L’Angleterre et la vie anglaise/07
On se sert du sel dans tous les pays civilisés ; mais nulle part sur le continent l’usage de ce produit minéralogique n’est aussi répandu que dans la Grande-Bretagne. Cette riche nation doit à ses mines et à ses fontaines de sel une branche de commerce importante. Certaines provinces anglaises vivent deux fois de la terre : non contentes de recueillir les moissons et les fruits qui croissent à la surface, elles ont mis le sous-sol à contribution pour y trouver un condiment qui rehausse la saveur des substances alimentaires.
Le sel doit être considéré à trois points de vue : la formation des terrains dans lesquels il se rencontre, les travaux d’extraction, puis les applications de ce minéral à l’économie domestique, aux arts, à l’industrie, à l’agriculture. L’histoire naturelle du sel nous ramènera sur le terrain de la géologie. Comment en effet séparer cette substance des puissantes roches qui l’enveloppent dans la nature ? Il nous faudra aussi changer plusieurs fois le champ de nos observations ; les roches salifères veulent être étudiées dans les environs de Chester, les mines et les sources de sel à Northwich, l’application du sel à l’industrie sur tous les points du territoire britannique, mais principalement à Sheffield. Il est intéressant de voir l’influence qu’un produit minéralogique si vulgaire a exercée sur les mœurs et la prospérité d’une grande nation.
Un voyage en chemin de fer est une agréable leçon de géologie mise à la portée de tout le monde ; Pour profiter de cette étude, il suffit d’examiner la couleur et la contexture des roches que le railway coupe et met à découvert sur les deux côtés de la route qui se relèvent en talus. Je venais de Manchester quand, au sortir d’un tunnel, je me trouvai pris pour la première fois entre deux masses de grès rouge qui se dressaient comme deux murailles à pic et qui bornaient à droite et à gauche l’horizon du chemin encaissé. La même roche, plus ou moins dénudée par les remblais, me suivit, avec des intervalles, jusqu’à la station de Chester, où je m’arrêtai. En Angleterre, les couches souterraines de sel reposent sur cette série de roches auxquelles on a donné le nom de upper new red sandstone[1]. Le nouveau grès rouge forme un département géologique d’une étendue considérable ; il occupe tout le Cheshire, une grande partie du Lancashire, quelques portions du Shropshire, du Warwickshire, et d’autres comtés. À peu d’exceptions près, tous les champs de charbon de terre, coal-fields, comme disent les Anglais, bordent les limites de cette formation. Le nouveau grès rouge n’est pas seulement un terrain, c’est presque une ère de la nature. Par l’âge de ces roches, par les traits extérieurs que les événemens du globe y ont gravés, par les animaux éteints qui s’y rencontrent, on se fait sans peine une idée de ce qu’était l’Angleterre à l’époque où furent déposés ces vastes magasins de sel dans lesquels l’homme puise aujourd’hui à pleines mains un élément d’industrie et de prospérité.
La vie avait déjà changé plusieurs fois de caractère à la surface de ce qu’on nomme aujourd’hui la Grande-Bretagne. Des débris de mondes éteints surgissaient du fond d’un abîme d’eau et marquaient les premières terres qui, réunies entre elles par des formations successives, devaient constituer plus tard une île importante. Le sombre groupe des montagnes cambriennes et siluriennes ébauchaient dans cette nuit des âges la région du Shropshire et du pays de Galles. Le vieux grès rouge, dans lequel s’intercalaient des masses de marbre et de calcaire ardoisier, jetait les membres cyclopéens des provinces connues maintenant sous le nom de Devonshire, de Cornouailles et de Herefordshire ; mêlé à des roches de gneiss et de granit, il soulevait en Écosse la chaîne du Great-Grampian. Les montagnes de calcaire magnésien, ancien lit d’un océan qui avait vu naître et mourir la flore carbonifère, construisaient l’assise gigantesque du Derbyshire et d’une partie de l’Irlande. Quelques faibles bandes de roches perméennés dessinaient les comtés futurs de Nottingham et d’York. Quoique la physionomie de l’Angleterre, depuis là fin de l’époque dite primaire ait été altérée, changée, bouleversée par des accessions de roches nouvelles, par des mouvemens de la mer et surtout par l’action du temps, on peut jusqu’à un certain point se représenter à distance les principaux traits de ce chaos océanique. Cependant la nature allait faire un pas en avant. Entre le nouveau grès rouge et l’âge perméen, auquel les trias succèdent dans la série des faits géologiques, se creuse un fossé de séparation plus marqué qu’entre les mondes appartenant à la division primaire. Nous sommes ici sur la lisière d’un changement de système. Les races premières-nées ont disparu et sont remplacées, en partie du moins, par une création nouvelle qui se continuera d’époque en époque durant toute la formation dite secondaire. Avec l’ère perméenne finit une longue et grande période, l’antiquité ; avec le terrain triasique commence le moyen âge des êtres éteints. S’il était permis de comparer l’étude des roches à celle des monumens, le nouveau grès rouge marquerait quelque chose comme le passage de l’architecture romane à l’architecture gothique.
Avant d’être un terrain, le nouveau grès rouge était une mer, ce n’était pourtant déjà plus un de ces océans profonds et farouches comme ceux au fond desquels avaient reposé les roches siluriennes et dévoniennes. On a pu s’en assurer par la nature des mollusques univalves découverts à l’état fossile dans les roches de cette époque, et qui indiquent que la mer s’avançait alors en s’abaissant vers des côtes. Il y avait des plages : sur le sable mou et humide, d’étranges reptiles ont passé. Les empreintes de pied ont de tout temps joué un grand rôle dans les enquêtes judiciaires, les aventures de voyage et les romans : on se souvient de Zadig et de Robinson Crusoë. Si la vue de tels vestiges marqués sur le sable est bien faite pour étonner le voyageur dans les contrées désertes, le géologue, qui voyage lui aussi dans les mornes régions du passé, a certes le droit de s’arrêter avec un intérêt et une curiosité profonde devant ces traces mystérieuses. Gravées dans la roche, elles lui montrent que dans ce temps-là, c’est-à-dire à une époque dont il ne reste aucune autre histoire écrite, la terre était habitée. Les empreintes fossiles de pattes ne se trouvent limitées à aucune formation ; mais c’est surtout dans le nouveau grès rouge qu’on les rencontre. Dans les carrières du Cheshire, on a découvert quelques tablettes de roche sur lesquelles étaient incrustés des pas de tortue avec des gouttes de pluie gravées en creux. Les géologues se sont demandé si cette pluie était tombée avant ou après le passage de l’animal. La réponse à cette question était déposée sur la pierre. La pluie est tombée après, car les petits creux se trouvent imprimés sur les vestiges de pas comme sur le reste de la surface, quoique plus légèrement. Près de Shrewsbury, dans le Shropshire, on a mis à nu les empreintes d’une autre sorte de reptile, un lézard qui présente des caractères remarquables et auquel a été donné le nom de rynchosaurus. Autant qu’on peut en juger par quelques fragmens de l’animal, il paraît avoir eu une bouche désarmée de dents, une tête qui ressemblait à celle d’un oiseau, et qui était renfermée dans une gaîne osseuse. Mais parmi les habitans de cet ancien monde il en est un qui a surtout exercé la science et les conjectures des géologues.
Tout ce qu’on retrouvait de cet être perdu, c’étaient, dans les carrières situées près de Lymm (Cheshire) ou à Storeton Hill, non loin de Birkenhead, des empreintes d’une forme étrange, comme si l’homme avait voulu prendre possession de ces âges reculés en les marquant de sa main. Ce membre gauche, difforme, rudimentaire, n’était point d’ailleurs une main, c’était un pied. Quelqu’un avait passé là ; mais quel était ce promeneur mystérieux ? Ce fut longtemps une énigme pour les naturalistes. On nomma à tout hasard cet animal au pied de sphinx le cheirotherium. Sur les mêmes tablettes de pierre, on retrouvait des rides gravées par la mer sur une ancienne grève. Les avis des savans se partagèrent : les uns rapportèrent l’animal qui avait si bien caché ses ossemens à la famille des kanguroos ; d’autres crurent que c’était un crocodile ; d’autres enfin le déclarèrent un batracien. Pendant que les docteurs délibéraient, des dents furent découvertes au sein de la même formation, dans le Warwickshire. Ces dents étaient d’une structure curieuse ; en les coupant, on trouvait des bandes irrégulières et ondoyantes qui s’entremêlaient les unes dans les autres comme les allées d’un labyrinthe. L’animal auquel ces dents fossiles avaient appartenu fut nommé en conséquence le labyrinthodon. Enfin quelques os se montrèrent, toujours dans la même série de roches, et en rassemblant les faits, le professeur OWen établit que le labyrinthodon et le cheirotherium étaient un seul et même animal. Il respirait l’air libre et appartenait à la famille des crapauds ou des grenouilles ; mais c’était, si on le compare aux batraciens modernes, une créature gigantesque. La fable de la grenouille voulant se faire aussi grosse que le bœuf n’est un mythe que relativement à l’état présent de la nature. De nombreuses tortues, le rynchosaurus, le labyrinthodon, tels étaient, avec d’autres animaux sans doute dont les débris n’ont pas encore été retrouvés, les étranges habitans que cette ancienne Mer-Rouge vit errer sur ses rivages, dans un temps où l’homme n’existait point et où sa place était occupée à ’la surface de la terre par des reptiles.
Ce qui était une mer est devenu par la suite des temps un amas de roches. Pour expliquer cette métamorphose des océans en terres fermes, les géologues ont imaginé toute sorte de forces violentes et merveilleuses à l’aide desquelles le lit primitif des eaux aurait été soulevé. Aujourd’hui tout porte à croire que les causes naturelles qui altèrent encore sous nos yeux les traits physiques du globe ont suffi à produire ces grandes transformations. Les rivières détruisent continuellement les montagnes où elles ont pris leur source, elles usent les terres qu’elles arrosent, et voiturent tous ces matériaux dans la mer. Les marées emplissent les bras de l’Océan, des courans en sens contraire creusent à un endroit donné le lit des vagues, tandis qu’ils portent sur d’autres points d’énormes accumulations de sable. Un voyageur raconte avoir vu, dans les Highlands et dans certaines îles de l’Ecosse, les mers qui baignent les côtes de l’ouest obscurcies par une multitude de petites spirales vivantes. C’était une boue d’animaux à peine visibles. Ces grains de sable brillans et organisés étaient des ouvriers occupés à construire des terres. Leur tâche est de courte durée : ils naissent le lundi matin pour mourir le vendredi soir ; mais leur nombre est si considérable, que ce voyageur les compare aux cheveux de tous les hommes, de toutes les femmes et de tous les enfans qui ont vu le jour depuis le commencement du monde. Ces architectes renaissent d’ailleurs de génération en génération, et leur œuvre se continue. De telles actions naturelles supposent sans doute le concours du temps ; mais tout démontre aussi que les roches, filles des anciennes mers, ont été durcies avec la poussière des siècles. L’épaisseur de toute la série du nouveau grès rouge est évaluée en Angleterre à dix-huit cents pieds : si l’on songe aux grains de sable enfouis dans cette masse, si l’on admet qu’une telle stratification est l’ouvrage des causes naturelles, on s’épouvante en quelque sorte de l’antiquité d’une roche à laquelle le langage humain a donné le nom de nouvelle par opposition à un autre dépôt encore plus ancien. Quoique le nouveau grès rouge ne soit point particulièrement une formation montagneuse, il communique çà et là au paysage des traits vifs et accentués. Linceul d’une ancienne mer, ce terrain a été troublé à son tour par la tempête des événemens géologiques. Cette tourmente des roches qu’on peut suivre de colline en colline, comme les mouvemens d’un océan qui se soulève, jette sur les vertes plaines du Cheshire un caractère de grandeur et de beauté sérieuses. De temps en temps, ces collines, recouvertes de bruyères, se déchirent, et laissent entrevoir dans leur flanc mis à jour des ocres rouges sur lesquelles semble avoir coulé le sang des Titans.
Cette formation n’est point la seule dans le monde où le sel se rencontre à l’état solide et comme tout préparé par les mains de la nature. Il existe dans d’autres contrées de la terre des plaines recouvertes de sel qui s’étendent à perte de vue ; il existe même des montagnes de ce minéral qui s’élèvent jusqu’à dix mille pieds au-dessus du niveau actuel de la mer. On trouve aussi dans les autres pays ce condiment enfoui à diverses profondeurs dans les différentes couches de la formation secondaire. En Angleterre toutefois, c’est seulement dans le nouveau grès rouge que se montrent les roches de sel. Une telle circonstance donne au terrain dont il s’agit une grande valeur économique. C’est une raison de plus pour nous demander d’où viennent ces richesses minérales, et comment elles se sont formées. L’origine de ces immenses dépôts souterrains est aussi ténébreuse que se montre importante la source du commerce auquel donne maintenant lieu en Angleterre l’exploitation des mines de sel. Quelques naturalistes ont attribué les masses de sel gemme, rock salt, qu’on rencontre dans le nouveau grès rouge à d’anciens lacs évaporés sous l’action du soleil ou à d’anciennes mers depuis longtemps évanouies. Une opinion plus vraisemblable est que ces champs de sel ont été déposés dans des lagunes qui communiquaient avec l’Océan, tel qu’il existait alors. Cette origine s’appuie du moins sur des faits naturels qui se continuent de nos jours à la surface du globe terrestre. Il y a dans l’Amérique du Sud des flaques d’eau salée qui ne sont, d’après le récit des voyageurs, ni terre ni mer, c’est-à-dire que l’Océan les recouvre durant une partie de l’année et les abandonne durant l’autre partie à la chaleur desséchante du soleil. Il se passe alors dans ces lagunes ce qui a lieu dans les salines artificielles, — larges et plates étendues de terre ou de sable, entourées de digues comme les polders de la Hollande, et dans lesquelles, à certains temps de l’année, la main de l’homme introduit la mer. Le soleil boit l’eau, et le sel se précipite en cristaux sur le lit desséché de ces réservoirs. Il a fallu sans doute des siècles et des siècles pour entasser couche par couche en vertu d’un tel mécanisme les énormes roches de sel ensevelies maintenant dans les profondeurs de la terre. La masse du nouveau grès rouge, les reptiles éteints qui ont gravé l’empreinte de leurs pas sur les sables aujourd’hui durcis et pétrifiés, les changemens survenus dans la distribution des terres et des mers, tout proclame en effet l’antiquité de ces roches et la durée de l’âge triasique. Si long que semble cet âge, il n’a été lui-même qu’un épisode dans l’histoire du globe terrestre, et les mers d’alors, changées en sel comme la femme de Loth, pour avoir regardé derrière elles dans le passé, ont été remplacées par le mouvement de la création à la surface de la Grande-Bretagne.
À l’histoire ancienne de la nature il nous faut opposer les traits du paysage vivant, les prairies tondues par le bétail, les champs moissonnés par la faux, les rivières chargées de voiles, les hameaux, les villes. Sur ce nouveau théâtre de faits, nous rencontrerons l’homme et les ouvrages de l’homme. Le terrain triasique n’est pas seulement intéressant au point de vue de la géologie et du commerce ; il fournît aux arts, surtout à l’architecture, des matériaux qui ont une valeur. J’ai visité dans le Cheshire des carrières de grès rouge que l’on exploite depuis des siècles. Cette pierre est d’ailleurs facile à extraire. Un ou deux ouvriers dessinent dans la roche à l’aide du pic la figure à peu près parallélépipède du bloc qu’on se propose de détacher. Quand la forme de la pierre est ainsi dégagée, on rompt à l’aide d’un levier, sur lequel appuient deux hommes, la base du bloc, qui adhère encore à la roche-mère. Ces masses obéissent ensuite à la main, soulevées qu’elles sont du fond de la mine par de puissantes grues qui les déposent sur une plate-forme. Les ouvriers qui travaillent dans ces carrières gagnent 3 shillings par jour. Ces roches de grès rouge sont excessivement abondantes et se rencontrent quelquefois à fleur de terre. J’ai vu sur le chemin de Chester à Northwich un village dont les rues sont pavées au moyen de ce dallage naturel. La roche sert d’assise et de fondement aux maisons de brique ; des marches d’escalier ont même été taillées çà et là dans l’épaisseur de la couche exposée à l’air. Le nouveau grès rouge a contribué pour une large part, dans certains districts de l’Angleterre, aux édifices du moyen âge, — les églises et les châteaux. Un des plus beaux types de cette roche appliquée à l’architecture est la cathédrale de Hereford ; mais je choisirai de préférence, entre les villes qui doivent leur existence et leurs monumens au nouveau grès rouge, l’antique cité de Chester.
Chester ne ressemble à aucune autre ville de l’Angleterre, et je n’ai rien vu de pareil sur le continent. Son histoire est très ancienne. Les Romains lui avaient donné le nom de Deva, sans doute parce qu’elle est située sur la rivière Dee, en latin Dea. La forme actuelle de la ville, la division de ses rues en quatre quartiers, tout cela est pour ainsi dire une empreinte romaine. Avant d’être une cité, Chester était un camp, et cette station militaire, occupée jadis par les maîtres du monde, a donné ses principaux traits à la ville qui l’a remplacée. On a trouvé différentes traces du séjour des Romains, des autels avec des inscriptions grecques et latines, des mosaïques, des médailles, des figures de porc en plomb, monumens curieux de l’industrie métallurgique, alors dans l’enfance, mais à laquelle la Grande-Bretagne doit aujourd’hui une partie de ses richesses. Cette ville est un musée : l’ère celtique, la période normande, le moyen âge, la réforme religieuse et la renaissance ont gravé des souvenirs dans ce vieux grès rouge où des animaux éteints avaient déjà imprimé les vestiges de leur passage[2]. Avec ses édifices de pierre molle et friable qui s’émiettent au vent, avec ses vieilles maisons qui penchent, avec ses chroniques d’un autre âge, Chester parle à chaque pas au voyageur de la fragilité des choses humaines et des ravages du temps ; mais il parle de tout cela en philosophe. Ce langage des pierres n’a rien de triste ni de désespéré ; il porte au contraire dans les cœurs les plus troublés un sentiment de paix et de douce mélancolie. Il y a tant de repos dans ces rues que n’agite point le bourdonnement des affaires, tant de quiétude, grave dans les anciens monumens, tant de calme et d’affabilité heureuse sur les visages. La toilette des femmes, quoique élégante, a elle-même un caractère tranquille. Ce sont des robes d’été aux couleurs fraîches et joyeuses, mais discrètes. Chester est la métropole d’un district où fleurit l’agriculture. Les deux parties de la ville qui méritent surtout d’arrêter l’attention d’un étranger sont les remparts, City Wall, et les Rows.
Les remparts de Chester constituent le seul modèle parfait qui existe en Angleterre de cet ancien ordre de fortifications. C’est un mur élevé, assez large pour que deux personnes s’y promènent de front, et qui entoure toute la ville. Bâti durant le moyen âge, ce mur repose sur les fondemens d’un ancien mur construit par les Romains. On peut encore voir, au moins dans un endroit, la base déchaussée de cette construction romaine, qui a servi de racine à des ouvrages plus modernes. Ainsi enfermée dans un corset de grès rouge, la ville ne peut ni s’étendre ni s’agrandir. Les remparts de Chester forment une promenade agréable et peut-être unique dans le monde. Ces fortifications, taillées dans la roche et qui ont été élevées pour détruire la vie de l’homme, servent aujourd’hui à la prolonger, car les convalescens, les vieillards, les femmes délicates y viennent respirer l’air pur et jouir de la fraîcheur du paysage. Je montai dans Eastgate-Street un escalier qui me conduisit à un pont et de là sur les remparts de la ville. Il était curieux de plonger du regard dans l’intérieur des maisons qui se serrent au pied du vieux mur, dans les cours, les jardins pleins d’herbe et de verdure, où de fragiles plantes grimpantes jetaient leurs tiges délicates et leurs fleurs sur des maçonneries usées par l’âge ; mais il faut s’avancer un peu pour que la vue se développe et s’agrandisse. Ici l’œil suit au loin les méandres de la rivière Dee, qui se rend à son embouchure ; là se creuse le lit profond et encaissé d’un canal coupé à vif dans la roche solide de grès rouge ; ailleurs rien n’est plus beau que l’océan de vallées et de prairies qui environnent Chester, si ce n’est le sauvage orgueil des montagnes du pays de Galles, qui se dessinent à distance. Ces montagnes, debout dans leur majesté tranquille, dévoilent un autre système, ou, pour mieux dire, un autre âge de la nature que la roche avec laquelle le mur de Chester a été bâti. Les sombres masses d’ardoise semblent mépriser le grès rouge comme un parvenu, car la noblesse des roches est, ainsi que celle des hommes, dans l’antiquité de leur origine. Vues des remparts de Chester, les montagnes des Wales se confondent avec la ligne extrême du ciel, et en vérité on les prendrait elles-mêmes pour des nuages durcis en pierre. Cette assimilation semblera peut-être injurieuse pour des monumens de la nature qui représentent volontiers la force et la stabilité ; mais au point de vue de la géologie, les montagnes ne sont point à l’abri des vicissitudes, elles passent avec les âges d ! une forme à une autre forme. Le vent chasse le nuage qui change, le temps pousse et altère la montagne.
Sur ces mêmes remparts de la ville, je rencontrai un homme d’une cinquantaine d’années qui contemplait d’un œil réfléchi les solennités de la nature et du passé. C’était un ancien clerc de la paroisse qui avait été contraint de résigner ses fonctions à cause d’une maladie qui lui avait affaibli la vue. Il ne faisait point profession d’antiquaire, et pourtant il était aisé de reconnaître à son langage un admirateur sincère et assidu des vénérables reliques de l’histoire. Pour lui, il n’y avait que Chester au monde, et j’avoue que dans le moment je partageais son illusion. Quoique pauvre et mal vêtu, il était optimiste : à la vue des anciens monumens qui rappelaient de distance en distance les souvenirs de la féodalité, les sanglantes guerres de religion et les temps d’ignorance, il s’extasiait sur le bonheur qu’il y a de vivre dans un siècle éclairé. Je n’aime point les ciceroni ; mais celui-ci n’était point un homme du métier. « Je suis, me dit-il, un enfant de la ville. Autrefois je passais mes loisirs à compulser de vieilles histoires de Chester ; aujourd’hui j’ai de mauvais yeux, et cette promenade est mon livre. J’y retrouve écrits en caractères visibles les heureux changemens que le temps a introduits dans les institutions humaines. Cette vieille tour que vous voyez là-bas est le Water Tower, une ancienne forteresse élevée pour repousser les ennemis maritimes, car à cette époque-là un bras de la rivière se répandait sous cette partie des murs, et les vaisseaux pouvaient voguer jusqu’au pied de la tour. Aujourd’hui il n’y a plus d’ennemis et il n’y a plus d’eau. Dieu merci, notre siècle n’a plus besoin de ces ouvrages militaires qui retracent à la pensée des scènes de carnage. Cette autre tour carrée, à laquelle on a donné le nom de Bonwaldeslhorne’s Tower, et qui se dresse couleur de sang sous son manteau de lierre, est maintenant le muséum d’une institution ouvrière, Mechanic’s Institution. Le contraste entre la destination meurtrière de cet édifice et l’usage qu’on en fait dans les temps modernes oppose victorieusement les mœurs douces et pratiques de notre âge au sombre génie du XIIIe siècle. Voici encore la tour du Phénix, Phœnix Tower : c’est du haut de cette ruine que le roi Charles Ier vit, le 24 septembre 1645, la défaite de son armée, battue par les troupes du parlement dans les plaines de Bowton Moore. Je ne suis qu’un pauvre homme, et j’ai de la peine à gagner ma vie ; mais quand je regarde avec un cœur léger le joyeux paysage qui nous entoure, et quand je songe aux pénibles impressions qui devaient assombrir aux yeux du monarque les mêmes beautés de la nature, je remercie le ciel de ne point m’avoir fait naître roi dans ces temps douloureux. Dire que tant de calme succède maintenant à tant de ravages ! Les élémens destructeurs ont eux-mêmes abandonné la place aux arts utiles et aux divertissemens de l’homme. Cette belle prairie qui ondoie à perte de vue, et où paissent bravement dans l’herbe des vaches et des bœufs, se nomme le Roodeye. Autrefois c’était une mer ; c’est à présent une arène pour les exercices gymnastiques, les parties de cricket[3] et les courses de chevaux.
« Il faut pourtant être juste, continua le vieil antiquaire : il faut reconnaître que si les environs de la ville ont beaucoup gagné au point de vue de l’agriculture, la ville elle-même a perdu sous le rapport du commerce. Il y eut un temps où Chester était un port, florissant ; mais, hélas ! les rivières changent, et par suite des inconstances de la Dee la navigation s’est éloignée. Liverpool a recueilli cette riche moisson. La Dee s’en console, comme vous voyez, en gardant sa ceinture de charmans cottages et de villas, ses vieux ponts romantiques, sa fraîche et ombreuse promenade des groves (bosquets), ses bateaux de plaisir, pleasure boats, et surtout ses moulins, qui remontent à une haute antiquité. Elle a d’ailleurs eu l’honneur d’être célébrée par les poètes Drayton, Browne, Spenser et Milton, qui lui ont donné les épithètes de divine, d’enchanteresse, wizard.
« Je savais bien qu’il devait m’arriver aujourd’hui quelque chose d’heureux, car ma femme a jeté derrière moi, au moment où je sortais, un vieux soulier[4]. Vous ne sauriez croire en effet le plaisir que j’éprouve à parler de l’histoire de Chester avec quelqu’un qui s’y intéresse. Étant une très ancienne cité, ma ville natale a beaucoup retenu des coutumes et des traditions du passé ; elle est riche en chroniques. Dans l’endroit où nous sommes maintenant (Newgate), il y avait anciennement une vieille poterne connue sous le nom de Wolf’s gate ou de Pepper gate (la porte du loup ou du poivre). Au XVIe siècle, le maire de Chester avait une fille qui jouait à la balle dans Pepper-Street avec d’autres jeunes filles. Un jour elle fut enlevée par son amant, et le père, trop tard avisé, fit fermer la porte de la ville par laquelle l’évasion avait eu lieu. De là un proverbe qui n’existait qu’à Chester : « Quand la fille est enlevée, fermez la poterne. »
« Autrefois les habitans de Chester se distinguaient par un goût très vif pour les "représentations dramatiques. On peut même dire que notre ville a été le berceau du théâtre anglais[5]. Une autre source d’amusemens qui attirait beaucoup d’étrangers était la foire. La coutume voulait que durant cette foire on suspendît un gant à l’hôtel de ville, et plus tard au toit de l’église Saint-Pierre. Pour comprendre la signification de cet emblème, il faut savoir que Chester était célèbre depuis des siècles pour ses manufactures de gants, et que dans ce temps-là le commerce n’était point libre. Le droit d’exercer n’importe quel trafic était un privilège réservé seulement aux bourgeois qui étaient nés dans l’enceinte de la ville. Durant la foire, au contraire, tout le monde pouvait s’établir marchand, et le gant suspendu était le signal qui proclamait cette liberté temporaire du commerce. L’usage durait depuis des siècles, lorsque le reform-bill, cet ennemi juste et acharné des antiques monopoles, étendit en 1832 les mêmes droits durant toute l’année aussi bien aux étrangers qu’aux enfans de Chester. Les autorités de la ville n’en continuèrent pas moins pendant quelque temps d’arborer l’ancienne bannière, — le gant, — hors du mur d’enceinte. J’ai vu moi-même cette cérémonie publique, réminiscence d’un autre âge, et c’est seulement depuis une vingtaine d’années que la coutume a été abolie. »
Avant de me quitter, ce promeneur enthousiaste me recommanda surtout de visiter les Rows. C’est en effet une des curiosités de Chester, et rien de tout à fait semblable ne se rencontre dans les autres villes du monde. Chaque côté de la rue a deux rangées de boutiques ; l’une au rez-de-chaussée, l’autre au premier étage : celles d’en bas sont naturellement de plain-pied avec la rue ; à celles d’en haut on communique par des galeries supérieures. Ces galeries, auxquelles on monte par des escaliers de pierre placés de distance en distance, sont ce qu’on appelle les Rows. Le toit des boutiques du rez-de-chaussée constitue la plate-forme sur laquelle on marche, et qui règne de maison en maison sur toute la longueur de la rue. D’un côté, le plafond de la galerie se trouve soutenu par des piliers en bois plus ou moins sculptés, et de l’autre côté il s’appuie sur la devanture des magasins. Ces magasins du premier étage se louent plus cher que les boutiques auxquelles on les voit superposés ; ils sont aussi d’un style plus riche et plus orné. Les Rows se trouvent recouverts par les étages supérieurs de chaque maison. Ces espèces de cloîtres rendent ainsi plus d’un service : grâce à eux, les habitans peuvent aller d’un bout à l’autre de la rue sans s’exposer à la pluie ni à la boue. Ces rues abritées et suspendues conviennent à l’étranger oisif ; il peut se promener, s’arrêter çà et là aux vitres des boutiques, ou, les coudes appuyés à la balustrade de bois, observer ce qui se passe sur la voie publique. Pour l’artiste, de tels passages, empreints d’un caractère à la fois élégant et cénobitique, ont le charme de la nouveauté.
À l’extérieur, ce premier étage, ouvert sur la rue, et le long duquel cheminent les passans, donne à l’architecture des maisons un air étrange ; à l’intérieur, les vieilles arcades, où se répand une lumière discrète, ne manquent pas non plus de physionomie. Ce qui relève encore le style général des Rows, ce sont les très anciennes maisons de bois qui s’y encadrent. Il y a en effet des rues qui ont beaucoup moins souffert les unes que les autres des travaux de réparation[6]. Là se dessine, sous les galeries calmes et mystérieuses, la physionomie d’un autre âge. L’origine des Rows a beaucoup exercé la science des antiquaires. Selon les uns, c’étaient des moyens de défense dans un temps où la ville de Chester se voyait sans cesse exposée aux invasions soudaines des Welches, surtout aux charges de cavalerie. D’autres insinuent, par manière d’épigramme sans doute, que ces galeries ont été construites pour protéger les femmes sensibles contre la rencontre des bêtes à cornes. L’opinion de Pennant est que le prototype de cette forme d’architecture remonte aux vestibules ou aux portiques romains[7]. Quoi qu’il en soit d’une origine si obscure, il est certain que la ville de Chester est celle qui a le mieux compris le climat de l’Angleterre. On s’étonne après cela d’y trouver des marchands de parapluies.
Quoique la plupart des maisons soient construites en briques ou en bois, c’est surtout à Chester qu’on peut étudier les rapports de la géologie avec l’architecture des villes. Tous les anciens édifices y sont bâtis en nouveau grès rouge. On admire surtout la cathédrale et l’église Saint-Jean (John’s Church), qui présente quelques restes d’architecture normande. Il est d’ailleurs curieux de voir comment l’art s’est assorti au caractère de la pierre. Le grès rouge étant une matière tendre qui s’égrène sous la main du temps, les architectes ne se sont guère attachés aux détails ni aux ornemens ; ils ont plutôt fait de la peinture que de la sculpture. C’est en effet par la masse, par la couleur, par les effets d’ombres et de lumières, que ces constructions du moyen âge revêtent un caractère auguste. Rien n’est plus majestueux en vérité que la tour de la cathédrale vue à distance, et qui, même sous un ciel nuageux, semble nager dans un perpétuel coucher de soleil. L’âge donne à cette pierre, colorée par un oxyde de fer, un aspect ruineux qui ne lui messied pas. Vous trouvez à Chester de vieux débris de chapelles, de tours, de donjons, qui n’ont plus guère conservé d’autre forme que celle de la roche, mais qui, enlacés par le lierre grimpant, n’en portent pas moins dans leur décadence un air fier et monumental. Ces spectres rouges du passé ajoutent une physionomie intéressante à la ville, endormie dans le calme d’une heureuse vieillesse.
Il me fallut, non sans peine, me détacher de Chester, car après avoir étudié le nouveau grès rouge sur les différens théâtres où se trouve écrite l’histoire de cette roche, l’ordre naturel des faits voulait que je me dirigeasse, à travers la belle forêt royale de Delamier, vers Northwich, où j’allais rencontrer les sources et les mines de sel. On extrait le sel de la mer, des sources et des mines. La Grande-Bretagne a sous la main ces trois magasins d’approvisionnement. La mer l’environne ainsi qu’elle enveloppe les flancs d’un navire ; dans l’intérieur des terres, les sources d’eau salée jaillissent, et les mines de sel de roche se creusent sous le sol verdoyant du Cheshire et du Worcestershire.
Quoique l’Océan ait été, selon toute vraisemblance, le premier atelier de travail, cette source de richesse saline est aujourd’hui abandonnée par l’Angleterre. Il n’y a plus que l’Ecosse où l’on continue de tirer le sel de la mer. Les manufactures écossaises où l’on élabore ce produit se trouvent situées au bord du rivage, dans des endroits plus ou moins pittoresques. Ce sont des bâtimens longs et bas qui se divisent en deux parties : l’une, appelée fire-house, est destinée à servir d’abri aux ouvriers et à recevoir le combustible ; l’autre, connue sous le nom de boiling-house, contient la chaudière dans laquelle a lieu l’évaporation et aussi la fournaise qui fait bouillir cette chaudière. Dans les pays chauds, on emploie les rayons du soleil à dégager l’eau du sel. C’est la méthode pratiquée en France, en Espagne et en Portugal. À Ruthwell, sur les côtes du Solway Firth, on faisait jadis le sel par le même procédé ; les gens de l’endroit allaient ramasser pendant l’été sur le rivage une croûte saline mêlée de terre qu’ils purifiaient ensuite dans des réservoirs. Aujourd’hui il a été reconnu que le soleil, selon le langage des hommes de l’art, ne travaillait pas assez bien dans ces contrées froides, et qu’il fallait le remplacer par le feu. La chaudière joue en conséquence dans toute l’Ecosse le rôle que remplissent dans le midi de l’Europe les sables chauffés par une lumière plus généreuse. Les fabriques calédoniennes forment une branche d’industrie assez fructueuse ; on obtient d’une chaudière contenant 1,300 gallons d’eau de mer quinze ou seize boisseaux de sel en vingt-quatre heures.
Ces travaux, salt-works, sont très anciens ; en 1128, ils furent concédés sous forme de donations aux abbayes. Plus tard, les Français qui étaient à la cour de la reine Anne perfectionnèrent, dit-on, les salines écossaises, et obtinrent en conséquence, pour la couronne d’Angleterre, un privilège exclusif qui dura jusqu’au règne de Charles II. Un fait curieux est que, jusqu’en 1776, les ouvriers en sel ainsi que les hommes employés dans les mines de charbon de terre étaient esclaves. Il paraît même qu’ils aimaient leur servitude. Quand par hasard on obtenait pour eux du parlement un acte d’émancipation, ils se révoltaient contre cette liberté. C’était, disaient-ils, une ruse de la part des maîtres, qui voulaient ainsi s’affranchir d’un léger tribut consacré par l’usage. La coutume était en effet que quand l’esclave prenait femme, le maître lui fît un cadeau. Aujourd’hui les sauniers écossais forment une libre et rude population, presque aussi noire que celle des mineurs. Je ne m’arrêterai d’ailleurs point à des travaux qui, en face des sources et des mines anglaises de sel, ont conservé peu d’importance.
Ces sources salées et ces mines de sel se rencontrent isolées les unes des autres sur différens points du Cheshire et du Worcestershire ; mais c’est seulement à Northwich qu’elles se montrent réunies. Cette petite ville, entourée d’un paysage bien anglais, qui découvre par instans des perspectives charmantes, s’élève sur les bords du Weaver, une assez jolie rivière qui coule sur un lit de marne, et qui tout près de là court se marier avec le Dane. Il y a deux églises, dont l’une, perchée sur une élévation de terrain et bâtie en grès rouge, salue de loin le voyageur en lui montrant le ciel du bout de sa flèche. La ville par elle-même n’a rien de remarquable ; là seule chose qui me frappa en arrivant, c’est l’état ruineux des habitations. Dans l’hôtel de l’Ange, où je descendis, — et qui est, je crois, le seul hôtel de la ville, — l’escalier chancelait comme un homme ivre, et les murs de ma chambre, à moitié disjoints, semblaient, selon l’expression d’un écrivain anglais, vivre en mauvaise intelligence avec le plancher. L’hôtelier m’avertit pourtant d’un air très sérieux que c’était une des maisons les plus solides de Northwich. Je fus bientôt forcé de partager son opinion, car, en me promenant dans certaines rues, j’avisai des toits qui ne posaient plus sur les logis, des murs de brique fendus, déchirés, des fenêtres déjetées qui prenaient les formes les plus bizarres, des tuyaux de cheminée qui laissaient sortir à mi-chemin la fumée par de larges crevasses. J’entrai par curiosité dans un public-house situé beaucoup plus bas que le niveau de la rue, et dont les lignes d’architecture présentaient la plus grande confusion. L’hôtesse, une vieille femme qui servait de la bière, m’apprit que depuis quelques années la maison s’enfonçait peu à peu : autrefois on descendait dans la cour par trois marches ; à présent on y monte. « Notre demeure tombera, ajouta-t-elle d’un air calme ; Dieu veuille que mon fils ne s’y trouve pas dans ce moment-là, car pour moi je tomberai sans doute avant elle ! » Les habitans de Northwich ont l’insouciance du marin qui traverse la mer sur un bâtiment délabré. Non-seulement les ouvrages de maçonnerie perdent chaque jour leur équilibre sur ce sol miné, mais encore il s’est fait de mémoire d’homme des changemens remarquables dans le niveau des terrains et de la rivière. On m’a montré des vallées qui autrefois étaient presque des collines. Le lit du Weaver lui-même s’est abaissé : il y a quelques années, c’est à peine si un bateau pouvait frayer son chemin dans un des coudes de la rivière ; aujourd’hui, dans le même endroit, un vaisseau de guerre pourrait manœuvrer par les grandes eaux, tant la profondeur est considérable. La cause de ces changemens est facile, à pénétrer : la ville et les environs reposent sur un sol que traversent à l’intérieur des sources abondantes ; ces cours d’eau souterrains, formés par les pluies, se salent aux dépens des masses solides de sel sur lesquelles ils coulent. Il en résulte qu’ils usent la roche et que la croûte de terre superficielle s’affaisse avec les maisons, les champs et les rivières. On ne s’étonnera plus alors de rencontrer à chaque pas les signes précurseurs d’une grande ruine. C’est le sel qui a fait Northwich ; c’est, je le crains, le sel qui la détruira. La ville se trouve en effet menacée avec le temps par les progrès d’un lent et silencieux tremblement de terre.
Si les sources de sel [salt-springs) ravagent le sous-sol, elles donnent naissance d’un autre côté à une branche de commerce florissante. Cette richesse naturelle se montre d’ailleurs très limitée ; les sources d’eau salée n’existent guère que dans deux comtés de l’Angleterre ; elles manquent entièrement à l’Ecosse et à l’Irlande. À Northwich, on les rencontre presque en sortant de la ville. Au sein d’un paysage découvert semé de prairies, d’arbres et de maisons isolées, autour desquelles paissent des chevaux et des vaches, s’élèvent de distance en distance des bâtimens d’une mine sombre, d’une couleur noire, surmontés par un ou deux tuyaux de brique d’où la fumée s’échappe en jetant un nuage sur la verdure. Dans ces bâtimens travaille une pompe à vapeur surveillée par un contremaître ; elle va chercher l’eau à trente ou quarante mètres au-dessous de la surface de la terre. Cette eau est fortement imprégnée de sel. Je pus m’en assurer moi-même, car un seau de brine (saumure) m’ayant été offert, j’en bus dans le creux de ma main et la trouvai beaucoup plus amère que l’eau de l’Océan. Cette amertume fait le mérite des sources anglaises, lesquelles sont deux fois plus riches en sel que les sources de la France. On dit à Northwich que les étrangers qui visitent ces travaux (salt-works) se passent à la ronde une grimace en goûtant à la fortune de la localité. Cette eau coule souterrainement sur une roche de sel qui a vingt-quatre ou trente pieds d’épaisseur ; sous cette roche repose une couche de pierre, et sous la pierre une autre roche de sel. Une fois pompée, l’eau se fend par des conduits dans un réservoir. C’est un long voyage : elle traverse en effet des champs, des prairies, des flaques d’eau douce où nagent et barbotent des canards. Ces tuyaux, placés à une certaine hauteur du sol, ne sont que des troncs d’arbre creusés et ajustés les uns aux autres. Le réservoir ou la citerne (cistern) est une immense construction en bois sur laquelle on peut monter par une échelle et où s’étend entré ciel et terre un lac paisible d’eau salée. Cette eau est ensuite ramenée dans les bâtimens de la fabrique au fur et à mesure des besoins : là, après avoir bouilli un jour et une nuit dans la chaudière [boiling-pan), elle se dépouille par l’évaporation de la matière saline, qui est recueillie et séchée. Quelques sources du Cheshire donnent jusqu’à 22 et même dans certains cas 25 pour 100 de sel. Le personnel de ces établissemens est peu nombreux : il suffit de deux hommes pour desservir la chaudière ; l’un veille le jour et l’autre la nuit. Ils gagnent chacun 5 shillings.
Les sources de sel du Cheshire ont été exploitées sur une grande échelle depuis le règne de Charles II. Ce qui étonne le plus le voyageur, c’est de trouver à l’intérieur du pays, dans un comté tout agricole, comme une apparition de la mer et des travaux qu’on ne s’attendrait à rencontrer que sur les côtes. Cette eau amère qui jaillit et serpente de tous côtés, laissant filtrer le sel qui sue et se cristallise au soleil entre les jointures des conduits, cette odeur marine des fabriques, ces maisons démantelées qui s’inclinent vers la terre comme des navires battus par le vent, tout cela produit un contraste étrange avec les cultures, les moutons qui broutent dans la plaine et les joyeux tableaux de la vie champêtre. L’image de l’océan se présente encore plus vive, si l’on songe que les sources du Cheshire doivent leur richesse minérale à d’anciennes mers pétrifiées en roches de sel. Le voyageur ne se sent plus alors séparé des vagues orageuses par des étendues de terre, mais seulement, selon l’expression d’Addison, par le rivage du temps.
Les sources de sel sont d’un grand produit[8], mais les mines (salt-mines) présentent à l’étranger un ordre de faits et de travaux encore plus intéressant. Une vague tradition veut que les mines de sel aient été, ainsi que les sources saumâtres, exploitées autrefois par les Romains. Ce qui est plus positif, c’est que les roches de sel furent découvertes, sinon retrouvées, à environ un mille de Northwich, en 1670, par des mineurs anglais qui cherchaient du charbon de terre. Avant cette époque, la provision saline de la Grande-Bretagne était surtout fournie par les sources de Droitwich, dans le Worcestershire. L’ouverture des mines du Cheshire, — car le précieux minéral fut successivement rencontré tout autour de Northwich, à Wilton, à Marston, à Wincham, à Sevinington, à Nantwich, — accrut dans une proportion considérable le commerce intérieur et extérieur. Aujourd’hui la nature du sous-sol est connue, et l’Anglais, dans un sage sentiment de prévoyance, a mesuré la profondeur de ces trésors enfouis par les révolutions terrestres. À Northwich, une première roche de sel gemme se trouve séparée d’une seconde roche de sel plus profonde par un lit d’argile dure et pierreuse. Ces deux masses salines, à peu près libres de matière terreuse, atteignent le volume extraordinaire de quatre-vingt-dix à cent pieds d’épaisseur. On peut déjà se faire une idée de la richesse de cette formation ; mais pour surprendre le secret de la race bretonne, qui renouvelle sans cesse ses forces et ses moyens d’approvisionnement par le contact industrieux avec l’intérieur de la terre, il faut descendre dans les mines de sel.
Je fus conduit par un sentier sur la lisière d’un champ où venait de s’abattre une bande noire de choucas. C’est sous ce champ que s’étendait la mine. De hauts tuyaux de cheminées et des bâtimens d’une construction grossière indiquaient l’entrée de la fosse. Sous un hangar recouvert en tuiles, et où gisaient pêle-mêle des débris énormes déroches de sel, s’ouvrait le puits, ou, comme dit la métaphore anglaise, l’œil de la mine, au bord duquel je rencontrai un homme qui me demanda si je voulais descendre. Sur ma réponse affirmative, un vaste tonneau de trois ou quatre pieds de circonférence, qui était suspendu en l’air par une forte chaîne, s’abaissa. Je montai sur la plate-forme, et je me plongeai dans le tonneau, qui me couvrait presque jusqu’au cou. Comme nous étions trois, on nous avertit de nous serrer les uns contre les autres, attendu que la bouche était étroite, doublée de fer jusqu’à une certaine profondeur, et que nous courions risque de nous frotter durement contre les parois circulaires du puits. Le tonneau, soulevé par la chaîne, se balança un instant au-dessus de l’ouverture de la fosse, puis s’enfonça rapidement dans la nuit croissante. Déjà tout était silencieux ; on n’entendait plus que les gouttes d’eau salée filtrant à travers la roche, et qui suintaient le long des murs. Quoique la profondeur du puits ne fût que de trois cent trente pieds et que la descente ne durât que quelques minutes, ce voyage suspendu nous semblait long et monotone. Il est assez naturel en pareil cas de lever les yeux vers l’embouchure du puits pour y chercher la lumière, dont le cercle se rétrécit de moment en moment. Vers le milieu de la fosse, cette lumière paraissait comme une lune ; quand le tonneau toucha le fond, ce n’était plus qu’une étoile.
Nous fûmes reçus par un homme d’une cinquantaine d’années, à cheveux gris, à figure vénérable, qui travaillait dans la mine depuis l’âge de douze ans. Il nous distribua des chandelles longues et minces ; lui-même avait à la main un chandelier de mineur, c’est-à-dire une boule d’argile molle qui permet de fixer la lumière contre les saillies de la roche, et qui prend aisément toutes les formes. Ces flambeaux ne servaient qu’à rendre plus visibles les ténèbres, qui, au premier abord surtout, paraissent couvrir le souterrain comme un voile noir. Les mines de sel n’ont pourtant rien de la solennelle horreur qui règne à l’intérieur des mines de charbon de terre ; on n’y sent point tomber sur sa tête ces gouttes d’eau terreuse qui filtrent de la voûte humide et surbaissée, ainsi que les larmes de la nuit. Un air salé, mais sec, une douce et uniforme température, pénètrent au contraire ces lieux sombres ; le plafond de la mine, supporté par des murs latéraux ou par des piliers taillés dans la roche de sel, est d’une élévation considérable. Pour le reste, les travaux et les systèmes d’excavation sont à peu près les mêmes que dans les houillères : c’est à l’aide, de la pioche et du coin, c’est avec le secours de la poudre à canon que l’homme s’ouvre un chemin à travers l’épaisseur des masses solides et cristallisées. À mesure que vous avancez dans la mine de sel, le spectacle s’élargit et l’espace intérieur se découvre. Il est difficile alors de ne point admirer cette architecture simple, mais grandiose, ces espaces vides qui s’étendent dans l’obscurité comme la nef d’une immense église souterraine[9], ces murs qui ont la forme, la transparence et la couleur du sucre candi, ces massifs piliers dont les facettes brillent sous la réflexion de la lumière que vous portez à la main, et, plus encore que tout cela, le caractère religieux que répandent le silence et la nuit sur ces travaux de l’industrie humaine. De temps en temps, on voit à distance une ou plusieurs lumières scintiller sur le fond noir de la mine : ce sont des ouvriers qui travaillent. Quand elles se meuvent, ces lumières dessinent vaguement des formes humaines, comme celles qu’on se représente dans les cavernes de brigands. De temps en temps aussi, le silence habituel de ces voûtes est violemment troublé par des explosions qui retentissent avec un bruit de tonnerre : c’est la poudre qui disloque en éclatant les membres de la roche. Vous marchez à travers un monceau de ruines ; le chemin inégal est jonché de gigantesques débris de cristaux qui affectent surtout la couleur jaune ou rougeâtre, quoiqu’il y en ait de blancs et de diaphanes comme la glace. À la vue de ces blocs arrachés, de ces richesses minérales qui semblent renaître sous la pioche ou sous les traînées de poudre à canon, tant la masse est inépuisable, il est permis de croire à une sage prévoyance de la nature. L’homme aime à se figurer que c’est pour lui et en vue de ses besoins qu’ont été engloutis dans le sein de la terre ces immenses magasins de sel, ouvrages des mers évanouies, qui ont travaillé pour lui et bâti ces roches à une époque infiniment reculée, où nulle des formes animales qui vivent maintenant à la surface des îles britanniques n’était encore sortie du moule de la création. Si, en faisant leur œuvre, les élémens d’alors ne pensaient point aux sociétés humaines, quelqu’un doit y avoir pensé pour eux.
Les mines de sel ont leurs jours de fête. À Noël et à la Pentecôte, on allume jusqu’à six cents chandelles ; je laisse à penser l’effet que produit alors dans ce palais de cristal souterrain la réflexion de ces lumières sur tant de surfaces brillantes. Des bandes de musiciens jouent des airs appropriés à la circonstance. On goûte, quelquefois même on danse ; les femmes de mineurs remplacent ce jour-là les divinités un peu grossières dont les anciens aimaient à peupler les grottes profondes. Durant tout le reste de l’année au contraire, les mines de sel ont le caractère sérieux qui convient au travail et à la nuit. Mon guide connaissait ce souterrain aussi bien que sa chambre. Pour moi, chaque pilier semblait devoir être le dernier, car les rayons de la lumière que je portais à la main ne s’étendaient point au-delà ; mais il était suivi d’un autre, puis d’un autre, et entre ces points d’appui se prolongeaient de larges voûtes qui semblaient suspendues sur le vide. Dans les intervalles, le regard se perdait au milieu d’une obscurité sans fin, où tout avait l’immobilité du sépulcre. Enfin nous arrivâmes au bout de la mine. Un groupe d’ouvriers travaillait à extraire des blocs de sel qui s’amoncelaient et s’élevaient presque jusqu’au plafond. Parmi ces ouvriers, quelques-uns accomplissaient une tâche pénible ; la tête pliée sous la voûte comme des cariatides antiques, ils arrachaient durement dans l’épaisseur du mur de larges morceaux de cristal ou perçaient la veine qui, remplie avec de la poudre à canon et bourrée, faisait sauter les quartiers de roche. Le personnel et les moyens de transport varient selon l’importance de la mine. Dans celle que j’étais en train de visiter, cinquante hommes extraient chaque semaine quinze cents tonnes de sel brut et reçoivent par jour un salaire de 3 shillings 6 pence ; ce sont les ouvriers qui transportent eux-mêmes les débris tombés de la roche. Dans d’autres mines, on emploie des chevaux, des poneys et des ânes à traîner les blocs de sel sur un petit chemin de fer. Ces animaux ont été introduits jeunes dans la fosse, ils n’en remontent que pour être abattus ; pendant les heures de repos, ils habitent une écurie taillée dans la roche de sel gemme.
Nous revînmes vers l’entrée de la mine par un autre chemin que celui que nous avions suivi pour en atteindre l’extrémité. Quoique le temps qu’on passe dans ces lieux souterrains ne soit pas très long, et malgré l’intérêt très réel que présentent des tableaux si grands de l’industrie humaine, l’âme se sent oppressée par la nuit comme par un manteau de plomb. Mon guide, lui, n’éprouvait rien de semblable : il aimait la mine comme une vieille connaissance. Il était fier de l’admiration qu’exprimaient les visages à la vue de cet édifice aux rudes cristaux qui semblait bâti par les fées dans l’intérieur de la terre. « Le seul malheur, me dit-il, est que les mines de sel coûtent beaucoup à creuser, et que la durée en est incertaine. Elles peuvent être détruites par divers accidens, mais surtout par les sources qui coulent au-dessus de la voûte et qui l’usent continuellement. Quelquefois ces sources se précipitent dans l’intérieur des travaux, dissolvent les piliers sur lesquels reposent les diverses parties de l’édifice et entraînent la chute de toute la masse, qui s’écroule, laissant à la surface du sol de vastes abîmes, comme à la suite d’un tremblement de terre. Malheur aux ouvriers qui se trouvent alors de service ! Vous avez sans doute vu près d’ici l’endroit où une mine de sel est tombée, il y a quelques années, ensevelissant avec elle une machine à vapeur, six chevaux, neuf hommes et quelques maisons. » L’idée que l’eau coulait au-dessus de nos têtes et que le plafond de la mine pouvait fondre n’avait rien de très rassurant ; mais ce danger imaginaire ajoutait le charme de l’émotion à la sombre beauté des lieux. Cependant nous avions regagné par une vaste galerie l’ouverture intérieure de la fosse (shaft), que les ingénieurs anglais comparent à la trachée-artère ; c’est en effet par ce tuyau que la mine respire. À travers les cercles d’ombre qui s’élevaient en tourbillonnant vers le ciel, la lumière du jour se remontrait avec la forme et la blancheur d’un shilling. Notre guide nous fit ses cadeaux, — quelques morceaux curieux de sel gemme, — puis il nous souhaita un bon voyage. Le véhicule qui nous avait portés jusqu’au fond de la mine nous remonta en silence. Dans ce voyage d’ascension, nous vîmes peu à peu disparaître les chandelles et les hommes ; puis, après avoir traversé la nuit, nous nous retrouvâmes dans le hangar au milieu des blocs de sel versés par le tonneau.
Ce minéral est employé dans certains pays pour sculpter des ouvrages d’art. Il existe en Espagne, près de Cardona, dans la Catalogne, une montagne de sel dont la masse présente une élévation de quatre à cinq cents pieds. Le sel de Cardona, de différentes couleurs, mais le plus souvent blanc et transparent comme le cristal, reste longtemps dans l’eau sans se dissoudre : on en fait des vases, des urnes, des chandeliers. En Angleterre, le sel gemme se montre beaucoup plus sensible aux influences de l’humidité ; aussi se hâte-t-on de le convertir en objet de commerce. De la bouche de la mine, on commence par le transporter dans la maison à bouilloire [boiling-house), où il va se purifier et revêtir la blancheur de la neige. Les boiling-houses sont de grossières constructions, avec une fournaise et de grands tuyaux de cheminée qui la nuit flamboient dans le ciel comme des torches. On monte par un escalier en échelle sur une plate-forme en bois, au milieu de laquelle fume une chaudière ouverte et peu profonde, ayant à peu près vingt pieds de long sur douze de large. C’est là-dedans qu’on jette le sel, plus ou moins chargé de matière terreuse, et tel qu’il est sorti des entrailles de la mine. Quand il a bouilli dans l’eau durant six ou sept heures, on le recueille dans des moules (barrows) qui ont à peu près la forme d’un pain de sucre. De là on le transporte dans une chambre chaude, où on le laisse sécher pendant quelques jours. À partir de ce moment, le sel est fait, il ne reste plus qu’à l’entasser dans le store-house, sorte de grange ou de magasin au sein duquel il est curieux de voir ces montagnes neigeuses, plus ou moins recouvertes d’une légère croûte de poussière. La blancheur du sel fabriqué contraste en effet d’une manière piquante avec les murs sombres et enfumés de la manufacture, les amas de charbon de terre et toute sorte de choses noires. Au fur et à mesure des demandes, on remue à la pelle et l’on charge sur des voitures ou des bateaux ce produit de l’industrie. La vue d’un tel ensemble de travaux fait naître plus d’une réflexion sur les soins et les sacrifices qu’exige la préparation des matières les plus usuelles. Les fournaises du Cheshire ont rugi, les roues des machines ont tourné, des vies d’ouvriers ont même été détruites dans plus d’un cas par des accidens divers, avant que l’homme puisse jouir à table d’une chose aussi vulgaire qu’une pincée de sel.
Au point de vue du commerce des salines, la position de Northwich est excellente. Presque tout le sel destiné à l’exportation se fait dans la vallée du Weaver, il est expédié sur cette rivière dans des barques. Le Weaver communique avec le Mersey, qui se jette dans la mer à Liverpool. Parmi les autres mines du Cheshire, je dois signaler celles de Wilton et de Nantwich[10]. À Wilton, j’ai visité les plus beaux et les plus gigantesques ouvrages de ce genre qui existent, je crois, en Angleterre. Figurez-vous un édifice circulaire de 108 mètres de circonférence, dont le toit ou la voûte s’appuie sur vingt-cinq piliers d’une dimension énorme. Illuminées aux chandelles, ces masses de sel solide produisent un effet auguste et ravissant. Le voyageur stupéfait ne sait ce qu’il doit admirer le plus ou de ces richesses souterraines de la nature, ou du caractère titanique des constructions. Il ne faut pas non plus oublier Droitwich (dans le Worcestershire), qui produit le sel le plus blanc qui existe dans le monde. La ville de Droitwich était connue des Romains. Elle envoie aujourd’hui par le canal d’immenses quantités de sel qui, n’étant point secouées par le mouvement de la mer, arrivent à Londres dans les meilleures conditions, c’est-à-dire sous forme de briques de neige au grain fin et scintillant. À Londres, le grand entrepôt de cette denrée se trouve dans City Road, où, du haut du pont qui traverse le canal, vous pouvez voir les wharfs et les magasins de sel. Il y a d’autres établissemens du même genre dans Wapping et près du marché de Billingsgate. Sur ces différens théâtres de travaux, on est à même de se faire une idée du lien qui existe entre la géologie des îles britanniques et la prospérité commerciale de la nation anglaise. Les sources et les mines inépuisables du Cheshire et du Worcestershire fournissent du sel à plusieurs états de l’Europe et de l’Amérique. Les Anglais exportent surtout cette marchandise dans les Pays-Bas, en Prusse et en Russie. On estime à cinq cent mille tonnes la production annuelle du sel en Angleterre[11]. Le capital qui fonctionne dans les fabriques est, dit-on, de 1 million de livres sterling, et l’on évalue à dix ou douze mille au moins le nombre des ouvriers que cette industrie fait vivre.
L’exploitation des mines de sel nous amène à parler de la vie des mineurs. Ces derniers forment une corporation très distincte, qu’il ne faut point confondre avec celle des ouvriers qui travaillent dans les fosses de charbon de terre. D’abord le séjour dans les mines de sel est beaucoup moins pénible et beaucoup moins dangereux que dans les autres ateliers souterrains de la Grande-Bretagne. L’air y est sec et salubre ; on se plaint même de ce qu’il soit trop bon, car on dit que cet air salé produit l’effet des brises qu’on respire sur le rivage de la mer : il excite la soif et l’appétit. Les mineurs du Cheshire qui ne commettent point d’excès atteignent la moyenne ordinaire de la longévité. Par malheur, la tentation est forte : ces hommes ont, disent-ils eux-mêmes, un diable dans le gosier, et, comme leurs salaires sont assez élevés pour la campagne, ils exorcisent trop souvent l’esprit malin avec un verre d’ale ou de porter. Dans la voiture qui me conduisit de Northwich au chemin de fer se trouvait une jeune fille, qui, venue de loin pour embrasser son frère, ouvrier dans les mines, s’en retournait les larmes aux yeux : elle n’avait pu voir que les murs de la prison où ce frère, honnête homme d’ailleurs, s’était fait renfermer à la suite de désordres provoqués par la boisson. Je ne voudrais pas qu’on jugeât par ce fait isolé les mœurs de tous les mineurs de sel ; mais je tiens d’un ministre protestant de la localité, le révérend M. Waller, que la prévoyance et la sobriété sont les vertus les moins pratiquées par ces hommes, qui sortent altérés de la fosse. Quoique plus civilisés que les colliers (ouvriers des charbonnages), les mineurs de sel laissent encore beaucoup à désirer sous le rapport de l’instruction. Ils ont peu profité jusqu’ici des sources de développement moral ouvertes à Northwich et dans d’autres villes par la bienfaisance publique. La race saxonne a dans les veines une goutte du sang des Titans ; rien ne l’arrête, rien ne l’effraie dans la conquête du monde physique ; elle porte de superbes défis à la nature, creuse les montagnes, entame les roches et jette à la face du ciel les richesses arrachées du sein de la terre ; mais cette race aux bras forts devient tout à coup timide dès qu’il s’agit de toucher aux usages reçus. Peut-être faut-il voir dans cette dernière circonstance une sage économie de la nature, qui a su mettre des freins et des contre-poids à l’audace de certaines familles humaines. Le groupe des mineurs se distingue encore plus que les autres branches de la société anglaise par un attachement tenace aux coutumes et aux traditions du passé. Il est rare qu’ils prennent l’initiative d’aucune mesure tendant à améliorer leur condition. Leur temps, j’oserais presque dire leurs affections, se partage entre la mine, à laquelle ils sont de bonne heure fiancés, et la vie de famille.
Il y a quelques années, on employait beaucoup de femmes dans les salines du Worcestershire. La nature pénible des travaux, l’état de demi-nudité qu’ils exigent, sont pourtant tout à fait incompatibles avec certains sentimens de délicatesse. Une réforme introduite par M. Corbett, entrepreneur de salines, et secondée par le clergé anglican, a aujourd’hui limité le nombre des femmes occupées dans les salt-works. Rien de semblable n’existe dans le Cheshire, où les femmes se contentent de soigner leur ménage. Des groupes de maisons, épars au milieu des champs et situés dans le voisinage des mines ou des sources de sel, abritent une population laborieuse. Ces cottages de brique ont entre eux un air de famille et annoncent bien le niveau des conditions sociales. Un jardin cultivé souvent par la main des femmes, quelques poules et l’ami indispensable de la maison, un brave porc, ajoutent un air d’aisance et de bien-être rural à l’habitation du mineur. Ces toits si calmes au milieu d’un paysage tranquille cachent pourtant plus d’une scène douloureuse. Quand le mari s’attarde, la femme tremble ; elle craint que la chaîne du puits ne se soit brisée, ou qu’un quartier de roche, en se détachant, n’ait blessé son mari. Ce sont en effet des catastrophes trop communes à tous les ouvriers mineurs. À la porte d’un cottage, j’avisai une femme d’une trentaine d’années vêtue d’une simple robe noire en laine et coiffée d’un bonnet de veuve qui encadrait un profil agréable, mais amaigri. Une grappe de raisin en bois suspendue au-dessus de la porte[12] m’apprit que cette veuve tenait un petit débit de bière, et que je pouvais entrer. M’étant assis, je lui demandai par quel accident elle avait perdu son mari. « C’est, répondit-elle, une histoire connue de tous les mineurs du voisinage. Mon mari, — que Dieu donne le repos à son âme ! — travaillait depuis l’enfance dans une fosse de sel, salt-pit, dont vous pouvez voir d’ici les bâtimens et les cheminées. La première fois qu’il me paya ses attentions[13], c’était dans une fête qui se célébrait le lendemain de Noël au fond de la mine et où il y avait plus de mille chandelles allumées. J’avais alors dix-sept ans, et l’on me trouvait jolie ; lui avait vingt-deux ans, il était fort regardé à la ronde par les jeunes filles. Je crois que notre amour en naissant rendit jaloux un des esprits qui habitent dans l’intérieur de la terre. Il faut vous dire en effet que c’est une mine hantée, a haunted mine. Cette dernière circonstance était bien connue de ma grand’mère. La vérité est qu’à travers la musique j’entendis murmurer à mon oreille des bruits étranges et que mon cœur battait très fort. Je sortis de la mine avec un grand trouble. Quelques jours après, je promenais vers le soir ma chèvre dans la campagne, quand je rencontrai William (c’était son nom), qui revenait des travaux. Il m’aborda, et comme j’étais confuse, je levai les yeux ’ au ciel, où j’aperçus la nouvelle lune. « William, lui dis-je, passez-moi bien.vite une pièce d’argent, » car je n’en avais pas dans la poche de mon tablier. Il m’offrit sa bourse de cuir en ajoutant qu’elle était mienne, si je voulais l’accepter, « Ce n’est pas cela, lui répondis-je ; mais j’ai besoin de faire un souhait. » Je tournai la pièce d’argent dans ma main et je souhaitai[14]… Je ne sais point si j’étais rouge dans ce moment, mais il comprit le vœu que j’avais formé tout bas, car il me dit : « Cela sera ; ma parole vaut bien celle de la lune. » En effet, six mois après nous étions mariés. William était un bon ouvrier qui ne dépensait point son argent avec les camarades ; aussi notre petite maison prospéra, et notre mariage fut béni par la naissance de deux enfans. Je n’étais pourtant point sans inquiétude, car je connaissais bien la méchanceté des esprits. Chaque fois qu’il tardait à revenir de son travail, ma tête était perdue. Un soir (il y a de cela dix-huit mois), j’avais compté inutilement les heures après les heures ; en proie à une agitation extrême, je courus vers la bouche de la fosse. Je lus tout de suite sur le visage des hommes qu’il était survenu un accident au fond de la mine. Ils voulaient me retenir, mais je m’élançai malgré eux dans le tonneau. Comme ils virent que j’étais résolue, ils consentirent à lâcher la chaîne, La mine était silencieuse et noire : les travaux avaient cessé. Dans tout autre moment, j’aurais eu peur ; mais la crainte d’un danger réel et d’un événement terrible me donna du courage. Je me dirigeai de pilier en pilier jusqu’au fond de la mine, où brillait un groupe de chandelles. Vous pouvez juger de mon désespoir quand, au milieu d’un cercle de mineurs, j’aperçus mon mari couché presque insensible sur des morceaux de sel amoncelés ; un camarade lui soutenait la tête. Les autres ouvriers avaient jeté sur lui leurs habits pour le couvrir. Il me reconnut et voulut sourire ; mais la pâleur de la mort était sur son visage. On avait envoyé chercher un médecin qui arriva sur les lieux au bout de quelques minutes. Le docteur l’examina, puis, secouant la tête d’un air qui me glaça le sang dans les veines, il se fit expliquer la nature de l’accident. « Ce bloc est tombé sur lui, » dit l’un des ouvriers en montrant une énorme masse de sel qui gisait à terre. Sur l’ordre du médecin, deux camarades soulevèrent mon pauvre homme avec précaution et retendirent sur un traîneau qui glissa vers l’ouverture de la fosse. Durait le trajet, je soutenais sa main droite qui était pendante et froide ; mais quand nous arrivâmes au shaft, il expira. Les mineurs sont bons entre eux et compatissent au sort des pauvres veuves : ils m’aidèrent à monter ce petit commerce, et maintenant ils viennent boire dans ma beer-shop, de préférence à toute autre du voisinage. »
Tels sont les dangereux travaux d’extraction que nécessite le sel. Pour connaître les applications de ce minéral, c’est dans d’autres districts industriels ou agricoles que j’avais à me transporter.
« Le sel est bon, dit l’Évangile, et si le sel venait à s’évanouir, avec quoi les hommes assaisonneraient-ils leur nourriture ? » Pour se faire une idée de la valeur d’un produit naturel, il faut en effet le supposer absent de la surface du globe. Cette hypothèse n’est d’ailleurs point dénuée de tout fondement, si l’on se place à un certain point de vue géographique. Il existe des contrées où le sel n’a point été jusqu’ici découvert et où, les relations commerciales étant extrêmement limitées, les habitans ne peuvent se procurer que par hasard cet objet de luxe. Je citerai comme exemple l’intérieur de l’Afrique. Là un voyageur européen s’étonne de voir les enfans sucer avec délices un morceau de sel gemme comme si c’était un morceau de sucre. Cette friandise est interdite aux pauvres ; aussi, dans le langage du pays, dire qu’un homme mange du sel avec ses provisions de table est une manière de déclarer que c’est un homme riche. Un célèbre voyageur anglais qui a visité ces régions barbares, Mungo-Park, avoue lui-même avoir beaucoup souffert de la privation de ce condiment. L’usage prolongé de la nourriture végétale sans assaisonnement de sel crée, dit-il, un malaise que les mots de la langue humaine ne peuvent exprimer.
Le sel n’est point un aliment par lui-même, mais il relève le goût de presque toutes les autres substances alimentaires. L’usage de ce condiment est très ancien et se perd dans la nuit des siècles. Un article de cuisine d’un emploi si journalier devait se mêler aux mœurs et aux superstitions domestiques. En Écosse, le plancher d’une maison neuve ou qui changeait de locataire était toujours saupoudré de sel ; on croyait ainsi introduire la bonne fortune. On plaçait aussi une assiette remplie de sel sur la poitrine d’un mort, après lui avoir fait la toilette funéraire. Cette coutume avait pour objet de conjurer les mauvaises influences. Le sel se rattachait en outre aux rapports de la vie sociale : le maître l’offrait à ses serviteurs, le chef de la maison le présentait à ses hôtes, comme un gage de la fidélité qui devait régner entre eux. Il servait même à marquer la distinction des rangs. Autrefois, en Écosse, les personnes considérables dînaient avec leurs subordonnés et leurs domestiques. Le chef de la maison occupait, ainsi que les membres de sa famille, le haut de la table, et le plancher de la salle s’élevait dans cet endroit-là comme pour leur faire honneur. Les convives les plus distingués s’asseyaient à côté des maîtres, les autres venaient à la suite ; le rang des personnes allait ainsi déclinant jusqu’au bout de la table, où se trouvaient les serviteurs. On avait là une image parfaite de la société d’alors avec la différence des conditions réunies sous l’autorité du paterfamilias. À un certain endroit de la table se plaçait une grande cuve de sel qui servait de ligne de démarcation entre les supérieurs et les inférieurs. S’asseoir au-dessus du sel était le privilège d’un gentleman ou d’un homme de bonne famille, tandis que s’asseoir au-dessous du sel était une expression consacrée qui indiquait une humble situation dans la société. Il y avait aussi une dégradation correspondante dans la qualité des liqueurs : un vin généreux coulait à la tête de la table dans les cornes de taureau, puis la boisson devenait plus vulgaire, et finissait à la queue de la table par de la petite bière.
Aujourd’hui le sel, si l’on regarde au bon marché[15] de ce produit, est plutôt dans la Grande-Bretagne un symbole d’égalité que d’inégalité entre les classes. Il nous faut tout d’abord indiquer les causes qui ont réduit dans ces derniers temps à un si bas prix la valeur de cette denrée, en premier lieu la richesse des mines et des sources de sel en Angleterre, ensuite l’abolition de la taxe. Cette taxe avait été imposée par Guillaume III. En 1798, elle était de 5 shillings par boisseau, environ 1 penny par livre de sel ; mais elle s’éleva plus tard[16] jusqu’à 15 shillings par boisseau. L’opinion publique s’émut, et l’impôt sur le sel fut abrogé en 1823 par la chambre des communes. Il est curieux de voir avec quelle aisance le parlement anglais supprime tout à coup et sans réserve aucune des branches importantes du revenu public, dès que le sentiment général se prononce contre de telles contributions. Les conséquences de la mesure votée en 1823 furent heureuses. L’abolition de la taxe mit un terme à la contrebande du sel, qui s’exerçait jadis sur une échelle considérable. Les contrebandiers pratiquaient la fraude avec une audace extrême, traversant quelquefois les villages le dimanche en plein jour au moment où tout le monde assistait au service religieux. Le bruit de leurs lourds chariots roulant sur le pavé arrivait, dit-on, aux oreilles de la pieuse congrégation, scandalisée, mais immobile et contenue par l’austérité du rite protestant. Un autre service non moins considérable rendu par le retrait de la taxe a été de répandre l’usage d’une matière de première nécessité. Le sel est un produit dont les conséquences s’étendent à tout, au bien-être domestique, aux arts, à l’industrie, à l’agriculture.
Avant 1823 et même quelques années après l’abolition de l’impôt du sel, ce commerce était entre les mains de marchands en boutique, qui avaient besoin d’obtenir une licence spéciale. Le bon marché de cette denrée et la liberté de la vente ont donné naissance, dans les trente dernières années, à l’industrie des marchands de sel sur la voie publique, salt street-dealers. Ces derniers se promènent dans les quartiers de Londres et jusque dans la campagne avec une petite voiture à surface plate, sur laquelle s’étalent des briques de sel d’une blancheur immaculée. Les plus consciencieux d’entre ces petits marchands, ceux qui tiennent à conserver pure leur réputation, achètent leur provision de sel à Moore’s wharf Paddington ; c’est le plus cher et le mieux raffiné. Ils le paient à raison de 2 shillings les cent livres et le revendent en détail à un penny la livre, car dans le débit le sel ne se mesure plus, il se pèse. On s’établit marchand de sel ambulant avec un très faible capital ; ce qui coûte le plus, c’est le cheval, l’âne ou le poney ; aussi plusieurs d’entre eux s’en passent et tirent bravement leur charrette. L’un de ces marchands que j’avais vu dans un temps à la tête d’un âne et d’une voiture, mais que je rencontrai plus tard sans autre auxiliaire que lui-même dans les rues de Plumstead, m’expliqua ainsi les motifs de cette réforme économique : « D’abord, dit-il, l’animal mangeait trop, sept ou huit pence par jour, et ensuite, comme la route est pierreuse, il avait trop souvent besoin d’être ferré à neuf. Un jour que je lui avais acheté une paire de chaussures[17], je m’aperçus que les miennes étaient en très mauvais état. Je pris alors la résolution de me passer d’âne et d’avoir aux pieds de meilleurs souliers. Je paie maintenant au cordonnier ce que je payais au maréchal ferrant, et je m’en trouve mieux. » Quoique assez considérable, l’armée des marchands de sel dans la rue se trouve limitée par la concurrence des marchands très nombreux qui vendent la même denrée dans les boutiques. Le sel de table anglais jouit d’une célébrité européenne, et il la mérite par la finesse, la pureté et la nature solide des briques, lesquelles ressemblent à des pains de sucre d’une forme plate et allongée. La consommation en est énorme : on a calculé qu’en France chaque individu absorbait par année 19 livres 1/2 de sel en moyenne, tandis que les habitans de la Grande-Bretagne en usent 22 livres par tète. Ln économiste distingué, M. M’Culloch, attribue à cette circonstance une certaine influence sur l’alimentation des deux races. C’est, selon lui, la raison pour laquelle un Anglais mange plus que ses voisins d’outre-Manche[18].
Le sel représente le principe conservateur dans la nature. Il communique une éternelle jeunesse, selon l’expression d’un poète anglais, aux eaux de certains lacs et surtout aux eaux de la mer, qui, sans lui, ne seraient plus depuis des milliers de siècles qu’un foyer de corruption. C’est aussi à titre de condiment que le sel joue un rôle suprême dans l’alimentation publique. L’usage de cette substance à la fois naturelle et artificielle répond chez les peuples civilisés au sentiment de la prévoyance. Tandis que le sauvage gorgé de viandes laisse perdre autour de lui le superflu de sa chasse, quitte à mourir de privation et de besoin quelques jours après, l’homme des sociétés domine le hasard en conservant ses provisions. Il n’y a peut-être pas de nation au monde qui soit plus tributaire du sel que la Grande-Bretagne : il est facile de s’en convaincre, si l’on réfléchit à l’étendue de ses relations maritimes, à ses colonies, à ses postes militaires, jetés sur des côtes et des rochers stériles jusqu’aux extrémités du monde habitable. La même substance qui entre les mains de la nature a servi à confire les mers, to pickle the Ocean, sert aujourd’hui, entre les mains de l’homme, à sillonner la surface de l’abîme. Sans l’usage des viandes salées, on n’aurait jamais pu entreprendre les voyages de long cours, et certains vaisseaux anglais qui naviguent jusqu’à trois et quatre années de suite dans des mers désertes manqueraient des moyens de ravitailler leurs équipages. Le bon marché et l’abondance de ce condiment ont imprimé aux pêcheries britanniques un développement qui défie toute rivalité. La Hollande elle-même a dû baisser pavillon devant les filets de l’Angleterre[19]. L’agriculture tire de son côté une partie de ses richesses de l’énorme quantité de viandes salées que la Grande-Bretagne consomme ou exporte jusqu’aux extrémités du monde. L’art des saumures est porté dans tout le royaume-uni à un haut degré de perfection. Il est pourtant vrai de dire que le meilleur sel pour conserver les viandes et les poissons ne s’extrait point des sources ni des mines du Cheshire, mais des salines du continent, où le soleil fait l’office de chaudière. Les Anglais importent en vue de ces préparations alimentaires trois ou quatre cents boisseaux de sel par an qu’ils tirent des côtes de l’Espagne ou du Portugal. Le sel d’ailleurs ne s’applique point seulement aux usages de la vie domestique : on se sert de cette substance dans les manufactures pour composer un grand nombre de produits chimiques et de drogues médicinales ; il paie un tribut aux arts en entrant dans la préparation d’une certaine couleur jaune, painter’s patent yellow ; il concourt à la fabrication du verre, à la vernissure des poteries, au blanchissage des toiles ; on l’emploie aussi à tremper l’acier et à rendre le fer malléable. Je m’arrêterai à ce dernier ordre de services, et je choisirai pour théâtre des travaux métallurgiques où figure le sel la ville de Sheffield.
Sheffield a été nommé par les Anglais la métropole de l’acier. Quand vous arrivez par le chemin de fer, la ville, qui n’est pour ainsi dire qu’une immense forge, située à l’embouchure des mines de charbon de terre, semble se débattre dans un épais nuage de fumée. Les hommes, les maisons, le ciel, tout est noir. Assise au confluent de deux rivières, — le Sheaf, auquel elle doit son nom, et le Don, qui entre sur le territoire de Sheffield à Wardsend, — cette sombre cité industrielle reçoit en outre plusieurs cours d’eau qui descendent des collines avoisinantes. Ces eaux laborieuses rendent plus d’un genre de service aux manufactures et aux usines ; elles fournissent surtout par leurs chutes aux roues des machines une force motrice immense et économique. Je dois dire qu’elles portent la peine de leur utilité, tant elles sont d’une couleur trouble et boueuse. Il a fallu, dans ces derniers temps, amener à grands frais des sources d’eau potable, et former de vastes réservoirs pour les usages domestiques des habitans. L’industrie a également dépeuplé tout autour de Sheffield les rivières et les ruisseaux. Un meunier me montrait avec tristesse un rapide courant qui faisait tourner la roue de son moulin, et où il se souvenait d’avoir péché des truites dans son enfance. Aujourd’hui ces mêmes eaux travaillent trop pour produire ; la vie s’est retirée d’elles au fur et à mesure que l’industrie y versait des élémens étrangers, ou délétères. Il est d’ailleurs curieux de suivre sur le cours du Sheaf, — lequel mérite encore plus que le Tibre l’épithète de flavus, — une double ligne ininterrompue d’usines et de fabriques de toute sorte, qui se distinguent par des constructions grandioses et bizarres. Je signalerai entre autres le Wheel Tower, vaste et morne bâtiment dont les cheminées sont des tours, et qui, situé,au tournant d’un pont, affecte le style des anciennes forteresses du moyen âge. Là le rugissement des roues et des machines ne se tait ni jour ni nuit, là aussi les chroniques de la vie ouvrière ont eu à enregistrer de sombres drames. Les rivalités entre les différentes unions ou corps d’état, les jalousies entre les travailleurs libres et les travailleurs associés ont plus d’une fois éclaté sous ces voûtes à physionomie sinistre, et ont produit des crimes affligeans. La plupart des rues basses de Sheffield ont un caractère de tristesse, resserrées qu’elles sont entre les maisons d’ouvriers et le mur d’enceinte ou les tuyaux des usines. On y étoufferait de fumée, et je crois qu’on y mourrait d’ennui, si la nature n’avait jeté sur tout cela un air de fête en ouvrant de tous côtés des perspectives souriantes. La ville se trouve entourée par une ceinture de vertes collines qui s’élèvent en amphithéâtre, et dont les pentes s’abaissent doucement recouvertes d’arbres, de cultures et de maisons de campagne. Il en résulte que de presque chaque rue les habitans ou les promeneurs peuvent se consoler par la vue des champs ou des hauteurs boisées. Il y avait même autrefois des forêts autour de Sheffield ; l’industrie les a détruites ; il lui fallait du charbon de bois, charcoal, pour fondre le fer. On a observé que ce minerai se trouvait surtout en abondance dans les endroits couverts, et que la nature avait enrichi les forêts pour leur propre ruine. Si les environs de Sheffield ont perdu beaucoup de bois, le sol s’y montre encore très riche en minéraux, tels que le fer, la houille et la pierre. C’est même a cette dernière circonstance qu’il faut rapporter l’origine des fabriques et le caractère industriel des habitans.
Je ne dirai qu’un mot sur l’histoire de la ville. Sheffield se trouvait autrefois dominée par un château qui servait de résidence aux lords du Hallamshire. Avec le temps, ce château se vit en quelque sorte bloqué par le développement des manufactures et des usines. C’était la lutte entre le système féodal et la puissance nouvelle de l’industrie ; l’une devait vaincre l’autre : ce fut l’industrie qui triompha. En 1647, à la suite des guerres entre le parlement et le parti royaliste, un ordre de la chambre des communes provoqua la démolition de l’ancien château, dont il ne reste plus aujourd’hui que quelques voûtes. La plus grande partie du territoire de Sheffield n’en est pas moins possédée à cette heure par un descendant des lords du Hallamshire, le duc de Norfolk. J’ai vu dans la ville un manoir bâti en brique auquel on donne le nom de Lord’s House, mais sa seigneurie habite surtout pendant l’été le magnifique château d’Arundel. Comme c’est un principe de l’aristocratie anglaise de ne jamais se dessaisir de la terre, le lord actuel concède des parties de ses vastes domaines pour vingt et un ans, quatre-vingt-dix-neuf années ou même neuf cents ans, selon la nature de la propriété foncière [estate). Neuf cents ans ! Le moyen de n’être point frappé par ce sentiment d’éternité qui distingue dans la Grande-Bretagne les familles nobles ? On ne doit pourtant point admettre aveuglément les idées faites qui courent en France sur les privilèges de l’aristocratie anglaise. Lorsque j’arrivai dans les îles britanniques, je m’attendais, sur la foi des livres, à n’y rencontrer que des châteaux et des chaumières, des seigneurs et des pauvres. Il ne faut point un long séjour dans le pays pour se convaincre que la force de la nation et le gouvernement des affaires publiques résident au contraire dans les mains de la classe moyenne. C’est surtout à Sheffield qu’on peut se faire une idée de la puissance créée par l’industrie. Les propriétaires d’usines et de grandes fabriques, ces lords de l’acier (steel-lords), rivalisent pour le luxe et pour l’influence avec les plus anciennes familles. Il y a mille riches maisons de campagne pour un château ; cette force du capital et du travail, à laquelle on peut donner le nom de légion, limite partout les antiques prérogatives de la naissance. Il est d’ailleurs juste de reconnaître que les seigneurs anglais ne reculent point devant certains sacrifices pour embellir les villes et pour étendre leur popularité. Les ducs de Norfolk ont ouvert au public, dans cette même cité de Sheffield, un vaste et beau parc, où la verdure des arbres, l’air pur et le silence, interrompu par le chant des oiseaux ; contrastent agréablement avec le bruit des marteaux et des scies, les rues enfumées et les antres noirs des usines. On leur doit aussi un marché couvert par une immense arche, ayant ce caractère de grandeur romaine que les Anglais impriment à leurs ouvrages d’architecture.
Ce que je cherchais surtout à Sheffield, c’étaient les rapports entre le sel et le fer. Pour saisir ces rapports, il faut suivre les transformations du métal depuis le moment où il arrive par le canal dans la ville jusqu’à l’instant où il sort des usines et des fabriques. Ce canal, creusé en 1815, aboutit à Hull, et forme une ligne de communication directe avec la Mer du Nord. Il est si couvert de bâtimens qu’on ne voit pas même la couleur de l’eau. Toutes les parties du monde paient leur tribut aux différentes industries de Sheffield : les éléphans d’Afrique, les buffles de l’Inde, les cerfs de la Russie et de l’Allemagne fournissent leurs défenses, leurs cornes ou leurs bois à la coutellerie ; mais les bâtimens apportent surtout du charbon, des sapins et du fer. Il est curieux de voir toutes ces richesses brutes, qu’on décharge sur les bords fangeux du canal, surnommé à bon droit un des ruisseaux de la Baltique. Le fer en barres vient de la Russie, de la Suède ; mais le plus estimé est celui de la Norvège. On le transporte ensuite des bords du canal dans l’intérieur des usines. Le type de ces établissemens est une grande fabrique, connue sous le nom de Sheaf Works, qui s’élève sur le bord de l’eau, et dont les cheminées basses et coniques flamboient la nuit comme des yeux de cyclopes. Le travail peut se diviser en trois temps. Les barres de fer sont d’abord empilées dans une fournaise close entre des couches de charbon et soumises à une immense chaleur ; on appelle cela faire souffrir le métal. Au bout de quinze jours de purgatoire, lorsque le fer a absorbé une certaine portion de carbone, lorsqu’il s’est durci et purifié dans le feu, on le retire du four. À partir de cet instant, ce n’est plus du fer, c’est de l’acier[20]. Il s’agit maintenant de le battre ou de le fondre. Pour le battre, on le pose sous un énorme marteau mû par une force mécanique, et auquel on donne le nom de tilt hammer ; quand il frappe, vous diriez une monstrueuse tête de bélier qui mâche du fer rouge. Ce marteau de forge travaille à marier plusieurs barrés d’acier et à les confondre en une seule barre, qu’on appelle alors shear steel[21]. Le métal qu’on destine à la fonte subit une tout autre préparation : on brise les barres en morceaux, et l’on place ces fragmens dans des creusets d’argile. Il est peu de spectacles au monde plus émouvans que la vue des hommes ou des démons maniant avec des pinces, dans l’intérieur d’une salle basse, véritable cratère de volcan, ces urnes de feu qui versent du feu. L’acier fondu (cast steet) sort plus pur des moules que l’acier battu de dessous la tête du marteau. Désormais l’acier est fait, mais on le conserve pendant trois ou quatre années en cave avant de l’employer. Ainsi que le vin, il se perfectionne avec l’âge, et devient encore meilleur après avoir traversé la mer. Il sue, disent les hommes de l’art, et gagne alors en qualité tout ce qu’il perd en pesanteur. On peut se faire, par cette seule circonstance, une idée des vastes capitaux qu’exige en Angleterre l’exploitation des usines. Ce sont moins des fabriques d’ailleurs que des villages, avec des rues boueuses, des masses de constructions étranges, des huttes de terre glaise, des cavernes où travaillent l’eau, le vent, le fer, et où des serpens de feu courent, en se tordant, entre les jambes nues des forgerons.
L’acier fabriqué à Sheffield passe ensuite par plusieurs mains et s’applique à divers ouvrages de coutellerie. Il lui reste une épreuve importante à subir, celle de la trempe, hardening. L’acier trempé revêt une dureté particulière : il rompt et ne plie point. Les procédés varient avec les différentes destinations qu’on imprime au métal. Je ne m’arrêterai qu’à la trempe des scies et des limes. Ces deux articles de commerce tiennent une place considérable dans l’industrie de l’acier, et la marque de Sheffield les fait accepter dans tout l’univers. L’excellence de ces produits tient en grande partie à la manière de les durcir. Quand la lime est sortie des mains du graveur qui a découpé les dents avec un ciseau, elle passe dans celles du trempeur, qui la plonge, après l’avoir fait chauffer au feu, dans une dissolution de sel et d’eau de pluie. Les ouvriers appellent la trempe le baptême de la lime ; elle mord ensuite sur tout, et rien ne mord sur elle. Le sel est d’une importance extrême dans cette branche de la métallurgie. Le succès des limes et des scies anglaises a suscité dans ces derniers temps quelques concurrences. Il s’est élevé surtout en Allemagne des manufactures d’acier ; mais la cherté du sel sur le continent oppose un obstacle à leurs efforts, tandis que le bon marché de cette substance constitue entre les mains des fabricans de Sheffield : un privilège qui ne s’échappera point aisément. Ces derniers se plaignent ; néanmoins de ce que les Allemands, non contens de contrefaire leurs produits, y impriment encore la marque des fabriques anglaises. Des limes faites en Allemagne, et d’une qualité inférieure sont envoyées dans les autres pays avec les noms et les armes des premières maisons de Sheffield. Un fabricant de cette ville avait cru déconcerter la fraude en adoptant sur ses paquets d’envoi une étiquette qui contenait son nom, sa marque, et ces mots : « Imiter mes produits et ma signature est une félonie. » Les contrefacteurs copièrent l’étiquette et le reste sans oublier le mot félonie.
La vie des fabricans et des ouvriers de Sheffield présente quelques traits intéressans. Les lords de l’acier arrivent le matin en voiture ou à cheval dans leurs sombres et tristes ateliers, aux murs décrépits, aux escaliers de bois chancelans et usés, aux voûtes basses, aux salles humides et fumeuses, où les lois de l’hygiène n’ont pas toujours été respectées : Ils retournent le soir dans de riches maisons, entourées de jardins[22] et bâties sur la partie de la ville qui s’élève en colline. Il y en a même qui habitent dans la campagne d’opulentes villas, agréablement situées au revers des coteaux. Le paysage affecte autour d’eux un air d’élégance et de cérémonie. Des sentiers recouverts d’asphalte et secs même en hiver s’égarent au milieu des champs pour les plaisirs du promeneur. Les vitres des maisons, faites d’un seul morceau de glace, laissent entrevoir des fleurs rares, des femmes en fraîches toilettes et toutes les pompes de la vie de famille. Les idées de ces négocians ne s’étendent guère au-delà de l’horizon des affaires ; il est vrai que ce cercle embrasse une étendue considérable. L’un d’eux m’expliquait ainsi ses plaisirs : « Le soir, quand j’ai les pieds sur mon garde-feu, je songe que je dîne dans la personne de mes couteaux chez les rois et les grands de la terre, que mes scies et mes limes travaillent dans les deux mondes, que mes fins ciseaux d’acier découpent entre les doigts de la beauté les broderies riches et délicates, que mes rasoirs se promènent sur les nobles mentons de la jeunesse, que mes canifs taillent les plumes destinées à courir sous les doigts des écrivains célèbres et des hommes d’état, que mes agrafes et mes cerceaux d’acier donnent aux femmes des salons les plus aristocratiques certaines formes que leur avait refusées la nature[23]. Je m’endors là-dessus plus content, et j’oublie pour une heure les soucis du commerce. »
Les ouvriers en limes constituent de leur côté une association très puissante. Les plus habiles d’entre eux gagnent jusqu’à 2, 3 et même 4 livres par semaine. Pour limiter la concurrence des bras, ils ne doivent prendre avec eux qu’un apprenti, deux au plus, — d’où il résulte que ce corps d’état est peu nombreux et ne s’accroît guère. Les membres paient par semaine à la caisse de l’union une somme proportionnée à leurs salaires. Ce capital, qui s’élève à la somme énorme de 30,000 livres sterling, est destiné à secourir les ouvriers malades[24], à défendre les intérêts généraux de la société, trade Society, et à maintenir les grèves en cas de besoin. On accuse ces travailleurs d’avoir exercé plus d’une fois sur les maîtres de fabrique une pression qui peut devenir funeste aux uns et aux autres dans un temps donné. Le prix élevé de la main-d’œuvre en Angleterre a fait naître,-dit-on, sur le continent des concurrences que de légères concessions de la part des ouvriers de Sheffield auraient anéanties. La sagesse voulait qu’on ne sacrifiât pas les intérêts de l’avenir à ceux du présent. Cette considération a été dédaignée par les ouvriers en limes et en scies, qui se reposent fièrement sur leur vieille renommée. De ce que les membres de ces corps d’état gagnent beaucoup d’argent, il ne faudrait pas conclure qu’ils fussent pour cela ni plus riches ni plus instruits. Il existe à Sheffield des institutions utiles, des écoles, des bibliothèques[25] ; mais jusqu’ici les lumières se sont peu répandues dans la classe laborieuse. Les foyers de dissipation et de désordre abondent d’un autre côté, et tarissent trop souvent le gain des industries les mieux rétribuées. Je ne parlerai point des sources de folles dépenses qui se retrouvent ailleurs ; mais il existe à Sheffield un véritable fléau vivant pour les ménages d’ouvriers, c’est le Scotchman. On nomme ainsi un marchand à la toilette, le plus souvent d’origine écossaise, qui s’introduit dans l’intérieur des maisons et déroule son ballot de marchandises pour tenter la coquetterie des femmes ou l’amour-propre des hommes. Ce Mercure au pied léger se rencontre dans toutes les parties de la ville, mais surtout dans les quartiers où réside la classe ouvrière. Ses visites, sa constance, ses propos, sont infatigables, ses amorces irrésistibles. Il vend tout à terme, moyennant un paiement convenu par mois ou par semaine : ai-je besoin d’ajouter qu’il prélève de gros intérêts pour le crédit ? Il en résulte que, le démon de la toilette aidant, le gain de la semaine s’évapore trop souvent en bagatelles ruineuses. Je ne voudrais pourtant pas qu’on jugeât tous les ouvriers de Sheffield sur ce portrait général. Il en est qui à l’adresse des mains joignent les qualités d’ordre qui conservent les fruits du travail. Ces derniers ont aussi leurs jardins : ce sont des morceaux de terre enclos de murs ou de haies, où ils se rendent dans l’après-midi du samedi[26] et le dimanche. Ces jardins, cultivés avec goût et groupés ensemble, forment, vus à distance, une joyeuse masse de verdure. Tous les ouvriers d’ailleurs ne demeurent point dans l’intérieur de la ville ; j’ai visité un trempeur de limes qui avait bâti lui-même une petite maison dans un faubourg sur des terrains concédés pour vingt et un ans. Il avait trouvé sur place les matériaux nécessaires à la construction de son cottage. Le grès gris abonde à Sheffield autant que le grès rouge dans les environs de Chester : il se présente même volontiers à fleur de terre. Cette excellente pierre lui avait fourni les fondemens et la toiture de sa maison ; il y a en effet jusque dans la ville plusieurs habitations recouvertes d’après un semblable système. Ces toits de grès sont lourds, mais solides ; ils conviennent surtout dans la saison d’hiver, et je dois dire qu’il pleut beaucoup à Sheffield. Sa maison étant construite, l’ouvrier divisa le terrain qui lui restait en trois parties, le verger, le potager et le jardin de fleurs. Tout cela était arrangé avec un goût parfait ; il y avait même une cage de verre pour les plantes frileuses et délicates. Une jeune femme et trois enfans égayaient cet intérieur modeste, où le travail, la propreté et une certaine aisance répandaient le parfum des vertus et du bonheur domestiques. Le lundi matin, les ouvriers de Sheffield retournent dans les ateliers, et la ville présente alors un aspect curieux. Les foyers éteints des fabriques se sont réveillés dans la nuit du dimanche au lundi ; on voit par un ciel pur monter de distance en distance un nuage de fumée qui enveloppe le soleil levant et finit par l’obscurcir. Après tout, cette fumée est vénérable ; c’est le signe du travail. Les mille tuyaux qui respirent et qui envoient l’un après l’autre dans l’air bleu leur noire haleine préludent au grand concert des bruits laborieux, au ronflement des chaudières, au cliquetis des roues, aux cris aigres ou rauques des machines qui font la gloire et la prospérité de Sheffield.
Le sel joue un rôle important dans l’industrie ; mais il rend aussi des services signalés à l’agriculture. Répandu en trop grande quantité sur la terre, il détruit la verdure et ne laisse plus dans les endroits où il passe qu’une surface brune et ridée. Cette circonstance était connue des anciens, et dans différens passages des saintes Écritures nous trouvons ces mots, semer du sel, employés comme une métaphore pour figurer la désolation et la stérilité[27]. La même image biblique reparaît de temps en temps dans l’histoire du moyen âge et dans celle du XVIe siècle. En 1596, le roi Jacques VI menaça de raser la ville d’Edimbourg et d’y semer du sel, pour punir la ville de la conduite séditieuse des habitans. Eh bien ! cette même substance, qui, jetée à pleines mains, tarit et dessèche toute végétation, devient au contraire, quand on l’emploie dans une certaine mesure, une source de fécondité. L’idée d’appliquer le sel à l’agriculture fut émise, il y a plus de deux siècles, par Napier, l’inventeur des logarithmes ; mais les essais ne datent que de ces derniers temps, et déjà cet engrais est très recherché en Angleterre. Associé à la suie, il agit comme un stimulant énergique sur la vie végétale. On a observé qu’il convenait surtout aux terrains sablonneux et ferrugineux. Il y a quelques années, lord R. Manners s’avisa d’arroser les plantes de son domaine avec une dissolution d’eau et de sel. L’essai fut heureux, mais il fallait respecter avec soin une stricte limite : une once de sel par gallon d’eau fécondait la racine des herbes, deux onces la détruisaient.
Ce minéral est encore employé sur une grande échelle pour l’engraissement des bestiaux. On calcule qu’un million de tonnes de sel est distribué tous les ans dans la Grande-Bretagne aux moutons et aux bêtes à cornes[28]. Ce sont surtout les Anglo-Américains qui ont étendu la pratique de cette méthode. Dans le Haut-Canada, les bestiaux se répandent au milieu des bois et des pâturages vierges, où ils trouvent une sauvage abondance d’herbe ; mais une fois tous les quinze jours ils retournent de leur propre mouvement dans les fermes pour y recevoir un peu de sel ; puis, quand ils l’ont mangé, ils s’enfoncent de nouveau dans les solitudes. Le sel constitue dans ces libres contrées le lien entre l’homme et les animaux domestiques : mieux que la lyre d’Orphée, il rassemble au milieu du désert les brebis les plus farouches, les grandes bœufs aux longues cornes et les chevaux eux-mêmes, qui accourent de tous côtés et sortent de la profondeur des savanes à la vue du colon qui leur distribue cette friandise. Aucune autre substance, — on s’en est assuré, — n’exerce au même degré que ce talisman une sorte d’attraction et de pouvoir irrésistible sur les animaux les moins apprivoisés. En 1829, trois millions et demi de boisseaux de sel furent exportés d’Angleterre dans les États-Unis d’Amérique et dans les colonies anglaises du Nouveau-Monde. Une grande partie de cette riche cargaison était destinée aux bestiaux[29].
On a vu ce que l’Angleterre doit à sa position géographique et à l’une des richesses minérales de son territoire. Elle n’a qu’à tremper son doigt dans la mer ou qu’à creuser à une médiocre profondeur la surface de certains districts pour en extraire le sel, aussi nécessaire que le pain à la vie des habitans. Cette branche d’industrie donne lieu à un commerce d’exploitation considérable, crée sur les côtés une pépinière de marins et de pêcheurs et fournit aux arts utiles un germe de développement qui manque, du moins sur une échelle aussi étendue, à de grandes nations civilisées. Le sel jouait dans les religions et les cérémonies antiques un rôle auguste ; on l’offrait à la Divinité dans les Sacrifices. Il appartenait à l’économie politique de transformer le caractère mystique de cette substance. Il y a aussi quelque chose de religieux et de sacré dans le travail qui fouille la profondeur des mines, dans l’industrie qui épure et blanchit cette manne conservatrice de la nourriture et de la vie animale, dans le commerce qui échange les élémens du bien-être et qui consolide la paix entre les nations. Au moyen âge, le sel était un symbole d’alliance et de fraternité. Aujourd’hui encore, dans quelques contrées de l’Orient, deux hommes qui ont partagé ensemble ou échangé ce présent de la nature deviennent inviolables l’un pour l’autre. Puisse-t-il en être de même entre les sociétés de l’Europe !
ALPHONSE ESQUIROS.
- ↑ Pour le distinguer du vieux grès rouge, old red sandstone, qui appartient à une autre formation beaucoup plus ancienne. On donne aussi au nouveau grès rouge le nom de terrain triasique, parce qu’il se compose de trois membres (trias) dont l’un, — le muschelkalk, — manque à la Grande-Bretagne.
- ↑ À Chester, il suffit presque de creuser pour retrouver des restes d’architecture. J’ai vu trois cryptes de différens styles qui servent d’arrière-boutique ou de cellier à des négocians de la ville.
- ↑ Sorte de jeu de balle ou de paume très répandu en Angleterre.
- ↑ La coutume de jeter un soulier à une personne pour lui porter bonheur est commune à toute l’Angleterre, mais elle se conserve surtout à Chester et dans les comtés du nord. Un marchand de bestiaux qui allait à Norwich pour acheter un billet de loterie avait recommandé à sa femme de lui jeter son soulier gauche. Au moment où il sortait de chez lui, il se retourna pour voir si sa femme accomplissait le charme, et reçut le soulier en plein visage. Il partit l’œil noir, mais le cœur rempli de confiance. Quelques jours après, il gagna un lot de 600 livres sterling. Est-il besoin de dire qu’il attribua toute sa vie cette bonne fortune à la force du talisman ?
- ↑ Dès le commencement du XIVe siècle, un moine de Chester, Randal Higden, mit en scène des personnages tirés de l’Écriture sainte. Ces pièces de théâtre se jouaient une fois par an, le lundis le mardi et le jeudi de la Pentecôte ; aussi les appelait-on Whitsun plays. Le théâtre avait un caractère primitif et vraiment thespien : c’était un chariot à quatre roues, qu’on promenait dans la ville. Il s’arrêtait d’abord devant la porte de l’abbaye pour le plaisir des moines, ensuite à High-Cross devant le maire et les aldermen, enfin il stationnait de rue en rue jusqu’à ce que la représentation fût terminée. De tels spectacles, moitié sacrés, moitié profanes, empreints surtout d’un caractère burlesque, attiraient de tous les environs une foule immense. Ces grossiers essais de l’art dramatique eurent du moins l’honneur de vivre pendant près de deux cent cinquante ans, — de 1328 à 1574. L’autorité les supprima.
- ↑ Dans Watergate-Street, on remarque une vieille maison décorée de sculptures dont le sujet est tiré de l’Histoire sainte. Dans la même rue, une autre habitation porte la date de 1530. La tradition veut que dans un temps où la ville de Chester était désolée par la peste, cette maison se soit trouvée seule ou presque seule épargnée par le fléau. On y lit ces mots qui se rapportent à l’événement : « God’s Providence is mine inheritance. La Providence de Dieu est mon héritage. » Il est d’ailleurs curieux de voir ce que deviennent avec le temps les anciennes résidences seigneuriales. Dans le vieux palais de la famille des Stanley, divisé aujourd’hui en trois maisons, je trouvai une pauvre femme dont le mari infirme et enveloppé d’une couverture se chauffait tristement au coin du feu.
- ↑ Pennant était un antiquaire remarquable qui a écrit un excellent livre sur les antiquités de Chester et du pays de Galles, Tour in Wales.
- ↑ On fabrique tous les ans dans la seule ville de Northwich plus de 45,000 tonnes de sel.
- ↑ Pour compléter l’illusion, dans quelques mines de la Pologne les ouvriers sculptent des statues de saints en sel.
- ↑ C’est à Nantwich que la veuve de Milton passa les dernières années de sa vie et mourut dans un âge avancé en 1726.
- ↑ Je ne citerai le résultat que d’une seule année. En 1844, 13,476,884 boisseaux de sel blanc ou à l’état brut ont été exportés ; l’Angleterre retint cette même année pour sa consommation intérieure 12,647,616 boisseaux.
- ↑ C’est l’enseigne des beer-shops dans tout le Cheshire.
- ↑ Locution anglaise.
- ↑ Superstition très répandue en Angleterre.
- ↑ 14 shillings la tonne.
- ↑ Lors de la guerre contre Napoléon.
- ↑ La même racine s’emploie en anglais pour désigner un soulier d’homme et le fer d’un cheval, horse-shoe.
- ↑ La différence a été évaluée par les statistiques à deux livres et demie de plus par année pour chaque habitant des îles britanniques.
- ↑ Je parle au point de vue du bon marché des produits, non au point de vue de la qualité.
- ↑ On donne à cette première forme de l’acier le nom de blister steel, parce qu’en sortant de la fournaise il est couvert d’ampoules, blisters.
- ↑ Shear veut dire tondre, parce qu’on se sert surtout de cet acier pour faire des machines à tondre la laine.
- ↑ Quelques-uns de ces jardins sont tout modernes et n’en ont pas moins pour cela l’apparence d’une végétation ancienne. Cela tient à la manière de les former. Quand on bâtit une maison, les ouvriers relèvent le gazon, le roulent comme un tapis et le déposent dans un coin. Quand la bâtisse est terminée, on étend sur la partie destinée au jardin ce même gazon dont on ravive les couleurs avec de l’eau. On plante ensuite de grands arbres qui, grâce à des soins et à une méthode savante, reprennent racine.
- ↑ La mode des jupons larges et arrondis a fait naître dans l’industrie de Sheffield une branche nouvelle : ce n’est pas la moins fructueuse.
- ↑ Sur une lime, véritable objet d’art exposé en 1851 au Cristal-Palace, on lisait cette inscription : « Les ouvriers unis de Sheffield qui travaillent en limes, Sheffield united filesmiths, ont payé a leurs frères sans ouvrage, d’avril 1848 à avril 1849, la somme de 10,321 livres sterling. L’union fait la force. »
- ↑ Je nommerai surtout le Mechanic’s Institution, d’où les ouvriers peuvent emporter des livres moyennant une faible contribution. Il y a aussi le casino, où le plaisir s’associe à la science, utile dulci. À côté de la salle de danse et de concert s’ouvrent le soir un musée d’histoire naturelle et un cabinet d’objets d’art.
- ↑ L’habitude s’est introduite dernièrement en Angleterre d’accorder aux ouvriers » et aux employés des fabriques ce qu’on appelle a half holyday, un demi-jour de fête ou de congé.
- ↑ Nous avons parlé des plaines de sel qui s’étendent en Afrique et dans le Nouveau-Monde sur des étendues de terre considérables. L’effet de cette croûte saline est d’éteindre toute végétation. Il existe entre Tadmor et l’Idumée une vallée qui se trouve dans les mêmes conditions de stérilité et pour la même cause. On suppose que cette circonstance a inspiré aux écrivains juifs l’idée d’associer le sel à la vengeance humaine et divine.
- ↑ On emploie volontiers à cet usage la croûte poussiéreuse qui recouvre les monceaux de sel dans les fabriques.
- ↑ Dans le voisinage des lacs salés qui recouvrent certaines parties de l’Afrique et du Nouveau-Monde, des voyageurs anglais ont observé au milieu des forêts les traces d’animaux sauvages qui se frayaient un chemin vers ces lacs pour lécher la croûte de sel déposée sur les bords.