrasante pour tout acteur vivant ; aussi nous faut-il écarter à toute force un parallèle qui semble s’attacher de préférence à celui qui porte son nom. Charles Kean n’était point né acteur ; il l’est devenu par le fiât lux de la persévérance. Pour bien apprécier sa valeur, c’est de 1850 à 1859 qu’il faut l’observer dans sa direction du Princess’s Théatre.

Cette direction (management) a fait époque dans l’histoire du drame anglais. Ressusciter sur la scène les pièces de Shakspeare en les illustrant par toutes les splendeurs de la mise en scène, l’exactitude du costume et la puissance merveilleuse des décors, tel était le but que se proposait Charles Kean dans ses shakspearian revivals. Il avait été précédé dans cette voie par Macready, le meilleur tragédien anglais depuis John Kemble et Edmund Kean. On peut même dire que la réforme théâtrale avait commencé dès le temps de Garrick, mais non par les soins de ce grand acteur, qui jouait Hamlet avec une perruque et un habit de cour à la mode de son temps. Macklin essaya, sous les yeux mêmes de Garrick, de se rapprocher de la vérité historique. Cette réforme marcha néanmoins très lentement, et ce n’est que du temps de Macready, c’est-à-dire dans ces trente dernières années, qu’elle prit une sérieuse importance. Macready n’était point, comme Garrick et comme Edmund Kean, un acteur de race ; il manquait de cette simple grandeur et de cette majesté naturelle qui s’approprient tout d’abord le domaine de la tragédie ; mais il avait du tact, une merveilleuse habileté et une grande intelligence[6]. Étant directeur de Drury-Lane, qu’il quitta en 1840, il essaya, et même sur une plus grande échelle que Charles Kean (la scène de Drury-Lane étant une ou deux fois plus vaste que celle de Princess’s Théatre), d’élever l’éclat de la représentation à la hauteur des drames de Shakspeare. Si la tentative n’était point nouvelle, Charles Kean eut du moins le courage de la pousser plus loin qu’aucun de ses prédécesseurs par de savantes recherches archéologiques, une érudition profonde, et une foi peut-être exagérée dans la valeur de l’effet pittoresque.

Il fut aidé dans son œuvre de restauration par deux artistes qui l’assistèrent de leur pinceau, MM. Grieve et Telbin. L’architecture, le costume, l’ameublement, le plan des batailles[7], les armes, tout fut approprié aux temps et aux lieux dans lesquels se développait l’action du drame. On doit certainement des éloges de l’ancien directeur du Princess’s Théatre pour le respect qu’il a témoigné envers son art et envers la vérité historique. J’ai assisté moi-même avec un profond intérêt à ces merveilleuses résurrections (revivals) de Macbeth, de Richard III, d’Henri V, d’Henri VIII, du Conte d’hiver, de la Tempête, du Marchand de Venise, du Roi Lear et du Songe d’une Nuit d’été. On n’avait jamais vu et l’on ne reverra sans doute rien de semblable. Cette exactitude sévère, cette fastueuse mise en scène, ces décorations éblouissantes, ont pourtant donné lieu à plus d’une objection : on s’est demandé si M. Charles Kean, voyant que Shakspeare, dans sa rude et noble simplicité, n’allait plus au goût du jour, n’avait pas voulu courtiser le dandysme et attirer à lui un public de curieux au lieu d’un public de connaisseurs. Cette préoccupation constante de la couleur locale ne pouvait-elle nuire sous quelques rapports à l’étude des sentimens humains, à la peinture des caractères, qui doivent tenir la première place dans les préoccupations du poète et de l’acteur ? Trompé par un faux enthousiasme pour la dignité du drame, n’avait-on point attaché des chaînes d’or aux ailes de Shakspeare ? N’avait-on point trop fait de pièces éminemment littéraires un spectacle pour les yeux ? Au point de vue de l’art sérieux, ces questions sont graves, et je ne pense point que M. Charles Kean les ait entièrement résolues en sa faveur. Aujourd’hui Charles Kean se présente à nous sur les planches du Drury-Lane-Theatre sans aucun des accessoires auxquels on a reproché de dissimuler l’insuffisance de l’acteur au Princess’s. Son succès n’en a pas moins été considérable. La moitié de ce succès revient de droit à Mine Charles Kean, qui est une tragédienne hors ligne. Les deux artistes se sont montrés tour à tour dans le drame et dans la comédie. Je ne m’arrêterai point aux rôles qu’ils ont remplis avec plus ou moins de succès dans des œuvres secondaires, j’aime mieux remonter tout de suite au maître du théâtre anglais, à ce vaste fleuve du génie et des passions dramatiques dans lequel tous les grands acteurs et toutes les grandes actrices ont puisé de siècle en siècle leurs personnifications les plus vivantes. La civilisation britannique s’appuie sur deux livres, la Bible et Shakspeare. J’ai connu un gentleman qui remerciait le ciel de l’avoir fait naître, Anglais pour trois raisons : la première était de vivre libre, la seconde de rencontrer dans ses voyages des compatriotes sur toute la terre, la troisième de lire et d’entendre les drames de Shakspeare dans la langue où ces drames ont été écrits. J’avoue que pour moi-même c’est toujours une fête de l’esprit quand je vois une des pièces du grand poète anglais interprétée par des acteurs anglais. Quoique Shakspeare ait beaucoup voyagé dans l’histoire et qu’il se soit assimilé avec une rare puissance les élémens des diverses civilisations qui florissent à la surface du globe, il garde toujours une forte empreinte du génie britannique. J’ai été surtout frappé de ce cachet national en voyant Charles Kean dans le rôle d’Hamlet.

Étant en France, je croyais connaître la pièce pour l’avoir vu représenter au théâtre, non d’après Ducis, mais d’après une traduction que l’on disait littérale. À Londres, mon illusion se dissipa dès le lever du rideau. Nous ne connaissons rien de Shakspeare, au moins de Shakspeare joué sur la scène. Les habitudes de notre théâtre s’opposent à ces changemens à vue qui permettent de suivre l’action du drame d’un lieu à l’autre sans rompre l’unité morale. À part quelques retranchemens qui sont peut-être nécessaires dans un poème de quatre mille cinquante-huit vers, ici la représentation n’altère en rien la pièce écrite. Hamlet, il est vrai, n’a pas toujours été joué avec cette fidélité. Garrick supprimait le voyage en Angleterre, les funérailles d’Ophélia, le discours philosophique d’Hamlet et les rudes plaisanteries des fossoyeurs. Les anciens acteurs avaient pris bien d’autres libertés ; mais le respect toujours croissant des Anglais pour leur grand poète dramatique ne tolérerait plus aujourd’hui de tels changemens ni de telles omissions. Est-ce seulement dans la forme que le drame s’éloigne, sur le théâtre britannique, de nos idées françaises ? Non certes ; le caractère d’Hamlet avec ses saillies mordantes, ses excentricités, ses brusques et austères boutades, son humour, les sourdes intonations de sa vengeance comprimée, ne peut guère être compris et rendu que par un acteur anglais. Encore n’ai-je rien dit de cette magnifique langue de Shakspeare, qui ajoute tant de force et de relief aux idées du poète.

Le type d’Hamlet s’est pour ainsi dire formé sur le théâtre anglais par une filiation de grands acteurs ; Burbadge, qui vivait du temps de Shakspeare, a transmis ce rôle à Taylor, Taylor à Hart, Hart à Betterton[8]), et ainsi de suite jusqu’à Charles Kean, qui en a fait l’objet particulier de ses études. Tout en suivant la tradition, chacun d’eux a naturellement introduit des effets nouveaux ; c’est ainsi que John Kemble fut le premier qui s’avisa de s’agenouiller devant l’ombre du père d’Hamlet. Dans la scène avec Polonius, au moment où celui-ci lui demande : « Que lisez-vous, mylord ? » et où Hamlet répond : « Calomnies, slanders ! » Kemble, pour donner plus de force à ses semblans de délire et pour exprimer l’état violent de son âme, arrachait la page du livre. On n’a pas non plus oublié en Angleterre son air absorbé, son front assombri et courbé par le poids d’une indomptable fatalité, ni l’expression tragique de son sourcil au moment où il cherchait à pénétrer le mystère effrayant de la mort de son père. Dans la scène où Hamlet découvre que le cadavre de la jeune fille qu’on enterre est celui d’Ophélia, il n’avait pourtant pas, dit-on, le pathétique d’Henderson, qui semblait alors ému jusqu’au fond de l’âme. Les autres rôles de la pièce se sont de même successivement incarnés dans quelques artistes fameux. Aucun de ceux qui ont jusqu’ici représenté le spectre n’a égalé Booth, s’il faut en croire les annales de la scène. Sa voix lente, solennelle, sépulcrale, sa marche silencieuse, sa figure de l’autre monde et tout l’ensemble de son jeu frappaient les spectateurs d’un sentiment de vertige et de terreur. Ophélia a passé aussi par différentes transformations ; mais elle reste comme sculptée dans le souvenir de mistress Siddons. Sa grande beauté, la grâce innocente avec laquelle elle recevait les conseils de son frère Laerte, le changement de ses traits, son effroi et la manière dont elle racontait à Polonius l’apparition d’Hamlet pâle et en désordre dans sa chambre, défient, assurent les Anglais, toute comparaison avec les actrices vivantes. Dans la scène du délire toutefois, une autre comédienne célèbre, mistress Montford, qui était contemporaine de Cibber et sur laquelle Gay a écrit sa ballade de Suzanne aux yeux noirs (Black-eyed Susan), paraît avoir atteint le sublime de la vérité. L’amour l’avait privée de sa raison, et elle était enfermée dans une maison de fous quand un jour, dans un de ses momens de lucidité, elle demanda quelle était la pièce qu’on jouait ce soir-là au théâtre. On lui répondit que c’était Hamlet. Elle se souvint d’avoir, toujours affectionné dans ce drame le rôle d’Ophélia. Avec cette finesse qui distingue souvent les aliénés, elle s’échappe vers le soir de la maison de fous, se rend au théâtre, et, cachée dans la coulisse, attend le moment où Ophélia devait paraître dans un état de délire. Elle se glisse alors sur la scène à l’instant où l’actrice qui avait joué la première partie du rôle allait faire son entrée. Qu’on juge de l’étonnement des spectateurs à la vue d’une autre figure qui avait les yeux, l’expression, la voix, les gestes de la fille idéale rêvée par Shakspeare ! Ce n’était plus une actrice, c’était Ophélia elle-même, c’était le délire, mais le délire intelligent, à la fois gracieux et terrible. La nature venait de faire un effort suprême ; « maintenant, s’écria-t-elle en quittant le théâtre, tout est fini. » Mistress Montford mourut quelques jours après.

Dans leur enthousiasme pour Shakspeare, les Anglais ont recherché quels devaient être l’âge, la taille et le tempérament d’Hamlet. Il y a aussi tout un côté de ce caractère qui a, — mais seulement depuis ces derniers temps, — appelé l’attention des lettrés et des critiques : je parle de la faiblesse, de l’impuissance, de l’humeur rêveuse, sentimentale et pour ainsi dire hystérique d’Hamlet, lesquelles forment par instans un contraste saisissant avec l’ambition du jeune prince et avec l’énergie et la grandeur de ses desseins. On s’est même demandé si à ce point de vue le rôle ne pourrait point être rempli avec avantage par une femme. Une actrice anglaise encore vivante, miss Marriott, a tenté cette expérience il y a quelques années au théâtre de Glasgow, et avec un véritable succès[9]. Il ne faut point chercher ce côté délicat et en quelque sorte féminin du caractère d’Hamlet dans le jeu de Charles Kean. Il remplit le rôle selon les traditions du théâtre anglais, qui s’est jusqu’à ce jour peu préoccupé de considérations venues en grande partie de l’Allemagne. Au point de vue théâtral, Charles Kean n’est pas non plus le fils de son père ; il est le fils de l’étude, de la réflexion et du jugement. S’il n’a ni la force et la majesté de John Kemble, ni la passion d’Edmund Kean, ni l’intelligence de Macready, il possède du moins un beau talent, acquis par de nobles efforts, et nul acteur vivant ne saurait lui être préféré dans le type d’Hamlet. Quoique la pièce soit montée avec peu de soin à Drury-Lane, j’avoue avoir éprouvé une de ces fortes émotions que le théâtre anglais seul peut produire.

Le court passage de M. et de Mme Charles Kean a redonné au drame, sur les planches de Drury-Lane, une vie provisoire ; mais peut-on considérer cet événement comme un signe de renaissance et en tirer quelque conclusion favorable pour l’avenir[10] ? Je crains bien qu’il n’en soit pas ainsi : la comédie et la farce, en attendant l’opéra, vont reprendre possession de ce même théâtre où Shakspeare régnait presque toute l’année sur un peuple fervent d’adorateurs. Si je nomme toujours Shakspeare, c’est que seul, parmi les auteurs dramatiques de la grande époque d’Elisabeth, il a encore le pouvoir d’arracher de temps en temps les masses à leur indifférence. Les autres, malgré d’éminentes qualités que reconnaissent les Anglais, n’ont reparu à d’assez longs intervalles sur la scène que comme des météores. On les lit, on ne les joue plus. Trois hommes ont fait, il y a quelques années, de généreux efforts pour renouveler le drame littéraire : je parle de Douglas Jerrold, de Bulwer et de Sheridan Knowles. Le premier est mort, les deux autres vivent encore, mais ne travaillent plus pour la scène. Sheridan Knowles, dont tout le monde honore le caractère et aime le talent, fait aujourd’hui des lectures religieuses dans les chapelles. Cette alliance des facultés théâtrales et des idées mystiques étonnerait peut-être en France, mais n’a rien qui surprenne en Angleterre, où le drame sérieux, est considéré comme la moins profane des occupations de l’esprit. Ces trois écrivains ont laissé, derrière eux sur la scène anglaise des pièces qui sont devenues populaires en naissant : Douglas Jerrold, Suzanne aux yeux noirs ; Bulwer, la Dame de Lyons et. l’Argent ; Sheridan Knowles, le Bossu, Guillaume Tell, la Rose d’Aragon, la Chasse d’amour et quelques autres. La plupart de ces drames, qui ont aujourd’hui droit de cité sur tous les théâtres, servent encore de temps en temps à mettre en relief les débuts de quelques acteurs et de quelques actrices ; mais ils ont perdu la fraîcheur de la nouveauté et n’ont guère été remplacés jusqu’ici. De Drury-Lane si nous passons à Covent-Garden ? nous trouverons le culte de Shakspeare encore plus négligé.

L’origine de Covent-Garden-Theatre remonte à Davenant, qui, en même temps que Thomas Killigrew, avait extorqué à Charles II le privilège de mêler le drame à la musique. Ce théâtre, bâti par Rich, le célèbre arlequin, fut ouvert au public en 1733. Les acteurs prirent d’abord le nom de la troupe du duc. C’étaient les mêmes qui jouaient auparavant sur un autre théâtre, dans Portugal-Row, avec William Davenant à leur tête. Rich, comme régisseur, était ce qu’on appellerait de nos jours un homme d’affaires. On lui reproche d’avoir introduit dans le public anglais le goût de la parade. Quoique sans éducation[11], il eut, comme on dit, la main heureuse en faisant représenter l’Opéra du mendiant (Beggar’s opera). Cette pièce eut un succès fou à cause des allusions qui y étaient dirigées contre la cour. S’il faut en croire l’autorité de Gibbon, le Beggar’s opera eut même une influence sociale. Selon lui, cette pièce servit à réformer en Angleterre les mœurs des voleurs de grands chemins, en les rendant moins féroces et plus polis, en un mot plus gentlemen, à quoi quelqu’un répondit que Gay, l’auteur de la pièce, « était l’Orphée des brigands. » On a dit aussi, faisant allusion au succès d’argent, que cet opéra avait rendu Gay riche et Rich gai. Depuis l’origine, ces deux théâtres voisins, Covent-Garden et Drury-Lane, ont toujours vécu dans un état de rivalité. La plupart des grands artistes que nous avons nommés ont joué alternativement sur l’une et l’autre scène. Il y a pourtant des acteurs dont le souvenir semble s’attacher plus particulièrement à Covent-Garden : tels furent Barry, le plus brillant des Alexandres ; Quin, si connu par ses épigrammes, et Macklin, qu’on admirait surtout dans le rôle de Shylock. Ces acteurs s’étaient séparés par jalousie de Garrick, qui continuait alors de régner à Drury-Lane. Les deux troupes se portaient l’une à l’autre des défis magnifiques, jouant quelquefois la même pièce de Shakspeare durant des mois entiers, et attendant auquel des deux théâtres la foule cesserait enfin d’accourir, avant de proclamer la victoire ou la défaite.

À Covent-Garden surtout florissait, dans dès temps qui se rapprochent plus de notre époque, la grande dynastie des Kemble. Le génie dramatique semblait incarné dans cette famille, qui a donné au théâtre anglais John et Charles Kemble et leur sœur Sarah, plus connue encore sous le nom de mistress Siddons[12]. L’aîné et le plus remarquable des deux frères, John-Philipp Kemble, était né à Prescot, dans le Lancashire, en 1757. Son père était régisseur d’une troupe de comédiens, au milieu de laquelle John, alors âgé de dix ans, fit ses débuts sur la scène. Il appartenait, dit-on, à l’ancienne école déclamatoire ; mais sa sœur, mistress Siddons, douée d’un véritable génie, entrait plus avant que lui dans le sentiment de la nature. Sa beauté tragique surpassait tout ce qu’on avait vu sur la scène anglaise : quand elle paraissait, ses cheveux et ses sourcils noirs, son regard d’aigle, son geste dominateur, tout lui donnait un air de grandeur et de majesté héroïque. Non contente d’illustrer la scène par l’éclat de son talent, elle releva la profession théâtrale par la dignité de ses mœurs. Elle était née à Brecon[13], dans un cabaret (public house) qui conserve encore aujourd’hui l’enseigne à l’Epaule-de-Mouton (the Shoulder of Million). On montre aussi dans la ville de Stourbridge une grange où l’on assure que mistress Siddons fit ses débuts, dans une représentation extraordinaire au bénéfice de la troupe, qui se trouvait alors fort à court d’argent. Les officiers d’un régiment qui était en garnison dans la ville offrirent leurs services pour donner plus d’attrait au spectacle. Sarah Kemble, alors une jeune fille de quinze ans, joua dans la pièce le rôle de l’héroïne. Elle devait s’évanouir dans les bras de son amant ; mais au lieu de se trouver mal, elle se prit à éclater de rire et se sauva de la scène, à la grande confusion de l’officier, lequel déclara ensuite qu’il l’aurait volontiers poignardée dans ce moment-là. Plus tard mistress Siddons apparut à Drury-Lane dans le rôle d’Isabella, et son fils Henri personnifiait un enfant qui figure dans la même pièce : le Mariage fatal ; mais quoique Drury-Lane ait été à Londres le berceau de sa profession théâtrale, le nom de cette actrice, comme celui de son frère John Kemble, semble appartenir de préférence à Covent-Garden.

La salle de Covent-Garden a été brûlée plusieurs fois, — c’est la destinée ordinaire des théâtres, — mais je ne signalerai que l’incendie du 5 mars 1852. Étant dès lors à Londres et passant par là, je vis le lendemain les poutres noircies qui fumaient encore ; de l’ancien édifice il ne restait que des pans de murs démantelés. Le feu est pour les théâtres un ennemi bienfaisant ; il les force à se mettre, après quelques années de repos, au niveau des progrès de l’architecture. Le vieux poète Taylord avait déjà fait cette remarque à propos du Globe, qui de son temps avait été détruit par les flammes. Grâce à cette circonstance, le toit de chaume et les murs de bois de l’ancien théâtre avaient été remplacés par un bâtiment plus convenable : « image, ajoute-t-il, des grandes choses qui triomphent grâce aux épreuves de ceux qui osent courir les plus grands dangers. » Au Covent-Garden que j’avais vu en arrivant à Londres, lourde et large construction d’un style tant soit peu cénobitique, a succédé de même, par les amères faveurs de l’incendie, un des édifices les plus élégans que je connaisse et les mieux appropriés au caractère d’un théâtre. L’architecte est M. Barry, qui a élevé le nouveau palais de la chambre des communes. Les bas-reliefs et les statues de Flaxman, qui décoraient l’ancien monument ruiné par les flammes, ont été sauvés et ajustés au nouveau avec un goût merveilleux. Au théâtre se rattache un palais de cristal ou un palais des fleurs (floral hall), qui sert à la fois de salle de concert et de délicieuse promenade. À l’intérieur, la salle de spectacle ne peut être comparée pour la grandeur et la magnificence qu’à la Scala de Milan. Le lustre monumental suspendu à un plafond ou pour mieux dire à un dôme d’azur pâle, les richesses du proscenium, qui écraseraient tout autre théâtre d’une dimension moins auguste, mais qui s’appuient ici avec une grâce et une légèreté relatives sur les robustes colonnes latérales, les décorations, les figures et les supports des loges, tout cela n’est-il pas fait pour motiver les malédictions du vieux drame légitime, qui, depuis la reconstruction de la salle, n’a point été convié à toutes ces splendeurs[14] ? Covent-Garden theatre a entièrement passé à l’ennemi : je désignerai ainsi la musique, qu’on regarde en Angleterre, et avec raison, comme la rivale qui a supplanté la tragédie dans les bonnes grâces du public. Quelques mots suffiront à expliquer ce changement dans les goûts et les mœurs des Anglais. Jusqu’en 1815, l’opéra tenait peu de place à Londres ; mais à la suite des événemens qui amenèrent la chute de l’empire, la Grande-Bretagne subit dans les arts le contre-coup de notre invasion étrangère. Des chanteurs français, italiens, allemands, vinrent s’établir à Londres, au moins durant une partie de l’année, et répandirent dans la société anglaise un amour de la musique qui, comme tous les nouveaux amours, devint bientôt exclusif. L’aristocratie d’outre-mer, qui, plus encore que toutes les autres-aristocraties du monde, impose aux divertissemens publics l’empire de la mode, témoigna surtout pour le chant une préférence qui fut bientôt partagée par les autres classes. Je n’ai, bien entendu, rien à dire. contre les progrès du goût musical ; seulement je regrette de lui voir sacrifier une des gloires du théâtre anglais. Covent-Garden est aujourd’hui le Royal-English Opera.

Le troisième théâtre privilégié était avant 1832 celui de Haymarket : il commença vers 1720. En 1735, Henri Fielding y ouvrit la saison théâtrale par la Compagnie du Grand-Mogol, pièce burlesque dans laquelle il joua quarante nuits de suite son fameux rôle de Pasquin ; mais le théâtre fut obligé de fermer en plein succès, par suite d’un acte de 1736, qui soumettait les salles de concerts et de divertissemens à certaines restrictions légales. En 1744, Haymarket rouvrit sous la direction de Macklin, d’où il passa en 1747 dans les mains de Foote, qui imagina d’y servir du thé, et en fit un des endroits de Londres les plus amusans. C’est à Foote que le théâtre dut ses privilèges. Ce comédien, étant à une partie de chasse à laquelle assistait le duc d’York, eut le malheur (le bonheur si l’on veut) de se casser la jambe. Par l’entremise du duc, il obtint, comme une sorte de compensation pour cet accident, une patente à vie (licence for life) qui l’autorisait à faire de Haymarket, lequel n’avait guère été jusque-là qu’une salled4e divertisemens, un véritable théâtre pour la saison d’été. Plus tard, ce même théâtre devint permanent. La salle actuelle, bâtie en 1821, s’élève presque vis-àvis de her Majesty’s Theatre, autrement dit l’opéra italien. Le petit théâtre de Haymarket, comme l’appellent les Anglais avec une sorte de tendresse paternelle, a toujours été plus renommé pour la comédie que pour le drame. Le manager est à présent M. Buckstone.

À la fois auteur, régisseur et acteur comique, John Baldwin Buckstone est une des figures les plus saillantes et les plus originales de la scène anglaise. En voyant aujourd’hui ce masque bouffon, dont le silence même provoque les éclats de rire de toute une salle, on a vraiment de la peine à se figurer que le même artiste fit ses premières armes vers 1823, au théâtre royal de la petite ville d’Oakingham, dans les rôles d’Hamlet ; d’Othello ; de Macbeth et de Richard III. La direction particulière de son talent paraît lui avoir été révélée par un hasard. Le bas comédien (low comedian, ce que nous appellerions le farceur de la troupe) était absent un soir, quand Buckstone reçut avis de se charger du rôle. C’était une demi-heure avant la représentation. Le rôle était celui de Gabriel, le domestique ivre, dans les Enfans.de la Forêt (the Children in the Wood). Le succès qu’il obtint ce soir-là lui ouvrit les yeux sur tout un côté de sa nature qu’il ne connaissait point encore. Il venait, comme on dit, de trouver sa veine. Buckstone ne renonça pourtant point tout de suite à la tragédie ; mais, après une sorte de combat entre ses premières illusions et sa vocation naturelle, il finit par s’attacher exclusivement à l’étude du côté comique de la vie, humaine. Sur ce terrain, il ne craint guère de rivaux. Mieux peut-être qu’aucun acteur vivant, il personnifie l’humour, la drôlerie britanniques. Son jeu est si parlant, que j’ai vu des Français, qui ne savaient point un mot de la langue anglaise, comprendre parfaitement, par le geste et la mimique de l’acteur, le caractère auquel il donnait la vie sur la scène. Buckstone pourrait s’appliquer ce vers d’Hamlet : « Je ne sais point ce que c’est que paraître ; je suis. » Il est en effet le personnage qu’il représente. Comme auteur dramatique, M. Buckstone occupe encore un rang distingué ; il débuta, il y a plusieurs années, sur un théâtre de Londres dans une pièce qu’il avait écrite, Luke the Laboureur ; depuis ce temps-là, près de cent cinquante comédies, drames et farces sont sortis de sa plume féconde. Dieu préserve ces pièces de vivre toutes ! Il y en a pourtant dans le nombre qui portent le cachet d’un esprit fin, vif et ingénieux ; telles sont : le Diamant brut (the rough Diamand), les Fleurs de la Forêt (the Flowers of the Forest), les Secondes Pensées (Second Thoughts), et les Buissons (Bushes), dont le succès, quoique déjà ancien, est toujours vert, pour me servir d’un jeu de mots anglais.

Une autre attraction de Haymarket est miss Amy Sedgwik. Je me souviens encore de la sensation que produisirent en 1858 les brillans débuts de cette actrice à Haymarket Theatre, dans le drame de Bulwer, la Dame de Lyons, où elle illustrait le rôle de Pauline. Le bruit se répandit aussitôt qu’une nouvelle étoile s’était levée dans le ciel dramatique. Du premier coup elle supplanta miss Reynolds, qui était jusque-là en possession de la faveur du public. Son succès ne pouvait être comparé qu’à celui d’Edmund Kean, lorsqu’il apparut comme un phénomène sûr les planches de Drury-Lane. D’où venait-elle ? où avait-elle fait son éducation théâtrale ? On apprit qu’après avoir étudié à Londres, en 1852, sur un théâtre d’amateurs situé dans Catherine-street, elle avait couru la province, allant de Richmond à Bristol, de Bristol à Cardiff et de Cardiff à Manchester. M. Buckstone, reconnaissant chez elle un talent qui n’était point à sa place, une lumière sous le boisseau, l’avait enfin engagée à venir briller dans Londres. J’ai vu, depuis ses débuts, miss Amy Sedgwick jouer à Haymarket, dans la Chasse d’amour (Love Chase), une des meilleures pièces de Sheridan Knowles, le rôle de Constance, et celui de Hester dans le Couple mal assorti (the Unequal Match), écrit par Tom Taylor. Ce qui frappe tout d’abord chez cette actrice, c’est la richesse de son clavier dramatique ; elle passe par degrés des tons doux, et en quelque sorte du clair-obscur, aux effets les plus brillans et les plus vigoureux. Dans l’Unequal Match par exemple, pièce admirablement calculée pour faire valoir l’étendue de son talent, elle paraît d’abord comme une villageoise simple, modeste et ingénue, puis comme la femme d’un gentleman à la mode, qui la trahit après l’avoir épousée par amour ; enfin elle se transforme, pour reconquérir le cœur de son mari, en une coquette splendide, la reine de la fashion, l’idole d’une petite cour d’Allemagne, où elle soumet tout à la puissance illimitée de ses charmes. Personnellement miss Amy Sedgwick doit beaucoup à la nature, cultivée par l’art. Ce n’est point une beauté grecque ; c’est une vraie beauté anglaise, grande, luxuriante, avec une bouche, un front et des yeux bleus intelligens, des cheveux d’un brun doré, des sourcils d’un trait ferme et pourtant délicat, des dents d’une blancheur irréprochable, et je ne sais quel air de conquérant qui tient en même temps au caractère de la personne et à la race. Miss Amy Sedgwick avait d’abord tourné ses vues vers la tragédie. Elle a certainement quelques-unes des qualités du genre grave, la réflexion calme, l’enthousiasme i la mélancolie, et le don, assez rare chez les actrices anglaises, de s’élever sans effort comme sans exagération aux transports les plus violens du sentiment dramatique. Je la préfère pourtant, et de beaucoup, dans la comédie. Au lieu de disputer faiblement la palme à Mlle Rachel dans le rôle d’Adrienne Lecouvreur, elle fera mieux de rester sur son terrain, — les comédies de Shakspeare, par exemple, où elle est capable de déployer, à côté d’émotions sérieuses, un feu, une humour et des grâces toutes britanniques[15]. Quoique encore assez jeune (elle ne compte guère que trente ans), miss Amy Sedgwick respecte et ménage son talent ; elle joue assez rarement, même à Haymarket. Mariée à un médecin distingué, le docteur W. Parkes, elle partage sa vie entre le foyer domestique, le monde et le théâtre. Dans ces derniers temps, elle a, paru affectionner un genre de divertissement littéraire qui convient parfaitement à sa nature, et qui n’est, j’imagine, guère connu en France : ce sont les lectures dramatiques ( dramatic readings). L’actrice interprète dans ces séances, devant un public de connaisseurs, des morceaux choisis parmi les chefs-d’œuvre des maîtres : Shakspeare, Sheridan, Tennyson, Campbell et Dickens.

J’ai souvent regretté que Haymarket, en sa qualité d’ancien théâtre privilégié, ne consacrât point une partie de l’année à faire revivre quelques-unes des vieilles comédies anglaises. À cela il y a sans doute, plus d’une difficulté : d’abord le goût du public, et ensuite les acteurs, qui ont perdu les saines et bonnes traditions. Ce second obstacle est, à mon avis, le plus sérieux. J’en jugé par une charmante comédie de Goldsmith : Elle se courbe pour vaincre (She stoops to conquer), que j’ai vu jouer à ce théâtre pour les débuts d’une actrice, miss Fanny Stirling[16]. La situation est des plus plaisantes, deux Anglais qui ont perdu leur route arrivent vers la nuit dans une taverne de campagne où ils demandent à coucher. On leur dit qu’il n’y a point de lit, mais qu’ils trouveront dans le voisinage une excellente auberge. La maison vers laquelle les dirige par malice le fils même de la famille est celle de M. Hardcastle, qu’ils ont tant cherchée et où ils sont attendus. L’un de ces deux Anglais est un caractère particulier à son pays, timide dans le monde, hardi dans les hôtels : qu’on juge donc des libertés qu’il prend avec le maître et avec la fille de la maison, dans laquelle il s’obstine à voir une jolie aubergiste, barmaid. Malheureusement le jeu des acteurs ne répond pointà la délicatesse du talent de Goldsmith : il est lourd, chargé, visant plutôt à la bouffonnerie qu’au, comique. Il y a pourtant un caractère qui se détache sur ce fond exagéré avec les couleurs de la vie et de la vérité locale : c’est celui de Tony Lumpkin, représenté par Buckstone. L’acteur est trop vieux pour le rôle[17] ; mais on retrouve chez lui le squire campagnard tel qu’il existait il y a un siècle, tel qu’il existe encore, je le crains, dans certaines parties excentriques de l’Angleterre. Ce grand enfant gâté, qui a plus de vingt ans et qui ne sait pas lire, hanteur de tavernes, amateur de chevaux, de chiens et de combats de coqs, se fiant à sa fortune pour couvrir et faire excuser son ignorance, rude de manières, jovial, espiègle, bon cœur au fond, est, grâce à Goldsmith et à Buckstone, une dès plus excellentes peintures de mœurs que puisse offrir la scène anglaise. Je me suis souvent demandé si un théâtre qui ferait ainsi passer en revue les comédies des deux derniers siècles ne serait point la meilleure source à laquelle un étranger pourrait venir étudier l’histoire du caractère national.

Drury-Lane, Covent-Garden et Haymarket ont d’ailleurs perdu aujourd’hui la plus grande partie de leurs privilèges. Dès 1830, les petits théâtres de Londres, ou, comme on les appelait alors, les minor theatres, avaient commencé à jouer le drame. Pour éluder la loi qui leur interdisait ce genre de littérature, quelques notes de piano accompagnaient la représentation. En 1830, les propriétaires de Drury-Lane et de Covent-Garden, jaloux de conserver leur monopole, lancèrent contre ces théâtres une plainte qui ne fut point accueillie par les magistrats de Bow-street. Enfin en 1832 l’influence de Bulwer à la chambre des communes fit effacer de la loi une restriction qui était condamnée par les mœurs et par l’esprit de tolérance. Aujourd’hui tous les théâtres peuvent toucher à toutes les branches de l’art. Sous le régime de la liberté, le drame a-t-il reconquis dans les petits théâtres de Londres le terrain qu’il a perdu, — nous l’avons montré, — — dans les trois royales demeures où il était autrefois protégé contre la concurrence ? C’est là une question à laquelle les faits vont répondre.


II

Nos regards doivent d’abord se fixer sur le plus ancien des minor theatres, devenu aujourd’hui, si j’ose le dire, la « maison de Shakspeare. » Il doit son nom, — Sadler’s-Wells theatre[18], à une source minérale qui appartenait jadis aux moines de Saint-Jean, dans Clerkenwell. Ces eaux étaient renommées comme guérissant toutes les maladies. On s’y rendait en foule, quand un ordre de Cromwell fit cesser un pèlerinage que le protecteur condamnait comme un reste des superstitions papistes. La même source, retrouvée plus tard par des ouvriers qui bâtissaient une salle de thé et de musique (tea and music house), fut, dit-on, exploitée avec succès. Sadler, un des premiers régisseurs, donna son nom à l’établissement, qui prit peu à peu le caractère d’un théâtre de troisième ordre. On y jouait des burlettas et des pantomimes ; mais le principal attrait de l’endroit était la danse sur la corde raide et les sauts des bateleurs. La salle ayant été en partie reconstruite, on y introduisit de l’eau sur la scène, et l’on y donna des représentations nautiques. Cette circonstance, et plus encore le talent extraordinaire de Joey Grimaldi, le plus grand des clowns, attirèrent quelque temps la foule. Cependant Grimaldi mourut, les spectacles nautiques perdirent le charme de la nouveauté, et ce théâtre traînait dans un coin de Londres une pauvre et triste existence, quand le souffle de Shakspeare vint le régénérer.

On était alors en 1844 ; la cause du drame légitime semblait perdue devant le public, Macready venait d’essayer à Drury-Lane la puissance de la mise en scène et du talent d’interprétation appliqués aux œuvres du grand poète national. À cette expérience il avait gagné de la gloire, mais il avait perdu de l’argent. Les dépenses énormes qu’entraînaient des représentations dramatiques sur un si grand style et dans un aussi vaste théâtre n’avaient sans doute point été inutiles à l’art ni au public. Seulement le directeur en avait souffert, et les deux théâtres de Londres consacrés au drame, Covent-Garden et Drury-Lane, avaient juré de profiter de la leçon en se tournant vers d’autres dieux, fût-ce même vers le veau d’or. La situation, comme on voit, n’avait rien d’encourageant, du moins au point de vue industriel, pour les admirateurs de Shakspeare. Ce fut pourtant alors que deux hommes entreprirent à leurs risques et périls de relever le caractère du théâtre anglais, dégradé par toute sorte de divertissemens vulgaires, et de restaurer le drame poétique. L’un, M. Greenwood, était un régisseur intelligent ; l’autre, M. Phelps, était un tragédien qui avait fait ses preuves à côté de Macready. Loin de croire avec la plupart des directeurs d’alors que Shakspeare était passé de mode, ils se dirent au contraire que rien ne l’avait jusqu’ici remplacé, — que rien sans doute ne le remplacerait, et qu’il suffisait des puissantes beautés du poète, sans les ruineuses magnificences de la mise en scène, pour ressaisir l’enthousiasme constant du public anglais. Ayant choisi le petit théâtre de Sadler’s-Wells, les deux associés se partagèrent le terrain : le premier se chargea de la salle, le second de la scène, laissant ainsi le rideau marquer les limites de leur empire. Le drame poétique sortit bientôt triomphant d’une lutte où il n’avait pour vaincre que ses propres armes et ses propres ressources. Quoique d’autres pièces aient été jouées de temps en temps par les acteurs du lieu, ce sont les œuvres de Shakspeare qui ont fait depuis, des années et qui font encore tous les soirs la vie de ce théâtre. Sadler’s-Wells est une sorte de temple consacré au barde d’Avon.

Le théâtre de Sadler’s-Wells avait à l’origine de grands obstacles à surmonter. Je n’en signalerai qu’un, sa position même. Aux yeux de certains Anglais, ou plutôt de certains habitans de Londres, il n’existe rien au-delà du cercle de la ville qu’ils appellent fashionable. Or Sadler’s- Wells, quoique élevé par le fait au rang des grands théâtres, a le tort d’être situé dans un quartier de Londres qui n’a rien d’aristocratique. On raconte qu’une très jeune actrice avait donné des espérances aux amateurs du drame shakspearien, quand elle eut le malheur de rencontrer dans le monde un coxcomb, un fat, si l’on aime mieux, qui lui demanda à quel théâtre elle jouait, exprimant en même temps le désir de la voir sur la scène. Au nom de Sadler’s-Wells, il prit la figure d’un homme qui entend parler d’un endroit situé aux antipodes. « Et combien de relais, s’écria-t-il, dois-je commander sur le chemin pour ma voiture ? » L’actrice eut, ajoute-t-on, la faiblesse de s’affliger de cette sotte plaisanterie, et abandonna sa profession. Je ne veux point affirmer qu’un tel préjugé soit partagé au même degré par l’élite de la société de Londres ; mais je crois que la troupe de Phelps, malgré le nom de Shakspeare et le talent des acteurs, serait très peu connue des beaux du West-End, si elle n’avait joué durant la saison d’été sur la scène du Princess’s Theatre. Il est vrai que tout en isolant Sadler’s-Wells du concours et des bonnes grâces de l’aristocratie, la position excentrique de ce theatre sur la carte de Londres lui a donné un public spécial qu’on pourrait appeler le vrai public du drame, et composé d’ouvriers, de petits marchands, de jeunes gens plus ou moins lettrés. Ce public d’habitués et d’amateurs a voué une sorte de culte aux chefs-d’œuvre du théâtre anglais. Il est surtout curieux de voir autour des galeries supérieures cette sombre guirlande de têtes penchées vers la scène, qui épient des yeux tous les mouvemens des acteurs et qui écoutent avec une attention religieuse les vers du poète. Le silence, un instant troublé par l’enthousiasme, se rétablit aussitôt. Les fortes émotions du drame trouvent dans le cœur du peuple des échos sonores et une sorte de ferveur virile que n’ont point encore glacée l’indifférence et le matérialisme. Y a-t-il à Londres une salle de spectacle où cette alliance apparaisse sous des traits plus frappans qu’à Sadler’s Wells ? Nulle part ailleurs, je crois, il n’existe entre les spectateurs et les acteurs un tel courant, ou, pour mieux dire, un tel frémissement magnétique. Et qui ne voit que le lien de cette sympathie est l’âme de Shakspeare ? Il n’entre point dans mon intention de rechercher ici l’influence sociale du drame shakspearien. Si j’en juge pourtant par l’impression gravée sur les physionomies à la chute du rideau, cette influence doit être considérable. Un théâtre qui arrache tous les soirs les spectateurs aux obscures et grossières préoccupations de la vie réelle pour les transporter dans les hauteurs étoilées de la poésie, qui dégage les passions humaines du limon des intérêts matériels en les élevant au sentiment de l’héroïque, ne saurait être vu d’un œil indifférent par le moraliste.

On ne reprochera point au Sadler’s-Wells, comme on l’a fait à Drury-Lane sous Macready et au Princess’s Theatre sous Charles Kean, de masquer le jeu des acteurs derrière le clinquant de la mise en scène. Je l’accuserais plus volontiers d’avoir donné trop peu d’attention à la vérité historique du costume et au style des décorations. Sous prétexte de nous montrer le drame de Shakspeare dans sa simplicité, il nous le montre un peu dans sa nudité. Je me crois presque revenu, devant cette mise en scène primitive, au berceau de l’art dramatique, au vieux théâtre du Globe. Ce n’est point en vain que les lois de la perspective théâtrale ont été perfectionnées, et je ne vois point pourquoi les pièces de Shakspeare se passeraient absolument du concours des autres arts. La troupe de Sadler’s-Wells compte d’ailleurs peu de sujets très remarquables ; mais elle a du moins une qualité qu’on retrouve rarement sur les autres théâtres de Londres : je parle de l’harmonie et de l’ensemble des acteurs. Les moindres rôles, au lieu d’être abandonnés, comme il arrive trop souvent sur la scène anglaise, à d’horribles doublures, se trouvent remplis avec une conscience des plus méritoires. La tête, l’âme, le héros de cette troupe est le tragédien Phelps. Cet acteur, qui est né en 1806, a commencé par être ouvrier compositeur dans une imprimerie de la vile de Devonport. Tout en laissant ses doigts errer sur le casier et choisies lettres de plomb, l’esprit du jeune Samuel Phelps aimait à voyager dans le monde dramatique, dont les profondeurs lumineuses lui avaient été ouvertes par la lecture de Shakspeare. Le désir de suivre les représentations des grands théâtres l’attira bientôt à Londres, où il trouva de l’ouvrage dans l’imprimerie du journal le Sun. Comme toutes les têtes touchées du rayon dramatique, il ne tarda point à quitter l’état qui le faisait vivre pour les séductions de la scène. Après avoir joué avec succès à Haymarket et à Covent-Garden, il eut l’idée, à l’exemple de presque tous les grands acteurs anglais, d’avoir un théâtre à lui, et ce théâtre, il le consacra à Shakspeare. Le talent de Samuel Phelps est avant tout tragique. C’est dans Virginius, dans Othello, qu’il mérite surtout d’être vu. Doué de plus de force et d’énergie que de tact, il efface souvent sous la passion de son jeu les traits délicats d’un caractère ; mais c’est bien le type d’un tragédien anglais, véhément, pathétique, laissant déborder sa verve comme un torrent. Quoiqu’il ait peu touché à la comédie, on lui doit pourtant d’avoir relevé sur la scène certains caractères comiques de Shakspeare et de Sheridan, — celui de Peter Teazle par exemple, — qu’avant lui on avait fait beaucoup trop descendre vers le burlesque. Quel est le plus grand tragédien vivant, Charles Kean ou Samuel Phelps ? Telle est la question qui divise aujourd’hui en Angleterre les amateurs du théâtre (playgoers). Il y a quelques années, Kean et Phelps parurent ensemble sur la scène de Haymarket dans un drame de Sheridan Knowles, la Rose de Castille. Quoique ayant les désavantages d’un rôle ingrat, Phelps aurait, dit-on, surpassé son rival. Pour mieux établir un parallèle entre ces deux acteurs, il faut opposer à Charles Kean jouant dans Hamlet Samuel Phelps personnifiant le caractère de Macbeth.

J’ai dit combien le drame d’Hamlet, joué sur la scène anglaise, s’éloignait des idées et des habitudes de notre théâtre ; je crois que celui de Macbeth présente encore, pour un Français, une plus grande nouveauté. Le début de ce drame a quelque chose de saisissant : qu’on se figure une nuit, mais une nuit comme on n’en a jamais vu sur nos théâtres, noire, profonde, sinistre, au milieu de laquelle se dessinent les formes vagues des trois sorcières. Ces trois rôles, à Sadler’s Wells, sont remplis par des hommes. Devrait-il en être ainsi ? La tradition paraît prononcer en faveur de cette singulière substitution de sexe : à Drury-Lane, du temps de John Kemble et d’Edmund Kean, les trois fatales sœurs étaient personnifiées par trois acteurs dont on a conservé les noms. On serait pourtant porté à croire, d’après l’autorité du docteur Formon[19], que du temps de Shakspeare ces mauvaises fées étaient représentées par des femmes, ou du moins par les jeunes gens qui jouaient alors les rôles de femmes et que l’on considérait comme de véritables actrices, puisque les ladies du temps prenaient d’eux les modes et les belles manières. Si nous consultons le texte, il y a aussi de bonnes raisons pour croire que l’auteur avait plutôt en vue des esprits femelles. « Vous seriez des femmes, s’écrie Banquo, si vos barbes ne m’empêchaient de croire qu’il en est ainsi. » Nous avons donc affaire à des êtres sans sexe « qui ne ressemblent point aux habitans de la terre, » et cette indécision ajoute au sentiment de terreur mystérieuse que nous inspirent ces maîtresses de la nuit ; toutefois, par leur langage, par leurs danses, par l’ensemble des idées qu’elles éveillent, ces trois personnifications de la fatalité ne se rapprochent-elles pas plus de la femme que de l’homme ? Passe encore si les rôles de sorcières étaient remplis par de jeunes tragédiens ; ils sont au contraire le plus souvent confiés aux low comedians de la troupe. Il est bien vrai que Shakspeare les décrit comme des figures ridées et sauvages, il est bien vrai encore que l’intention philosophique du poète est d’établir un contraste entre l’état dégradé de ces créatures et l’étendue des pouvoirs surnaturels qu’elles exercent ; mais faut-il donc en faire des caricatures repoussantes ? Pourquoi ne point suivre ici le sentiment des Grecs, qui avaient accordé un genre de beauté même aux trois Parques ? Et pourtant ce n’est que devant la scène anglaise qu’on peut se faire une idée de l’importance et de la grandeur farouche que cette intervention du merveilleux répand sur toute l’action du drame. Un critique de la Grande-Bretagne a fait observer avec raison que, sans l’influence des sorcières, qui relève, soutient et consacre en quelque sorte par l’oracle du destin l’ambition de l’usurpateur et de sa femme, Macbeth ne serait guère plus qu’un brigand vulgaire. Ces formes visibles, qui prolongent en quelque sorte ses idées et sa passion dominante dans l’infini du monde surnaturel, donnent aux desseins et au caractère du prince écossais des proportions héroïques. On s’intéresse à lui comme à l’homme du destin. Les scènes où figurent les sorcières et qui font passer d’acte en acte le spectateur du rêve à la vie réelle, ouvrent dans la sombre économie du drame des perspectives illimitées. Ces trois puissances en haillons du monde invisible, ces glaciales figures qui promènent leurs doigts maigres sur leurs lèvres sèches ou lèvent leurs bras décharnés vers le ciel, la scène du chaudron et du crapaud, les évocations que ces gardiennes du secret des secrets font passer devant les yeux de Macbeth, les ténèbres visibles qui planent alors sur le théâtre et couvrent la naissance d’événemens ténébreux, les sourds roulemens du tonnerre, tout ajoute un caractère inexprimable à l’action par elle-même si dramatique. N’est-ce point ici que je comprendrais surtout qu’on fît intervenir les effets de la mise en scène ? Il paraît néanmoins qu’à l’époque de Shakspeare, et longtemps après lui, le théâtre imitait encore très faiblement les grands météores de la nature. Le nouveau tonnerre, comme on l’appelait vers la fin du dernier siècle, fut introduit par un certain Denys pour une tragédie à lui, qui tomba dès la première représentation. Peu de temps après, il assistait à une représentation de Macbeth, quand un tonnerre d’une puissance inouïe jusque-là se mit à gronder durant la scène de l’orage. Denys reconnut son bien, et, se levant au milieu du parterre : « Mon tonnerre, s’écria-t-il, par Jupiter ! my thunder, by Jove ! »

Deux acteurs et une actrice se détachent à Sadler’s-Wells du fond pâle de la troupe. L’actrice est miss Atkinson, qui joue naturellement le rôle de lady Macbeth. Elle a saisi quelques-uns des traits qui conviennent au caractère de ce démon de l’orgueil et de l’ambition sous la forme d’une femme. C’est en effet dans une juste alliance de la femme et du démon que consisterait, je crois, la perfection de ce rôle, car après tout le monstre féminin n’a pu entièrement étouffer son cœur. Depuis le moment où elle s’avance sur le théâtre d’un air sombre, couvant des yeux et de la pensée la fatale lettre dans laquelle Macbeth lui annonce son entrevue avec les sorcières, jusqu’à la fameuse scène de somnambulisme où, spectre vivant, elle cherche à effacer de sa main la tache de sang imaginaire, miss Atkinson soutient vaillamment une des créations les plus accablantes de Shakspeare. Avec quelle énergie masculine elle dit cette fameuse tirade : « Esprits qui présidez aux pensées des mortels, dépouillez-moi de mon sexe, unsex me here ! » Durant la scène de nuit et d’orage, au moment où elle arrache, après l’assassinat, le poignard des mains de Macbeth, avec quel dédain superbe et quelle force effrayante de caractère elle cherche à relever l’esprit abattu de son mari ! Aidée des traditions du théâtre anglais et inspirée par son talent, miss Atkinson, sans être à la hauteur de mistress Siddons et tout en manquant un peu de, dignité, joue ce rôle mieux que ne le jouerait, je crois, aucune actrice française ; par mieux, j’entends ici cet accent de race, cette voix du sang, pour me servir d’une expression de Shakspeare, qui n’appartient qu’aux sœurs de la mère-patrie[20].

Le second rôle important, celui de Macduff, est rempli par Marston. M. Henri Marston avait étudié la médecine, puis le droit, lorsque le démon de la scène s’empara de lui ; il avait vu jouer Elliston et Charles Kemble. L’idée de les suivre dans la carrière dramatique rencontra la plus grande résistance dans les préjugés de sa famille. Il fut obligé de prendre un nom de guerre[21]. Un bon oncle, maire de Winchester, voulant épargner à ce mauvais sujet de neveu le tort de disgracier une, famille honorable, s’entendit même avec le régisseur pour le faire exclure de la troupe au moment où le jeune acteur comptait obtenir un succès dans la ville. Ces obstacles ne le découragèrent point, et Marston est aujourd’hui, malgré un défaut assez grave de prononciation, un tragédien de mérite. Ses meilleurs rôles sont ceux d’Yago, de l’ombre dans Hamlet et de Macduff dans Macbeth. Quant au maître de la troupe, Samuel Phelps, c’est à coup sûr un des derniers représentans de la grande école dramatique. Il a plusieurs des qualités que la nature a refusées à Charles Kean, une taille imposante, une figure noble, des manières chevaleresques. Il saisit bien l’ensemble d’un caractère et déclame les vers de Shakspeare avec une rare vigueur, mais en même temps avec un peu de monotonie et une certaine emphase dont il aurait pu se délivrer en se montrant plus sévère envers lui-même. Si l’étude refroidit le jeu de Charles Kean, Phelps aurait au contraire beaucoup gagné à développer par le travail les germes du génie dont il semble doué. Il n’en a pas moins rendu de grands services à la cause du drame poétique en tenant allumée sous les murs de Sadler’s-Wells cette lampe de Shakspeare à laquelle viendra se ranimer, il faut le croire, après un temps de ténèbres et de défaillance, l’inspiration nationale, qui semble aujourd’hui éteinte sur les autres théâtres.

Après Sadler’s Wells, il faut nommer Astley’s Royal Amphitheatre, qui naquit presque vers la même époque. Ce n’était à l’origine qu’un cirque fondé par Philippe Astley, qui avait été cavalier léger dans le régiment du général Elliot. Excellent écuyer et grand favori de George III, Philippe Astley n’en était pas moins fort ignorant. Un jour, durant une répétition, l’orchestre s’arrêta soudain. « Allons ! dit Astley en s’adressant au chef des musiciens. Qu’y a-t-il maintenant ? — C’est un repos, répondit celui-ci. — Un repos ! répéta Astley avec colère, je ne vous paie pas pour vous reposer : je vous paie pour jouer ! » C’est le même qui, entendant un directeur de théâtre, se plaindre de la conduite de ses acteurs, lui dit : « Pourquoi n’agissez-vous point avec eux comme j’agis avec les miens ? Je ne leur donne jamais à manger qu’après la représentation. » Il parlait naturellement de ses chevaux. L’amphithéâtre d’Astley, quoique ayant subi différentes transformations depuis la mort du fondateur, est toujours un endroit célèbre dans Londres pour les exercices équestres, les exhibitions de poneys savans, d’éléphans dansant sur la corde, et même d’animaux féroces plus ou moins apprivoisés. J’y ai vu jouer, il y a trois mois, dans un drame à grand spectacle, un lion qui, la nuit précédente, avait tué un homme. Cette circonstance pénible ajoutait, comme on peut le croire, un sentiment de tristesse et une sorte d’intérêt tragique à la représentation. L’acteur principal, — c’est le lion que je veux dire, — n’exprimait aucun remords de ce qu’il avait fait la veille ; sa physionomie était calme et même assez bénigne : il remplit bravement son rôle comme si de rien n’était, et suivit le lion conquerer (M. Crockets, le dompteur de lions) à travers tous les exercices de la pièce. On me demandera sans doute quel rapport peut avoir un tel théâtre avec le drame poétique. C’est le propre des grandes œuvres de l’esprit humain que de se prêter à différens points de vue. Un des derniers directeurs d’Astley’s Amphitheatre, William Cooke, eut l’idée d’appliquer aux drames historiques de Shakspeare les ressources et les pompes d’une mise en scène qui n’appartient qu’à ce théâtre. Il fit représenter Richard III avec grand fracas, et l’on put voir pour la première fois sur la scène Richard au dos contourné, entouré de son état-major à cheval, monté lui-même sur ce fameux coursier, White Surrey, dont Shakspeare a immortalisé le nom. Le noble animal marchait vaillamment à travers la bataille et mourait avec un air de vérité qui attendrissait les spectateurs. Encouragée par ce succès, la troupe d’Astley monta ensuite Henri IV et Macbeth. Je ne veux point dire que le drame de Shakspeare, devenu, par un singulier tour de force, le drame équestre, répondît à toutes les conditions de l’art ; mais quand je regarde à l’effet moral, je ne puis qu’approuver cette tentative. Astley’s est le théâtre du peuple ; c’est là que les ouvriers de l’East-End, les revendeurs des rues, les marchandes d’oranges viennent chercher quelques heures de récréation après les fatigues et les luttes d’une rude journée. Les drames de Shakspeare, plutôt décorés que bien joués, masqués par des exercices et des cavalcades qui en dénaturaient peut-être le caractère, mais après tout adaptés aux instincts d’une classe de la population qui vit surtout par les yeux, laissaient du moins entrevoir quelques-uns des horizons de la poésie. En tout cas, ils tenaient, heureusement la place d’exercices périlleux qui ne réveillent chez l’homme que le sentiment de la force sauvage.

Sans m’arrêter maintenant à l’ordre d’ancienneté, ne dois-je point transporter le terrain de ces études dans quelques-uns des nouveaux théâtres de Londres qui attirent une foule choisie ? Ici seulement un scrupule m’arrête : où trouver le drame légitime ? Qu’on ne m’accuse point d’immobiliser, en m’arrêtant à une seule forme, l’esprit dramatique du théâtre anglais, ni de vouloir fermer, après Shakspeare, les portes du temple ! Je serais trop heureux de découvrir dans la mine des écrivains vivans un autre filon. Certes ce n’est point la place qui manque aux essais des jeunes auteurs. Il existe maintenant à Londres vingt-cinq théâtres réguliers (licensed), parmi lesquels neuf au moins seraient prêts à recevoir un drame original qui leur offrirait des garanties raisonnables de succès. Je ne veux point dire que ce phénomène ne s’est jamais présenté. Qui ne reconnaît pourtant que le marché, comme on dit, est aujourd’hui encombré par des traductions de pièces françaises ? Quelquefois le larcin se trouve plus ou moins dissimulé par des changemens de noms, de lieux et de caractères ; mais l’idée et l’action de la pièce ne laissent aucun doute sur son origine. Le plus habile de ces adapteurs (car le métier a un nom) est sans contredit M. Tom Taylor, qui s’applique, avec une activité infatigable, à pourvoir les principaux théâtres de Londres. Quelques-uns de ces contrebandiers de l’esprit français cherchent à s’excuser en invoquant l’exemple de Shakspeare, qui, comme Molière, prenait son bien où il le trouvait ; mais, modestie à part, ils semblent oublier que, si le barde d’Avon ne créait pas toujours, il transformait du moins en empruntant. L’état présent du théâtre en France n’est d’ailleurs pas si brillant qu’il suffise à éclairer deux pays, et l’on se figure aisément ce que peut être la lune d’un semblable soleil ! Acteurs et directeurs se rejettent mutuellement la faute d’un système qui, continué, finirait par étouffer dans la patrie du drame jusqu’à cet âpre sentiment du moi, auquel la race anglo-saxonne doit, même dans les arts, une partie de ses conquêtes. Selon les directeurs, les drames originaux valent rarement la peine qu’on les hasarde devant le public. À en croire les auteurs, ce sont au contraire les théâtres qui s’opposent à l’essor de l’esprit national en favorisant sous main une sorte de contrefaçon littéraire. La vérité est un peu, je le crains, des deux côtés. La littérature anglaise, si riche en écrivains, est aujourd’hui pauvre en véritables auteurs dramatiques. Dans cet état de choses, les entrepreneurs de Londres trouvent un intérêt commercial à monter des pièces qui ont déjà reçu ailleurs le baptême du succès. C’est pour eux une garantie et comme un contrat d’assurance contre les pertes d’argent, qui, dans le cas d’une chute, ébranleraient la fortune de leur théâtre. Au lieu de risquer leurs capitaux sur l’inconnu, ils les hypothèquent de cette manière sur le bon goût du public parisien.

Un des nouveaux théâtres de Londres qui s’est élevé le plus haut sous le régime de la liberté théâtrale est l’Adelphi. Le lieu était en quelque sorte prédestiné, car au même endroit se trouvait jadis, sur le bord d’une route, une ferme qui appartenait à la fameuse actrice dont nous avons parlé, Nell Gwynn ; Sous les planches de la scène coule à présent une source d’eau pure qui conserve encore son nom : c’est là que Nell s’arrêtait pour boire, en se rendant au village de Charing, où l’attendait Charles II pour manger du poisson et du lait caillé. Là aussi s’éleva en 1802, c’est-à-dire un siècle et demi plus tard, une salle de divertissemens. Le fondateur était un fabricant de couleurs qui avait inventé une nouvelle espèce de bleu, et qu’on appelait pour cette raison Vrai Bleu Scott (True Blue Scott). Il fit fortune, car sa découverte donnait une nuance particulière aux robes et aux autres objets de toilette que recherche la coquetterie des femmes, Ayant reçu de la nature un certain tour d’imagination, Vrai Bleu Scott introduisit dans sa nouvelle salle toute sorte d’amusemens et de scènes curieuses, évitant toutefois avec grand soin d’entreprendre sur les privilèges du drame légitime. Sa fille, miss Scott, était l’actrice principale et écrivait des pièces qu’elle jouait elle-même, ce qui d’ailleurs ne l’empêchait point de danser sur la corde raide. Trouvant cette spéculation pour le moins aussi bonne que la fabrication des couleurs, Scott jeta tout à fait le masque dont il s’était couvert jusque-là et fit bâtir un véritable théâtre qu’il appela le Sans-Pareil ; plus tard cette même salle de spectacle devint le Strand, et enfin, vers 1821, l’Adelphi. Comme tous les autres théâtres de Londres, celui-ci passa par différentes mains, mais toujours avec un succès soutenu, qu’attestait le chiffre des recettes. Une foule de drames qui sont restés sur la scène anglaise ont vu le jour dans ses murs. le directeur de l’Adelphi Theatre est aujourd’hui M. Webster, qui en 1858, trouvant l’ancienne salle petite et incommode, en fit construire une autre sous le nom de New-Adelphi.

Comme plusieurs des managers placés à la tête des théâtres de Londres, Benjamin Webster est aussi acteur, et il est même un acteur de premier ordre. Il descend, dit-on, de l’aristocratique famille des Buches, qui avec le duc de Norfolk se retirèrent dans l’Yorkshire après la bataille de Bosworth. Ses premières études étaient dirigées vers la marine ; mais son caractère et ses inclinations le lancèrent bientôt sur la mer non moins orageuse du théâtre. Son début sur la scène n’annonçait pourtant guère ce qu’il deviendrait un jour. Il parut sous les habits d’Arlequin. De ce rôle à celui de Thessalus, dans Alexandre le Grand, qu’il remplit quelque temps après, le saut était considérable. Ayant réussi au-delà de tout espoir, il résolut de se consacrer au drame. Webster n’était toutefois alors qu’un acteur nomade, voyageant de ville en ville et jouant toute sorte de rôles sur toute sorte de théâtres. À ce rude métier, il acquit du moins de l’expérience et ce don que les Anglais désignent sous le nom de versatility, en vertu duquel un acteur s’assimile tous les caractères. Après une vie semée d’épisodes et d’aventures, après avoir parcouru l’Angleterre et l’Irlande, Benjamin Webster vint enfin chercher fortune à Londres. Partout il trouva la scène occupée par d’anciens acteurs qui ne se souciaient point de céder la place à un nouveau-venu, et qui ne lui laissaient que des emplois misérables. Le monde n’avait guère entendu parler de lui, quand en 1825 on joua Mesure pour mesure à Drury-Lane. Le rôle de Pompey, le clown, était rempli par un comédien qui tomba subitement malade, et ce rôle fut donné au jeune Webster, qui eut à peine quelques heures pour l’apprendre. Sa réputation fut faite ce soir-là : le public, la presse, le directeur reconnurent en lui un talent dont on ne s’était point douté jusqu’à ce jour. Ayant ainsi rompu la glace, il vit bientôt s’ouvrir devant lui des perspectives plus larges et plus éclairées. Il entra à Haymarket, dont il devint plus tard directeur et qu’il céda ensuite à Buckstone pour prendre le gouvernail de l’Adelphi Theatre. Suivrai-je cet acteur à travers la série de ses transformations ? Autant vaudrait entreprendre de fixer les changemens de Protée. Il n’est guère de caractère, de condition sociale, dans la vie anglaise, écossaise ou irlandaise, que l’infatigable Webster n’ait personnifiés sur la scène. Ce que j’admire surtout chez lui, c’est l’art tout britannique avec lequel il indique certaines émotions comprimées ; la force de la passion masquée par une sorte de calme solennel et imposant est un trait de race que l’acteur a merveilleusement saisi, et dont il exprime les nuances avec une vérité qui pénètre. On pourrait comparer l’Anglais qui s’attendrit à la roche qui pleure ; la surface reste dure et impénétrable aux yeux de ceux qui ne savent point découvrir la larme ou la goutte d’eau. À ce point de vue, M. Benjamin Webster est plus qu’un acteur ; c’est, pour qui connaît un peu l’Angleterre, un portrait vivant du type national, sur lequel on peut faire une excellente étude de mœurs.

Comme directeur de New-Adelphi, M. Webster a également rendu des services en cherchant à raviver chez ses concitoyens le feu sacré de la composition dramatique. Je n’affirmerai point pour cela qu’il ait toujours résisté à l’invasion des pièces étrangères. Une de ses meilleures créations d’acteur, le rôle de Robert Landry, est tirée d’un mélodrame français adapté à la scène anglaise sous le titre du Dead Heart (le Cœur mort ; il a du moins montré qu’il n’était point entré dans cette voie d’emprunts par des vues d’économie, car l’Adelphi est compté parmi les théâtres de Londres qui rémunèrent le mieux les auteurs. Il y a quelques années, cette même salle de spectacle s’était rattaché des noms comme ceux de Sheridan Knovyles, de Bulwer, de Jerrold et de Marston[22], Malgré l’espèce de léthargie que subit à présent l’art dramatique M. Webster est de ceux qui ont foi dans les ressources de la langue et du génie anglo-saxons ; il espère que les forces du malade se ranimeront et triompheront encore au théâtre. Pour hâter cet heureux résultat, il a offert des prix considérables à celui qui produirait un bon drame ou une bonne comédie ; mais quelle rosée d’or pourrait féconder dans le champ de la littérature des œuvres dont le germe n’existe point pour le moment ? L’Adelphi Theatre vient pourtant de saisir un de ces succès qui promettent de meilleurs jours. On n’entend depuis six mois qu’un mot dans Londres : « Avez-vous vu Colleen Bawn ? » Cette pièce, tirée d’un roman de M. Gerald Griffin, les Collégiens (the Collegians), nous transporte au milieu des lacs et des chaumières de la verte Irlande. L’auteur du drame, M. Dion Boucicault, joue lui-même sur la scène le rôle d’un jeune Irlandais naïf, et sa femme, mistress Boucicault, celui d’une jeune paysanne tendre et vertueuse. Une sorte de fraîcheur primitive, des situations touchantes, des points de vue agrestes, une peinture des mœurs irlandaises qui a le mérite assez rare de n’être point trop chargée en couleur, les grandes scènes de la nature heureusement mêlées aux péripéties du cœur humain, ont fait la fortune de cette églogue dramatique, dont le succès n’est point encore épuisé après cent cinquante représentations.

L’Adelphi a un rival dans le Liceum Theatre, situé au coin d’une rue voisine qui débouche sur le Strand. La première salle du nom de Liceum fut bâtie vers 1765 pour servir d’académie de peinture. Nous la trouvons plus tard convertie en une salle de concerts, puis en un panorama où quelqu’un lisait la description des endroits célèbres représentés sur la toile. L’édifice du Liceum, tel qu’il existe aujourd’hui, ne date que de 1830. La direction du Liceum Theatre fut pendant un temps entre les mains d’une actrice française, Mme Vestris. Une femme manager était une assez grande nouveauté dans un pays où, comme on sait, les femmes n’ont paru sur la scène qu’après l’époque de la restauration des Stuarts. Les choses pourtant ont bien changé depuis : non-seulement les théâtres de Londres doivent beaucoup au talent des actrices, mais encore quelques-unes d’entre elles gèrent les intérêts de grandes entreprises dramatiques. À la tête de ce même théâtre du Liceum est maintenant une autre actrice française, Mme Céleste. La destinée de cette étoile errante est des plus singulières. Née à Paris en 1814, Mlle Céleste entra bien jeune comme élève à l’Académie royale de Musique. Dès quatorze ou quinze ans, elle jouait sur d’obscurs théâtres de la banlieue, lorsqu’on lui offrit un engagement en Amérique. Elle l’accepta et parcourut presque toutes les villes des États-Unis. Comme signe d’alliance avec la race anglo-saxonne, qu’elle ne devait plus abandonner, elle épousa au Nouveau-Monde un gentleman du nom d’Elliot, qui mourut après quelques années, lui laissant une fille, mariée aujourd’hui à Baltimore. En 1830, Mme Céleste quitta l’Amérique et fit voile vers l’Angleterre. Vers ce temps, elle débuta au théâtre de Liverpool dans le drame de Masaniello, où elle jouait le rôle de Fenella. L’actrice avait alors un grand désavantage : elle ne savait pas l’anglais. Même après un long séjour dans la Grande-Bretagne, son accent est resté fidèle, comme elle dit, à sa mère-patrie. Les Anglais, qui connaissent les difficultés énormes de prononciation qu’oppose leur langue à un étranger, se montrèrent indulgens sur ce chapitre, et reconnurent chez la débutante des qualités rares et délicates. On accuse même aujourd’hui Mme Céleste d’avoir mis une certaine coquetterie d’artiste à conserver un accent français qui, du moins dans la bouche d’une femme, semble plaire singulièrement au public d’outre-mer. Après avoir joué dans le drame et dans la pantomime à Edimbourg, à Dublin et dans d’autres villes du royaume-uni, elle parut enfin en 1833 à Drury-Lane, où elle échoua. Puis, par un de ces retours de l’opinion, aussi capricieuse souvent que la fortune, elle obtint, quelques années après, au même théâtre et dans la même pièce, un succès d’enthousiasme. Cependant, aux termes de son engagement, elle retourna aux États-Unis. Cette fois sa marche fut un triomphe : saluée par les soldats sous les armes, applaudie par la multitude jusque dans les rues, décorée du titre de citoyen libre de l’Union, elle fut pendant quelque temps l’idole de la société américaine. Comblée d’honneurs et d’argent, Mme Céleste traversa pour la quatrième fois le ruisseau de l’Atlantique, et revint se fixer en 1837 dans sa terre d’adoption, la bonne et vieille Angleterre. Après avoir joué à Drury-Lane et à Haymarket, après avoir même rempli des premiers rôles dans les drames de Shakspeare, elle s’arrêta longtemps à l’Adelphi Theatre, où elle maria son talent à celui de M. Webster. Plusieurs pièces anglaises modernes lui doivent une grande partie du succès qu’elles ont obtenu. Enfin, ayant rompu en 1859 son association avec M. Webster, Mme Céleste voulut avoir un théâtre à elle. La salle du Liceum était vacante, elle la prit, et le 29 novembre de la même année elle prononçait, selon la coutume anglaise, un discours d’ouverture où elle exposait ses vues sur la direction du théâtre. Cette actrice est fort goûtée du public de Londres. Ce qu’on aime chez elle, c’est la légèreté, la grâce, l’élégance parisiennes façonnées en quelque sorte à la mode anglaise. Le Liceum joue le drame romantique, la comedietta, le vaudeville.

Les autres théâtres du centre de Londres ne nous apprendraient rien de nouveau, du moins au point de vue qui nous occupe ; nous y retrouverions d’anciennes connaissances plus ou moins altérées par leur passage en Angleterre. À Saint-James’s Theatre, un des théâtres de Londres les plus élégans, se rencontrerait une Dame de Saint-Tropez qui a figuré sur nos scènes de boulevards, et où le rôle créé par Frederick Lemaître est rempli par M. Alfred Wigan, acteur de talent, directeur et homme de lettres qu’on aimerait mieux dans un caractère original où il jouirait de toute la liberté de l’invention dramatique. Au Princesses Theatre, nous reverrions Ruy Blas avec un acteur moitié anglais, moitié français, qu’on a vu à Paris, M. Fechter. Depuis le départ de Charles Kean, ce dernier théâtre lutte encore avec un certain courage pour soutenir le drame légitime. À l’Olympic Theatre et au Strand, sous la direction d’une femme, miss Swanborough, qui est en même temps une actrice distinguée, nous découvririons peut-être, à côté de farces extravagantes, les germes d’une sorte de drame domestique ayant du moins un caractère national. Miss Swanborough avait commencé par jouer à Londres sur les grands théâtres et dans les grands rôles ; mais, entraînée par son goût ou par celui du public des hauteurs du drame shakspearien vers un genre plus simple, elle se renferme aujourd’hui dans la comédie bourgeoise. Cette dernière forme plaît beaucoup aux Anglais, et le talent de l’actrice a régénéré le petit théâtre du Strand, tombé dernièrement très bas. Malheureusement miss Swanborough vient de se marier et menace d’abandonner la scène. À l’Olympic trône un grand comédien que je regretterais de passer sous silence, tant son nom se rattache, dans l’esprit des Anglais, au caractère même de leur théâtre. Frederick Robson commença par être apprenti chez un graveur sur cuivre. Avant même que son apprentissage fût terminé, il avait abandonné le burin pour graver, comme il le dit en riant, d’autres impressions sur le public des théâtres. Il aurait pu briller dans le genre tragique, car la nature l’a merveilleusement doué au point de vue de l’intelligence et de l’expression ; mais, ne se trouvant point la taille assez majestueuse pour les rôles nobles, il a inventé un genre intermédiaire où de hautes facultés dramatiques se combinent sans efforts avec les qualités d’un excellent acteur burlesque. Son jeu n’a jamais eu de modèle, et je plaindrais ceux qui voudraient l’imiter. Robson remplit en ce moment le principal rôle dans une pièce qui a du moins le mérite d’être anglaise, et que l’on peut considérer comme une tentative dans une voie nouvelle : le Coin de la Cheminée, the Chimney Corner, par M. Craven. C’est du reste Robson qui est la vie, la puissance, et en quelque sorte l’auteur de ce drame domestique. La manière dont il passe, par des transitions brusques ou graduées, de l’intensité de la passion la plus saisissante aux effets bouffons ou drolatiques, du rire aux larmes, de l’émotion poignante à la bonhomie du père de famille, la dignité vraie avec laquelle il relève à certains momens les détails et les misères triviales d’un intérieur bourgeois, l’étude profonde du cœur humain, sans oublier les ridicules, tout cela constitue un ensemble auquel je ne saurais rien comparer parmi les acteurs français dont ma mémoire me fournit le souvenir.

Si des théâtres du centre nous passons à d’autres théâtres de Londres situés dans les quartiers excentriques, ne devons-nous pas nous attendre à voir le sentiment de l’art se dégrader de plus en plus ? Là trône, sur un amas de victimes, le mélodrame à feu et à sang, chargé de crimes, de poison et de déclamations furieuses. La littérature dramatique n’a presque plus rien à faire avec ces petits théâtres. Un arrangeur, qu’on paie à la toise, et que les Anglais désignent sous le nom de stock author, est attaché à l’établissement, ainsi que le tailleur et le peintre de décors. Sa tâche est de traduire ou de découper des rôles dans les pièces françaises. Le temps qu’il ne passe point à écrire, il le consacre à la scène, où il remplit généralement avec honneur l’emploi d’utilité. Ce que les directeurs des petits théâtres de Londres détestent le plus, c’est, comme ils disent, la métaphysique. Sous ce nom, ils désignent toute tendance à l’étude de la vie morale. L’un d’eux, se formant, selon moi, une beaucoup trop mauvaise idée de son public, disait, après la première représentation d’un drame qui avait un caractère tant soit peu élevé : « Cette pièce pourrait réussir, mais seulement à une condition, c’est qu’elle forçât les spectateurs à revenir trois ou quatre fois pour la comprendre. »

Dieu me garde pourtant de jeter aucune défaveur sur les théâtres de l’East-End ! Ces théâtres répondent à un noble besoin et rendent de vrais services. Nulle part on ne trouve une population plus attentive, plus enthousiaste, plus avide d’émotions fortes et après tout généreuses. Si la nourriture qu’on sert dans ces endroits-là aux appétits tumultueux de la foule est le plus souvent grossière, les drames de l’époque d’Elisabeth, ainsi que deux ou trois pièces modernes que le succès a consacrées, y apparaissent de temps en temps, et pourvu que les idées soient claires, le langage mâle, les situations énergiques, toute la salle est bientôt bouleversée par la passion ou émue par la pitié. Dans un de ces théâtres excentriques, j’ai trouvé, à mon grand étonnement, un vrai tragédien, un des derniers représentans de la grande école shakspearienne, M. Greswick, qui dirige le théâtre du Surrey. Ayant vu l’ancien drame épique abandonné par la jeunesse dorée du West-End, il est allé fixer sa cour au-delà de la Tamise et au milieu d’une population semée d’ouvriers. Un autre théâtre, le Great national Standard, dont le manager est aussi un acteur, M. John Douglas, engage successivement pour un temps assez court presque tous les grands acteurs et toutes les grandes actrices de Londres. L’avantage de cette combinaison est de faire passer à peu de frais (car le prix des places se trouve de plus en plus réduit à mesure qu’on s’éloigne du centre de la ville), devant les yeux du public de l’East-End, les principaux talens de la scène anglaise dans leurs principaux rôles. Des théâtres ainsi conduits exercent très certainement une influence heureuse, et nul ne saurait dire ce qui manquerait à la moralité comme à l’éducation des masses dans certains quartiers de Londres déshérités des autres divertissemens de l’esprit, si jamais ces foyers de lumière venaient à s’éteindre.

À Londres, les salles de spectacle, surtout les anciennes, laissent beaucoup à désirer pour l’architecture et le comfort. On y reconnaît à première vue le caractère d’un peuple plus passionné pour les affaires que pour le plaisir. Les marchands de la Cité, — je parle surtout des marchands de la vieille roche, — fréquentent peu le théâtre. La classe ouvrière anglaise témoigne au contraire pour les représentations dramatiques une sorte de fureur. Il faut voir dans les salles encombrées de l’East-End avec quelle énergie naïve les spectateurs applaudissent la vertu persécutée et honnissent le crime triomphant ! A leurs yeux, l’acteur n’est plus un acteur, c’est bien en chair et en os le personnage bon où méchant qu’il représente. Malheur sous ce rapport à celui qui joue les rôles de traître ! Un pauvre acteur errant nommé Melmoth n’avait eu qu’un succès dans sa vie. Il est vrai que c’était en Écosse, où il venait de personnifier le caractère de Monteith dans le drame de Wallace, le héros national. Il joua cette fois avec tant de naturel et de vérité qu’il s’attira la haine de tout l’auditoire. Des jeunes gens l’attendirent au coin d’une rue après le tomber du rideau et lui administrèrent une sévère correction. L’acteur battu, content et fier, racontait volontiers cette aventure, disant que c’était le plus beau compliment qu’il eût jamais reçu. La même chose faillit arriver, il y a quelque années, sur un petit théâtre de Londres, à un autre acteur qui représentait un officier autrichien et qui avait le malheur de ressembler au général Haynau.

Après avoir passé en revue les anciens grands théâtres et ceux qui se sont élevés depuis 1832 sur les ruines du privilège, ne sommes-nous point conduit à la même conclusion, la décadence du drame anglais ? Le caractère de cette décadence demande pourtant à être précisé. La proportion des théâtres eu égard à la population est aujourd’hui plus élevée dans la ville de Londres qu’elle ne l’a jamais été. On y joue aussi plus de drames qu’autrefois ; mais dans la plupart de ces œuvres effacées, médiocres, le plus souvent même empruntées à l’école française ou allemande, qui oserait chercher les grands traits du drame élisabéthien ? On s’est demandé quelle pouvait être la cause d’une stérilité qui forçait de descendre jusqu’au plagiat. J’entends généralement dire en Angleterre que si la littérature dramatique n’est pas aujourd’hui plus florissante, cela tient à la parcimonie avec laquelle les théâtres reconnaissent les services des auteurs. Les chiffres et les argumens ne manquent point pour appuyer cette thèse[23]. Selon l’opinion commune, les bons écrivains, n’étant point encouragés à travailler pour la scène, se tournent vers les publications périodiques et vers les livres. Ceux mêmes qui ont commencé par le théâtre abandonnent, dit-on, après une ou deux épreuves heureuses, le berceau de leur succès, humiliés qu’ils sont de se trouver placés vis-à-vis des acteurs et des actrices à un degré inférieur sur l’échelle des salaires. Dans cet état de choses, les directeurs de théâtres qui ne veulent ou ne peuvent offrir aux écrivains sérieux des conditions honorables sont obligés de se livrer eux-mêmes pieds et poings liés aux faiseurs, aux arrangeurs, et de recourir aux ressources que leur offrent les théâtres étrangers. « Que les théâtres de Londres, conclut-on, paient de meilleurs droits d’auteurs, et l’art dramatique ne tardera point à renaître. » Faut-il l’avouer ? cet argument, si fort qu’il soit, ne m’a point convaincu. Si les germes du talent dramatique existaient parmi les jeunes écrivains de l’Angleterre, ce ne sont nullement des considérations d’argent qui les empêcheraient de se produire. Le caractère de toutes les vocations fortes n’est-il point de se montrer désintéressé ? La plupart des grandes œuvres qui survivent au temps n’ont-elles point été conçues dans des circonstances qui excluaient non-seulement l’idée de la rémunération matérielle, mais encore celle du succès ? Étrange doctrine que celle qui voudrait substituer à l’impulsion de la nature, comme influence suprême dans les choses de l’esprit, l’amour-propre ou l’appât du gain ! Non, l’humanité n’en est point encore descendue là. Pour répondre victorieusement à cette erreur, je n’aurais d’ailleurs besoin que de citer des faits. En France, le théâtre se trouve situé vis-à-vis de la littérature dans 4es conditions très différentes, au point de vue matériel, de celles qu’il occupe en Angleterre. C’est la scène, chez nous, qui enrichit surtout les auteurs. Je ne vois pourtant point que l’art dramatique ait conquis de nos jours une gloire si enviable. Qui ne serait au contraire porté à croire que l’abondance des profits a exclu ou appauvri le talent en encourageant le métier ?

C’est dans un tout autre ordre d’idées que j’aimerais à chercher les causes de la décadence du drame en Angleterre. Un fait me frappe quand j’étudie l’histoire du théâtre britannique, et ce fait, le voici : à mesure qu’on s’éloigne de la pauvreté originelle des anciennes salles de spectacle, le drame perd en grandeur morale ce qu’il gagne en mise en scène, en décorations et en pompes extérieures. Il ressemble sous ce rapport aux religions, dont l’esprit finit souvent par s’étouffer sous les cérémonies du culte. Où donc la poésie humaine a-t-elle jamais été plus fière, où a-t-elle jamais atteint des hauteurs plus étoilées que dans ces anciens théâtres à ciel ouvert qui nous offrent en quelque sorte la crèche et les langes de l’art dramatique ? Aujourd’hui le théâtre anglais est une machine puissante, mue par des capitaux énormes, soutenue par le talent des peintres et l’art des costumiers, fonctionnant avec une habileté qui était inconnue à Shakspeare ; mais l’âme s’en est retirée devant les progrès mêmes du machiniste. Je crains, en un mot, que l’alliance de l’art et de l’industrie n’ait été funeste au drame. Est-ce, à dire que les directeurs des grands théâtres de Londres se montrent insensibles aux beautés littéraires ? Dieu me garde d’en rien croire ; mais ils se trouvent placés par devoir à un autre point de vue que le spectateur. Il ne faut pas oublier qu’une lourde responsabilité pèse sur eux ; leur grande affaire n’est pas de susciter une nouvelle école dramatique anglaise, c’est de payer leur monde et de faire honneur à leurs engagemens. Ce n’est pas moi qui leur en voudrai d’avoir une certaine répugnance à paraître sur les bancs de l’Insolvent-Court. La banqueroute de leur théâtre est à leurs yeux chose beaucoup plus sérieuse que l’abaissement de la poésie et que la débâcle sur la scène anglaise de pièces étrangères. Cette prédominance de l’élément industriel a donné aux accessoires une valeur et une importance qu’il était facile de prévoir. N’est-ce point un principe d’économie politique généralement admis parmi les hommes d’affaires que tout doit servir ? On raconte que Douglas Jerrold se trouvait un jour dans la chambre d’un des managers de Londres, quand celui-ci plaça devant l’auteur, bien jeune alors et peu connu, un habit fané d’amiral qu’il venait d’acheter chez un fripier. « Ne pourriez-vous tirer parti de cela ? lui dit-il. J’aurais besoin d’une petite pièce écrite par vous, et voilà justement un sujet. » Ce directeur de théâtre était après tout un utilitaire. Si l’on regarde en outre aux énormes charges que supportent les grandes entreprises dramatiques de Londres, nul ne sera plus étonné qu’elles aient trop souvent recours à des moyens d’excitation peu dignes de l’art pour galvaniser la morbide indifférence du public. Qu’on consulte les directeurs de théâtres anglais, on entendra partout la même réponse : « Nous ne jouons plus guère le grand drame poétique, parce que ce drame ne fait plus ses frais. Même dans les beaux jours de l’école shakspearienne, alors que florissaient sur la scène les Kemble, les Edmond Kean, les mistresses Siddons, alors qu’il n’y avait à Londres que trois théâtres privilégiés, ayant droit de monter ce genre de pièce, ces célèbres acteurs ont plus d’une fois joué devant des salles vides. Oui, même dans ce temps-là, le théâtre de Covent-Garden était obligé de recourir à la Barbe-bleue et à des exercices équestres pour appuyer les beautés des grands poètes dramatiques. » Ici se présente pourtant une objection. Ne sont-ce pas au contraire ces pièces à grand spectacle, sonores et vides, nées de l’organisation toute financière des théâtres modernes, qui, mêlées au drame sérieux et littéraire, ont éloigné de l’idéal le public anglais pour l’attirer, du moins en ce qui regarde la scène, vers le culte des émotions matérielles ? J’entends dire qu’un des rochers de craie qui hérissent à Douvres les côtes de la blanche Angleterre, un rocher auquel la tradition donne le nom de Shakspeare’s cliff, va être jeté à bas, — si même cela n’est déjà fait, — pour céder le passage à un chemin de fer. N’y aurait-il point ici, comme dit M. Disraeli, un signe des temps ?

Les écrivains anglais s’éloignent aujourd’hui du théâtre, moins, je crois, par des considérations pécuniaires qu’à cause des obstacles qu’ils y rencontrent. Une partie de ces obstacles tient encore à la prédominance de l’élément industriel. Les directeurs de Londres, pour redonner de la vie à leurs théâtres, ont introduit dans ces derniers temps ce qu’on appelle, le système des étoiles, starring. Ce système consiste à appuyer la fortune de l’entreprise sur un ou deux noms aimés du public. Ces astres sont absorbans et font volontiers le vide autour d’eux. Il en résulte que le reste de la troupe se trouve plus ou moins sacrifié à quelques sujets d’élite. Ces derniers imposent trop souvent à l’auteur dramatique et au directeur lui-même des conditions fort dures ; il leur faut dans toutes les pièces nouvelles la part du lion. La règle est que le directeur rejette ou accepte seul les manuscrits ; mais, avant de commencer les répétitions, l’ouvrage est lu aux acteurs, qui peuvent refuser de jouer, si le rôle ne leur paraît pas suffisamment calculé pour faire valoir leurs qualités, quelquefois même leurs défauts. Il est bien vrai que dans ce cas le manager peut user de son droit en renvoyant l’acteur ; mais qui oserait se passer d’une étoile ? Les premiers talens de la scène exercent donc une sorte de dictature indirecte sur l’économie littéraire du théâtre. L’auteur dramatique a d’ailleurs plus d’un amour-propre à ménager ; en Angleterre, la division du travail semble avoir imprimé un cachet indélébile à la séparation des caractères sur la scène. Si le vieux vertueux, old vertuous, n’a pas de rôle, il ne manquera pas de s’écrier que la pièce est immorale ; si miss sentimental a été oubliée ou seulement rejetée sur le second plan, elle dira bien haut que l’auteur peut avoir de, l’esprit, mais qu’il n’a point de cœur ; si le vieil obstiné, old obstinate, ne voit point pour lui la chance de paraître sous ses habits d’amiral usés à la scène par d’honorables services, il demandera pourquoi l’on s’étonne de la décadence du théâtre, puisque le théâtre anglais abandonne les gloires nationales. Plus que tous encore, le low comedian est un tyran de bonne humeur qu’il importe de courtiser. Non-seulement il veut jouer et avoir de l’esprit, mais encore il ne souffre pas que les autres en aient autour de lui ; à l’entendre, il a trop de conscience pour rester dans un théâtre où il ne ferait rien. Qu’on juge par-là des embarras du jeune écrivain qui se hasarde dans la carrière !

N’oublions pas non plus que chaque théâtre de Londres est entre les mains d’un acteur principal, qui remplit en même temps les fonctions de directeur. Au point de vue technique, ce système peut avoir des avantages ; mais ne présente-t-il pas aussi des inconvéniens graves ? Je crois qu’il tend à exclure une réunion suffisante de talens dramatiques. Pour rien au monde, Charles Kean par exemple ne voudrait servir à Sadler’s-Wells sous Philippe Phelps. D’autres tragédiens, tels qu’Anderson, Brooke et Charles Dillon, sans doute pour la même cause, vivent plus ou moins à l’état errant ; or c’est un proverbe anglais que « pierre qui roule n’amasse pas de mousse, » et c’est une vérité aussi que le jeu des acteurs n’acquiert point un certain degré de perfection sans se fixer à un théâtre. Si, comme il arrive souvent, le manager est une femme, l’objection devient encore plus forte, car on pense bien qu’elle ne souffre guère de rivales dans sa maison. Comme chacun de ces artistes-directeurs excelle dans un genre particulier, il est en outre tout naturel qu’il cherche à imposer sa forme, si je puis ainsi dire, au théâtre qu’il dirige. Cette souveraineté des acteurs ne doit-elle pas nuire aux intérêts sérieux du drame ? Dans cet état de choses en effet, le drame ne représente plus la vie humaine ; il représente les conditions de Ta troupe et surtout les qualités ou les défauts de celui qui la dirige. On a ainsi de petites églises de l’art où triomphent des individualités fortes, mais a-t-on bien un théâtre ?

Dans ces derniers temps, quelques organes de la presse anglaise ont demandé que le gouvernement intervînt et payât une subvention, comme en France, à certains théâtres de drame. Je doute que le gouvernement britannique ait jamais eu l’intention d’obéir à ces conseils ; mais qui ne voit que l’organisation actuelle des théâtres de Londres serait un obstacle à une telle mesure ? Je comprends que l’autorité tienne à conserver le dépôt des chefs-d’œuvre dramatiques et qu’elle protège à ce point de vue une réunion d’acteurs ; je ne comprendrais point qu’elle réservât ses faveurs à des personnalités, si éminentes qu’elles soient. Faut-il d’ailleurs se préoccuper beaucoup de ce déclin du drame anglais, signalé par la presse britannique elle-même ? Il existe, quoi qu’on en dise, chez la race anglo-saxonne un indomptable besoin d’idéal. Le désir de voyager dans le pays de la fiction et des chimères héroïques, de contempler au théâtre le côté sombre, imposant ou tragique de la vie humaine, est aussi vif, aussi universel que jamais chez nos voisins d’outremer. J’en juge par l’empressement avec lequel la foule se porte vers toutes les tentatives où elle croit apercevoir une renaissance du drame, j’en juge surtout par le succès durable et persistant des pièces modernes en trop petit nombre qui méritaient de vivre. Il serait déraisonnable de refuser le génie dramatique à une nation qui a donné au monde William Shakspeare, qui en même temps a produit Ben Jonson, Fletcher, Francis Beaumont, Massinger et John Ford. Une telle nation ne peut se résigner longtemps à vivre d’emprunts : il lui faut un théâtre qui ne soit point le reflet des mœurs étrangères. Le drame anglais, au milieu des épreuves d’une apparente décadence, subit, si je puis m’exprimer ainsi, la maladie de la transformation. Les grands types du théâtre shakspearien semblent aujourd’hui épuisés, la société moderne ne donne plus naissance, Dieu merci ! à ces crimes épiques ni à ces existences absorbantes qui, il y a deux ou trois siècles, concentraient sur elles tout l’intérêt dans le monde des faits comme dans celui de l’imagination. C’est donc à d’autres sources que devra recourir l’invention dans les âges modernes. La fonction du drame est bien toujours, comme Fa dit Shakspeare, de présenter le miroir à la nature ; mais la nature elle-même ne subit-elle point, ainsi qu’ajoute le poète, la pression des temps et l’influence des institutions humaines ? Déjà quelques auteurs dramatiques de la Grande-Bretagne ont tourné leurs efforts vers la peinture de la vie domestique. C’est à la famille, au foyer des affections intimes, au home, qu’ils ont demandé de nouveaux élémens pour régénérer la scène. Cette forme de drame se trouve d’ailleurs en harmonie complète avec les traditions du théâtre anglais de second ordre. Si les essais tentés dans cette direction n’ont pas été jusqu’ici plus heureux, c’est que le point juste entre la réalité grossière et la fantaisie n’a pas encore été atteint. Espérons que le génie saxon saura enfin retrouver une voie où l’appellent tant de glorieux souvenirs, et reprendre au théâtre, comme dans d’autres genres littéraires, la haute initiative qui lui appartient.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Cette ruelle devait son nom à l’ancienne famille des Druries, qui y demeuraient dans une maison bâtie par sir William Drury, chevalier de la Jarretière, qui s’était distingué comme général dans les guerres d’Irlande et qui fut tué en duel. S’il faut en croire Pope, la ruelle de Drury était habitée de son temps par les écrivains pauvres.
  2. Dans l’intervalle, le Phœnix avait représenté les ouvrages des bons auteurs dramatiques du second ordre, Maasinger, Ford ; Webster, Marlowe, Heywood, Rowley, etc.
  3. Le principal attrait du drame de Sardanapale est, au point de vue théâtral, le caractère de Myrrha, la jeune esclave grecque. Ce rôle avait été créé à Drury-Lane par miss Ellen Tree (aujourd’hui Mme Charles Kean). Elle exprimait, dit-on, à merveille les nuances délicates de l’héroïne rêvée par Byron, cette volupté de l’âme, cette fierté d’un cœur ionien qui se reproche d’aimer un barbare et qui cherche à l’ennoblir. On retrouvait en elle l’ange du harem, chez lequel l’amour de la liberté et le mépris de la mort, se trouvent tempérés par la conscience de sa condition dégradante et de sa faiblesse. J’ai vu jouer en 1857 Sardanapale II Princess’s-Theatre, où le même rôle était rempli avec beaucoup de grâce et de talent par miss Murray.
  4. C’est elle qui suggéra, dit-on, à Charles II l’idée d’élever l’hôpital de Chelsea pour les vieux soldats. Elle fit même, dans cette intention, présent au roi d’une terre qui lui appartenait.
  5. Voyez, sur les deux Kean, une étude de M. Forgues, Revue du 15 novembre 1859.
  6. Edmund Kean et Macready parurent ensemble à Drury-Lane dans le drame d’Othello. Kean professait un souverain mépris pour le talent de son confrère. Ce mépris se conçoit aisément : l’un était le fils de la nature, l’autre s’était formé par l’étude. Le bruit court de temps en temps que M. Macready va reparaître sur la scène ; mais il a aujourd’hui soixante-neuf ans.
  7. Le siège de Harfleur, par exemple, était représenté avec les machines de guerre, les canons, les bannières, les manœuvres d’attaque et de défense, les barricades, l’incendie dans l’intérieur de la tour, l’assaut et la capitulation, le tout d’après les indications d’un document authentique, un ancien manuscrit latin conservé dans la bibliothèque du British Museum, et laissé par un prêtre qui, accompagnant alors l’armée, avait été témoin oculaire des faits.
  8. Thomas Betterton est avec Garrick, John Kemble et Edmund Kean, une des grandes figures de la scène anglaise. Il jouait à Portugal-street-Playhouse et quitta la scène en 1710. On raconte qu’à la vue de l’ombre, il jetait un regard de surprise si terrible que la première fois ce fut l’ombre qui eut peur et qui demeura quelques instans sans pouvoir parler.
  9. Miss Marriott a joué en Écosse et à Londres. Je l’ai vue vers la fin de 1850 à New-Adelphi Theatre, et l’ai retrouvée dernièrement au Standard.
  10. Charles Kean avait d’abord annoncé l’intention de se rendre avec sa femme en Amérique, et on pouvait craindre qu’il ne voulût y achever sa carrière théâtrale. Aux termes de son dernier engagement, il a pourtant promis de revenir en 1862 à Londres et de donner à Drury-Lane un certain nombre de représentations.
  11. Il disait mister au lieu de sir en s’adressant à quelqu’un dans la conversation.
  12. ) Elle avait épousé le comédien Siddons. De cette même tige sortit une autre actrice distinguée, miss Fanny Kemble, nièce des précédens.
  13. Ou Brecknon, dans le sud du pays de Galles.
  14. L’abandon du drame avait d’ailleurs commencé avant l’incendie de 1856.
  15. Il faut surtout la voir dans la délicieuse comédie de Shakspeare : Much ado about nothing (Beaucoup de bruit pour rien). Son âpre ironie a été comparée dans cette pièce à un chardon en fleur qui laisse au vent le soin d’emporter ses pétales amoureuses. Malgré ces qualités, Mlle Sedgwick joue avec plus d’artifice que de naturel. C’est par là qu’elle reste inférieure aux grandes actrices du dernier siècle.
  16. Fille de mistress Stirling, une des meilleures actrices du théâtre anglais, que nous retrouverons dans la comédie moderne.
  17. Buckstone a cinquante-neuf ans.
  18. Wells en anglais veut dire puits, source, fontaine.
  19. Astrologue qui vivait du temps d’Elisabeth et qui a écrit un journal des pièces dramatiques auxquelles il assistait. On peut accuser William Davenant d’avoir altéré sur ce point l’ancienne pratique du théâtre. C’est lui, ajoute-t-on, qui introduisit dans ces scènes surnaturelles la musique de Locke, et qui modifia le dialogue des sorcières pour le conformer à ses vues.
  20. Miss Atkinson fit en 1850, avec la troupe de Sadler’s-Wells, un tour en Allemagne, où elle fut reçue avec enthousiasme.
  21. Son nom réel est Richard Henry Marsh.
  22. M. Marston est parmi les auteurs dramatiques anglais un de ceux qui ont le mieux réussi à donner une forme théâtrale aux aspirations philosophiques de notre siècle. Ce rare mérite éclate surtout dans sa pièce de Strathmore. Les Anglais regrettent que lui et M. Talfourd se soient retirés du théâtre après y avoir éveillé les plus grandes espérances.
  23. La rétribution des meilleures pièces a rarement dépassé 1,000 Iiv. sterl. Il est bon de faire observer que les auteurs dramatiques ne sont point payés, comme en France, en proportion de la recette ; ils reçoivent à forfait et une fois pour toutes une somme qui est censée représenter la valeur de l’ouvrage. Cette somme est faible, si on la compare au salaire des grands acteurs, qui ont gagné quelquefois jusqu’à 50 Iiv. sterl. par soirée.