L’Angleterre et la vie anglaise/10
Les forces de la Grande-Bretagne se composent aujourd’hui de deux élémens distincts : l’armée régulière, qui représente la discipline, et l’armée des volontaires, qui représente le dévouement. Cette dernière constitue un type tout anglais. En passant par Boulogne, j’entendis appeler les riflemen qui se trouvaient là par hasard des « gardes nationaux. » Devais-je m’étonner de cette confusion d’idées, qui annonce pourtant une grande ignorance de l’une et l’autre institution ? C’est un travers trop commun que de rapporter à ce qui se fait chez nous les créations sociales des autres peuples. Est-il besoin de rappeler qu’en France la garde nationale est sortie de la classe moyenne, pour stipuler certaines garanties, dès les premiers jours de la révolution, entre le peuple et la couronne ? Les volontaires anglais se sont formés dans des conditions toutes différentes : ils se levèrent, il y a un an, devant l’idée que leur patrie était menacée. Ils ne montent point de garde, ils ne font point de patrouilles, ils n’exercent aucun contrôle sur l’ordre ni sur la police des villes. C’est une armée de guerillas qui attend de pied ferme que l’ennemi vienne, et Dieu veuille qu’elle l’attende longtemps ! L’organisation d’une telle force suppose deux choses qui ne se rencontrent point ailleurs : un gouvernement assez puissant pour se reposer sur la nation, et une nation qui ait assez de confiance dans son gouvernement pour ne point abuser du droit de porter les armes.
Il existe un lien entre les soldats et les volontaires, c’est la milice. La milice est une force qui se lève surtout dans les campagnes pour la défense intérieure de l’Angleterre. Elle se recrute, comme l’armée, d’après le principe de liberté. Un acte du parlement a déterminé en 1852 que chaque enrôlé dans la militia recevrait une somme de 6 livres sterling à titre de bounty. Si pourtant le nombre de ces hommes de bonne volonté n’était pas suffisant dans un district, l’état peut recourir à une sorte de conscription par voie de scrutin qui atteint tous les individus depuis l’âge de dix-huit jusqu’à trente-cinq ans. Ajouterai-je que depuis longtemps le gouvernement anglais s’est abstenu de se servir à cet égard du pouvoir que lui donne la loi ? Les miliciens n’ont point même été appelés cette année-ci sous les drapeaux, et le ministre de la guerre prépare en ce moment de grandes réformes qui devront modifier le caractère de cette arme. Comme ces réformes ne sont pas encore très connues, je m’abstiendrai d’en parler. Si j’ai bien compris l’idée du ministre, il voudrait envelopper dans la milice, réorganisée sur une nouvelle base, une classe de la société qui est restée en dehors du mouvement des volontaires, et dont les hommes se rapprochent plus que d’autres par leur manière de vivre des mœurs et de la condition du soldat.
C’est sur les volontaires proprement dits que doit se fixer notre attention. Ce nom a donné lieu, il est vrai, à quelques critiques. On a représenté que, dans la Grande-Bretagne, tous les services, l’armée et la marine, étaient remplis par des volontaires. Il y a pourtant une grande différence entre les recrues de l’armée régulière et ceux de l’année civile : les uns reçoivent de l’argent, les autres en donnent ; les premiers sont attirés sous les armes par l’attrait d’une récompense, les seconds par l’attrait du désintéressement et du sacrifice. Un autre caractère qui, après comme avant l’enrôlement, distingue les vrais volontaires est l’absence de toute compression. Cette armée, qui se supporte elle-même, n’obéit guère qu’à son libre arbitre. Pour comprendre le mouvement qui s’est développé en 1860, et où tout s’est fait par l’initiative individuelle, il nous faudra jeter un regard rétrospectif sur les volontaires du passé. Nous serons ainsi mieux préparés à saisir l’esprit de l’institution et ce qu’elle ajoute au caractère de l’Anglais. Le but est de faire de chaque homme un soldat pour la défense du pays, et l’on espère que le temps viendra où ce sera une disgrâce pour tout enfant de la Grande-Bretagne que de ne point savoir manier les armes. À l’organisation des corps libres se rattachent d’ailleurs d’autres exercices d’adresse qui doivent augmenter les forces et la puissance de la race. Le théâtre des faits change avec le point de vue : c’est à Londres et dans toute la Grande-Bretagne qu’il nous faudra suivre le mouvement des volontaires ; mais c’est à l’école de Hythe que nous devrons étudier une des applications les plus intéressantes du nouveau système de défense[1].
Le 23 juin 1860, j’assistais dans Hyde-Park à la grande revue des volontaires. M’étant rendu de bonne heure sur le terrain où devait se déployer cette scène imposante, j’eus tout le temps d’observer non-seulement l’arrivée des nombreux régimens aux diverses couleurs qui défilaient l’un après l’autre, musique en tête, mais encore le spectacle non moins curieux de la foule qui grossissait de moment en moment. Les mieux avisés, ayant prévu que la multitude formerait autour du champ de manœuvres un mur impénétrable aux regards, avaient déjà choisi dans les alentours des situations élevées d’où ils pussent dominer la plaine. Une des portes du parc de Saint-James, marble arch, qui fait vis-à-vis à la principale entrée de Hyde-Park et que surmonte la statue équestre de Wellington, était toute noire de têtes, et quelques spectateurs, réduits par la distance à la taille de pygmées, se tenaient debout jusque sous le ventre du cheval de bronze. Dans Hyde-Park, la colossale statue d’Achille qui s’élève sur une espèce de tertre n’avait pu de son côté, malgré ses airs menaçans, intimider le flot des envahisseurs[2]. Le mob avait pris d’assaut toutes les éminences. Les vieux arbres du parc étaient chargés de jeunes ouvriers qui, avec une force et une agilité de quadrumanes, avaient réussi à grimper de branche en branche jusqu’au sommet. Ainsi perchés, ils attendaient avec insouciance l’arrivée de la reine, tandis que les rameaux inférieurs, de plus en plus escaladés, s’abaissaient et gémissaient sous de nouvelles grappes de curieux. L’immense pelouse qui s’étendait autour de l’enceinte réservée aux troupes et aux billets de faveur, quoique protégée de distance en distance par des balustrades de fer assez élevées, commençait à se couvrir de monde, car hommes et femmes sautaient bravement par-dessus les barrières. Comme rien ne fixait encore l’attention de la masse, les cokneys, les étrangers, les oisifs (et tout le monde était oisif ce jour-là) allaient, venaient, revenaient, s’arrêtaient, s’asseyaient sur l’herbe ou achetaient le programme de la fête, que les marchands déclaraient être une merveille : it is a wonder ! Des essaims de jeunes filles, dont les unes étaient venues pour voir et les autres pour être vues, les cheveux longs et retenus derrière le cou dans un filet de soie, traversaient, en agitant leurs ailes, — leurs dentelles, veux-je dire, — des groupes de causeurs qui commençaient à se former. Dans un de ces groupes, où se montraient quelques uniformes, je remarquai un vieillard d’environ soixante-dix ans, dont les traits exprimaient la ; plus vive émotion chaque fois que de nouveaux régimens de volontaires débouchaient par la grille du parc avec un grand bruit d’instrumens de cuivre. Son maintien n’annonçait pourtant rien de militaire : c’était un ancien marchand de la Cité qui vivait maintenant retiré aux environs de Londres dans une maison de campagne. Si son cœur était agité, c’était par le rapprochement entre la revue qui allait avoir lieu et celle à laquelle il avait assisté dans Hyde-Park en 1803.
« Quoique je n’eusse alors que quatorze ans, disait-il, je m’en souviens comme si c’était d’hier. J’étais presque à cette même place, et il me semble encore voir défiler nos anciens régimens. Les volontaires de ce temps-là ne ressemblaient guère à ceux d’aujourd’hui. Ils avaient les cheveux poudrés et portaient la queue, — une trop longue queue, je l’avoue. Leur habit d’uniforme était rouge, avec des paremens et des revers blancs. Un énorme jabot de chemise raide et empesé leur hérissait la poitrine, tandis que de grosses épaulettes leur encaissaient les encolures. Leurs membres inférieurs étaient emprisonnés dans d’étroites culottes courtes auxquelles s’ajustaient de longues guêtres boutonnées. Un tricorne à plume, dont la forme vous semblerait aujourd’hui ridicule, d’autres fois un casque antique, surmontait l’édifice poudré et pommadé de leur coiffure. Ils n’avaient point d’élégantes et légères carabines comme celles que je vois passer au bras de nos modernes volontaires, mais de bons vieux fusils à chien et à pierre, le réel Brown-Bess dans toute sa primitive naïveté. » — Comme cette description des volontaires de 1803 faisait un peu sourire à la ronde, le vieillard reprit d’un air grave : « Ne riez pas d’eux ; ils ont sauvé le pays. À ceux qui nous parlent aujourd’hui des dangers d’une invasion étrangère et des mauvais projets de nos voisins, nous pouvons répondre, nous autres septuagénaires, que nous en avons vu bien d’autres. Il faut avoir vécu dans ce temps-là pour savoir ce que c’est que l’Angleterre attaquée. Tout le monde ne parlait ici que du camp de Boulogne et des bateaux plats. Aussi quel élan de patriotisme, et comme on vit bien ce dont était capable cette nation de marchands quand on osait la menacer ! J’étais présent, comme je vous l’ai dit, quand le roi George III passa dans ce même parc une revue de volontaires qui dura deux jours. Je ne me rappelle plus exactement la date du mois, mais c’était en automne, et je portais un habit couleur feuille-morte. À neuf heures et demie du matin, les volontaires se déployèrent en une ligne qui s’étendait depuis Buckden-Hill jusqu’à Kensington-Gardens. Le roi, à la tête d’un magnifique état-major, fut salué par une décharge d’artillerie et par l’air de God save the King. À un signal donné, tous les bataillons déchargèrent leurs armes, et la plaine ne fut bientôt plus qu’un nuage de fumée. Je n’affirmerai point que les manœuvres fussent excellentes, ni que le feu répondît à toutes les règles de l’art ; mais la terre tremblait, les cœurs bondissaient dans les poitrines, et une immense acclamation partit de la bouche des trois cent mille hommes qui assistaient à la revue. C’était un spectacle qu’on ne saurait oublier. Je vois encore le roi, tête nue, sur son cheval, la reine et les princesses debout dans leur voiture, comme électrisées par cette scène émouvante. Il y avait aussi des Français, ajouta le vieillard en se tournant de mon côté ; je me souviens qu’on me montra le général Dumouriez à cheval et quelques autres exilés. Je ne sais point ce qui se passait dans leur esprit, mais à coup sûr ils ne pouvaient nous blâmer de défendre notre sol, nos foyers, nos institutions : ils en auraient fait autant à notre place. En revenant, tout le monde s’écriait : « Oh ! si Bonaparte avait pu voir cela ! » Je ne saurais dire pour mon compte s’il fut intimidé par le bruit de cette manifestation nationale ; mais le fait est qu’il ne vint pas. Il n’y a guère. Dieu merci, de comparaison à établir entre ces temps douloureux et l’époque actuelle, car cette fois l’ennemi n’est point à nos portes. Il serait pourtant injuste d’oublier que nos pères ont donné l’exemple à la génération nouvelle. Si j’en juge par ce que je vois aujourd’hui de nos jeunes volontaires, l’esprit anglais n’a point dégénéré, et je suis heureux de trouver que le sang des volontaires de 1803 frémit encore dans les veines de John Bull. »
Ce vieillard avait raison : le mouvement des riflemen, qui depuis deux années étonne si fort l’Europe, et auquel on a voulu donner le caractère d’une menace, n’a pourtant rien de nouveau dans les annales de la Grande-Bretagne. C’est un principe antérieur même à la constitution anglaise qu’en cas d’invasion étrangère ou de danger tout homme est obligé de prendre les armes et de se faire soldat pour la défense du pays. On pourrait remonter très haut dans l’histoire et trouver que cette loi de salut public a été plus d’une fois mise en pratique. Lorsque la flotte espagnole, la fameuse armada, menaçait les côtes de la Grande-Bretagne, les citoyens se levèrent et coururent aux armes pour repousser l’envahisseur. Vers la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, les événemens réveillèrent, avec les forces latentes de la nation, l’exemple de ce qu’avaient fait les ancêtres. « Les esprits de nos pères, dit un poète anglais, sortirent des vagues et nous apprirent comment on conjurait les dangers d’un ennemi obligé de traverser l’Océan. » Pour nous autres Français, cette période de 1798 à 1815 est de l’histoire d’hier ; pour les Anglais, qui ont bonne mémoire, c’est de l’histoire d’aujourd’hui. On ne saurait nier en effet que les récentes paniques dont l’agitation persiste encore et qui ébranlèrent si fort, il y a deux années, l’atmosphère pacifique de la Grande-Bretagne, n’aient été le contre-coup des alarmes que causèrent, il y a un demi-siècle, aux Anglais l’état de la France, de sombres préparatifs militaires et une soif de conquêtes toujours croissante. Les mêmes frayeurs devaient appeler les mêmes moyens de défense : c’est donc dans le mouvement des volontaires passés en revue par George III qu’il nous faut chercher les racines de la nouvelle milice que vient de se donner l’Angleterre.
L’invasion des îles britanniques n’est pas non plus dans l’histoire militaire de la France une idée nouvelle. Il existe à ce sujet dans les cartons de notre ministère de la guerre des plans et des études qui, si je suis bien informé, remontent à Louis XIV. Les théories des hommes de guerre furent même soumises par deux fois à l’épreuve de la pratique. Vers la fin du dernier siècle, les circonstances étaient extrêmement favorables au succès d’une telle entreprise, et il me suffira de les rappeler en peu de mots. La guerre d’Amérique venait de finir, — non tout à fait à l’honneur des armes anglaises. Le roi George III penchait à la démence ; l’Irlande s’agitait et menaçait de se séparer du royaume-uni. Une publication récente[3] vient de jeter une lumière inattendue sur ces temps de corruption, que ne pouvait dominer entièrement le génie de William Pitt, sur les faiblesses de la cour, sur la juste impopularité du prince de Galles, sur le faux système stratégique de David Dundas et de ses créatures, sur le triste état de l’armée, dont le roi s’obstinait à garder le monopole, sur l’incapacité des généraux et des officiers, qui devaient presque tous leur élévation à la faveur, sur l’indiscipline et les désordres des soldats, devenus pour tout le monde, excepté pour l’ennemi, un objet d’alarme et d’épouvante. C’est au milieu de ces causes d’affaiblissement qu’en 1796 une flotte française, commandée par l’amiral de Galle, fit voile du port de Brest vers les côtes de l’Irlande, portant avec elle le général Hoche et quinze mille hommes. De furieux coups de vent (on était alors en décembre) dispersèrent les vaisseaux, et une partie seulement de l’expédition atteignit Bantry-Bay. À l’entreprise ainsi traversée par les colères du ciel et de l’Océan, il manquait au point de rendez-vous le navire sur lequel était monté Hoche. Celui-ci, après avoir lutté plusieurs jours contre la tempête et le brouillard, regagna les côtes de la France, où il trouva le reste de la flotte, qui était revenue avant lui, non sans avoir tenté une descente en Irlande. Parmi les vaisseaux, les uns avaient manqué de faire naufrage contre les bancs de sable, les autres avaient couru le risque de tomber aux mains de l’ennemi. Les Irlandais, sur lesquels on comptait pour aider le débarquement, ne s’étaient montrés nulle part. La tentative, quoique malheureuse, n’avait pourtant point tellement échoué qu’on ne pût accuser de cet insuccès l’intraitable caprice des élémens, et qu’on ne gardât des espérances pour l’avenir. Un fait était du moins acquis, c’est que, grâce peut-être à l’incurie du gouvernement d’alors, une force de quinze mille Français avait pu sillonner les mers et atteindre les rivages d’une île britannique sans être vue ni contrariée en chemin par les croisières anglaises.
En 1798 (deux ans après), l’insurrection irlandaise avait éclaté. S’il faut en croire lord Cornwallis, « la violence des hommes au pouvoir et le caractère religieux qu’ils avaient eu la folie d’imprimer à la guerre contre les rebelles ajoutèrent encore à la férocité des troupes anglaises, et rendirent plus difficile tout essai de réconciliation. » Un tel état de choses était bien de nature à renouveler des projets d’invasion qui, de la part de la France, n’avaient point été abandonnés malgré le dernier échec. Le 22 août de la même année (1798), trois frégates se glissèrent sous les couleurs anglaises dans la baie de Killala. Elles jetèrent l’ancre, et, comme l’ancien cheval de Troie, elles ne tardèrent point à accoucher d’une force armée. On vit descendre à terre onze cents soldats français, qui, commandés par le général Humbert, s’emparèrent de Killala presque sans résistance, et établirent leur quartier-général dans le palais de l’évêque protestant, le docteur Stock. Ce dernier a laissé un journal intéressant de tout ce qui se passa dans la ville durant l’occupation des Français, et c’est à cette source que je puiserai quelques renseignemens sur le caractère d’une expédition si étrange et trop peu connue. Il est curieux de retrouver dans ce récit l’étonnement naïf des habitans de Killala et du bon évêque lui-même à la vue de nos soldats de la république, pâles, maigres, presque livides, mal vêtus. La moitié d’entre eux avaient servi en Italie, les autres étaient les restes de l’armée du Rhin : tous portaient dans leur constitution altérée les traces de glorieuses souffrances et de campagnes qu’avait suivies la victoire. À première vue, on aurait dit que ces hommes de petite taille, avec cet air de faiblesse, étaient incapables de supporter les fatigues et les privations de la guerre. Leur conduite donnait pourtant le plus vigoureux démenti aux apparences : ils vivaient de pain et de pommes de terre, buvaient de l’eau, faisaient leur lit des pierres de la rue, dormaient sans autre couverture que leurs vêtemens, et n’avaient pour toit que la tente du ciel. L’évêque rend pleine justice à leur intelligence, à leur activité, à leur patience invincible, à leur courage, qui s’associait à un fort sentiment de la discipline. Il les préfère de beaucoup à leurs alliés les Irlandais. Humbert avait déclaré que ses soldats s’abstiendraient de toute violence, et qu’ils ne prendraient que ce qui était strictement nécessaire pour leur nourriture. Cette promesse fut religieusement observée. On eut même devant les yeux l’étonnant spectacle d’un évêque anglais gardé ainsi que son petit troupeau par les envahisseurs et protégé par eux contre la rapacité des rebelles irlandais, qui continuaient d’agiter le pays.
C’était pourtant sur l’insurrection irlandaise que le général Humbert comptait appuyer son coup de main. À ce point de vue, il venait trop tard : la tête du mouvement avait été tout récemment abattue par une sanglante défaite. La place du débarquement était d’ailleurs mal choisie ; c’était plus au nord qu’il eût fallu jeter cette force envahissante pour trouver une base d’opérations dans l’état des esprits et dans les bandes d’insurgés qui résistaient encore. Le général français avait apporté dans son vaisseau des armes, des munitions et des uniformes qu’il distribua aux paysans de Mayo ; mais c’était une race simple et presque sauvage qui ignorait l’usage des armes à feu, et que le bruit du canon devait mettre en fuite à la première rencontre. Réduit à ses faibles ressources, Humbert n’hésita point, et, sans regarder en arrière, il s’élança, le lendemain de son arrivée, sur Ballina. La garnison anglaise de Ballina s’enfuit à l’approche des Français, et Humbert, encouragé par ce succès, poussa jusqu’à Castlebar. Sa petite armée était maintenant réduite à huit cents hommes ; il avait fallu en effet laisser deux cents soldats à Killala et cent à Ballina pour garder ces deux villes. Cependant le général anglais Lake, qui avait reçu la nouvelle du débarquement et de la marche des Français, les attendait près de Castlebar avec au moins dix-huit cents hommes d’infanterie et de cavalerie, dix pièces de canon et un obusier. L’action s’engagea au lever du soleil. La position des Français était extrêmement critique ; ils allaient combattre un ennemi très supérieur en nombre, et dans le cas de défaite la retraite sur Killala et sur Ballina se trouvait déjà coupée par deux corps d’armée, celui de sir Thomas Chapman et celui du général Taylord. Humbert pourtant ne craignit point d’entamer l’attaque, — l’une des plus audacieuses et des plus désespérées que jamais ait enregistrées l’histoire. Les Français restèrent maîtres du champ de bataille : toute l’artillerie de Lake tomba entre leurs mains, et les troupes anglaises se retirèrent dans la plus grande confusion. Lord Cornwallis, ayant appris le mouvement d’invasion et la défaite des Anglais à Castlebar, résolut de marcher en personne contre l’ennemi à la tête de toutes les troupes qu’il pourrait rassembler. Aussi Humbert, qui avançait toujours, essuyant çà et là diverses escarmouches où il remportait constamment l’avantage, se trouva-t-il le 8 septembre 1798, dans les plaines de Ballynamuck, enveloppé par 25,000 hommes. Avec un sang-froid extraordinaire, il forma sa petite armée en ordre de bataille. Son arrière-garde, attaquée par les forces de Crawford, se rendit ; mais le reste des Français se défendit pendant une demi-heure et chercha même à faire des prisonniers ; enfin, écrasés par le nombre, accablés, non vaincus, les soldats de la république déposèrent les armes. Ils avaient perdu environ 200 hommes depuis leur arrivée en Irlande. Cette hasardeuse entreprise, dont le succès n’avait été interrompu que par des circonstances défavorables et par d’imposantes forces militaires lentement réunies, jeta une sorte de consternation dans le pays. On se demanda ce que l’Angleterre n’avait point à craindre de son gouvernement et de son armée, si une poignée d’envahisseurs avait pu mettre en déroute des troupes d’élite, prendre différentes villes, s’avancer à plus de cent vingt milles anglais dans l’intérieur du pays et se maintenir pendant dix-sept jours, les armes à la main, dans un royaume qui comptait alors plus de 150,000 soldats.
La nation anglaise n’avait d’ailleurs pas attendu cet événement pour aviser elle-même aux moyens de défense. Dès 1777, après la reddition de Burgoyne à Saratoga, une grande agitation s’était répandue dans le pays, qui avait proposé de venir en aide à la couronne en lui fournissant des troupes. Manchester et Liverpool avaient dès lors formé chacun un régiment de 1,000 hommes. Dans quelques autres villes et jusque dans les campagnes, des meetings avaient suggéré l’idée d’une levée en masse. À Londres pourtant et dans la plupart des comtés, le cri « aux armes » avait rencontré peu d’échos : on s’était contenté d’ouvrir des souscriptions afin d’enrôler des recrues pour le service. Le mouvement ne se développa que vers la fin du dernier siècle (1798-99). Cette fois tous les yeux s’ouvrirent aux dangers qui menaçaient le pays. Le traité de Campo-Formio venait de laisser l’Angleterre seule debout et l’épée au poing en face de la France, qui avait conquis ou réduit au silence les autres nations humiliées. Une armée française de 270,000 hommes, disposée le long des côtes du détroit, était à un jour de marche des divers points d’embarcation. Ces préparatifs, selon le langage des Ano-lais, firent lever le lion[4], et le sentiment national éclata en actes de dévouement. On accrut l’armée, la flotte, la milice, et de plus un bill du parlement engagea les citoyens à lever des corps de volontaires dans toutes les parties du royaume. Un immense enthousiasme répondit à cet appel de la patrie en danger, et s’étendit bientôt à toutes les classes. L’évêque de Wincester autorisa le clergé du Hampshire, et surtout celui de l’île de Whigt, à prendre les armes[5]. Quoique tous les rangs de la société offrissent leurs services, on crut alors utile de faire un choix. Les citoyens connus et respectables furent seuls admis dans la nouvelle phalange. Les officiers devaient jouir d’un revenu d’au moins 50 livres sterling par an, fourni par une propriété territoriale, et résider dans le comté où le corps avait été levé. Malgré ces restrictions qui représentent bien l’esprit défiant du gouvernement d’alors, en moins de trois semaines 150,000 volontaires étaient enrôlés et armés. Ils faisaient l’exercice six heures par semaine, et ceux qui le jugeaient à propos étaient libres de réclamer 1 shilling pour le temps qu’ils consacraient à apprendre le métier de soldat. Les frais auxquels donna lieu la nouvelle force armée figurent au budget de 1799 pour la somme de 350,000 livres sterling. Sept mois s’étaient à peine écoulés depuis cette prise d’armes, quand le roi déclara, dans son discours à l’ouverture du parlement, que « la démonstration de zèle et de vigueur partie de tous les rangs de la nation anglaise avait empêché l’ennemi de mettre à exécution de vaines menaces. » Faut-il ajouter sur ce point une foi entière au langage officiel ? Je dois avouer que, si je consulte l’opinion des généraux anglais du temps, il me sera difficile de me former une grande idée de ces troupes irrégulières. Ne peut-on pas, il est vrai, expliquer la sévérité de leurs jugemens par l’espèce de dédain avec lequel les hommes de guerre regardent les combattans qui ne sont pas du métier ? Des officiers plus impartiaux conviennent que ces levées fraîches, mal disciplinées et peu exercées au maniement des armes, auraient opposé une faible résistance aux bataillons français ; mais ils soutiennent que, dans le cas d’une retraite, elles auraient pesé comme un châtiment sur les flancs de l’armée vaincue.
Le mouvement des anciens volontaires se ralentit de 1799 à 1803, avec le danger d’invasion étrangère qui s’éloignait. La déclaration de guerre de Bonaparte au peuple anglais ralluma tout à coup une ardeur qui commençait à s’éteindre. Des placards collés aux murs des villages les plus éloignés annoncèrent que l’ennemi allait peut-être venir. On distribua aux paysans quatre-vingt-dix mille piques. Les fermiers s’engagèrent volontairement à fournir des hommes, des chevaux et des charrettes pour transporter les troupes sur les côtes. Une chaîne de signaux chargés de matières combustibles non-seulement courait le long des rivages de l’Angleterre, mais traversait l’île et se rattachait à chaque colline. À la moindre alerte, on y mettait le feu, et les Anglais de ce temps-là qui vivent encore parlent avec émotion du tumulte armé qui se répandait aussitôt sur le pays, couvert par une flamme lugubre. À Pevensey, des bandes d’ouvriers terrassiers se tenaient prêts à couper les digues de mer et à inonder toute la campagne environnante, sans doute en souvenir de la glorieuse Hollande. Dans les comtés maritimes, les députés-lieutenans faisaient abattre les chevaux qui, dans le cas d’une surprise, auraient pu tomber aux mains de l’ennemi, scier les essieux des voitures, détruire le blé et le bétail que l’on ne pouvait pas emporter. Ils promettaient aux propriétaires que l’état les indemniserait plus tard: mais on ne voulait pas même les entendre, car chacun oubliait ses intérêts et n’avait à cœur que le salut du pays. Les officiers de douane reçurent l’ordre de transporter dans l’intérieur ou autrement de laisser couler à la première alarme tous les vins, eaux-de-vie ou autres liqueurs spiritueuses qui étaient en tonneaux sur les côtes. Les églises et les théâtres furent convertis en casernes. Des patrouilles de citoyens, surtout dans les villes maritimes, traversaient jour et nuit les rues, les jetées et les dunes. C’est surtout quand la marée était haute, la brise douce et le brouillard épais, que tous les yeux s’attachaient sur la mer avec une inquiétude fiévreuse. À chaque moment, on s’attendait à voir paraître la flotte ennemie, et tous les vaisseaux de guerre anglais se tenaient prêts à couper leur câble. Dans le comté de Norfolk, les nobles avaient placé des perches au toit de leurs maisons, et devaient arborer, en cas de danger, une bannière rouge, pour donner à leurs tenanciers le signal de courir aux armes. La vigilance et l’ardeur martiale n’étaient pas moins grandes à l’intérieur de l’île. Dans les villes de province, des maires, excités par la sainte fureur du patriotisme, couraient les rues, battant eux-mêmes le tambour afin d’appeler les volontaires sous les drapeaux. Ceux-ci affluèrent de toutes parts, et un rapport du ministère de la guerre, daté du 11 novembre 1803, porte leur nombre à 335,307[6]. Les vieillards tout à fait incapables de servir prenaient le bâton de constable, afin de garder les villes, pendant que leurs concitoyens iraient rencontrer l’ennemi en pleine campagne. Ceux qui ont vu alors l’état du pays disent qu’on ne peut se faire une idée des frémissemens d’enthousiasme, des terreurs, des sombres défis, des alarmes, en un mot de tous les sentimens confus dont était alors agitée comme par secousses cette population, non moins grondante et non moins troublée dans son île que le flux et le reflux de la mer qui l’enveloppait en mugissant.
Le cri aux armes ! retentissait peut-être avec plus de force encore, et comme d’écho en écho, le long des montagnes de l’Écosse. Le duc d’York[7] fit un appel à la loyauté des anciennes familles, et leva un grand nombre de bataillons ayant chacun à sa tête le chef patriarcal du clan. C’est ainsi que les Macdonalds, les Macleods, les Mackenzies, les Gordons, les Campbells, les Frasers, d’autres tribus, s’enrôlèrent sous leurs bannières respectives, formant tous ensemble un rempart vivant pour couvrir le nord de la Grande-Bretagne. À Édimbourg, les volontaires accoururent sous les ordres du lieutenant-colonel Hope. Dans ce régiment, les officiers ne jouissaient d’aucune immunité ni d’aucun privilège sur les soldats ; ils marchaient bravement avec tous leurs bagages sur le dos, et le colonel donnait lui-même l’exemple, ne montant jamais à cheval que pour les besoins du commandement. Il n’y avait aucune distinction de chambres dans les casernes, ni de tentes au milieu des camps. Les habitans de Liddesdale, le point le plus éloigné vers l’ouest qu’atteignit le cri d’alarme, craignirent tant d’arriver trop tard au rendez-vous, qu’ils mirent en réquisition tous les chevaux qu’on put trouver. Après avoir fait une marche forcée hors de leur pays, ils lâchèrent ces chevaux, qui retrouvèrent eux-mêmes leur chemin à travers les montagnes et retournèrent tous sains et saufs dans les écuries. Sir Walter Scott servait comme adjudant dans un régiment de cavalerie qui portait le nom de Royal Mid-Lothian. Son infirmité, car Walter Scott, comme on sait, était boiteux, n’avait point été un motif d’exemption, d’autant plus qu’à cheval il faisait grande et bonne contenance. Son zèle, son exactitude et sa joyeuse humeur le rendirent très populaire dans son régiment. L’adjudant Scott composa même alors un chant de guerre qui a été publié plus tard dans le Border minstrelsy ; mais, comme le poète n’était point reconnu encore dans ce temps-là, son chant ne fut, pour la plupart des officiers et des soldats, qu’un objet de ridicule. On répétait pendant la nuit dans les bivouacs le commencement de cette pièce lyrique : « À cheval ! à cheval ! » avec des rires et une expression grotesque. Nul n’est prophète dans son régiment, et ceux-là mêmes qui rendaient justice aux qualités militaires du jeune officier traitaient ses vers avec le plus suprême dédain. Walter Scott n’en fut pas moins en mesure d’observer de près le mouvement des volontaires écossais, sur lequel il a écrit dans la suite des pages intéressantes. Il loue surtout la marche des habitans du Selkirkshire, dont la demeure était souvent à une longue distance des divers points de réunion, mais qui ne se rassemblèrent pas moins au premier signal, et s’avancèrent à travers de mauvais chemins, faisant trente ou quarante milles sans débrider. Deux membres de ce corps de cavalerie étaient absens et se trouvaient alors pour affaires à Édimbourg. La femme d’un de ces gentlemen, nouvellement mariée, et la mère de l’autre, une veuve, envoyèrent les armes, l’uniforme et les chevaux des deux volontaires, pour qu’ils pussent rejoindre leurs camarades à Dalkeith. Walter Scott fut très frappé de la réponse d’une de ces deux femmes, la mère, à laquelle il adressait des éloges sur l’empressement qu’elle avait montré à mettre son fils en face du péril, quand elle aurait pu lui laisser une bonne excuse pour prolonger l’absence. « Monsieur, s’écria-t-elle avec l’ardeur d’une matrone romaine, nul mieux que vous ne peut savoir que mon fils est le seul soutien sur lequel s’appuie notre famille depuis la mort de son père ; mais j’aimerais mieux le voir étendu raide et sans vie sur le plancher de cette chambre que d’entendre dire qu’il a été de la longueur d’un cheval en arrière de ses camarades dans la défense de son pays. »
Quand on songe que cette lutte contre un ennemi formidable, qu’on croyait rencontrer partout et qui ne se montrait nulle part, a duré plus de dix années sans se ralentir, on ne saurait avoir qu’une grande idée de l’énergie et de la persistance de la race anglo-saxonne. La défense ne faisait même que s’accroître de jour en jour, d’année en année. Une proclamation de Bonaparte qui circula dans tout le royaume-uni jeta encore de la poudre sur le feu[8]. Elle fut reçue par l’Angleterre comme l’avait été par la France le manifeste du duc de Brunswick en 1793 : un cri d’exécration et le cliquetis des armes y répondirent au-delà du détroit. Le duc de Cornwall avait demandé mille hommes au district des mines ; la sombre et hardie population des Cornouailles en fournit cinq mille. En offrant leurs services, ils s’engagèrent tous, par une déclaration solennelle, à ne jamais quitter le poste qui leur serait assigné dans l’action tant qu’un seul soldat français sous les armes se trouverait à portée de leurs fusils. Dans le comté de Northumberland, une lady remarquable par son rang et par sa beauté présenta une paire de drapeaux à un régiment de volontaires. Le jeune porte-enseigne lui dit avec une concision toute britannique : « Je reçois vos couleurs avec joie, je les défendrai avec courage, et quand les balles auront arraché toute la vieille soie, je vous rapporterai le bâton. » La ville de Londres ne resta pas en arrière du mouvement : dans un temps où la population était au-dessous d’un million, il se forma trente-cinq corps de volontaires qui comprenaient plus de 40,000 hommes. Un Anglais de mes amis conserve encore comme relique un vieux tambour qui a battu la charge à la tête d’un de ces régimens. On ne voyait dans la ville et autour des murs de la ville que parades, manœuvres, escarmouches, petites guerres. Le district de Londres brûlait à lui seul sept tonnes de poudre par semaine. Qu’on ne s’étonne pas si de terribles accidens résultèrent alors de l’inexpérience des citoyens qui s’essayaient pour la première fois au métier de soldat et à l’usage des armes à feu. Rien pourtant ne déconcerta l’ardeur de ces graves boutiquiers : un bill autorisait les volontaires à faire l’exercice et à tirer le fusil dans la journée du dimanche. Pour quiconque connaît les mœurs et les usages religieux de l’Angleterre, une telle dérogation à la loi proclame bien la gravité des circonstances. Il n’y avait qu’un danger imminent et la sainteté d’un devoir national qui pussent faire tolérer au gouvernement cette violation du sabbat. Tous les rangs de la société se mêlaient et se confondaient dans le mouvement de défense nationale. Presque tous les ministres du roi s’étaient engagés dans un des régimens de volontaires, et le duc de Clarence lui-même[9] servait comme simple soldat dans le Teddington corps. D’un autre côté, les opinions politiques s’effaçaient ou se l’approchaient sur le terrain commun du patriotisme. À un banquet civique, l’alderman Shaw proposa la santé du plus grand homme d’Angleterre, William Pitt, colonel des Cinque Ports vohinteers. Quand le tumulte d’applaudissemens qu’avait excité ce toast se fut apaisé, Sheridan se leva et dit : « Gentlemen, permettez-moi aussi de vous proposer un toast. Je fais un appel aux verres pour boire à la santé de Charles Fox, simple soldat dans les Chertsey volunteers, le plus honnête homme d’Angleterre. » Ce second toast fut aussi couvert d’applaudissemens, et tous, whigs et tories, fraternisèrent ce jour-là en face des dangers qui menaçaient le pays. Un autre jour William Pitt entendit un forgeron de son régiment murmurer contre les hausse-cols de cuir qu’on venait de distribuer, selon l’usage d’alors, aux volontaires des Cinque Ports, et qui tenaient le cou raide comme dans un carcan. « Voyez, dit le premier ministre, j’en porte un comme vous, et je ne me plains pas. — Ah ! colonel, répondit le forgeron, le cas est bien différent : votre cou doit être le plus long, puisque votre tête est la plus haute de toute la Grande-Bretagne. »
Nul ne peut dire quelle résistance les volontaires de 1803, déjà mieux dressés et plus aguerris que ceux de 1798, auraient opposée à une armée d’invasion. Heureusement pour l’Angleterre et peut-être pour la France, cette force nationale ne fut pas alors mise à l’épreuve. Si j’en crois les mémoires de M. de Bourrienne, Napoléon n’aurait jamais eu l’intention sérieuse de tenter un débarquement en Angleterre. Il savait trop bien qu’eût-il réussi à jeter cent mille hommes sur les côtes de la Grande-Bretagne, — et l’entreprise était difficile, — il aurait perdu au moins les deux tiers de son armée avant d’arriver à Londres, tandis que la mer, fermée derrière lui par les vaisseaux anglais, l’aurait empêché de recevoir des renforts, et même, en cas de succès, l’aurait emprisonné dans sa victoire. Napoléon lui-même a reconnu que ce projet présentait des obstacles au-dessus de la volonté humaine. « Si j’avais réussi, a-t-il dit plus tard, c’eût été en faisant tout le contraire de ce qu’on attendait. » La pensée de l’empereur s’est, on le voit, couverte sur ce point, et peut-être à dessein, d’un nuage que je ne chercherai point à pénétrer.
Telle est l’histoire des anciens volontaires, qui s’éteignirent après les événemens de 1815, laissant debout, comme trace de leur passage dans les comtés agricoles, quelques rares régimens de cavalerie ; mais ce sont surtout les volontaires de 1860 qu’on désire connaître. Avant de m’occuper d’eux, je dois indiquer les différences qui les séparent de l’autre génération. En 1798 et 1803, le mouvement des volontaires avait été suscité par les tories : la peur de l’invasion et l’esprit de défense nationale s’associaient chez eux à l’horreur des principes révolutionnaires, ou, comme on disait alors, du jacobinisme, que, par une étrange confusion d’idées, ils personnifiaient dans l’homme qui avait restauré en France une partie de l’ancien régime. L’organisation des riflemen de 1860 a au contraire pour base l’opinion libérale. Appuyés par tous les organes de l’opinion avancée, c’est au nom de la liberté qu’ils se sont formés, et en vue de l’ombre sinistre que projette, selon eux, le despotisme sur certains états de l’Europe. Leur but est que cette ombre ne passe pas les mers. Une telle opposition d’idées devait modifier le personnel des deux mouvemens. Tandis qu’au commencement de ce siècle les rangs des volontaires étaient surtout remplis par des marchands, de graves et pesans bourgeois de la Cité, les volontaires d’aujourd’hui appartiennent, du moins pour la plupart, à la classe des légistes, des docteurs, des artistes, des employés, des commis de boutique. C’est la jeunesse, c’est le sang nouveau qui se répand depuis un an dans les cadres de la nouvelle armée civile, et les hommes mûrs se tiennent généralement à l’écart. Au point de vue stratégique, cet état de choses ne constitue-t-il pas un avantage évident en faveur des modernes riflemen ! Les anciens volontaires étaient sans doute de bons pères de famille et d’honnêtes négocians ; mais il y a lieu de douter qu’ils fissent d’excellens soldats. Aussi, de l’avis de tous ceux qui ont vu les deux déploiemens de forces dans Hyde-Park, les volontaires passés en revue par la reine Victoria, quoique moins nombreux, laissent bien loin derrière eux, — sans toutefois les faire oublier, — les troupes citoyennes du roi George.
Le samedi 23 juin 1860 ressemblait à un jour de fête. Tous les visages respiraient la joie, la confiance et un certain orgueil national. L’opinion publique, chargée, quelques mois auparavant, de bruits de guerre et de sourdes inquiétudes, semblait se détendre à l’exemple du ciel, qui avait été orageux durant toute la saison d’été, mais qui, tout en roulant encore ce jour-là de gros nuages, fit mine de s’éclaircir au moment de la revue. On se demandait avec une vive curiosité comment se tirerait d’affaire sur un champ de manœuvres cette armée à peine vieille de huit mois, et dont on n’avait encore vu que des régimens parader dans les rues ou sur les places de Londres. Les tribunes réservées aux billets de faveur étaient occupées par dix mille personnes, officiers de l’armée anglaise et de l’armée des Indes, membres de la chambre des lords et de la chambre des communes, journalistes, diplomates étrangers, parmi lesquels se distinguaient, avec leur burnous couleur de neige et leur turban, les ambassadeurs de l’empereur du Maroc. Un parterre de femmes, selon l’expression galante des Anglais, émaillé par l’or des uniformes militaires, les casques d’acier et les habits écarlates, étalait avec profusion de riches toilettes, mais non plus fraîches et plus délicates que les figures. En face de ces tribunes apparaissait, à une distance considérable, la ligne immobile des riflemen. Cette ligne, un peu sombre, verte ou grise, n’était tachetée çà et là que par l’uniforme rouge de l’artillerie volontaire, du génie et de la cavalerie. L’armée régulière, comme on pense bien, n’était point de la fête ; elle ne se trouvait représentée que par quelques régimens de gardes à pied, occupés à défendre le terrain contre la foule, et de rares détachemens de horse-guards, qu’on prendrait volontiers pour des soldats de parade, si nous n’avions senti le poids de leurs armes à Waterloo. Vers quatre heures et demie, le canon annonça l’arrivée de la reine. La calèche royale s’avança lentement le long de la ligne des volontaires, recevant au passage le salut des armes. Un silence solennel tel que je n’en ai jamais rencontré ailleurs planait sur ce vaste terrain découvert, et s’était étendu, comme par un courant d’électricité, à la foule naguère si tumultueuse.
La reine, après avoir parcouru les lignes, vint se placer sous le grand étendard qui flottait en face des tribunes. C’était le moment décisif de la journée : en effet, la masse des 20,000 volontaires commençait à se mettre en marche. Les colonnes s’ébranlèrent avec ordre et s’avancèrent au pas accéléré vers le centre du parc. Il y avait dans les tribunes des juges difficiles, des généraux et de vieux officiers qui surveillaient d’un œil inquiet le mouvement du défilé ; mais la fière tenue et la marche imposante des nouveaux bataillons semblaient défier la critique. D’abord passa la cavalerie : elle était peu nombreuse ; on admira pourtant le 1er Huntingdonshire, remarquable par la beauté des chevaux et le maintien des gentilshommes, tous le sabre au poing, la carabine au dos. L’artillerie à cheval et à pied excita un murmure d’enthousiasme et une salve d’applaudissemens, à laquelle répondit le roulement sourd des canons. C’était maintenant le tour de l’infanterie ; tous les regards se portèrent sur les six foot volunteer guards, véritable compagnie de géans, sur le corps des artistes, sur le régiment du diable, Devil’s own, composé de légistes, sur le London Scottish, que précédait une musique écossaise, et dont une compagnie portait le kilt, sur le London Irish, sur les Robin Hood’s de Sherwood, et sur divers autres régimens qui étonnaient par leur costume et leur air martial. Le champ de manœuvres présentait en ce moment une scène émouvante : la reine, entourée de la nouvelle armée dont la nation venait de lui faire cadeau, semblait accablée et ravie par la grandeur de cette démonstration populaire. La musique militaire venait de jouer l’hymne national, qui termine ici toutes les cérémonies publiques. Le charme de la discipline était maintenant rompu ; les volontaires, qui avaient obéi à l’ordre du jour en se montrant jusque-là silencieux comme des statues, éclatèrent en un immense hourrah. Des cris assourdissans s’élevèrent de toutes les colonnes ; les carabines remuèrent, et les shakos s’agitèrent dans l’air. À ce mouvement la foule répondit en poussant une acclamation énergique, répétée une dernière fois par les volontaires. Le long des tribunes, les chapeaux et les mouchoirs ondulaient sur une ligne immense. Cet échange enthousiaste de sentimens fraternels entre les volontaires et la multitude, ces armes qu’on voyait briller pour la première fois depuis un demi-siècle dans la main des citoyens, ce rempart de baïonnettes qui s’était librement formé autour du trône et des institutions britanniques pour répondre à de vagues rumeurs de guerre, cette armée éclose d’hier et dont les évolutions avaient surpassé toute attente, n’était-ce point assez pour enivrer l’amour-propre national ? Il y avait là un grand et beau spectacle, non-seulement pour les Anglais, mais pour tout étranger qui était venu chercher en Angleterre une patrie dans la liberté.
Aux yeux de tous, cette revue était un événement politique. La paix, disait-on autour de moi, venait de remporter une grande victoire. La foule s’écoula sous cette impression solennelle. En revenant, je trouvai sur mon passage les traces de destruction qu’avait laissées la curiosité violente du mob. Quelques branches d’arbre s’étaient brisées sous le poids des intrépides grimpeurs, des barrières de fer avaient cédé à la pression de la foule, et en face d’Hyde-Park une partie de la grille de Green-Park avait été déracinée, tordue, emportée par cet océan qui s’était élancé à travers la brèche ouverte. On se demandera peut-être où était la police : elle n’était point absente ; mais à Londres on aime mieux avoir quelques dégâts à réparer que de lutter, en l’irritant, contre la force irrésistible des masses. Cette journée a singulièrement relevé la confiance des Anglais dans leurs moyens de défense nationale. Durant toute la revue, il m’avait été impossible de saisir dans la ferme attitude des volontaires, non plus que dans les libres conversations des groupes, la moindre trace de provocation ni de défi contre l’étranger ; mais le lendemain le ton de la presse anglaise annonçait une assurance hautaine. Se tournant alors vers le continent et répondant sans doute à des intentions imaginaires, un des journaux de Londres les plus répandus, le Daily Telegraph, s’écriait : « Venez maintenant, si vous l’osez ! »
Au milieu de quelles circonstances et comment s’était organisée la nouvelle armée civile que nous avons vue manœuvrer dans Hyde-Park ? C’est une question à laquelle il nous faut maintenant répondre. Dès 1855, quelques corps de métiers avaient proposé de se former en volontaires. Le gouvernement anglais avait alors décliné leurs services, donnant pour raison que rien dans l’état de l’Europe ne motivait une telle mesure. Est-il nécessaire de rappeler les causes qui ébranlèrent, deux ou trois années plus tard, la confiance que les hommes d’état et le pays avaient placée dans ces assurances de paix ? Les préparatifs maritimes de la France, qui ont été peut-être exagérés, les fortifications de Cherbourg, l’invention des frégates cuirassées, le ton belliqueux et agressif de certaines brochures, qui eurent le malheur de traverser la mer, firent naître tout à coup des soupçons que je veux croire injustes. Dans un autre temps, ces brochures eussent passé inaperçues à côté des mille manifestations d’une presse libre. Dans les circonstances où ces écrits se produisaient, les menaces se détachèrent en lettres rouges sur le fond noir du silence. Est-ce à dire que tout le mal de la peur vînt d’au-delà des mers ? Non vraiment : les inquiétudes naquirent surtout de l’intérieur. Depuis long-temps, les habitans de la Grande-Bretagne professaient dans les avantages de leur position géographique, dans la force de leur race et dans l’idée de la patrie invulnérable, une foi trop absolue qui devait tôt ou tard se démentir. Ces idées avaient surtout cours dans les campagnes, où l’on croyait volontiers qu’un Anglais vaut trois Français, que le drapeau qui a si souvent bravé la bataille et la tempête doit nécessairement envelopper dans ses plis la victoire, et que le nall dog spirit répond à tout. De même que ces divinités d’Homère qui sur le champ de bataille échappaient à la lance des combattans en se couvrant d’un nuage, la vieille Angleterre se figurait défier tous les périls, cachée derrière ses brouillards. Comment les navires ennemis auraient-ils atteint cette île, que les hirondelles ont de la peine à retrouver au printemps ? D’excellens travaux publiés par des hommes de guerre ont dissipé depuis deux ou trois années toutes ces illusions. Le rapport des commissions chargées d’examiner l’état des défenses du royaume a surtout porté aux vieilles superstitions de l’honneur national un coup dont elles ne se relèveront point. Comme il arrive toujours en pareil cas, le pays, éclairé par les écrits qui lui firent voir la situation sous un jour nouveau, passa bien vite d’un excès de confiance à de vagues et confuses terreurs. Peu s’en fallut que dans le premier moment l’Anglais n’eût maudit la mer, cette vieille amie, cette constante alliée de l’Angleterre. On se demanda en effet si, d’après l’expérience faite en Crimée, un ennemi qui s’appuie sur la mer comme sur une base d’opérations ne jouissait pas de grands avantages. Il y avait loin de là aux idées du dernier siècle sur l’île inabordable ; heureusement pour la Grande-Bretagne, un des bienfaits de la libre discussion est de préparer les citoyens à recevoir sans découragement les vérités les plus dures. On remercia les hommes qui avaient fait évanouir une chimère, et la nation se promit bien de consolider par d’autres moyens le système de défense à peu près inexpugnable dont la nature semblait jadis avoir favorisé les îles britanniques.
Un de ces moyens était d’augmenter l’armée : on y songea ; mais le système d’une large armée permanente est tellement opposé à l’esprit de la constitution anglaise et aux usages du pays, qu’il avait peu de chances de rallier les suffrages[10]. Il ne faut pas dire qu’on fût effrayé des charges nouvelles qu’un accroissement de troupes imposerait au budget ; la nation savait très bien que d’une manière ou d’une autre elle paierait les frais de la défense. En ne reculant point devant l’énorme dépense des fortifications, l’état a d’ailleurs montré qu’il craignait bien moins de puiser dans la bourse des contribuables que d’intimider les libertés. L’idée de mettre l’armée anglaise sur le même pied que l’armée française étant écartée par les motifs que je viens de dire, les anciennes traditions de la Grande-Bretagne se présentèrent d’elles-mêmes à l’esprit des citoyens. L’Anglais tient à tout faire par lui-même. Ayant créé ses institutions, ses lois, son commerce, il se demanda pourquoi il n’organiserait pas la guerre, ou du moins la force de résistance aux dangers de l’invasion. C’est d’après ces principes, gravés dans le caractère national, et sous le coup de profondes inquiétudes, dont se montrait de plus en plus atteint l’état des affaires, que la population résolut enfin de prendre elle-même les armes. J’aime pourtant à en croire la parole de lord Elcho[11] : « Le mouvement des volontaires n’est point sorti d’une panique, mais de la honte qu’inspirait aux Anglais l’idée de voir une grande nation comme l’Angleterre soumise au mal de la peur. » Ne dit-on pas que douze villes de la Grèce se disputaient la gloire d’avoir donné naissance à Homère ? Plusieurs cités de la Grande-Bretagne réclament aujourd’hui la priorité dans la formation des corps libres. Cambridge et Oxford, les deux villes universitaires, ont, paraît-il, le plus de droit à l’honneur d’avoir commencé le mouvement. Des individus se vantent, de leur côté, d’avoir lancé l’idée, et prétendent, dans des brochures que j’ai lues, à une sorte de brevet d’invention. On m’en voudrait de m’arrêter à ces querelles d’amour-propre, qui m’inspirent d’ailleurs très peu d’intérêt. L’organisation des volontaires a été un grand fait national qui appartient à tout le monde. Plutôt que de discuter des titres personnels et douteux, mieux vaut donc préciser nettement, dès le point de départ, l’esprit de cette institution : les Anglais ont voulu fournir à l’état une armée patriotique, équipée à ses propres frais et ayant pour base la défense du pays.
Le gouvernement anglais, qui seconde volontiers tous les mouvemens justes et éclairés de l’opinion publique, ne pouvait refuser son concours en 1859 à la création des corps de volontaires. Le général Peel, alors ministre de la guerre, reconnut dans une circulaire (25 mai) de quelle utilité pourraient être dans les villes maritimes des habitans accoutumés à l’exercice du canon, et partout ailleurs des citoyens armés de carabines pour repousser l’ennemi. Il acceptait donc au nom de la reine les services qui lui étaient offerts par le pays, rappelait, en le modifiant, l’acte de George III, et sanctionnait sous certaines conditions les compagnies de volontaires qui auraient envie de se former. L’administration dont faisait partie le général Peel, et sous les auspices de laquelle a commencé le mouvement, a aujourd’hui cessé d’exister ; mais le même esprit se continue. Le ministre de la guerre actuel, M. Sidney Herbert, a favorisé de tous ses efforts le développement d’une institution qui partout ailleurs qu’en Angleterre eût été regardée comme un danger pour l’état. Le secrétaire de la guerre, lord de Grey et Ripon, a déployé aussi un zèle remarquable pour armer en si peu de temps près de cent cinquante mille hommes. Malgré ces encouragemens, il est certain que la nouvelle milice est sortie tout entière des entrailles de la nation. C’est le pays qui a tout fait sous les yeux du gouvernement. Il faut bien remarquer que la circulaire du ministre n’était point un appel aux armes. C’était la reconnaissance pure et simple du droit qu’avaient les citoyens de la Grande-Bretagne de se défendre eux-mêmes comme ils l’entendraient contre les dangers de l’invasion étrangère ou contre leurs propres terreurs. À peine eut-il obtenu le consentement de la couronne, que le peuple anglais, — le plus étranger de tous jusque-là aux goûts militaires, — s’éveilla pour ainsi dire soldat, et se mit en devoir de couvrir ses côtes, ses villes, ses riches campagnes, d’un rempart de baïonnettes. Tout le monde accourut : les moins effrayés, ceux qui croyaient le moins à une tentative de descente de la part d’une flotte ennemie, se dirent que le meilleur moyen de rassurer le commerce était de tirer sur les fantômes, et ils suivirent l’entraînement général. La volonté de la nation venait ainsi au secours des anciens boulevards naturels, la mer, les récifs, les rochers, sorte de cuirasse traditionnelle, dont la science militaire venait de signaler les défauts. On vit, à cent ans de distance, se réaliser la prophétie du barde écossais, du vieux Robert Burns : « Une vertueuse populace se lèvera et formera un mur de feu autour de notre île bien-aimée. »
J’ai montré l’origine du mouvement : en vertu de quel mécanisme se sont formés et se forment encore tous les jours les différens corps de volontaires, c’est ce qu’il nous faut maintenant indiquer. L’organisation commença dans tout le pays par des meetings. Dans ces réunions, présidées par des membres influens de la localité, on fit un appel au sentiment patriotique, et l’on démontra l’utilité de se constituer en une force armée. Le principe étant admis, on nomma généralement un comité exécutif, chargé de lever des souscriptions et de défendre les intérêts civils ou militaires de la compagnie. Une liste d’enrôlemens volontaires fut aussitôt ouverte ; cette liste se divisait en trois classes : 1er les membres effectifs, qui s’engageaient à payer leurs armes et leur uniforme ; 2o le corps de réserve, dont les membres promettaient de servir en cas d’invasion ; 3o les non effectifs, qui devaient encourager le mouvement par une souscription annuelle, sans payer de leur personne. Comme rien ne se fait sans argent, on recueillit activement les dons de toutes les personnes qui s’intéressaient à la libre défense du pays. Je vois par les comptes d’une seule compagnie, le Central London volunteer rifle corps (et ce n’est point la plus riche), que les dons volontaires, sans compter les souscriptions des membres effectifs, se sont élevés à la somme de 424 livres sterling. Ces libéralités se continuent. Il y a quelques mois, le trésorier des North Middlesex rifles reçut la visite d’une dame en deuil qui venait de rencontrer ce corps, s’avançant sous les armes, et musique en tête, vers les casernes de Régent’s-Park pour y faire l’exercice. Emue du ferme maintien et de la bonne discipline de ces nouveaux soldats, elle annonça l’intention de contribuer de sa bourse à une institution aussi noble que celle des volontaires. Non contente de remettre au trésorier une somme d’argent, elle demanda en outre à être inscrite comme souscripteur annuel ou comme membre honoraire de la compagnie. Il fallait pour cela savoir son nom et son adresse. « Écrivez, dit-elle, lady Franklin. » C’était en effet la veuve, du célèbre navigateur, dont une expédition récente a retrouvé les restes dans les mers de glace. Beaucoup d’autres femmes de distinction aidèrent ainsi de leurs largesses à la formation des nombreux rameaux qui composent aujourd’hui l’armée civile[12]. Jusqu’ici n’apparaît en rien la main de l’état ; le corps est organisé ; il jouit déjà d’une vie indépendante, lorsque, pour passer à l’existence officielle, il réclame l’autorisation du gouvernement. Les différens groupes de volontaires se trouvent placés, par l’acte de George III et par la circulaire du ministre (1859), sous la surveillance du lord-lieutenant des comtés. Ce lord-lieutenant est un magistrat civil à peu près inamovible, dont les fonctions pourraient être assimilées à celles de nos préfets. C’est par son entremise que la demande du corps de volontaires en voie de formation doit passer sous les yeux du ministre de la guerre.
Les seules difficultés sérieuses qui se soient élevées jusqu’ici entre les lords-lieutenans et certains corps de volontaires se rapportent à la nomination des officiers. D’après l’acte de George III, tous les officiers doivent tenir leur commission des mains du premier magistrat civil du comté. Cette disposition de la loi parut généralement ne point être en harmonie avec le progrès des mœurs et avec l’esprit démocratique du mouvement. Dans le plus grand nombre des compagnies, sinon dans toutes, le principe de l’élection fut appliqué à différens degrés. Ici le comité proposa une liste de noms à l’adoption des membres de la compagnie ; là les volontaires nommèrent directement leurs chefs par voie de scrutin. Il était d’ailleurs sous-entendu que ce libre choix serait soumis, selon la volonté de la loi, à l’approbation du lord-lieutenant : il en fut ainsi ; mais dans certains comtés le lord-lieutenant refusa de confirmer l’élection d’artisans au grade d’officier. Les corps de volontaires dont les suffrages rencontraient un obstacle menacèrent aussitôt de se dissoudre, si cet obstacle ne s’abaissait, et à ma connaissance le vœu des compagnies, après un moment d’hésitation, fut partout respecté. Cette sanction des officiers par le lord-lieutenant et par le ministre de la guerre n’est point le seul lien qui rattache à l’état les groupes armés : il y en a un autre plus sérieux, le serment de fidélité. Je dis plus sérieux, parce que le respect pour la foi jurée est une des vertus dont se pique avant tout l’honneur britannique. Sur ce point de conscience, les Écossais se montrent peut-être encore plus scrupuleux. On raconte qu’un highlander avait quitté son régiment durant la guerre de la Péninsule et s’en était allé en Amérique. Plusieurs années après sa désertion, on reçut de lui une lettre avec une somme d’argent destinée à payer les services d’un ou deux remplaçans dans le même régiment. « C’était, disait-il, la seule expiation qu’il pût offrir pour avoir violé son serment envers Dieu, et le seul moyen d’apaiser un remords qui ne lui laissait de repos ni jour ni nuit. » Devons-nous attendre des volontaires qui se rangent sous les drapeaux au nom du devoir une moins grande délicatesse que celle du soldat qui s’enrôle pour de l’argent ? Le serment est donc considéré comme une garantie suffisante pour les institutions du royaume que les citoyens armés s’engagent à défendre. Ce serment se prête avec une certaine solennité, en présence d’un colonel ou d’un officier supérieur qui, dans un bref discours, appuie sur les obligations morales que les volontaires vont contracter. J’ai assisté à cette cérémonie dans l’ancienne salle d’armes d’un vieux château historique du Kent, où les murs semblaient prendre à témoin les anciens preux de la parole jurée par des hommes libres.
Ceci fait, le corps est constitué ; il ne s’agit plus que d’habiller, d’armer et d’instruire les membres effectifs. Quiconque assiste à une revue ou à une petite guerre est frappé de la grande diversité d’uniformes qui distingue les compagnies. Il est aisé de voir que la fantaisie a présidé dès l’origine à l’équipement des groupes, formés çà et là presque sans aucune relation les uns avec les autres[13]. Au point de vue pittoresque, cette variété n’est certes point un mal : on se demande seulement si, en temps de guerre, ces groupes de différentes couleurs n’auraient point de la peine à se reconnaître d’une certaine distance, et quelques stratégistes ont déjà proposé aux volontaires d’adopter un signe commun de ralliement, badge. Cette dissemblance se fait surtout remarquer parmi les corps de riflemen. On a pourtant pratiqué dans ces derniers temps de très curieuses expériences sur les couleurs plus ou moins visibles aux différentes heures du jour et selon l’état de l’atmosphère claire ou obscure, rayonnante ou pluvieuse. Il résulte de ces études que le gris et le brun rougeâtre sont les teintes les moins apparentes, du moins dans un paysage anglais, car ces lois de perspective doivent changer avec les situations géographiques. D’assez nombreux corps de riflemen se sont néanmoins prononcés pour un vert très foncé qui ne ressemblerait guère, dans le midi de la France, au feuillage des arbres ni à la nuance des prés, mais qui, dans la Grande-Bretagne, où la végétation est toute différente, se confond assez bien avec la sombre verdure du pays. Comme ces corps de tirailleurs sont surtout destinés à faire la guerre de buissons, il est aisé de saisir l’importance des rapports entre la couleur de l’uniforme et la couleur générale de la contrée. Les naturalistes anglais ont déjà fait remarquer depuis longtemps avec quelle admirable prévoyance la nature semble avoir assorti la robe des animaux au ton particulier des milieux qu’ils habitent, afin de les soustraire aux attaques de leurs ennemis. Ces considérations, je dois le dire, ont été perdues de vue par certaines compagnies de rifles qui ont plutôt consulté l’élégance que l’utilité. Les volontaires ont un ennemi, et cet ennemi qu’il faut chercher dans leurs propres rangs est le dandysme. Plusieurs d’entre eux ont trop sacrifié à la mode et à la coquetterie militaire. Après tout, le mouvement est jeune, et il ne faut point s’étonner de ces signes d’enfantillage, qui disparaîtront avec le temps, surtout si l’opinion publique les frappe de ridicule. L’expérience a d’ailleurs démontré que l’uniforme le plus simple était celui qui avait le plus de caractère. Les corps que j’ai toujours vus les plus applaudis sont ceux qui portent une sorte de képi, foraging cap, une tunique un peu flottante, un pantalon large, avec une ceinture et des buffleteries de cuir jaune ou noir. À ce point de vue, l’idéal du riflemen résulte d’une espèce d’alliance entre la tenue du chasseur et celle du soldat.
D’après les intentions du ministre de la guerre, l’arme des volontaires devait être déterminée par les conditions géographiques de la localité. Dans les villes maritimes, dans les ports de commerce et à l’embouchure des rivières, il conseillait la formation de petits groupes d’artilleurs se ralliant autour d’une seule pièce de canon, dont ils seraient ainsi plus à même d’étudier le pointage et la portée. Dans les campagnes au contraire, il signalait les services que pourraient rendre des bandes de riflemen, connaissant bien la nature du pays, et dont les membres, ou, pour mieux dire, les camarades étaient habitués dès l’enfance à se reposer les uns sur les autres. Je n’affirmerais point que ces instructions aient toujours été suivies. Ici encore, c’est l’instinct spontané des populations qui a prévalu. Le choix des armes a été, comme celui du costume, une affaire de goût et de convenance. Il n’y a guère de villes, à ma connaissance, dans lesquelles on ne trouve à la fois des canonniers et des riflemen. Ces derniers sont néanmoins de beaucoup les plus nombreux. Ce sont aussi les mieux appropriés à la nature de la contrée, fermée par de continuelles clôtures et par d’autres obstacles qui s’opposeraient aux mouvemens d’une armée régulière. Je ne parlerai que pour mémoire de la cavalerie, qui s’est formée plus tard, et qui commence seulement à se développer. Les avis diffèrent sur l’efficacité de cette arme. On a pourtant fait observer que, l’Angleterre étant la nation qui produit les plus beaux chevaux, où ces animaux sont les plus soignés et où les hommes les montent le mieux, il serait facile de lever parmi les fermiers et les gentilshommes campagnards, tous plus ou moins chasseurs de renards[14], des escadrons de volontaires qui, dans le cas d’une invasion, serviraient à harceler les flancs d’une armée ennemie.
Après le choix de l’arme et de l’uniforme vient l’exercice. C’est ici, comme on pense bien, le point le plus important de la tâche que se sont imposée les volontaires. Dans les commencemens, ils firent appel aux sergens et aux caporaux de l’armée. En général, les divers corps ont payé leur instruction[15] ; il y a pourtant des sous-officiers de la ligne qui offrirent gratuitement leurs services. Il y a peu de mois, les volontaires du Working men’s Collegeège[16] se réunirent à un banquet pour présenter, en signe de reconnaissance, un sabre de prix au sergent-major Reed, qui a été blessé en Crimée, et qui porte sur la poitrine la médaille avec le ruban rouge. Le capitaine Thomas Hughes, auteur de Tom Browns school-days, l’un des hommes de lettres les plus accomplis de la jeune Angleterre, dit alors que, le corps n’étant point riche et n’ayant pas le moyen de payer un maître d’exercices, le projet de se constituer fût tombé dans l’eau, si le sergent Reed n’avait donné pour rien son temps et sa peine. Ses services n’avaient guère été épargnés, car les hommes de la compagnie avaient fait l’exercice presque tous les jours, et c’était grâce à ses soins qu’ils étaient arrivés à manier les armes d’une façon assez remarquable. On but donc par trois fois, et au milieu d’un tumulte d’enthousiasme, à la santé du brave sergent-major. Est-il besoin de dire que le cours habituel d’instruction militaire a été beaucoup simplifié en s’appliquant aux libres riflemen ? Ce cours est naturellement graduel et peut se diviser en trois temps : on commence par les positions, la marche, les mouvemens ; vient ensuite la pratique du fusil, à laquelle succède l’exercice à feu. L’armée des volontaires constitue, ne l’oublions pas, une armée distincte, qui a un type à elle, un but particulier, une raison d’être. Les Anglais lui demandent d’être utile au besoin sur le champ de bataille et d’acquérir tout ce qu’il faut pour cela, mais rien de plus. Ce programme exige déjà, on le pense bien, une somme d’efforts considérable. Les hommes de l’art estiment qu’il faut trois ans pour faire un soldat. À ce compte, les volontaires, dont les plus anciens corps ne remontent guère à plus de dix ou douze mois, ne seraient encore guère avancés ; mais il faut remarquer que les recrues de l’armée anglaise sortent d’une classe ignorante et grossière, tandis que les riflemen, presque tous jeunes, bien élevés et intelligens, apportent avec eux des aptitudes et des conditions morales bien différentes. Aussi à peine ont-ils été sous les armes que tout le monde a été étonné de la rapidité de leurs progrès. Je dois pourtant avouer que les sergens instructeurs anglais n’aiment point les raisonneurs. Leur principe est que sur le champ de manœuvres un homme est une machine, et qu’il doit faire selon le commandement, sans penser à rien. En conséquence, plus d’un gentleman, habitué dans l’université d’Oxford ou de Cambridge à demander le comment et le pourquoi des choses, reçut d’eux de rudes leçons. L’ardeur des riflemen ne se rebuta point de ces épreuves ni de ces commencemens pénibles. La volonté, qui est le fond du caractère anglais, alla même quelquefois jusqu’à l’excentricité. On raconte qu’un commis-voyageur, obligé de changer continuellement de résidence et d’aller pour son commerce d’une ville dans une autre ville, portait toujours avec lui sa carabine. Au moment où les volontaires de l’endroit qu’il traversait ce jour-là allaient commencer l’exercice, il s’approchait l’arme au bras du capitaine et lui demandait la permission de se mêler dans les rangs. Une telle opiniâtreté méritait d’être couronnée de succès ; aussi fut-il remarqué dans plus d’une localité par la manière dont il exécutait les évolutions. La patience et le zèle des autres volontaires résistèrent avec non moins de force d’âme aux pluies presque continuelles d’un déplorable été. Un jour d’averse, le vicaire d’une paroisse du Kent, grand partisan du mouvement des volontaires, — et il n’est pas le seul dans le clergé anglais, — assistait, comme moi, par curiosité, à l’exercice. Ravi de la fermeté de ces citoyens sous les armes, qui recevaient l’ondée sans broncher, sans même avoir l’air de s’en apercevoir, il me dit en riant : Aquæ multæ non potuerunt extinguere charitatem ; les grandes eaux ne peuvent éteindre chez eux l’amour du pays.
Dans les commencemens, il était à craindre que le spectacle si nouveau d’une armée indépendante n’éveillât des jalousies entre les soldats et les volontaires. C’est le contraire qui a eu lieu : non-seulement les sergens instructeurs aiment pour ainsi dire les volontaires comme leurs enfans, et se montrent fiers d’un succès auquel ils ne sont point étrangers, mais encore les autres membres de l’armée régulière témoignent une sorte d’admiration et de respect pour le désintéressement de ces citoyens, équipés à leurs frais et se condamnant eux-mêmes aux ennuis de l’exercice. Ces braves savent mieux que d’autres ce qu’il en coûte pour apprendre le rude métier des armes. Plus d’une fois je me suis arrêté sur le passage des nouveaux corps, en m’approchant à dessein des groupes de soldats qui regardaient défiler les riflemen avec une grande attention, et je n’ai jamais pu saisir dans leurs discours que des remarques bienveillantes. Est-ce à dire que les volontaires n’aient point eu d’obstacles à surmonter ? Ils en rencontrèrent, et de plus d’une sorte. Il y avait d’abord contre eux le vieux préjugé militaire qui niait l’efficacité des citoyens sur un champ de bataille et en face de forces régulières. D’un autre côté, plusieurs de ceux qui, par des raisons d’égoïsme, refusaient de s’associer au mouvement cherchèrent trop souvent à le combattre par le ridicule. J’étais dans Ludgate-Hill, près de la porte de la Cité, lorsque s’avança, précédé par un bruit de musique, un des premiers corps de riflemen qui aient paru dans les rues de Londres. L’émotion était extrême, et en somme favorable ; mais, comme aux triomphes romains, il s’y mêlait quelques sarcasmes. Les enfans (pourquoi ne pas les appeler par leur nom ?), les gamins, qui sont les mêmes partout, c’est-à-dire taquins et railleurs, faisaient observer avec malice que les hommes n’étaient pas tous de la même taille, comme cela se voit dans un beau régiment de ligne. Un incident qui survint quelques mois plus tard fournit encore des armes à leur espièglerie[17], et bientôt tout volontaire en uniforme fut salué dans la rue par cette interrogation moqueuse : Who’s shot the dog (qui a tué le chien) ? Les riflemen bravèrent en silence ces plaisanteries, d’ailleurs fort innocentes, sachant bien que les devoirs les plus sérieux ne sont point à l’abri de la critique, et un immense élan de popularité ne tarda point à se déclarer en leur faveur. À la tête de ce mouvement de l’opinion se placèrent les femmes. C’est devenu pour elles un point d’honneur dans les villes et jusque dans les villages que d’ouvrir des souscriptions pour acheter des étendards de soie et des clairons en argent qu’elles offrent ensuite elles-mêmes aux volontaires. Ces présentations de couleurs et de bugles donnent lieu à des cérémonies intéressantes. Le corps est sous les armes ; en face de lui se tient un groupe de ladies en grande toilette, les épouses, les sœurs, les filles des officiers et des soldats. De ce groupe se détache une femme ou une jeune fille qui présente l’offrande au nom de ses compagnes, et qui le plus souvent harangue elle-même les riflemen. La qualité des personnes varie naturellement avec les localités. Ici c’est la duchesse de Wellington, dont le mari est commandant des Victoria rifles ; là c’est, comme à Durham, lady Susan Vane Tempest, qui arrive sur le terrain des manœuvres avec la marquise de Londonderry dans une voiture tirée par quatre chevaux gris ; ailleurs ce sont des femmes de la classe moyenne dont les présens et les paroles n’en sont pas pour cela moins bien reçus. Si l’on tient à s’expliquer cette part active que prennent les Anglaises au succès des volontaires, il ne faut point perdre de vue que le mouvement se rattache par des liens très intimes à la vie de famille. C’est pour défendre leurs foyers, c’est au nom de leurs femmes et de leurs enfans, et pour que ceux-ci puissent reposer en paix sous le toit de la maison ou l’arbre du jardin, que les Anglais de toutes les classes ont abandonné pendant l’hiver le coin du feu et couru à l’exercice des armes. On ne s’étonnera donc plus que les femmes d’Angleterre aient sympathisé avec la nouvelle institution de toute l’énergie de leur âme. Ceci explique en outre les discours enthousiastes qu’elles adressent aux riflemen en leur remettant certains témoignages d’estime et d’encouragement. « Amis et messieurs, s’écriait l’une d’elles à une cérémonie où j’étais présent, le devoir des femmes est de s’attacher à leurs époux, à leurs fils, comme le lierre au chêne ; le devoir du chêne est de nous protéger. Allez donc, armes en main, pour que nous puissions rester en sûreté au sein de nos familles. Quand ces couleurs flotteront dans l’air, quand ce cor sonnera, songez à vos mères, à vos épouses, à vos sœurs, à vos bien-aimées (sweet-heurts), et, si le jour du danger arrive, soyez prêts à les défendre[18] ! » Tandis qu’en France et ailleurs on a représenté l’essaim des volontaires comme trop nombreux pour ne pas ressembler à un défi, les Anglais se plaignent, au contraire, de ne point en avoir encore assez, et avisent chaque jour aux moyens d’accroître cet élément de défense nationale. Ils ont dû alors rechercher les causes qui dans l’origine avaient limité l’essor du mouvement patriotique. La principale de toutes, et la seule sur laquelle j’insisterai, a été le peu de concours des ouvriers. Faut-il se demander si dans les commencemens on n’a point refusé leurs services ? J’aime mieux croire qu’ils ont été tenus à l’écart par les conditions matérielles du système. Le principe étant que chaque volontaire devait s’équiper, s’armer, s’instruire et se procurer les munitions de guerre à ses frais, on comprend très bien que les classes vivant au jour le jour du travail manuel aient contribué tout d’abord pour une faible part au développement de l’institution. Quoi qu’il en soit, tout le monde reconnaît aujourd’hui la nécessité d’élargir la base du mouvement, en descendant vers les couches de la population qui ont fourni jusqu’ici peu de recrues à l’armée civile. Les traditions historiques de l’Angleterre sont toutes en faveur de ce point de vue. Les artisans figuraient en grand nombre parmi les volontaires qui, sous le règne d’Élisabeth, repoussèrent les menaces de l’invasion espagnole. Bien peu de personnes, il faut le reconnaître, ont d’ailleurs jamais nié que les ouvriers anglais ne dussent occuper une place dans la nouvelle organisation militaire ; ils ont le même droit que les autres à porter les armes, ayant les mêmes intérêts à défendre. Ne possèdent-ils point un foyer et des affections domestiques ? N’ont-ils point des femmes, des enfans, de vieilles mères à défendre ? Quant au danger politique, il n’existe point en Angleterre ; le pays n’a plus de libertés essentielles à conquérir, et ses institutions n’ont rien à craindre de la pointe des baïonnettes. Les armes du progrès, armes pacifiques, sont ici les meetings, la libre discussion, une presse qui ose tout dire, et elles arrivent bien mieux au but, sans effusion de sang, que ne le feraient les balles des tirailleurs les mieux exercés. On a même observé que l’organisation des volontaires avait à la fois un caractère démocratique et conservateur ; quelques ouvriers chartistes, enrégimentés dans les rangs, fiers de l’honneur de porter les armes et de la confiance du gouvernement, qui descendait jusqu’à eux, se distinguent aujourd’hui entre tous par l’ardeur avec laquelle ils acclament les principes de la constitution anglaise. Doit-on s’étonner que dans cet état de choses les membres libéraux de l’aristocratie et de la classe moyenne cherchent à jeter la sonde, selon leur propre expression, dans les eaux inférieures de la société, pour atteindre le fond si riche et si étendu des ressources nationales ?
D’un autre côté, les compagnies d’ouvriers, en trop petit nombre, formées dès l’origine du mouvement, se font remarquer, comme les canonniers elles riflemen de l’arsenal de Woolwich ou du Dockyard, par leur adresse à manier les armes. Après tout, le canon ou la carabine est un outil, et l’on ne sera point surpris qu’il obéisse plus volontiers aux mains déjà habituées à traiter avec les instrumens de travail. Cela me connaît est surtout un axiome incontestable dans la bouche des artisans anglais, qui passent pour les meilleurs mécaniciens du monde. Si nous regardons à d’autres qualités militaires, n’est-ce point dans la classe des hommes de peine, roche primitive, que résident surtout le caractère viril, l’activité, la force des bras, l’énergie et la rudesse de volonté qui distinguent la race anglo-saxonne ? Ces faits, qu’il était difficile de ne point reconnaître, devaient donner lieu à de sérieuses réflexions chez tous les hommes qui s’intéressent au développement de la nouvelle armée. On s’est demandé avec lord Elcho si la dépense n’était point le rocher contre lequel échouerait un jour le mouvement des volontaires, s’il doit jamais échouer. Le chiffre de ces dépenses avait été inutilement grossi dans les premiers temps par l’amour de la parade et la vanité. L’équipement seul avait coûté pour chaque homme, dans certains régimens, jusqu’à la somme énorme de 50 guinées[19]. De telles charges pécuniaires équivalent pour les ouvriers à un bill d’exclusion, et dès lors est-il étonnant que dans l’origine le mouvement se soit trouvé restreint aux classes supérieures et moyennes ? Abaisser l’obstacle d’argent est donc le premier moyen qui se soit présenté à l’esprit des Anglais pour reculer les limites de l’institution. Ici néanmoins surgirent divers systèmes. Les uns voulaient que les volontaires incapables de subvenir aux frais d’habillement fussent aidés par l’état ; mais une telle mesure eût altéré le caractère de la nouvelle arme, dont le trait essentiel est l’indépendance, et l’eût assimilée à la milice. D’autres proposèrent de lever des souscriptions parmi les riches pour couvrir le plus fort de la dépense ; c’était encore méconnaître la fierté des ouvriers anglais, dont plusieurs auraient décliné ce patronage[20]. Restait en dernier lieu à rendre le prix de l’uniforme accessible à tous, et c’est le projet auquel on s’est arrêté. Sur ce nouveau terrain, l’obstacle est venu des ouvriers eux-mêmes. Un avocat de Londres avait cru bien faire en offrant aux travailleurs le modèle d’un uniforme qui, vu la grande simplicité, ne serait guère revenu à plus d’un souverain, et il proposait de s’engager lui-même dans la future compagnie. Nul d’entre eux ne répondit à l’appel, et son nom resta seul en tête de la liste. On voit par là que les ouvriers tiennent à marcher sur un pied d’égalité avec les autres citoyens dans les rangs de la nouvelle armée. L’expérience a démontré qu’un prix raisonnable (2 livres sterling 10 shillings) était ce qui satisfaisait le mieux à l’amour-propre et aux moyens pécuniaires de la classe laborieuse. Ce n’était d’ailleurs pas encore tant le chiffre élevé de la somme qui éloignait les artisans, c’était l’obligation de la payer en bloc à leur entrée dans le corps. On a aplani ce dernier obstacle en divisant les versemens par semaine, et aujourd’hui l’accession de toutes les classes est assurée au mouvement. Le gouvernement a beaucoup aidé à ce résultat en faisant des concessions de fusils et de poudre auxquelles il ne s’était point engagé d’abord. Dois-je affirmer pourtant que tous les volontaires se sont équipés à leurs frais ? Il y en a sans doute quelques-uns qui ont reçu un secours de leurs camarades ; mais en général ceux qui doivent tout à leurs économies, — et ils sont cent contre un, — s’estiment plus eux-mêmes, étant dans le véritable esprit de l’institution.
Il n’y a plus guère qu’une question à résoudre : les ouvriers doivent-ils s’amalgamer à la classe moyenne en remplissant les cadres déjà formés, ou bien doivent-ils constituer des corps à part ? Ces deux systèmes rencontrent aujourd’hui de chauds partisans. De grands efforts ont été tentés dernièrement dans le sens d’un rapprochement de toutes les classes, et je ne dirai point que ces efforts aient échoué. Des régimens qui comptent à leur tête des noms célèbres ont déjà réussi à attirer dans leurs rangs un assez grand nombre d’hommes appartenant aux professions manuelles, et pourtant en général ces derniers préfèrent s’organiser entre eux. Ils suivent après tout en cela l’exemple de la classe moyenne, où les avocats, les altistes et les employés se sont groupés sous les armes en observant plus ou moins le système des catégories. Des brigades de workmen naissent de même aujourd’hui sur tous les points de l’Angleterre. Dans les deux cas, l’armement de la famille des travailleurs, sans jalousies, sans rivalités, sera pour l’histoire des volontaires le trait distinctif de la fin de l’année 1860. Ainsi se complète un mouvement qui jusqu’ici présentait plus de surface que de profondeur. En admettant la parole des Anglais, que la population civile est, comme moyen de défense, une excellente mine qui n’a point encore été explorée, tout le monde conviendra qu’il faut la creuser jusqu’aux dernières couches pour en connaître au juste les richesses. Là, c’est-à-dire au fond, se trouvent du moins la force et le dévouement. Sans doute l’avocat quittant son étude, le négociant laissant son comptoir, l’artiste s’absentant de son atelier pour acquérir par de pénibles exercices militaires le moyen d’être utile à son pays en cas de danger, méritent notre respect et notre admiration. Que dire alors des ouvriers et des artisans qui, après dix ou douze heures d’un dur travail, rompent au métier des armes des membres déjà fatigués et bravent la bise glacée en sortant des antres de la vapeur ? L’un d’eux, qui travaille comme forgeron dans l’arsenal de Woolwich, me racontait avec une mâle fierté ce que lui avait coûté son uniforme de volontaire. Il ne parlait pas de l’argent, mais des privations qu’il s’était imposées, lui père de famille, pour ne point abandonner à d’autres le droit de mourir au besoin et avec fruit pour l’Angleterre. Un autre avait vendu sa montre pour s’équiper, et disait en riant que le bruit du canon suffirait bien à lui annoncer l’heure du danger. Jusqu’ici pourtant le mouvement s’est arrêté aux ouvriers des villes ; devra-t-il s’étendre, dans les campagnes, aux ouvriers de la terre ? Ici s’élèvent de sérieux obstacles. Le gouvernement anglais craint que la formation de corps rustiques de volontaires ne nuise au développement de la milice[21]. Quelques hommes d’état pensent au contraire que les deux institutions, loin de présenter entre elles un caractère d’antagonisme, se prêteraient appui l’une à l’autre. Ils disent que l’organisation des riflemen cultiverait dans les campagnes les goûts militaires et disposerait ainsi les rudes enfans de la charrue au métier des armes. Comme ce dernier système n’a point encore été mis à l’épreuve des faits, je m’abstiendrai de me prononcer sur la valeur des oppositions qu’il rencontre.
Aux compagnies d’ouvriers s’ajoutent maintenant de toutes parts des compagnies de cadets. À une distribution de prix pour un concours de riflemen qui avait eu lieu à Montrose, lord Elcho, parlant des moyens de perpétuer le mouvement, prit par la main un enfant en uniforme de rifleman qui se trouvait là par hasard, et le conduisant sur le devant de la tribune : « Voilà, dit-il, un des moyens ! » Plusieurs régimens de volontaires ont en effet eu l’idée de s’adjoindre un corps de cadets, qui se compose de jeunes garçons entre l’âge de douze et seize ans. Ces cadets paient environ 10 shillings 6 pence par an, portent l’uniforme, s’exercent à toutes les manœuvres, et forment pour ainsi dire les enfans de troupe dans l’armée volontaire. J’ai rencontré l’autre jour à l’hôpital de Greenwich une de ces brigades, les first Surrey juvenile rifles. Ayant obtenu la permission toute spéciale du gouverneur, l’amiral sir Gordon, ils entrèrent, couleurs déployées et musique en tête, dans le vénérable édifice qui domine les bords de la Tamise. On devine la joie superbe de ces adolescens ; mais ce qu’il y avait de plus curieux était l’émotion des vieux marins, presque tous mutilés au service de l’état, à la vue de cette ardeur martiale du premier âge qui leur rappelait une ombre à jamais évanouie pour eux, la jeunesse. Dans plusieurs grandes écoles, comme à Eton-College et à Rugby-School, il s’est constitué de semblables régimens parmi les élèves. La première de ces institutions recevait dernièrement ses couleurs de la main d’une lady. Le bataillon, au nombre de trois ou quatre cents enfans, en uniforme de serge grise, avec des paremens d’argent, s’avança, conduit par les fifres et les tambours des Coldstream-guards, sur le terrain des récréations, où les jeunes soldats se formèrent en carré et saluèrent leurs drapeaux en présentant les armes. Ailleurs on pourrait craindre que ces corps de cadets ne fissent tomber le mouvement en enfance ; mais en Angleterre, où l’on prend au sérieux les choses sérieuses, ce danger n’existe point. Ce que se proposent les Anglais en instituant des compagnies juvéniles est d’inculquer de bonne heure aux enfans le goût des exercices militaires, l’usage des armes à feu et le sentiment de la discipline, pour qu’arrivés à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, ils considèrent le devoir de servir à titre de volontaires comme une-dette naturelle qu’ils ont contractée envers le pays. Ces corps de cadets sont les pépinières de l’organisation. La vue de ces adolescens jouant aux soldats avec une gravité amusante fait naître chez le physiologiste plus d’une réflexion. Les dispositions guerrières qui signalent dans l’histoire les races jeunes et barbares ne se retrouveraient-elles point chez les enfans des races civilisées ? L’homme ne ferait-il ainsi que reproduire dans son développement les divers états de l’humanité ?
Pour juger de l’intensité du mouvement, il ne faut point encore arrêter sa vue à l’Angleterre. C’est surtout en Écosse que le nouveau système de défense a poussé de profondes et nombreuses ramifications. À Édimbourg, à Glasgow, dans dix autres villes, toutes les classes de la société sont accourues sous les armes. On a pu se faire une idée, il y a quelques mois, de la popularité de cette institution, qui s’est encore beaucoup étendue depuis ce temps-là. Je parle de la revue qui eut lieu à Édimbourg, au mois d’août 18(50, dans le parc de Holyrood, et qui fut comme la contre-partie de la revue d’Hyde-Park. Dans ce vieux i)arc écossais, où les souvenirs de notre histoire se mêlent aux chroniques de la patrie de Walter Scott, plus de 21,000 hommes dénièrent sous les yeux de la reine. Il y avait sur le terrain environ cent cinquante corps, massés en trente-cinq bataillons, — un de cavalerie, six d’artillerie, un du génie et vingt-sept de rifles. On distinguait parmi ces derniers la compagnie des avocats d’Édimbourg, l’une des premières formées en Écosse, sinon dans tout le royaume-uni. Les corps d’highlanders s’avancèrent au son de la cornemuse, et les différentes couleurs de leurs uniformes, leurs membres nus et vigoureux, leur marche hardie et rapide, qui les a fait comparer au torrent de la montagne, saisirent d’enthousiasme tous les spectateurs. À la tête de la seconde division de cette armée figurait le général Cameron, remarquable par ses talens militaires et sa noble physionomie. Il serait superflu d’essayer un parallèle entre cette revue et celle qui avait eu lieu à Londres deux mois auparavant : toutes les deux exercèrent une grande influence en inspirant à la jeune armée une confiance énergique dans ses forces et en appelant de nouvelles recrues. L’Irlande est jusqu’ici la seule île du royaume-uni où l’organisation des volontaires ait été arrêtée par des obstacles. Ces obstacles sont venus de la part du gouvernement anglais. Pour ceux qui, à l’étranger, représentent sans cesse la pauvre Irlande comme écrasée par la main de sa sœur aînée, il y a là un beau champ d’invectives et de déclamations. Ce n’est point ici le lieu de discuter si l’Irlande est ou n’est pas opprimée en général par l’Angleterre ; mais on ne peut blâmer le gouvernement anglais de refuser le droit de porter les armes à un pays agité par de sauvages querelles religieuses. On ne se défie point, comme l’a dit avec esprit lord Palmerston, du courage des Irlandais ; on craint au contraire qu’ils ne se battent trop bien, et surtout qu’ils ne se battent entre eux. Dois-je ajouter que partout ailleurs qu’en Irlande, c’est-à-dire partout où la guerre civile n’est point à redouter, les enfans de la verte Érin ont pu et peuvent encore tous les jours se former en divisions de volontaires ? Il suffit pour s’en convaincre de jeter les yeux sur l’Irish brigade de Londres, l’une des plus florissantes compagnies qui existent dans la Grande-Bretagne.
On connaît maintenant l’organisation des volontaires. À cette institution s’en rattache une autre qui en est comme le couronnement : je parle de la National rifle-shooting association[22]. Veut-on savoir comment se complète et s’achève l’éducation des riflemen ? C’est au milieu des tirs et à l’école de mousqueterie de Hythe qu’il faut nous transporter. Là, nous jugerons mieux de la science pratique des volontaires et de l’usage qu’ils comptent faire de leurs armes sur un champ de bataille.
Le 2 juillet 1800, j’avais pris, avec tous les curieux de Londres et des environs, le chemin de Wimbledon, où devait avoir lieu le premier grand shooting match. Les deux lignes de fer qui convergent vers ce village du Surrey, situé à quelques milles de la métropole, étaient assiégées par des flots de voyageurs. Ce jour-là, toute distinction de classes s’était effacée sous l’attrait du plaisir, et l’on vit de riches patriciens trop heureux de s’entasser avec la plèbe dans les mêmes wagons pour réduire la distance qui les séparait du théâtre de la fête. Wimbledon, que je visitais alors pour la première fois, s’élève dans une position charmante au milieu d’une plaine à perte de vue, ornée de bouquets d’arbres à fruit, de riches cultures, de quelques mares d’eau formées par les pluies, et couronnée à l’horizon d’un cercle de collines, dont les pentes douces et boisées se confondent par un mouvement harmonieux avec la couleur vert foncé et le caractère tranquille du paysage. Le village, dont je n’ai vu que quelques maisons élégantes, séparées par des jardins, est un des derniers en Angleterre qui soient encore soumis à la dîme. Cet ancien droit féodal, que les habitans de Wimbledon n’ont point racheté, a fini avec le temps, m’a-t-on dit, par tomber dans la main d’un Juif. Non loin de là est une maison de campagne où Voltaire a demeuré durant son exil, et où il apprit à méconnaître Shakspeare. Le grand attrait de Wimbledon dans la circonstance, et ce qui l’avait désigné au choix du conseil de l’association pour le concours des armes à feu, est son common ou sa « bruyère (heath). Il est difficile en effet de trouver dans les environs de Londres une si vaste étendue de terres découvertes qui ait échappé au système de clôture. À mesure que la ville envahissante étend ses lignes de rues dans toutes les directions, ces endroits deviennent rares, et les tireurs n’envisagent pas sans tristesse le temps plus ou moins éloigné où, Londres ayant encore accru sa circonférence, les derniers commons se trouveront sans doute convertis en parcs. L’espace est la première condition pour le théâtre d’un tir à la carabine (rifle ground), et sous ce rapport on ne peut désirer rien de mieux que cette grande surface plate couverte d’herbes sauvages et de genêts épineux. À droite, Wimbledon-Common est borné par le mur d’un immense parc qui appartenait jadis, à la noble maison de Somerset, mais qui aujourd’hui, morcelé et dépecé en lots de terrains, a passé dans les mains de la classe moyenne, qui se hâte d’y bâtir de charmantes villas. Sur la gauche, l’œil ne découvre point de limites. Un ami qui habite le village m’avait conduit le matin dans cette direction à une source entourée d’un mur circulaire de briques, et qui porte dans la localité le nom du Puits-Romain (Roman Well). Il m’avait aussi fait voir le camp romain, un terrain rond, entouré d’un fossé assez profond où croissent maintenant d’assez grands arbres. Les traces de l’ancien castrum me semblèrent, je l’avoue, passablement effacées ; mais mon guide était si instruit et se montrait si convaincu du fait que j’aurais été au désespoir de contrarier sa science d’antiquaire. « La preuve, me dit-il, est que César, dans ses Commentaires, parle d’un camp que ses soldats avaient établi dans le voisinage de la Tamise. » Pourquoi ce camp ne serait-il pas, après tout, celui de Wimbledon ? L’idée de César et de l’invasion de l’Angleterre par les Romains nous ramena naturellement au programme de la journée, au shooting contest, dont l’intention bien avouée était de fermer à jamais le sol de la Grande-Bretagne devant les progrès d’une armée étrangère. Déjà en effet la sombre bruyère commençait à se couvrir d’un océan de têtes.
La foule pouvait se diviser en deux courans bien distincts, celui des piétons et celui des voitures. Je ne crois pas que nulle part ailleurs qu’en Angleterre on rencontrerait un si grand nombre de véhicules et de chevaux réunis sur un même point. Il semblait que chaque ferme, chaque villa et tous les châteaux des environs eussent fourni leurs attelages et leurs moyens de transport d’une forme élégante ou rustique. L’aristocratie, attirée par la nouveauté du spectacle et par la présence de la reine, accourait de tous côtés pour lui faire cortège. Je n’avais jamais vu un tel luxe de jolies femmes, car plus on s’élève vers le sommet de l’échelle sociale, et plus dans la race anglo-saxonne on rencontre la beauté. Le terrain de la lutte était enclos d’une barrière de planches dans laquelle on avait pratiqué quatre entrées, une pour le public, une pour la reine et deux pour les voitures. Ayant payé notre shilling (ce qui faisait bien un peu murmurer à la ronde), nous fûmes introduits dans l’enceinte, — la fauve bruyère où flottaient des bannières de toutes couleurs, et que bordait une frange de tentes. Parmi ces tentes se distinguait naturellement celle de la reine, à laquelle conduisait une route tracée et sablée tout exprès à travers les ronces du common : c’était un pavillon d’un goût exquis, avec un dais richement tapissé en rouge et entouré de fleurs précieuses qu’avait fournies un amateur de l’endroit. En face de nous s’élevaient à distance les huttes, monticules de terre jaunâtre, qui ont, m’a-t-on assuré, douze pieds de haut sur vingt-cinq ou trente de large, mais qui, diminuées par les lois de la perspective, ressemblaient à des mottes de sable construites par la main d’un enfant. Derrière ce premier rang de buttes, séparées les unes des autres par d’assez grands intervalles, s’en dessinaient d’autres encore plus éloignées. Sur le devant de ces ouvrages de terre étaient placées les cibles (targets) : c’étaient des plaques de fer peintes en blanc, épaisses d’un demi-pouce et larges de six pieds, avec des cercles et un point noir au milieu. Les dernières cibles étaient d’ailleurs si réduites par la distance que ce point apparaissait gros comme celui d’un i. Atteindre un objet presque invisible était pourtant le tour d’adresse qui devait constituer le succès de la journée. Les tireurs occupaient un terrain libre, défendu contre la pression de la foule par une corde tendue. C’étaient des riflemen de toutes les couleurs et de tous les uniformes, avec quelques Suisses venus tout exprès de leurs montagnes pour disputer les prix aux Anglais[23]. Avant d’être admis à concourir, il fallait payer au moins une guinée[24]. Cette condition pécuniaire était généralement blâmée comme devant exclure du champ des épreuves nombre d’artisans, de villageois et de commis de boutique, dont le coup d’œil pouvait être néanmoins aussi sûr et la main aussi exercée que celle des plus riches compétiteurs. Fallait-il soumettre l’entrée du concours à une question d’argent, et en quelque sorte taxer les balles ? Vers quatre heures et demie, la reine s’avança vers la tente du tir (shooting tent), qui était située à quelque distance de sa tente de repos, et commença elle-même les opérations de la journée. Un léger attouchement de la main sur une ficelle attachée à la détente d’un fusil, et le premier coup partit. Les drapeaux s’agitèrent du côté des buttes et annoncèrent que la balle enchantée avait touché l’œil-de-bœuf (bull’s eye). Selon les règles de l’association, la reine venait de gagner trois points. Le concours était ouvert.
Ce shooting contest dura plusieurs jours. Les curieux et les amateurs se succédèrent sur le terrain, trempé par des pluies récentes ; les bruyères et les herbes humides étaient envahies çà et là par des flaques d’eau à fleur de terre que de profondes tranchées ouvertes depuis plus d’une semaine par le soc d’une charrue à vapeur n’avaient point réussi à dessécher entièrement. Tout l’intérêt était maintenant concentré autour des firing tents. Ces tentes, d’où partait le feu étaient occupées par des candidats à divers prix, dont le plus considérable, celui de la reine, était de 250 livres sterling. Je visitai d’abord le groupe des tireurs à la tante Sally, aunt Sally. C’est le nom populaire qu’on donne, d’après l’usage des foires et des courses de chevaux, à un certain mode de compétition. Vous payez 1 shilling pour chaque coup de fusil, et l’ensemble de la recette se divise à la fin de la journée parmi ceux qui ont frappé le centre des cibles. Il y avait là des riglemen qui tiraient à tour de rôle et en choisissant toutes les positions, — ceux-ci debout, ceux-là un genou à terre, les uns assis, les autres enfin couchés sur le ventre. Peu importait le moyen, pourvu que le but fût atteint. Je me dirigeai ensuite vers d’autres tentes où l’émotion était encore bien plus vive, car il s’agissait de victoires notables et chaudement disputées. On pouvait se faire une idée de la distance entre les tireurs et les targets par le temps qui s’écoulait entre l’explosion de l’arme à feu et le moment où la balle, comparée pour la forme à un bout de chandelle en plomb, frappait la surface des manteaux de fer. Cette distance augmentait d’ailleurs avec l’importance des prix et avec les progrès du concours ; elle variait de 500 à 800, 900 et même 1,000 mètres le dernier jour. C’est à peine si, l’œil armé d’une lorgnette, je pouvais distinguer le centre noir des cibles, gros en réalité comme une ombrelle de femme, mais qui, rétréci et pour ainsi dire mû par l’éloignement, semblait un point noir flottant dans l’espace. Ne faut-il pas croire que l’habitude développe chez les tireurs une sorte de seconde vue, car ce but obscur et douteux n’échappait point à leurs efforts ? On pense bien qu’ayant affaire à des armes à feu d’une si longue portée, on n’était point en sûreté derrière les buttes, même à plus d’un mille. Des signaux de danger traçaient tout à l’entour un cercle de solitude ; on m’a même raconté qu’un fermier des environs, bloqué par le danger des balles égarées, n’avait pu sortir de chez lui durant toute la semaine que par une porte de derrière. Le concours touchait à sa fin : M. Ross et un adversaire restaient seuls sur le terrain pour disputer le prix de la reine. Le public était haletant de curiosité. Les deux concurrens, deux Anglais, quoique visiblement émus, cherchaient avec une force d’âme toute britannique à raidir leurs muscles d’acier et à dominer les battemens de leur cœur. Un moment la chance parut tourner contre celui des deux concurrens qui avait réuni jusque-là le plus de gageures. Enfin une détonation fut suivie d’un silence inquiet, et au milieu du nuage de fumée qui s’abaissait, on vit à une confuse distance s’agiter le drapeau noir. M. Ross, proclamé aujourd’hui le champion de la Grande-Bretagne, venait de gagner la médaille qu’il porte fièrement sur sa poitrine dans les banquets et les réunions de volontaires. Quand le feu eut cessé, j’eus la curiosité de visiter les cibles : elles étaient criblées de balles qui s’étaient, non-seulement aplaties, mais écrasées contre la paroi de fer.
L’intention qui avait provoqué ce tir national est maintenant facile à saisir. L’Angleterre était autrefois une nation d’archers, elle veut devenir aujourd’hui une nation de carabiniers. Qui ne se souvient ici du temps des Plantagenets, où tout brave habitant des campagne portait avec lui son arc et ses flèches ? Chaque village avait alors son champ de pratique, son tir, où tous, jusqu’aux garçons de sept ans, venaient s’exercer. C’est même à cette éducation populaire que les Anglais rapportent les victoires de Créci, d’Azincourt et d’autres journées célèbres. Le gouvernement d’alors plaçait une telle confiance dans le long bow, comme étant la force de l’Angleterre, qu’il s’opposa longtemps aux premiers tirs d’armes à feu qui cherchaient à s’introduire dans les villes et les campagnes. La carabine, ce fusil perfectionné, devait rencontrer à son tour la même résistance. Inventée vers 1567 par un ouvrier allemand, elle ne s’était d’abord répandue que dans les montagnes du Tyrol et dans les vastes plaines de l’Amérique. Durant la guerre de l’indépendance, les Anglais eurent lieu de reconnaître à leurs dépens la supériorité de cette arme. Tandis que leurs soldats avec les antiques fusils faisaient plus de bruit et de fumée que de besogne, les volontaires américains, armés de leur carabine, visaient pour ainsi dire l’ennemi homme par homme, et abattaient dans les rangs les plus courageux. Dès cette époque une réforme dans le système de mousqueterie était devenue la question à l’ordre du jour. Par malheur, la résistance au progrès et aux innovations utiles s’abrite quelquefois sous l’autorité de grands noms. Le duc de Wellington regardait l’ancien fusil à chien et à pierre comme la meilleure arme de guerre, et souriait à l’idée de convertir les soldats anglais en riflemen. N’était-ce point avec ce lourd et primitif fusil qu’il avait gagné la bataille de Waterloo ? Sans la guerre de Crimée, il est probable que les Anglais ne seraient point encore débarrassés de ce vénérable ancêtre, car Brown-Bess était une sorte de personnification comme John Bull. C’est pourtant à l’introduction de la carabine dans tous les régimens que l’Angleterre doit d’avoir réprimé si promptement la dernière sédition des Indes. Les volontaires ne pouvaient faire mieux que d’adopter une arme qui offre dans tous les cas de si grands avantages, mais surtout dans une guerre de partisans. Je ne m’étendrai point sur les changemens que la carabine doit amener dans la manière de se battre, il en est un pourtant qui mérite d’être indiqué. Jusqu’ici les deux corps d’armée ennemis se rapprochaient pour se tuer à une assez faible distance ; c’est à peine aujourd’hui s’ils pourront s’apercevoir. Un Anglais me faisait observer en riant que ce nouveau système rassurait jusqu’à un certain point sa conscience : « En cas de guerre, disait-il, nous ne tirerons plus sur des hommes, nous tirerons sur des points noirs. »
La pratique de la carabine semble être, dans l’idée de la rifle association, le complément de l’institution des volontaires. Dans l’idée du gouvernement anglais, c’en est au contraire la pierre fondamentale. Une circulaire du ministre de la guerre déclare qu’avant d’obtenir la sanction de l’état, tout corps de riflemen doit obtenir un terrain d’au moins 200 mètres pour le tir à la carabine. Cette condition, je l’avoue, a été critiquée à cause des obstacles qu’elle ajoute à la formation, déjà si laborieuse, d’une brigade. En Angleterre, les progrès de l’agriculture ont laissé peu de terrains vagues et négligés. D’un autre côté, un tir à la carabine est un voisin incommode ; le fermier des environs ne peut plus visiter en tout temps ses moissons et son bétail avec ce calme d’esprit qui caractérisait jadis le paysan britannique. Il y a bien de grands propriétaires qui ont libéralement prêté à des corps de riflemen une partie de leurs domaines ; mais les parcs et les lords généreux ne se rencontrent point partout. Le fait est que, dans l’état présent des choses, quelques compagnies, d’une date relativement ancienne, n’ont point encore pu se procurer un champ de pratique, d’autres en ont un d’une faible étendue ; d’autres enfin vivent sur la tolérance d’un propriétaire, et par conséquent hésitent devant les frais considérables qu’exige l’érection des buttes. Cette dépense est plus grande qu’on ne pourrait le croire. À Wormwood-Scrubbs, le prix de ces ouvrages de terre et de maçonnerie s’est élevé à la somme de 332 livres sterling. Le conseil de la rifle association s’emploie, il est vrai, de son mieux à surmonter les obstacles, et les compagnies en retard, stimulées par l’exemple des autres compagnies qui ont déjà acheté un terrain, n’épargnent guère les sacrifices. Le jour n’est donc point éloigné où chaque ville, peut-être même chaque village de la Grande-Bretagne, aura son tir à la carabine, comme il avait autrefois son tir à l’arc. Ce n’est pas tout encore que de posséder les instrumens, il faut apprendre l’art de s’en servir. La meilleure carabine Witworth et le tir le plus dispendieux ne feraient point un rifleman accompli sans certaines règles de l’art. Aussi le gouvernement anglais a-t-il décidé qu’il n’accorderait gratis les munitions de poudre et de balles qu’aux corps de volontaires dont deux membres auraient reçu durant quinze jours l’instruction technique à l’école de Hythe.
La petite ville de Hythe est située au bord de la mer, et, pour y arriver de Londres, vous traversez en chemin de fer les riches prairies et les houblonnières du Kent. À partir d’Ashford, la route présente surtout d’agréables points de vue, la campagne environnante étant arrosée par trois cours d’eau qui se réunissent avant d’entrer dans Hythe. Ce qui en avançant frappe le voyageur est moins la ville elle-même que les révolutions récentes auxquelles toute cette partie de la côte a été soumise. La ville, située au pied d’une falaise, ne consiste guère qu’en une rue parallèle à la mer, avec des ruelles qui s’étendent dans la même direction ou la coupent à angles droits. Il y a bien un hôtel de ville, un marché, et même une vieille église, de style mi-parti normand, mi-parti anglais, qui s’élève au-dessus de la ville, sur une des pentes de la raide colline, avec une tour regardant à l’ouest et une vénérable crypte où dorment entassés les os et les crânes des anciens Danois[25] ; mais tout cela ne saurait voiler l’état de décadence où est tombée cette antique cité maritime. J’avais vu que Hethe, Hede ou Hythe, car la ville porte tous ces noms dans les anciennes chroniques, venait d’un mot saxon qui voulait dire port de mer. Il est certain en effet que, du temps des Saxons, des Normands, et sous le règne des Plantagenets, Hythe possédait une crique célèbre, qui a été, dit-on, le berceau de la marine anglaise. Et pourtant j’eus beau chercher ce port, je ne le trouvai plus. Il a disparu depuis longtemps, changeant d’abord de position, faisant un pas vers l’est après chaque retraite de la mer, et enfin envahi pied à pied par les sables. Aujourd’hui ce n’est plus qu’une grève stérile avec des flaques d’eau malsaines, et la ville est maintenant située à un bon mille de la mer. Des îlots de petits cailloux (shingles), déposés successivement par les vagues, forment le trait distinctif de cette côte, où quelques brins d’herbe se hasardent entre les pierres, tandis qu’un buisson de ronces ou de genêts sauvages jette çà et là sa verdure épineuse sur la nudité du désert. J’ai parlé du port de Hythe, qui avait pris rang sous les Plantagenets parmi les fameux Cinque Ports ; mais antérieurement à l’arrivée des Saxons en Angleterre, il y en avait un autre, le Portus Lemanis des Romains. C’est même au déclin de Lymne que Hythe doit son origine. D’énormes masses de maçonnerie et de murs en ruine, liées par du ciment romain, jonchent encore, à trois milles de la ville, les pentes sablonneuses de la dune. Ce premier port avait été dévoré, comme l’a été depuis le second, par le gravier de la mer. Un Anglais, regardant du haut de cette colline et voyant des nappes de longues herbes onduler sous le vent, se demandait si ce n’étaient pas les vagues prodigues de l’Océan, revenues à la fin repentantes dans leur ancien lit. La mer ne revient pas, et une partie de Lymne, ou West-Hythe-Port, bloquée par les flots de sable qu’ont apportés d’autres flots, forme maintenant un des faubourgs errans de la ville moderne. On y voit les ruines d’une ancienne chapelle dans laquelle prêcha et délira jadis la nonne du Kent[26]. Non loin de la ville s’élèvent aussi les restes d’un château où les assassins de Thomas Becket passèrent la nuit la veille du jour où ils chevauchèrent vers Canterbury pour tuer l’évêque. Ces souvenirs historiques, mais plus encore les antiques mouvemens de la mer et de la terre, qui constituent le trait le plus intéressant de la géologie moderne, étaient de nature à arrêter ma pensée. Je n’avais pourtant, ce jour-là, le temps d’être ni géologue ni antiquaire : des coups de carabine m’auraient rappelé malgré moi à l’objet de mon voyage, si je l’avais oublié. Les shingles de Hythe servent à présent de champs de pratique, et les balles sifflent dans ces mêmes lieux où autrefois les lourds vaisseaux traînaient leurs chaînes ou plantaient leur ancre.
L’école de mousqueterie, school of musketry, fut instituée par le gouvernement il y a environ six années. Elle s’élève à l’ouest de la ville, sur le chemin d’Ashford. Le bâtiment avait été construit, au commencement de ce siècle, pour le corps d’état-major, et servit ensuite de caserne. Cette institution avait d’abord été fondée en vue de l’armée régulière et pour apprendre aux soldats anglais à bien se servir de la carabine. Le mouvement des volontaires ayant surgi, depuis ce temps-là, on jugea à propos d’étendre la même instruction aux deux armées. Hythe se trouva être ainsi le quartier-général des riflemen. Deux hommes au moins par compagnie y viennent recevoir les principes d’un art qu’ils devront ensuite répandre parmi leurs camarades. Cette allée et venue de volontaires qui se succèdent, passent deux semaines à Hythe et occupent des logemens garnis dans les différentes parties de la ville, a singulièrement rajeuni une cité qui se mourait de langueur et de solitude. Il y a là de tous les uniformes et de tous les âges, depuis seize jusqu’à près de soixante ans ; toutefois la jeunesse domine. Là tous les rangs de la société, toutes les classes, les pairs du royaume, les gentilshommes campagnards, les avocats, les membres de l’université, les marchands, les commis, se donnent rendez-vous et vivent sur un pied de parfaite égalité. On n’a même point besoin d’être présenté l’un à l’autre pour devenir amis. Le lien de cette fraternité est le but commun qu’on se propose, la défense de la terre natale. Je dois même dire à l’honneur de l’aristocratie anglaise que ceux de ses membres, instruits par les mêmes sergens, soumis à la même discipline, ne se distinguent des autres que par leur zèle et leur ardeur au travail. L’enseignement est à la fois oral et pratique. Il existe une salle de cours, lecture-room, dans laquelle le gouverneur de l’école, le major-général Hay, qui est lui-même un tireur de première force et qui se promène rarement sans sa carabine en mains, rappelle clairement aux volontaires le principal objet de leur institution. « Mieux vaudrait, leur dit-il, pour la sûreté de l’Angleterre, avoir vingt mille hommes qui sussent viser à coup sûr que deux cent mille en état seulement de tirer de leurs armes un parti médiocre. Se reposer sur le nombre et non sur l’adresse, c’est s’appuyer sur une corde de sable. » J’avais cru jusque-là que les chasseurs et les hommes accoutumés à la pratique de la carabine avaient un avantage sur les autres : c’est une erreur dont je fus obligé de revenir. Les professeurs de Hythe préfèrent celui qui n’a jamais tiré un coup de fusil à ceux qui ont contracté dans l’usage de l’arme de mauvaises habitudes dont ils ont ensuite toutes les peines du monde à se défaire. L’instruction distribuée à Hythe se propose surtout d’élever l’intelligence du soldat. Grâce à l’introduction de la carabine, ce dernier doit se considérer désormais comme une individualité et non plus comme une machine. La sûreté du coup d’œil et la fermeté de la main sont, d’après l’avis du général Hay, des qualités encore plus nécessaires aux libres riflemen qu’aux soldats de l’armée régulière. Les volontaires ne doivent être risqués en pleine campagne qu’à une longue distance de l’ennemi (quelque chose comme à 900 mètres) ; il faut donc qu’ils sachent assurer de loin à leurs coups un caractère mortel. D’excellentes leçons sur la carabine elle-même, sur les pièces qui la composent, sur les lois qui gouvernent les projectiles lancés dans l’air, couronnent le cours d’instruction théorique[27].
La pratique commence par l’exercice des positions, position drills, qui dure environ une semaine. Les chefs de l’école attachent la plus grande importance à cette manœuvre, qui est la base de tout le système. Non content de dresser le corps à la position voulue et d’affermir la main, on fait pour ainsi dire l’éducation du coup d’œil. Quel endroit se prête mieux à cela que la ville de Hythe ? Les murs des casernes sont en quelque sorte grêlés de points noirs (on dirait, selon l’expression des Anglais, des murs qui ont eu la petite vérole), et le rayon visuel doit s’y attacher avec précision. Quand ils ont appris à se tenir, à juger les distances, à viser et à tirer à blanc, les volontaires se dirigent vers les shingles avec des cartouches et des balles dans leurs gibernes. C’est le grand jour d’émotion, car le tir aux cibles va commencer. D’abord tous les novices sont dans la troisième classe. La première épreuve n’a rien de trop rigoureux, étant celle où les distances se trouvent le plus rapprochées. Tous pourtant n’en sortent point avec honneur. Ceux qui n’ont pas gagné les quinze points exigés pour passer dans la seconde classe forment un groupe assez mortifié. Je dois dire que ces hommes, désignés sous le nom de clignoteurs, de myopes ou de canards boiteux, m’ont paru supporter leur infortune avec un degré très inégal de philosophie. Cette différence m’a été expliquée. Les hommes d’étude et de cabinet prennent encore assez volontiers leur parti d’un insuccès qu’il était juste de prévoir ; mais les bons joueurs de cricket, les canotiers et tous ceux qui se piquent de briller dans les jeux d’adresse font très mauvaise mine dans la troisième et même dans la seconde classe. Ceux qui ont le bonheur d’arriver à la première tirent à des distances qui varient de 7 à 900 mètres. Se fùt-il agi du gain d’une bataille ou d’une fortune, je ne crois pas que les concurrens auraient témoigné plus d’anxiété qu’ils n’en montraient à monter en grade. Leur sollicitude n’avait d’égale que celle des sous-officiers instructeurs, qui prennent vraiment au succès de leurs élèves un intérêt paternel. J’ai vu aussi avec plaisir le général lui-même aller vers les groupes malheureux, les consoler et relever leur espoir avec leur courage par de bonnes paroles. Cette instruction individuelle des tirailleurs se complète à Hythe par des feux de file et des exercices d’escarmouches. Avant de quitter la ville, je visitai un canal militaire qui fut creusé à grands frais, il y a soixante ans, sous l’influence des mêmes alarmes qui ont donné naissance au mouvement des volontaires. Les hommes de guerre qui forment la génération nouvelle ne m’ont point paru avoir une grande idée de cette barrière opposée à l’invasion des côtes. Si ce canal devait jamais éloigner l’ennemi, ce serait, surtout en été, par la mauvaise odeur des eaux.
L’exemple semé par le concours de Wimbledon et l’instruction reçue à Hythe ont porté leurs fruits. Aujourd’hui des défis et des contests à la carabine ont lieu dans toutes les parties de l’Angleterre. Des sommes d’argent considérables ont été distribuées en prix par la générosité des particuliers. Le colonel des royal national rifles, sir de Lacy Evans, reçut dernièrement une lettre qui portait pour toute signature les initiales Z et A. Cette lettre contenait 50 liv. sterling en bank-notes. Le vœu du donateur était que cette somme fût employée au bénéfice de la brigade, mais il n’expliquait point lui-même de quelle manière. Sir de Lacy Evans crut bien faire en l’appliquant à des prix pour encourager la pratique de la carabine. Ces prix ne consistent pas toujours en argent. L’un des riflemen du 12e Middlesex, qui ont pris le nom de Garibaldiens[28], étant sur le point de se rendre en Italie et d’aller voir, selon l’expression de lord Palmerston, comment se comportait la bouche du Vésuve, voulut, avant de partir, mettre au concours une magnifique carabine. Ses camarades tirèrent donc au sort ou plutôt à la cible pour savoir auquel d’entre eux resterait ce précieux souvenir. L’usage perpétuel des armes à feu contribuera très certainement à faire des Anglais modernes d’excellens riflemen, mais suffit-il en temps de guerre de bien viser ? Quelques officiers de l’armée anglaise en doutent encore ; ils appuient leur opinion sur ce mot de Curran, qui éteignait une chandelle à vingt ou trente pas avec la balle de son pistolet, et qui avait manqué un homme dans un duel. « Cela n’a rien d’étonnant, disait-il ; quand je tire sur une chandelle, je sais bien que la chandelle ne tirera point sur moi. » C’est aussi pour s’aguerrir contre le feu de l’ennemi que, non contens de pratiquer dans les tirs, les riflemen se livrent entre eux à des sham-fights. Les plus remarquables de ces petites guerres ont eu lieu l’été dernier, l’une à Camden-Park et l’autre à Hylands. Camden-Park, situé dans le Kent, doit son nom à un célèbre antiquaire anglais. C’était un lieu bien choisi pour le petit drame militaire qui allait se jouer ce jour-là à la grande curiosité de la foule : il embrasse une des collines crayeuses qui bondissent comme un troupeau dans le sud de l’Angleterre et la vallée qui sépare cette colline d’un petit bois, Bickley-Wood, jeté négligemment sur les pentes d’un monticule opposé. C’est dans ce bois que se tenait caché le corps d’armée qui devait entamer l’attaque. Il y a un petit ruisseau dans le centre de la vallée ; cette vallée se relève elle-même vers l’est par un brusque mouvement de terrain, et l’armée de défense occupait la hauteur qui domine en cet endroit une descente très raide, sorte de trou avec d’épais taillis et un groupe de fours à chaux. Au-dessus des collines boisées qui ondulaient vers l’ouest, on apercevait à distance les tours et le toit féerique du Palais de Cristal. Les hostilités commencèrent dès le matin, et les riflemen se tirèrent de cette difficile épreuve beaucoup mieux qu’on n’eût pu l’espérer après un apprentissage militaire de quelques mois seulement.
Mon intention n’est point de flatter les volontaires ; ils n’ont peut-être été déjà que trop complimentés par les Anglais. Aucune armée ne se montre parfaite en un moment, et il n’y a guère que Cadmus qui ait moissonné tout de suite des soldats venus à terme après avoir semé les dents du dragon. Je pourrais dire par exemple, sans crainte d’être démenti par les Anglais eux-mêmes, que la plupart des officiers ne sont point encore à la hauteur de leurs fonctions. Il faut plus de temps pour faire un chef que pour faire un soldat, il faut surtout des études militaires qui ne s’acquièrent point par les mêmes moyens. Quoi qu’il en soit, il y a là le noyau d’une grande force, et cette force s’accroît encore tous les jours. On ne doit point se faire une idée du nombre de volontaires que la Grande-Bretagne pourrait mettre sur pied dans l’éventualité d’une guerre par le chiffre de ceux qui existent aujourd’hui, — cent cinquante mille. Le colonel M’ Murdo, qui a étudié la question, estime qu’on trouverait alors en Angleterre un homme sur dix capable de porter les armes, ce qui élèverait à 550,000 hommes la puissance numérique de l’armée civile. Avec cela, dit-il, la Grande-Bretagne n’a rien à craindre. Quant aux citoyens déjà enrôlés sous les drapeaux, le même colonel, M’ Murdo, inspecteur-général des volontaires, qui les a passés en revue depuis quelques mois sur presque tous les points du royaume, paraît avoir une grande idée de leur valeur. Il n’hésiterait point dès aujourd’hui, déclare-t-il, à se mettre à leur tête et à les conduire au feu, en rase campagne, s’ils, étaient consolidés en bataillons. Là est en effet le travail qui reste à accomplir. Les volontaires, grâce à la manière dont ils se sont formés çà et là, ne présentent guère encore que des groupes, une force considérable, mais éparpillée, des ressources locales et, si j’osais risquer cette expression, une armée de clocher. Pour quiconque a suivi le mouvement avec attention et pour qui connaît le génie de l’Angleterre, il n’y a pas à s’étonner de ces commencemens. Quand on prend pour point de départ l’autorité, rien n’est plus facile que d’arriver tout de suite à l’unité, mais au prix de quels sacrifices ! Les Anglais ne procèdent point ainsi, ils laissent toutes leurs institutions se développer librement et sous l’influence du caprice. Il en résulte naturellement qu’à l’origine ces institutions semblent faites, comme on dit, de pièces et de morceaux ; mais par la force même du progrès les parties ne tardent point à s’organiser solidement autour d’un centre. Telle sera avant peu et telle est déjà la tendance de l’armée volontaire, quoique le mouvement de concentration ne puisse jamais effacer chez elle le caractère d’autonomie qui la distingue. Les divers groupes de riflemen et de canonniers ont en vue la défense de certains points, et à moins d’ordres supérieurs ils ne doivent point, même en temps de guerre, agir au-delà des limites du comté.
On se demande maintenant ce que l’Angleterre entend faire de cette force nationale à un moment donné, c’est-à-dire dans le cas d’invasion. Nul ne songe à séparer des mouvemens d’une armée régulière l’action des riflemen. Le duc de Cambridge, à un banquet de la Cité, déclarait, il y a quelques mois, que la nouvelle organisation était précieuse à titre d’auxiliaire, mais qu’il la considérerait comme nuisible aux intérêts du pays, si elle tendait jamais à déplacer les services des troupes et de la marine. Heureusement pour l’Angleterre ce danger n’existe point. La première idée était d’utiliser les volontaires pour couvrir les côtes en jetant autour de l’île à la première alarme, une ceinture de tirailleurs. Des corps de riflemen s’étant formés en grand nombre depuis ce temps dans les comtés du centre, ce ne sont plus seulement les côtes, mais tout le pays qui se trouverait hérissé au besoin d’une haie de baïonnettes. On compte alors sur le concours des riflemen pour appuyer les mouvemens des troupes anglaises, éclairer le terrain, livrer des escarmouches, harceler les flancs de l’ennemi, couper les routes, opposer en un mot des obstacles de toute sorte à la marche d’une armée envahissante. Surtout qu’on n’isole pas leurs services du système général de défense. Nous avons parlé des forteresses qui se construisent sur les points les plus vulnérables de l’île, et que les Anglais considèrent comme les clés de pierre de l’indépendance britannique : derrière un mur, tout le monde est soldat ; une partie des volontaires pourrait donc garder les forts et décharger de ce devoir les miliciens, qui se trouveraient ainsi en mesure de tenir la campagne. Si même plus tard le plan de Cromwell s’exécute, si, comme il en est grandement question, le cœur de la nation se couvre d’une cuirasse de pierre, si Londres s’entoure d’une demi-douzaine de forts détachés, n’y aura-t-il point de quoi occuper, en cas d’attaque, le zèle et la bonne volonté des citoyens armés ? L’ambition d’un grand nombre de volontaires, je dois le dire, aspire à un ordre de services encore plus directs, et ce n’est pas moi qui chercherai à décourager leurs efforts. Ils me répondraient avec le vieux poète anglais George Herbert : « Celui qui vise le ciel atteint plus haut que celui qui vise un arbre. » Ils ne se proposent pas moins que d’entrer en ligne avec les troupes régulières. Faut-il ajouter qu’ils n’épargnent ni le temps ni la peine pour apprendre en conscience le métier de soldat ? La dernière fois que je visitai le camp d’Aldershott, je rencontrai trois gentlemen qui s’étaient soumis depuis quelques semaines à la couche dure et à toutes les privations pour étudier à la source les manœuvres et les exercices militaires.
Quelle est la véritable position des volontaires vis-à-vis de l’état et la nature des devoirs qu’ils contractent ? C’est là un dernier point qu’il nous faut éclaircir. En temps de paix, ils constituent une force tout à fait distincte de l’armée régulière. Quoique formée sous certaines conditions et rattachée à l’état par des liens que nous avons indiqués, l’institution est indépendante. On pourrait l’envisager comme une sorte de compagnie d’assurance contre l’invasion étrangère. Les membres de cette association armée ne perdent rien de leur individualité en s’incorporant sous le drapeau de la défense du pays. Ils peuvent même se retirer après avoir prévenu quinze jours d’avance. L’idéal des Anglais est d’avoir sous la main une armée de soldats à la fois disciplinés et libres. Un dévouement sans organisation et sans système serait sans doute plutôt fait pour illustrer une défaite que pour la prévenir ; aussi les chefs du mouvement insistent-ils sur la nécessité d’une obéissance éclairée, qui diffère beaucoup de l’obéissance passive. La discipline ne s’appuie ici que sur le sentiment du devoir et sur l’amour du pays. C’est seulement dans le cas d’invasion que les corps libres feraient partie de l’armée régulière, que les volontaires seraient soumis à la loi martiale et traités comme les autres soldats. Même en temps de guerre et sous aucun prétexte, ils ne peuvent d’ailleurs jamais être envoyés par le gouvernement en dehors de leur pays. Le fossé de l’Océan est la limite de leur action. Cette seule clause est de nature à calmer les inquiétudes que semble avoir inspirées à l’Europe le mouvement des volontaires. On peut y voir une précaution, nul ne saurait y découvrir un défi ni une menace : c’est une levée de boucliers, ce n’est point une levée d’armes. En quoi l’Europe a-t-elle à craindre des citoyens enrégimentés pour la défense et non pour la conquête ? Ce caractère pacifique doit, même dans l’idée des Anglais, assurer la durée de la nouvelle armée, uniquement faite pour recevoir l’ennemi, si jamais l’ennemi arrive. Le mouvement ne sera pas un effort fiévreux ni temporaire, comme le sont en général les entreprises agressives. Il s’est développé avec la majesté du flux, et, selon la parole de lord Elcho, il n’aura pas de reflux. Les causes qui ont provoqué, il y a un an, dans la Grande-Bretagne l’appel aux armes étaient, j’aime à le croire, passagères ; mais l’institution leur survivra. Elle se consolide de jour en jour, et tend à devenir une force permanente. Cette armée civile a sans doute coûté et coûte encore aux individus beaucoup de temps et d’argent. Toutefois les économistes à vues larges ne regrettent point ces sacrifices, bien compensés, selon eux, par la protection des intérêts matériels. Aux yeux des Anglais, la confiance est un capital, et la sécurité s’achète. On ne saurait toutefois refuser son admiration à une aussi sage politique et aux actes de dévouement qu’elle multiplie. Où trouverait-on ailleurs, dans un temps d’égoïsme et d’abaissement moral, une armée composée de toutes les classes de la population, une armée d’hommes équipés à leurs propres frais, immolant leurs loisirs, leurs goûts, leurs intérêts privés à la cause nationale ? Parler de la liberté en parlant de l’Angleterre a tout l’air d’un lieu-commun : je dois pourtant dire que les Anglais font entrer en ligne de compte dans les bénéfices de la nouvelle organisation la défense des institutions constitutionnelles. Il faut bien croire après tout que ces institutions ont leur prix, puisque, devant l’ombre même d’une menace, une force de cent cinquante mille baïonnettes s’est levée de terre pour les couvrir.
Un autre champ d’études intéressantes serait de rechercher les changemens que le mouvement des volontaires a déjà introduits et doit introduire de plus en plus dans les mœurs de la vieille Angleterre. Un Anglais de mes amis avait été, il y a trois ans, chercher fortune en Australie ; je le rencontrai dernièrement dans les rues de Londres ; il revenait avec des traits vieillis, des cheveux blancs et des lunettes vertes. « Vous me trouvez bien changé, me dit-il ; mais il y a quelqu’un de plus changé que moi, c’est l’Angleterre. Je ne reconnais plus mon pays. Je l’avais laissé paisible, ainsi qu’un marchand de la Cité, et je le retrouve agité par le bruit des armes et des tambours, comme si Annibal était à nos portes. » Les physiologistes anglais contemplent à un autre point de vue les modifications heureuses que le nouveau système devra imprimer dans le tempérament de la race. L’exercice des armes devient dans toute la Grande-Bretagne un sport, comme horse-racing, archery et cricketing. Non contens de fréquenter les tirs et de se rompre aux manœuvres militaires, des groupes de riflemen jettent, pour s’endurcir, des camps au bord de la mer ou sur le front des collines sablonneuses, couchent sur la paille ou sur un matelas dans des tentes qu’ils ont plantées eux-mêmes, et affrontent sous une mince toile les intempéries d’un climat sévère. D’autres entreprennent, le sac au dos, l’arme au poing, de longues marches dont le son du bugle et quelques chants guerriers interrompent la monotonie, le long de ces vieilles routes, mortes depuis l’invention des chemins de fer et réveillées tout à coup de leur silence. Ces trips militaires conviennent à l’humeur voyageuse des Anglais et lui donnent un but utile. Quelques compagnies de volontaires se proposent en outre d’adjoindre à la pratique des armes des jeux athlétiques et toute sorte d’exercices du corps. Cette double gymnastique devra cultiver la force, que les Anglais considèrent comme un des traits essentiels de la beauté virile. Dans le cercle des relations commerciales, le mouvement des volontaires a déjà exercé une grande influence sur la fermeture des boutiques au tomber de la nuit, early closing, et sur le half holyday (congé de l’après-midi du samedi). Ces deux mesures étaient réclamées énergiquement depuis quelques années par les commis et les ouvriers, mais les intérêts des maîtres opposaient à cela des obstacles que les considérations de la cause nationale ont désarmés. Ne faut-il pas du temps aux jeunes gens de boutique et aux membres des ateliers pour apprendre le métier de soldat ? Une autre conséquence, qui se fait déjà sentir, sera d’effacer l’extrême distance entre les classes, de resserrer les liens de la société anglaise et de confondre les intérêts particuliers dans une grande fraternité nationale. Ce que n’ont pu faire d’orageux meetings chez un peuple qui résiste à toutes les formes de la contrainte et de la violence se développe naturellement sur le terrain de la nouvelle organisation militaire. Les rangs les plus élevés de la société, les représentans de la naissance, de l’éducation et de la richesse se rencontrent chaque jour sous les armes avec les représentans de l’industrie et même du travail manuel. Il n’y a pas d’homme si grand que n’agrandisse encore, d’après les idées des Anglais, l’honneur de porter les armes pour le service de son pays. Le prince de Galles est colonel du 21e Middlesex ; lord Palmerston, malgré ses soixante-quinze ans, s’est réuni à l’Irish rifle corps, et le duc de Cambridge commande la London rifle brigade. Les lords qui se sont mis à la tête du mouvement insistent tous les jours sur la nécessité qu’il y a d’éviter les divisions personnelles, si l’on veut affermir et propager l’institution. Le principe est que sur un champ de pratique ou de parade chaque volontaire est un gentleman ; toute distinction sociale cesse, et il ne reste plus que les distinctions militaires. La force nouvelle que vient d’enfanter l’Angleterre n’exercera-t-elle pas aussi une influence sur la politique étrangère du royaume ? La dernière circulaire de lord John Russell à propos des affaires d’Italie peut nous aider à résoudre cette question. Le mouvement, je dois le dire, s’est développé d’abord sans arrière-pensée politique, uniquement pour prêter aide et appui au gouvernement anglais dans la défense du pays. Toutefois, en écartant le danger vrai ou imaginaire de l’invasion, en montrant aux hommes d’état qu’ils avaient une nation armée derrière eux, les volontaires entendent bien fournir au gouvernement de la Grande-Bretagne le moyen de se montrer digne et ferme, quoique toujours modéré, dans ses rapports avec l’Europe. Ils disent tout haut avoir voulu épargner à leur pays l’humiliation de courtiser la force.
L’intention de cette étude était de dissiper certaines erreurs sur l’état plus ou moins désarmé de l’Angleterre. Ces erreurs, je l’avoue, ont été propagées, il y a un an, par nos voisins eux-mêmes, et ce n’est pas moi qui les blâmerai, car il en est des nations comme des hommes : elles tombent du jour où, se croyant invincibles, elles défient le sort. Si les Anglais ont eu peur, ils ne craignent plus. À supposer même que les essaims de volontaires, aidés des troupes régulières, ne réussiraient point à arrêter une armée envahissante, ni à lui fermer le chemin de Londres, il resterait une force organisée dans chaque ville et dans chaque village. La conquête éprouverait alors ce qu’a de vrai et de terrible ce mot de Juvénal, sed victis arma supersunt. J’assistais un jour à une discussion d’officiers anglais sur l’état des défenses nationales. On avait énuméré les circonstances assez improbables à l’aide desquelles le mur de bois, — demain le mur de fer[29] de la Grande-Bretagne, — pouvait être détruit, le rempart de troupes et de volontaires était censé forcé, et l’on supposait un drapeau étranger planté sur la tour de Londres. Un vieux capitaine, qui avait suivi la marche imaginaire de l’ennemi avec un grand flegme, répondit tranquillement : « Et après ? » Là est en effet toute la question : pour conquérir l’Angleterre, il faudrait exterminer les Anglais. Derrière l’Angleterre elle-même resterait l’Écosse avec ses citadelles de granit, bâties par la main de la nature, et ses rudes enfans, qui descendraient des montagnes comme l’avalanche. La Grande-Bretagne se reformerait endurcie de ses cicatrices, et malheur alors au vainqueur !
La France fera donc bien de s’en tenir à son traité de commerce avec l’Angleterre. Je n’écris pas cela pour le gouvernement français, qui doit savoir à quoi s’en tenir sur les forces groupées au-delà du détroit, et qui a d’ailleurs toujours protesté de ses bons sentimens envers nos alliés. Je réponds à des écrits qui ont causé en Angleterre, peut-être même ailleurs, une sensation pénible. Des cris de guerre sont partis de la presse française, et il faut bien croire que ces menaces ont une force, puisqu’elles ont alarmé le commerce et la population d’outre-mer. Les Anglais, de leur côté, paraissent ne rien comprendre à ces sentimens surannés de rancune nationale. Que leur parle-t-on de venger la défaite de Waterloo ? On venge un affront, on ne venge pas un malheur. Je ne crois pas en vérité que l’invasion des îles britanniques ait jamais été dans la tête des hommes de guerre un projet sérieux : il le serait moins que jamais depuis l’organisation des riflemen ; mais il est bon de combattre des chimères qui s’imposent quelquefois avec plus de force à l’esprit irréfléchi des masses que les conseils de la sagesse et de la prudence. M. Thiers disait un jour à l’assemblée législative que « sa longue expérience lui avait appris combien il importe de réfuter en économie politique les idées fausses aussitôt qu’elles se montrent. » Il y a d’autres utopies que celles de l’économie politique, et les rêves de l’ambition nationale ne sont ni les moins opiniâtres ni les moins dangereux. Ces réflexions, je le crains, courent grand risque d’être impopulaires ; mais qu’importe, si elles sont vraies ? Il n’est que trop aisé de flatter en France l’amour de la gloire, et si l’on appelle cela du patriotisme, je m’en étonne. Les vrais patriotes étaient ceux qui, en 1812 et sous un ciel encore parfaitement calme, montraient du doigt à la France le point noir de la coalition étrangère.
ALPHONSE ESQUIROS.
- ↑ Voyez sur les autres questions relatives aux institutions militaires de la Grande-Bretagne la Revue du 15 septembre et du 15 octobre 1860. Voyez aussi, pour l’ensemble de cette série, la Revue du 15 septembre 1857, 15 février, 15 juin, 15 novembre 1858, 1er mars, 1er septembre et 15 décembre 1859, 15 avril 1800.
- ↑ Cette statue, qui représente le duc de Wellington sous les traits d’Achille, fut modelée par sir Richard Westmacott et coulée avec des canons pris dans les batailles de Salamanque, de Vittoria, de Toulouse et de Waterloo. Elle fut élevée par une souscription de ladies, qui atteignit le chiffre de 10,000 livres sterling. On y lit l’inscription suivante : « Dédiée par les femmes d’Angleterre à Arthur, duc de Wellington, et à ses braves compagnons d’armes. 18 juin 1822. »
- ↑ The Cornwallis Correspondence, 1860. Le marquis de Cornwallis avait servi avec distinction en Allemagne et en Amérique. Il fut ensuite gouverneur-général et commandant en chef dans l’armée des Indes. À son retour, il remplit durant quelques années la charge de grand-maître de l’artillerie. Il fut envoyé à Dublin pour comprimer en 1798 la grande insurrection irlandaise. En 1805, il s’employa à négocier la paix d’Amiens. L’ouvrage qu’on vient de publier contient les notes et les lettres de cet homme éminent, qui a vu de près les grands hommes politiques et l’état du pays à la fin du dernier siècle. Il avait refusé dans le ministère un portefeuille qui lui avait été offert par William Pitt. Ses révélations historiques, comme on dit maintenant, n’auraient pu paraître du vivant de l’auteur à cause du caractère d’indépendance qui les distingue ; mais elles seront accueillies avec joie par tous les hommes curieux de pénétrer les mystères d’une époque.
- ↑ Je ferai observer à ce propos que, chez les poètes et les écrivains du premier empire, il est sans cesse parlé de la dent du léopard. Arrivé en Angleterre, je cherchai naïvement ce fameux léopard sur les armes de la nation, et je fus étonné d’y trouver un lion. J’ai lu depuis sur ce sujet une longue dissertation héraldique, écrite par un Anglais, et d’où il résulte que la vieille Angleterre a toujours eu pour symbole le roi des animaux, mais que dans l’enfance de l’art la main inexpérimentée des peintres de blason peut bien avoir produit des figures douteuses, dans lesquelles l’ignorance ou la jalousie des autres nations a cru reconnaître les traits du léopard, animal qui, d’après la classification des naturalistes, appartient d’ailleurs à la même famille.
- ↑ C’est dans la collection du Times qu’il faut chercher les détails de ce mouvement et l’esprit qui animait alors l’Angleterre.
- ↑ Ce nombre se divisait ainsi : infanterie, 297,500 ; cavalerie, 31,600 ; artillerie, 6,207. L’armée anglaise, en comptant les volontaires, les troupes régulières et à milice, se composait alors de 500,000 hommes, chiffre énorme dans un temps où la population était à peu près moitié de ce qu’elle est aujourd’hui. Je dois d’ailleurs faire observer que le nombre des volontaires fut singulièrement accru par une circonstance dont on n’a point assez tenu compte. Le parlement avait ordonné une levée en masse qui devait embrasser tous les hommes entre l’âge de dix-sept et de cinquante-cinq ans. Les membres des divers corps de volontaires se trouvaient pourtant exempts de cette sorte de conscription. Il en résulta que la population s’enrôla par milliers dans l’armée libre : les uns sans autre calcul que le patriotisme, les autres pour échapper à la levée en masse. Le gouvernement déclara en effet plus tard que le mouvement des volontaires avait rendu la conscription inutile.
- ↑ Alors commandant-général des forces britanniques, poste qu’occupe aujourd’hui le duc de Cambridge.
- ↑ Je n’ai aucun moyen de m’assurer si cette proclamation, qui, d’après les Anglais, était sur le point d’être imprimée à Paris, et qui devait accompagner l’invasion, a jamais été écrite par la main de l’empereur. À tout hasard je la traduis, d’abord parce qu’elle fut considérée alors comme authentique dans toute la Grande-Bretagne, ensuite parce qu’elle contribua puissamment à exciter un mouvement national que je me contente de décrire en simple historien des faits. « Soldats, disait cet ordre du jour, nous avons passé la mer ! Les barrières de la nature ont cédé au génie et à la fortune de la France. La hautaine Angleterre gémit sous le joug de ses conquérans. Londres est devant vous ! — Le Pérou de l’ancien monde est votre proie ; dans vingt jours (il n’y avait pas alors de chemins de fer), je planterai le drapeau tricolore sur les murs de son exécrable Tour. En avant ! Villes, champs, provisions, bétail, or, argent, femmes, je vous abandonne tout. Occupez ces nobles manoirs, ces fermes riantes. Une impure race, réprouvée du ciel, qui a osé se déclarer l’ennemie de Bonaparte, va expier ses crimes et disparaître de la surface de la terre. Oui, je vous jure que nous serons terribles !
« BONAPARTE. » - ↑ Un des fils du roi. >
- ↑ On peut même dire que le principe de la permanence n’a jamais été reconnu par les chambres. Celles-ci prêtent pour une année seulement la force armée au pouvoir exécutif. Dans les cas d’une collision, qui n’a jamais été, qui ne sera sans doute jamais, qu’il est néanmoins permis de prévoir, entre le parlement et la couronne, l’armée se dissoudrait à la fin de l’année dans les mains du chef de l’État.
- ↑ Un des soutiens les plus énergiques de la nouvelle armée et un des hommes haut placés qui ont le plus fuit pour en étendre la base.
- ↑ Un autre moyen de recueillir des fonds est de donner des représentations dramatiques au bénéfice de l’œuvre. J’ai assisté dans lyceum-Theatre à une soirée d’amateurs, les membres de la compagnie d’artillerie, qui se proposaient ainsi de venir au secours du national rifle association. Ils jouèrent trois ou quatre pièces, à la suite desquelles une actrice, miss Kate Terry, sous le costume de la Grande-Bretagne, vint réciter des vers héroïques composés par M. Tom Taylor, capitaine d’un corps de volontaires. La jeune déesse compara les fils de la vieille Albion aux fils de l’Helvétie, et dit qu’elle espérait bien, au jour du danger, les trouver aussi fermes derrière leurs récifs de craie que les descendans de Guillaume Tell derrière la forteresse des Alpes.
- ↑ La circulaire du ministre engageait, il est vrai, les compagnies d’un même comté à se rapprocher le plus possible d’un type uniforme ; elle abandonnait néanmoins ce point au libre arbitre des volontaires et à la sagesse des lords-lieutenans. Il est aisé de voir qu’en cela, comme d’ailleurs dans toute l’organisation de cette armée civile, c’est le libre arbitre qui a été surtout consulté.
- ↑ Le duc de Wellington avait coutume de choisir pour ses aides-de-camp des officiers voués par goût à ce genre de sport, disant que c’étaient ceux qui se tenaient le mieux à cheval et qui bravaient le plus la fatigue.
- ↑ La rétribution était le plus souvent d’un shilling ou d’un demi-shilling par tête.
- ↑ Le Working men’s College, fondé pour répandre l’éducation parmi les ouvriers, est une des institutions qui font le plus d’honneur ;v la Grande-Bretagne.
- ↑ Un chien avait été tué sur Hampstead-Common par un coup de fusil. L’auteur du méfait était un volontaire. Il s’ensuivit une action civile qui fit assez de bruit.
- ↑ Cette participation morale des femmes dans le mouvement des volontaires, et peut-être aussi quelques plaisanteries du Punch, auront sans doute donné lieu de croire qu’elles songeaient à s’enrôler dans la nouvelle milice. Un journal français annonça qu’une société de ladies s’était levée comme un seul homme pour aider les riflemen dans la défense du pays. Une gravure venue de Paris représentait même trois riflewomen, — trois jeunes et belles amazones, — en plein costume militaire. Cette gravure fut reproduite à Londres par le Lady’s Newspaper. À cette facétie, les femmes anglaises répondirent avec assez de dignité, par l’organe du même journal, qu’elles n’avaient jamais eu l’idée qu’on leur prêtait, mais que, si leur pays était menacé, elles useraient de toute leur influence sur le cœur de leurs maris, de leurs frères et de leurs parens, pour que ceux-ci défendissent les droits et les libertés de l’Angleterre. Ce n’est pas d’ailleurs dans la Grande-Bretagne, où la division des devoirs est aussi bien marquée que celle du travail, qu’on peut craindre de voir le rôle des sexes interverti.
- ↑ Ces compagnies payaient en outre 5 et 600 livres sterling par an pour leur bande de musiciens. On calcule que les dispenses de ces soldats amateurs doivent s’élever à plus d’un million de livres sterling.
- ↑ « Nous ne voulons point recevoir l’aumône dans l’accomplissement d’un devoir, » répondirent des artisans auxquels on proposait ce moyen d’entrer dans la nouvelle organisation militaire.
- ↑ La loi exempte du service de la milice tous les volontaires effectifs, et il faut entendre par là ceux qui ont fait l’exercice huit jours dans quatre mois, ou vingt-quatre jours par an.
- ↑ Association indépendante et distincte de colle des riflemen, quoique enracinée dans le même mouvement, qui se propose d’encourager le tir à la carabine.
- ↑ Ils étaient de ceux que les Anglais appellent pickel men, c’est-à-dire les meilleurs tireurs de leur canton.
- ↑ 4 guinées pour concourir à tous les prix.
- ↑ La tradition veut que sous le règne d’Ethelwolf une grande bataille ait été livrée sur la plage entre Hythe et Folkestone. Les Danois, repoussés par les Saxons, voulurent regagner leurs vaisseaux, mais ils perdirent beaucoup de monde. La plaine était couverte de leurs os, qui blanchirent sous le soleil et la pluie durant des années. Enfin quelqu’un les recueillit et les déposa par monceaux dans la crypte de l’église. Plusieurs des crânes sont troués, et l’on croit qu’ils ont été percés par le fer d’une lance ou par le bout pointu des haches d’armes.
- ↑ La nonne ou la sainte fille du Kent, holy maid of Kent, s’appelait Élisabeth Braton et vivait vers 1533. Des accès d’hystérie la disposèrent au rôle de prophétesse. Elle excita un grand intérêt dans l’Angleterre d’alors, l’Angleterre d’alors, et voulut même toucher aux matières politiques. Ce fut sa perte. Ayant attaqué le divorce de Henri VIII avec la reine Catherine et la suppression des monastères, elle fut condamnée à mort par la chambre étoilée. L’exécution eut lieu en 1534 à Tyburn.
- ↑ A propos de l’école de mousqueterie, je ne dois point oublier le colonel Witford, qui, par des lectures fort applaudies à Hythe, à Londres et ailleurs, a puissamment contribué à répandre la science des armes à feu.
- ↑ Je dois dire que le nom de Garibaldi a été mêlé à tout le mouvement des volontaires anglais. L’exemple des bandes italiennes mettant en fuite des troupes régulières a exercé une influence indirecte, mais considérable, sur l’esprit de la nation britannique. À ceux qui leur disaient que les conditions n’étaient point tout à fait les mêmes, les riflemen anglais se hâtaient de répondre : « Si les Italiens ont une patrie à délivrer, nous avons une patrie libre à défendre. »
- ↑ Après avoir fait d’énormes sacrifices pour renouveler dans ces derniers temps sa marine de guerre, l’Angleterre s’aperçoit, depuis l’invention des frégates de fer, qu’elle devra recommencer des dépenses encore plus considérables. Elle s’est déjà mise à l’œuvre, avec cette seule consolation que quand il s’agit de fer et de charbon, elle se retrouve sur son terrain, grâce aux richesses métallurgiques du sol.