L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

VIII.
LES CLUBS DE LONDRES.



Dans un pays où les clubs ont joué au sein de deux révolutions un rôle plus ou moins considérable, où il existe encore un Jockey-Club, un club des Chemins de Fer et un assez grand nombre de cercles, on étonnerait peut-être les Français en leur disant qu’ils n’ont jamais eu de clubs dans la signification anglaise du mot. Nous avons pris le nom, nous n’avons pas pris la chose. Il est plus facile d’emprunter à une nation étrangère son langage que de lui dérober ses institutions. Pour peu qu’on ait vécu dans la Grande-Bretagne, on s’aperçoit bien vite que rien de semblable aux clubs anglais n’existe et ne peut exister sur le continent. Ces réunions supposent des droits, des garanties, et surtout une longue éducation de la liberté qui manquent ailleurs.

Les Anglais rapportent l’origine des clubs à l’un des instincts dominans de notre nature. « L’homme, disent-ils, est un animal sociable, et comme tel il a dû se grouper pour accroître son bien-être et ses plaisirs, » Ce sentiment, il est vrai, existe partout, mais les circonstances ont été plus ou moins favorables, selon les pays, au développement des associations : en Angleterre, elles ont trouvé depuis longtemps dans les lois et dans le caractère national des élémens de sécurité. Le principal motif qui semble avoir dirigé les premiers fondateurs de clubs était l’attrait d’un commerce fréquent avec des personnes choisies qui partageaient leurs goûts et leurs opinions. Jamais la main de l’autorité, si puissante qu’elle fût, n’aurait pu établir ces groupes harmonieux qui se sont formés d’eux-mêmes autour d’un centre et d’une pensée commune. Les clubs se sont constitués de même que la société anglaise en vertu de la loi des affinités ; dans ce libre milieu, les individus s’unissent comme s’agrègent les molécules chimiques. Il y a telles personnes avec lesquelles on se sent plus réellement soi-même qu’avec d’autres ; j’entendais dire l’autre jour à une Anglaise : « Je ne suis un peu jolie que dans une société où je me plais et où il se trouve de jolies femmes ; j’étais affreuse hier, car nous avons passé la soirée chez lady W… » Eh bien ! il en est de l’esprit, de la conversation et de tous les dons de la nature humaine comme de la beauté. Les Anglais estiment qu’on cultive mieux les plaisirs de la vie sociale entre honnêtes gens qui se conviennent. Quelque chose manquerait donc à ces études[1], si je passais sans m’y arrêter devant des institutions qui ont exercé une si longue influence sur la littérature, la politique, les mœurs et le génie domestique de la Grande-Bretagne.

Ce que les clubs ont été, ce qu’ils sont ne saurait être étranger à la vie anglaise. Dans l’histoire des anciens clubs, on suit l’histoire du caractère national et de la manière dont il s’est formé ; dans l’économie des modernes club houses, on retrouve une image de la société actuelle avec son luxe, son esprit d’ordre, et, il faut bien le dire, ses appétits matériels. Les nouvelles formes d’associations sont devenues à Londres un besoin, une nécessité de l’époque. La vie d’un Anglais (je parle surtout d’un Anglais appartenant à la classe plus ou moins aristocratique) se résume dans ces trois cercles qui pour lui embrassent tout, la famille, le club house, la patrie.


I

Les clubs ont commencé en Angleterre avec la liberté. Il n’existait rien de semblable avant le règne brillant d’Elisabeth. Jusque-là le pouvoir était trop ombrageux pour tolérer des associations permanentes ; d’un autre côté, les temps étaient trop sombres, les conditions sociales trop mal assises, la confiance et l’action individuelle trop circonscrites pour que l’idée vînt aux citoyens eux-mêmes de se réunir. Les premiers clubs qui se formèrent à Londres, dans un siècle qu’on a appelé l’âge d’or de la poésie anglaise, furent des clubs littéraires. Le plus anciennement connu se réunissait, dans une vieille taverne à l’enseigne de la Sirène (Mermaid), qui se trouvait dans Friday-street (la rue du Vendredi)[2]. De cette société, sir Walter Raleigh était le fondateur. Jamais homme n’étonna plus son temps par son esprit, son éloquence, ses voyages, ses aventures chevaleresques, sa fastueuse élégance et sa fin tragique. La tradition veut que dans cette même taverne de la Sirène on ait mangé les premières pommes de terre que Walter Raleigh avait introduites d’Amérique avec le tabac. Les autres principaux membres du club étaient Shakspeare, Ben Jonson, Francis Beaumont et John Fletcher. Les Anglais regrettent, et avec raison, que de telles conversations entre de tels hommes soient à jamais perdues ; mais si les murs ont des oreilles, ils ont peu de mémoire, et ceux de la vieille taverne sont d’ailleurs tombés depuis longtemps. Deux monumens peuvent seuls nous donner une idée de ce qui se disait à la Mermaid, des éclairs de génie qui ont brillé sous ces plafonds enfumés, et qui ne sont point venus jusqu’à nous : l’un est une épître de Beaumont, dans laquelle il parle avec enthousiasme de ce club, qui avait déjà cessé d’exister[3] ; l’autre est un trop court récit de Thomas Fuller[4], qui avait été témoin des combats d’esprit entre Shakspeare et Ben Jonson. Il compare maître Jonson à une grande galère espagnole, fortement bâtie en savoir, solide, mais lente dans ses mouvemens, Shakspeare au contraire à un navire de guerre anglais (man of war), inférieur en taille à son rival, mais plus fin voilier, qui savait tourner toutes les marées et tirer avantage de tous les vents, tant son esprit était prompt et inventif. Voilà tout ce qui nous reste de cet ancien club, dont l’ombre, comme dit le grand poète anglais, dort avec ceux qui dorment.

Ben Jonson, qui était né dix années après Shakspeare, fonda plus tard un autre club, qui se tenait à la célèbre Taverne du Diable (Devil Tavern), entre les portes du Temple et Temple-Bar. Shakspeare, dans ce temps-là, s’était sans doute retiré à la campagne. Le nouveau club s’installa dans une salle de danse qu’on avait honorée du nom de Salle d’Apollon. Un buste de celui que les Anglais appellent maintenant le rare Ben surmontait la porte, et sous ce buste était gravée une inscription en lettres d’or[5]. Outre cette bienvenue, Ben Jonson avait écrit lui-même pour l’usage du club une sorte de code en vers latins sous le titre de Leges conviviales. D’après ces statuts, les femmes étaient admises dans la société, et avec elles les hommes instruits, polis, gais, honnêtes ; la torpeur, la grossièreté, l’intempérance en étaient exclues. On pouvait s’abandonner dans un coin obscur aux douces querelles et aux soupirs amoureux ; mais on ne devait point s’y livrer entre deux vins aux discussions sur les choses sacrées, ni lire de poèmes insipides, ni improviser de mauvais vers. S’il faut en croire la tradition, ces règles et plus encore l’autorité morale du grand Ben Jonson arrêtèrent les excès, déconcertèrent le libertinage et la frivolité. Sa réputation littéraire, son amour de la table, son grand talent de parole attirèrent autour de lui une bande d’hommes d’esprit et de bons vivans, parmi lesquels on remarquait Carew, Martin, Selden, Cotton et Donne. En dépit des vers enthousiastes de Jonson sur l’excellence de la divine liqueur, la conversation des membres du club valait mieux, dit-on, que leur vin. Les amis ne pouvaient d’ailleurs s’inviter entre eux qu’à des libations modérées, et chacun payait son écot. On ignore ce que dura cette société et comment elle finit. Le but de telles réunions et les motifs qui dirigèrent les premiers fondateurs de clubs sont du moins indiqués clairement par Beaumont, l’ami du célèbre Ben. « Il en est, dit-il, de l’esprit comme du reste : on en a plus avec ceux qui en ont, de même qu’on joue mieux aux cartes et aux échecs avec un bon joueur. »

Les clubs littéraires et autres semblent avoir disparu quand vinrent les temps sévères de Cromwell. Un farouche puritanisme s’opposait alors à tous les divertissemens et à toutes les récréations profanes. Le règne de Charles II fut au contraire pour les clubs comme pour le théâtre une époque de renaissance. Quelques années après la restauration, le principal rendez-vous des écrivains, des gens d’esprit, des beaux parleurs et des oisifs était le café de Will (Will’s Coffee House), qui s’élevait au coin de Bow-street. Là régnait Dryden. Il y avait son fauteuil : durant l’hiver, ce fauteuil était placé devant le feu, à un endroit déterminé ; l’été, on le transportait sur le balcon. La société se réunissait au premier étage, dans ce qu’on appelait alors la salle à manger, dining-room floor (aujourd’hui le drawing room), et où il y avait des tables particulières. On restait généralement jusqu’à minuit ; les rangs et les conditions sociales s’y confondaient ; on y voyait des étoiles de tous les degrés et des rubans de toutes les couleurs. On raconte même que les jeunes gens à la mode et les lettrés tenaient à honneur de puiser de temps en temps une prise de tabac dans la tabatière de Dryden. Monarque élu par l’assentiment universel, il fixait lui-même le sujet des discussions littéraires. C’était à qui trouverait place pour écouter avec grande attention les orateurs. Un jour se glissa dans cette réunion un enfant de douze ans ; c’était Pope qui avait été attiré par le désir de voir le vieux Dryden. Le café de Will fut à Londres un point de réunion pour les hommes d’élite, les curieux, les prêtres, les nouvellistes, jusqu’en 1710. Là, l’esprit et les nouvelles qu’on ne trouvait guère dans les écrits du temps couraient de bouche en bouche. Les chefs parlaient, les habitués faisaient cercle autour d’eux, les étrangers venaient, écoutaient et s’émerveillaient. Après 1710, la maison fut occupée par un parfumeur.

En face du café de Will s’éleva plus tard celui de Button, Button’s Coffee House[6]. C’est là qu’Addison, commençant à régner, avait installé le siège de son empire. Au lieu d’accepter sa cour comme avait fait Dryden, il la choisit ; d’un tempérament faible, d’un caractère timide et pourtant ambitieux, il cherchait le succès par des voies secrètes et couvertes. Ses adeptes étaient Steele, Budgell, Tickel, Phillips et Carey, avec lesquels il institua une sorte de confrérie ou de camaraderie littéraire, ce qu’on a en 1820 appelé un cénacle. Le propriétaire du café lui-même avait été domestique chez lady Warwick, que courtisait alors Addison. Les habitués de la maison se réunissaient, selon l’habitude des littérateurs du temps, pendant de longues heures qu’ils passaient à boire et à fumer. Addison donnait lui-même l’exemple. On a dit que ce grand essayist avait cherché dans le vin un moyen pour s’affranchir de sa timidité naturelle ; M. Thackeray lui reproche de n’avoir point connu la femme. Et comment l’eût-il étudiée dans les cafés et les tavernes ? Là, au milieu d’un cercle de fervens admirateurs et de disciples, il déployait cette élégance et ces grâces de diction qui ont été célébrées par Pope. Button’s Coffee House était le bureau de rédaction du Guardian. Il y avait à la porte une tête de lion aux mâchoires béantes qui servait déboîte aux lettres, et dans laquelle on glissait les correspondances du journal[7]. Les rédacteurs, c’est-à-dire le club, se tenaient dans une petite chambre sur le derrière du café. Addison, s’étant fâché dans la suite avec la duchesse de Warwick, retira son patronage à Button, et transporta le siège de sa société dans une taverne où, s’il faut en croire le docteur Johnson, il restait tard et continua de se livrer à des libations trop copieuses.

Comme Dryden, comme Addison, auquel il succéda, Samuel Johnson fréquentait les tavernes de Londres. Il aimait à voir la figure souriante du landlord, l’empressement des garçons et la liberté qui régnait entre les convives. Une chaise dans une taverne était, selon lui, le siège de la félicité humaine. « Dès que je franchis, disait-il, le seuil d’une de ces maisons, j’oublie les soucis et les inquiétudes de la vie ; un doigt de vin égaie mes esprits et m’invite à un échange de paroles avec ceux que j’aime le plus ; je dogmatise et je suis contredit : y a-t-il rien de mieux que ce conflit d’opinions et de sentimens ? » Le docteur venait de traiter avec son libraire pour le fameux Dictionnaire anglais et se vantait de faire à lui seul ce qui avait occupé en France quarante académiciens, quand il fonda, en 1749, un premier club dans Ivu lane (la ruelle du lierre). Les membres, au nombre de dix, se réunissaient le mardi soir à la Tête-du-Roi (King’s Head Beef-steak House). Samuel Johnson vivait alors dans un pauvre logement près de Temple-Bar, l’endroit de Londres le plus hanté par ce qu’on a appelé dans ces derniers temps les spectres littéraires. Les Anglais ont pour leurs grands hommes une sorte de superstition qui les honore ; ils aiment à suivre l’ombre du docteur dans les rues étroites et obscures où il s’avançait pendant la nuit, touchant les poteaux ou les bornes qui se rencontraient sur sa route et ramassant des pelures d’orange. Sa marche était, dit-on, celle d’une baleine ; il roulait et se mouvait en vertu d’un mécanisme qui semblait indépendant de ses pieds. On montre encore dans le voisinage quelques-unes des maisons qu’il habita, et dans Inner-Temple-Bar l’escalier et la chambre « où le géant avait son antre. » Fleet-street est remplie des souvenirs de sa vie. C’est là qu’une nuit il offrit son bras à une dame de qualité pour l’aider à traverser la rue, et que la dame lui offrit un shilling, le prenant pour un watchman. C’est aussi dans ce quartier de la ville que, vieux et accablé de maladies, il rencontra, par une nuit froide et humide, une pauvre fille aux pieds nus qui gisait à terre plus qu’à demi morte. Il la prit dans ses bras, la chargea sur son dos, la porta dans sa maison, la coucha dans son lit sans craindre le scandale et lui rendit la santé. Sa force était athlétique : un jour qu’il marchait dans la rue, il enleva du dos d’un portefaix, dans un moment de distraction, un lourd fardeau qu’il transporta ensuite à quelque distance. Le portefaix se fâcha d’abord ; mais à la vue de l’imposante stature de Johnson il s’arrêta tout court et jugea que ce qu’il avait de mieux à faire était de reprendre sa charge sans mot dire. Excellent cœur, esprit robuste, entier, candide, bourru, véhément, le docteur personnifiait les défauts et les qualités de sa race : je ne m’étonne donc point de la tendresse des Anglais pour la mémoire de ce grand critique, ni de l’influence qu’il exerça sur son temps. Les membres de son club étaient des marchands, des libraires, des médecins et des ministres dissidens. Là, tandis que le beef-steak sifflait et chuchotait sur le gril, Johnson se livrait avec une ardeur vaillante à la discussion et à la controverse. Il discourait de tout et à propos de tout avec l’autorité que lui donnaient une science incommensurable, une abondance de paroles qui ne pouvait être comparée qu’à un fleuve, et une âpreté de saillies qui déconcertait ses adversaires. Déterminé à n’être jamais battu, il disputait plutôt pour la victoire que pour la vérité. Esprit rompu au paradoxe, il soutenait un jour avec un ton de solennité que le bien dominait ici-bas ; le lendemain, il défendait non moins vivement la thèse contraire. Debout dans un cercle d’auditeurs, il s’élançait avec férocité sur son antagoniste, qu’il terrassait par tous les moyens ; mais quand il était sorti de la mêlée, il se repentait de sa victoire et disait tout haut devant son adversaire : « Il avait raison, et j’avais tort. » Une année avant sa mort, le docteur eut l’idée de réorganiser ce club qu’il avait fondé dans sa jeunesse quand, à son grand regret, il apprit que le propriétaire n’était plus de ce monde, et que la maison était fermée[8].

La réunion d’Ivy Lane fut éclipsée par le fameux club que le même Johnson fonda en 1764. Ce dernier se tenait à la Tête-du-Turc (Turk’s Head), dans Gerrard-street, Soho, la rue où avait demeuré Dryden. L’idée du nouveau club avait été mise en avant par sir Joshua Reynolds, le grand artiste que Johnson aimait, et qui peignit le portrait de Goldsmith. On se réunissait une fois par semaine, à sept heures du soir, et la conversation se prolongeait très avant dans la nuit. La société s’accrut successivement jusqu’au nombre de trente-cinq membres. Y entrer était un honneur qui s’obtenait par la voie du scrutin. D’abord cette assemblée n’avait pas de nom, mais à la mort de Garrick elle prit le nom de Club littéraire. Garrick était l’ami et l’ancien élève du docteur Johnson ; ils étaient venus à Londres ensemble tenter l’un la carrière du théâtre, l’autre celle des lettres. Peu de temps après l’ouverture du club, sir Joshua Reynolds en parla au célèbre acteur, qui répondit : « C’est une bonne idée, je crois que je serai des vôtres. » Cette réponse déplut fort à l’impétueux Johnson. « Il sera des nôtres ! s’écria-t-il. Et comment sait-il si nous lui permettrons d’en être ? Le premier duc d’Angleterre n’a pas le droit de tenir un pareil langage. » Garrick fut pourtant admis quelque temps après, et Johnson appuya lui-même l’élection du Roscius anglais. Ce fut, selon Boswell[9], un des membres les plus agréables du club, et quand Garrick mourut, tous les sociétaires voulurent assister à ses funérailles.

Il est intéressant de s’introduire par la pensée dans l’intérieur de ce club mémorable, dont, grâce à des traditions, à des monumens écrits et à des portraits, les Anglais se représentent les principales figures. Ici sont rassemblées les têtes illustres qui vivront à jamais sous le pinceau de Reynolds. Voici l’orateur Burke avec ses lunettes, voici la table où sont servis l’omelette pour Nugent et les citrons pour Johnson, voici l’historien Gibbon qui s’assied en tapant du doigt contre les bords de sa tabatière, voici sir Joshua qui écoute en tenant à la main son cornet acoustique. Enfin s’élève au milieu du groupe la forme gigantesque, la figure étrange et massive du docteur, avec son habit brun, ses bas noirs usés, sa perruque grise, ses grosses mains, ses ongles mordus, ses yeux et son nez qu’agite un tic nerveux, sa voix immense, et ses reparties qui tombent comme un marteau de forge sur la tête des adversaires. On croit assister à l’une de ces séances où Johnson proposa la candidature de Sheridan « comme étant l’homme qui avait écrit les deux meilleures comédies de son temps, » où il attaqua Swift avec une violence de taureau anglais, et surtout celle où il déplora la mort de Goldsmith. Le docteur aimait l’auteur du Vicaire de Wakefield, mais il n’épargnait point les morsures, même à ceux dont il admirait le talent. Goldsmith proposa un jour d’étendre le cercle des membres du club pour lui donner plus de variété. « Il ne saurait plus y avoir rien de nouveau entre nous, ajouta-t-il, tant nous avons voyagé sur l’esprit les uns des autres. — Monsieur, reprit Johnson un peu en colère, vous n’avez jamais voyagé sur le mien, je vous assure. » Une autre fois, sir Joshua faisait observer que tout le monde aimait la société de Goldsmith : « Je le crois bien, répliqua Johnson, les gens du monde aiment à trouver inférieur à eux-mêmes dans la conversation un homme dont ils ont été forcés de reconnaître le mérite en lisant ses ouvrages. » Ce charmant poète et ce délicieux humoriste, Goldsmith, n’était point au-dessus des faiblesses de l’amour-propre : il tenait à briller dans un cercle de gens d’esprit où sa réputation, son accent irlandais et sa vanité naïve lui marquaient d’ailleurs une place à part. Il se plaignait de l’intarissable éloquence de son ami Johnson et de la suprématie que lui accordaient les autres membres du club. « Monsieur, disait-il à Boswell, vous faites une monarchie de ce qui devrait être une république[10]. »

En 1783, le docteur Johnson institua encore un autre club dans Essex-street, à la Tête d’Essex (Essex Head), où les membres de la société se rassemblaient trois fois par semaine. Cette maison était tenue par un ancien domestique de M. Thrale, un ami du docteur. Les conditions du club étaient douces et les dépenses étaient légères. Celui qui manquait à l’une des séances payait 2 pence. Chacun des membres était président à son tour. On donnait un penny au garçon pour le service. Cette grande ardeur de Johnson à fonder des clubs s’explique par son caractère et par son genre de vie. Il avait été marié, mais il avait de bonne heure perdu sa femme. Ces réunions de nuit étaient dès lors les seuls divertissemens qu’il pût trouver après une journée de travail et de solitude. Vieux et poursuivi par les terreurs de la mort, il n’en fréquentait pas moins les clubs. « C’était, disait-il, le dernier lien qui le retenait à la vie. » Dans ces assemblées, il se montrait extrêmement sensible à ce qu’on pouvait lui dire sur l’état de sa santé. Un soir qu’il s’était rendu au Club Tamelien fondé par un savant médecin, le docteur Ash, un des membres du club, lui dit qu’il voyait la vie refleurir sur les joues de l’auteur de Bosselas. Samuel Johnson le saisit par la main et s’écria : « Vous êtes un des meilleurs amis que j’aie jamais eus dans le monde. »

Vers la même époque, c’est-à-dire de 1746 à 1768, certains cafés de Londres continuaient d’être en vogue et d’attirer les gens d’esprit. Celui de Tom, Great-Russell-street, comptait près de sept cents souscripteurs à une guinée par tête. Cette société était à peu près la même que celle du Club littéraire. On y rencontrait Johnson, Garrick, Murphy, Goldsmith, Reynolds, Foote, et d’autres hommes de talent mêlés à des gens du monde. Les tables et les livres du club ont été conservés par un médailliste, M. Webster, qui occupait, il y a quelques années, le premier étage de la maison. Il y avait aussi vers 1781 un club littéraire qui se réunissait chez Mme Montague, et que l’on appelait le Club des Bas-Bleus [Blue-Slocking Club). C’était alors la mode parmi les femmes d’esprit d’avoir des soirées où elles se mêlaient à la conversation des hommes instruits qu’animait le désir de plaire. L’origine du terme de bas-bleu est, je crois, peu connue en France, un des membres les plus éminens de cette société qui siégeait à Montague’s house était M. Stillingfleet, dont l’habillement se distinguait par un caractère de gravité. On remarqua surtout qu’il portait toujours des bas bleus. Telle était l’excellence de sa conversation, que quand il lui arrivait d’être absent, on avait coutume de dire : « Nous ne pouvons rien faire ce soir sans les bas bleus. » Peu à peu, des clubs s’établirent sous ce titre, et le terme de bas-bleu s’étendit aux femmes de lettres ridicules et pédantes. Miss Hannah, qui vivait du temps de Johnson, a fait un poème dans lequel elle décrit un blue stocking club, avec le caractère des personnes les plus en vue.

En 1801 s’établit, sous le titre de Roi des Clubs (King of Clubs), une société qui se réunissait un samedi par mois à Crown and Anchor (la Couronne et l’Ancre), dans le Strand. L’élément littéraire y dominait. Le fondateur était Robert Smith, connu aussi sous le surnom de Bobus, et qui avait été procureur-général à Calcutta. Les autres, principaux membres étaient lord Holland, lord Henry Petty (depuis marquis de Lansdowne), sir James Scarlett, qui devint plus tard lord Abinger, sir James Mackintosh, lord Erskine, Samuel Rogers, le poète banquier, auteur des Plaisirs de la Mémoire, et Sharpe, que les Anglais appelaient Conversation-Sharpe à cause de son âpre talent de parole. Ce club avait une grande réputation d’esprit ; on y discourait sur les livres, les auteurs et les questions du jour. Les étrangers pouvaient y être admis à titre de membres honoraires. Parmi ceux qui furent ainsi introduits se trouvait Curran, le célèbre orateur irlandais. Il ne répondit pas d’abord à l’attente générale, car il garda longtemps un silence obstiné ; mais vers la fin de la soirée il proposa un toast « à tous les amis absens. » Ce toast s’adressait surtout à son voisin de table, lord Avonmore, juge irlandais qui était sujet à des distractions et à des absences d’esprit. Il apprit ensuite tranquillement à sa seigneurie qu’on venait de boire à sa santé. Le juge eut sa revanche. Un jour qu’il siégeait sur son banc, un âne vint à braire au beau milieu d’un plaidoyer de Curran : « Arrêtez-vous, monsieur Curran, s’écria-t-il, arrêtez-vous ; c’est assez d’un à la fois. » L’avocat se le tint pour dit ; mais au moment où le juge faisait le résumé des débats, le même bruit se fit entendre, et comme Avonmore jetait des yeux inquiets vers le barreau : « L’écho de la cour, milord ! » répliqua Curran.

Un autre visiteur du club était le célèbre lord Ward, qui y avait été introduit par M. Rogers. Ce dernier avait alors tous les signes d’une santé fort délabrée, et comme le banquier se montrait très sévère envers son noble ami sur les questions d’argent, le lord s’en vengeait par des railleries impitoyables. Dans un temps où M. Rogers revenait de Spa, il fit observer que l’endroit était rempli de voyageurs, et qu’il n’avait pu même y trouver un lit : « Que me dites-vous là ! s’écria Ward ; n’y avait-il point de place dans le cimetière ? » Une autre fois, M. Murray, le libraire, voyant un portrait de Rogers dans la salle du club, s’extasia sur la ressemblance : « C’est, dit-il, comme la vie. — Vous voulez dire que c’est comme la mort, » répliqua sa seigneurie. — Et comme le poète banquier entrait alors dans la salle : « Sam, lui dit Ward, je viens d’entendre à la porte le bruit de votre corbillard qui s’arrêtait ; après tout, vous êtes assez riche pour en tenir un. » De telles plaisanteries sur un tel sujet paraîtront, je le crains, d’assez mauvais goût ; mais elles sont dans l’esprit et dans le caractère anglais. Cette intrépide race saxonne aime à narguer tout ce qui inspire à l’homme un sentiment de crainte. La maladie, la mort, le bourreau, le gibet, les terreurs du monde naturel et surnaturel deviennent, dans la conversation et sur la scène, un sujet de bouffonnerie. Les Anglais rient par manière de défi, ils se moquent de tout, me disait l’un d’eux, excepté des pertes d’argent. Leurs saillies brèves et laconiques à la vue ou à la pensée des choses sombres, des maux inévitables, viennent d’une certaine fierté d’âme qui oppose la dérision aux coups du destin. Je dois d’ailleurs ajouter que le banquier poète Rogers, si souvent tué par les plaisanteries de lord Ward, n’en atteignit pas moins un âge vénérable. Quant au Roi des clubs, il eut le sort de toutes les royautés qui brillent, mais qui durent peu. Malgré les reparties de Sharpe, le talent de Mackintosh et les confidences de lord Erskine, il ne survécut guère à 1830.

À côté des clubs littéraires, il y avait les clubs politiques. Ces derniers remontent au règne de Charles II. Un des plus célèbres était le club ou pour mieux dire la Confédération des Rois [Confederacy of the Kings). Cette sainte alliance se forma peu de temps après la restauration ; elle admettait des hommes d’état et des citoyens de tous les rangs de la société, pourvu que chacun d’eux consentît à porter ce surnom de roi. Un tel sobriquet était regardé comme une garantie suffisante des bons principes monarchiques et devait exclure les républicains. Charles II était lui-même membre honoraire de cette société ; mais il est à croire qu’il n’y siégea jamais. Un autre club politique de ce temps était celui de la Tête du Roi (King’s Head Club). Il se composait de whigs, et les membres partaient à leur chapeau un ruban vert, pour se distinguer des tories, qui avaient arboré le ruban écarlate. Ils se réunissaient le soir près d’Inner-Temple Gate. L’institution se proposait surtout de faire des prosélytes, et admettait volontiers les jeunes gens qui arrivaient à Londres. Les résolutions des chefs se répandaient de bouche en bouche, et ce qui avait été dit le soir au club devenait le lendemain un sujet de conversation dans les cercles de la ville. Cette nombreuse société était une sorte de pouvoir exécutif qui correspondait avec toute l’Angleterre. Dans le club, les discours roulaient le plus souvent sur la défense de la liberté et de la propriété. On aimait à y évoquer le spectre rouge du papisme et à enflammer le zèle protestant. Sous prétexte que les réformés étaient menacés d’un prochain massacre, on engageait les membres à se couvrir de cuirasses de soie, qui passaient alors pour être à l’épreuve de la balle. Ce fut la mort de cette société, car en Angleterre comme en France le ridicule tue. On finit par donner aux farouches clubistes ainsi accoutrés le nom de « sangliers sous l’armure, » et cette société, qui du reste avait rendu des services, ne tarda point à se dissoudre.

Au point de vue de l’histoire des mœurs, les nombreux clubs qui se formèrent alors dans la Grande-Bretagne ont exercé une influence heureuse. Ils servirent à renouer entre les citoyens les liens sociaux qui avaient été brisés par les guerres civiles. Dans ces temps ombrageux, les tavernes devinrent des points de réunion pour les hommes que rapprochait une sympathie d’opinion et de sentimens. Autour d’une table et avec des compagnons choisis, on épanchait à demi-voix ses craintes ou ses espérances. La coupe qui circulait à la ronde était le signe de la réconciliation et de la fraternité. Ainsi de groupe en groupe les élémens désunis de la société tendaient à se rejoindre, et l’harmonie rompue qui se rétablissait dans les clubs devait s’étendre plus tard à toute la nation anglaise. Ces institutions furent le berceau de la liberté de parole qui forme aujourd’hui un des traits et une des conquêtes du caractère britannique. La grande époque des clubs politiques et autres fut le commencement du XVIIIe siècle. C’est alors que florirent le Scriblerus Club, dont étaient Pope, Swift et Arbuthnot, et aussi l’October Club. Ce dernier semble avoir pris son nom dans un changement de ministère. Harley ayant été nommé chef du cabinet au mois d’octobre, des membres du parlement, au nombre de plus de deux cents, se formèrent en une association. Plus royalistes que la reine, ils blâmaient le ministère tory de ne point balayer tous les whigs qui se trouvaient encore dans l’administration, et cherchaient à presser la marche trop lente selon eux du nouveau gouvernement. Quoique d’une couleur plus politique que littéraire, cette société se composait d’hommes de talent et d’hommes d’état qui passaient alors pour les arbitres du goût. Les publications nouvelles y étaient lues et discutées. Un des membres les plus influens du club était Swift, dont l’autorité fit admettre ou rejeter plusieurs candidats. Cette réunion de tories impatiens eut de l’éclat ; mais elle ne semble point avoir exercé une grande pression sur les affaires du temps. La reine Anne était effrayée, Harley était incertain, et les frères (c’est ainsi que les membres du club s’appelaient entre eux) ne purent que gémir de l’inaction de leur parti, qui ne savait point profiter de la victoire[11].

À cette société il faut opposer le Kit-Cat Club. Ce dernier, le plus fameux club qui ait jamais existé, devait son origine à l’amour des Anglais pour les pâtés de mouton (mutton pies). Quelques années avant la révolution de 1688 vivait dans Shire-Lane, près de Temple-Bar, un pâtissier qui s’était rendu célèbre dans son art. Attirés par la rénommée des pâtés de mouton, lord Montague et Dorset, les poètes Prior et Garth, Jacob Tonson, le libraire, et quelques autres se réunissaient dans la boutique. Comme l’enseigne était un chat et un violon, et comme le maître de la maison s’appelait Christopher (par abréviation Kit), le club qui se fonda plus tard, prit le nom de Kit-Cat. Au moment où s’institua cette société, le pays se trouvait dans des circonstances très critiques. Sept évêques protestans étaient enfermés à la Tour de Londres. Les papistes s’agitaient au nom de Jacques II. Les membres du club se rendaient à Shire-Lane sous prétexte de manger des mutton pies ; mais en réalité ils concertaient entre eux des mesures pour réprimer la sanglante insurrection qui ne tarda point à éclater. « Les hommes du Kit-Cat Club, disait Horace Walpole, quoique regardés comme de bons vivans et des gens d’esprit, sont en définitive les vrais patriotes qui ont sauvé la Grande-Bretagne. » Le club survécut de beaucoup au but qu’il s’était proposé dans l’origine, et Christopher, devenu riche, alla s’établir à la Taverne de la Fontaine (Fountain tavern), dans le Strand. Sous le règne de la reine Anne, la société embrassait plus de quarante membres du premier rang et du premier mérite, parmi lesquels on distinguait les ducs de Somerset, de Marlborough et de Richmond, sir Richard Steele, Addison, Congreve et Garth, qui était un whig actif et zélé. Sir Godfrey Kneller peignit leurs portraits à mi-corps, et de là vient le nom de kit-cat donné par les artistes anglais aux portraits qui ont cette dimension particulière. L’attention du club n’était point limitée aux matières politiques, elle s’étendait aux sujets littéraires. Ce club vota même une somme de 4,000 guinées pour encourager la tragédie.

Dans un temps où les dissensions civiles commençaient à se calmer, on crut élargir la base des clubs en appuyant ces institutions sur les besoins matériels de la vie. Il était plus facile de se mettre d’accord sur un bon plat que sur les questions religieuses et philosophiques. L’homme instruit et illettré, le whig et le tory, le protestant orthodoxe et le dissident pouvaient du moins s’entendre à propos du boire et du manger. Cette fraternité de la table engendrait avec le temps la tolérance des opinions. Il y avait à Londres le club de la Tête-de-Veau (Calve’s Head Club), qui se tenait dans Charing-Cross, celui des Pâtés d’Anguilles (Eel pie), celui de l’Oie (Goose Club). L’amour de la bonne chère n’exclut point d’ailleurs les sentimens politiques, et quelques-unes de ces associations s’occupaient en même temps des affaires de l’état. De tous les clubs gastronomiques, le plus célèbre est encore le Beef-steak Club. Il paraît y avoir eu deux sociétés de ce nom : la première, dont l’origine est inconnue, mais qui doit remonter au règne de Charles II, avait pour président la fameuse actrice mistress Peg Woffington. C’était la seule femme qui fît partie de cette réunion, et encore savait-elle boxer comme un homme[12]. Les affiliés portaient autour du cou un gril d’or suspendu à un ruban vert. Le second Beef-steak Club naquit en 1735. Rich, le célèbre arlequin, régisseur du théâtre de Covent-Garden, était en train de préparer la mise en scène d’une pantomime qui devait être jouée dans la soirée, quand il reçut la visite de plusieurs gentilshommes curieux d’assister au spectacle avant le spectacle. L’un d’eux, le comte de Peterborough, s’étant attardé jusqu’à une heure avancée, l’artiste, sans se laisser intimider par la présence du noble visiteur, se mit à faire cuire un beef-steak pour son dîner ; puis il invita sans façon le comte à partager son modeste repas. Peterborough fut si content du beef-steak et de la conversation de l’acteur, que la semaine suivante il revint accompagné de quelques amis et demanda à renouveler le régal. De cette circonstance sortit le Beef-steak Club, qu’ont illustré les noms de Hogarth, de sir John Thornill, de Brougham, de Sheridan et plus tard de Fox. De Covent-Garden, le siège de cette association flut transporté derrière le théâtre du Lycœum. Les membres, au nombre de vingt-quatre[13], dînaient à cinq heures tous les samedis depuis la fin de novembre jusqu’à la fin de juin. C’était un vrai dîner anglais, où l’on célébrait le bœuf et la liberté, auquel se mêlaient les gais propos de table, et qu’assaisonnaient les appétits britanniques. La salle du banquet se montrait appropriée au caractère du club ; elle était revêtue de chêne, avec les armes de la société, — le gril, — gravées en relief. Au moment où l’horloge frappait cinq heures, un rideau se levait et découvrait la cuisine, dans laquelle on voyait les cuisiniers en train de remplir leurs différens rôles. Deux vers de Macbeth servaient d’inscription à ce laboratoire culinaire, et au milieu était suspendu au plafond le gril originel de la société, vénérable relique qui avait survécu à deux incendies. Après le dîner, quand on avait enlevé la nappe, le président s’asseyait dans un fauteuil sur une plate-forme élevée de quelques marches au-dessus du plancher de la salle, et que décorait, parmi les enseignes du club, le petit chapeau à trois cornes avec lequel Garrick avait joué de son temps le rôle de Ranger.

Les beaux jours du Beef-steak Club luirent avec le commencement du XIXe siècle. Il comptait alors parmi ses membres John Kemble, Kobb de la société des Indes, le duc de CGlarence, Ferguson et le duc de Norfolk[14]. On pense bien que dans une telle réunion la bonne chère et le bon vin n’étaient que l’assaisonnement du bel-esprit. Parmi les derniers noms qui se rattachent au Beef-steak Club figure celui du capitaine Morris. Il était né en 1745, mais il survécut à la majorité des joyeux convives qu’il avait amusés par sa belle humeur, sa riche imagination et ses saillies poétiques. C’était le soleil de la table. Il avait composé quelques-unes des ballades anglaises les plus populaires. Nestor de la chanson, il comparait lui-même sa muse au poisson volant. « Quand ses ailes sont sèches, elle ne saurait prendre un joyeux essor ; mais autour d’un bol de punch, elle vole en plongeant, comme fait l’hirondelle autour d’un lac. » À ces rimes bachiques, il manque aujourd’hui le choc des verres et les joyeux échos du club dont le capitaine Morris était le poète-lauréat. Type du vrai citoyen de Londres, il préférait la ville à la campagne et l’ombre que font les maisons sur le pavé de Pall-Mall au plus beau soleil éclairant la nature. Vers les derniers temps de sa vie, il se laissa pourtant gagner par les charmes de la vie rurale, dont il s’était moqué, et se retira à Brockham, dans une villa que lui avait donnée le duc de Norfolk. Avant de partir, il fit en vers ses adieux au club. Il y reparut comme visiteur en 1835, et les membres lui offrirent un grand bol d’argent avec des inscriptions. Quoique âgé alors de quatre-vingt-dix-neuf ans, il n’avait rien perdu de sa gaieté de cœur. Il mourut peu de temps après, et avec lui s’éteignit la gloire du club dont il avait été un des derniers ornemens. Il n’est guère resté qu’un nom de cette réunion célèbre où s’est dépensé tant d’esprit, mais de cet esprit qui s’évapore avec la fumée des mets et des bols de punch.

Le caractère des anciens clubs était de s’assortir à tous les goûts de la nature humaine. Un Anglais de la province qui arrivait à Londres y cherchait un club approprié à sa nature et à son tour d’esprit, à peu près comme une coquette va de boutique en boutique pour choisir les rubans qui conviennent le mieux à son teint. Était-il flegmatique, il se rendait au Hum drum Club, dans Ivy-Lane. Là, en entrant dans la salle, il avisait une scène solennelle. Les membres gardaient tous un profond silence, ayant chacun une pipe à la bouche et un pot de bière à la main. On eût dit une société de sages ou de sourds-muets. Chaque fois que l’un d’eux déposait sa pipe sur la table, on s’attendait à ce qu’il allait parler et à ce que des oracles allaient sortir d’une bouche si grave ; mais « c’était seulement pour cracher, » dit Goldsmith, qui avait assisté à l’une de leurs réunions. Les turbulens se joignaient aux rattling clubs. Les esprits forts se faisaient conduire à la Société des philosophes, où quiconque apportait un argument nouveau contre la religion était admis moyennant 4 pence, qui devaient être dépensés en punch. Si bizarre que fût le caractère d’un homme, il trouvait à Londres des compagnons pour cultiver en commun sa manie dominante. Les amateurs d’oiseaux se rassemblaient une fois par semaine dans un petit cabaret de Rosemary-Lane, où se tenait le Bird-fanciers Club. Les fous de tulipes se rencontraient au Florist Club. Les élégans et les lions de ce temps-là se donnaient rendez-vous au Club des Beaux (Beaus Club), dans une certaine taverne près de Covent-Garden, où l’on ne s’entretenait que des habits, des rubans et des nouvelles modes. Les gens d’humeur morose et chagrine s’enrôlaient dans le Club des Bourrus (Surly Club), qui se tenait près de Billingsgate-Dock. Là ils déblatéraient contre tout, et se malmenaient les uns les autres avec une joie farouche. Les usuriers recherchaient la société de leurs semblables au Split-farthing Club, le club des gratte-sous. Hopkins, immortalisé par Pope, était membre de cette réunion, qui se tenait dans une chambre noire pour faire des économies d’huile et de chandelle. Les commerçans qui avaient eu des malheurs se consolaient entre eux à l’Unfortunate Club, qui siégeait à l’enseigne de Tumble-down Dick, dans le Mint. Une banqueroute simple était un titre suffisant pour être admis ; mais on préférait une banqueroute frauduleuse. Les mendians se traînaient au Beggars Club, sorte de cour des miracles où les aveugles recouvraient la vue et les sourds-muets la parole. Les voleurs se glissaient tous les soirs dans une petite taverne de l’Old-Bailey, à l’enseigne de la Demi-Lune, c’était le Thieves Club. Les femmes du marché se groupaient au club des Bonnets-Plats (Flat-cap Club), qui fut pendant un temps le rendez-vous des galans et des coureurs de cafés. Les jeunes gens faisaient la cour à ces dames avec de l’eau-de-vie brûlée et de formidables verres de porter. Chacun trouvait ainsi à se classer dans un cercle en harmonie avec ses goûts, ses habitudes et ses dispositions d’esprit.

Les Anglais d’un caractère plus ou moins gascon briguaient une entrée au Lying Club, le club des menteurs, dont je dois raconter l’origine. Sir Harry Blunt, homme d’esprit, célèbre surtout dans l’art de charger ses récits avec de fausses couleurs, reçut un jour à Londres des étrangers qui venaient étudier les coutumes et les curiosités de la ville. Il les conduisit à Bell Tavern dans Westminster, où ils firent tous ensemble un somptueux repas. À table, chacun se piqua d’amuser la société par le récit des aventures les plus extraordinaires et les plus fabuleuses. Cette soirée fut si agréable à sir Harry Blunt, qu’il résolut d’instituer un club sur le même modèle. La première règle était que quiconque dirait un mot de vérité entre six et dix heures du soir serait condamné à payer un gallon de vin au choix du président. Les candidats subissaient un examen : ce n’était pas tout que de mentir, il fallait encore mentir avec art. Une fiction trop invraisemblable et cousue de gros fil était assimilée à une chose vraie, et encourait la même censure. Le président portait une casquette bleue et une plume rouge ; mais si l’un des membres du club lançait dans la soirée quelque mensonge plus hardi et plus insigne que ceux du président lui-même, ce dernier cédait à l’instant même au vainqueur le fauteuil et les attributs de sa dignité.

Ces associations ayant été de tout temps un miroir du caractère national, on doit s’attendre à trouver dans la vieille Angleterre un grand nombre de clubs excentriques. Un des plus célèbres était celui des laides-figures, the Ugly Club ; il avait pris naissance à Cambridge, sous le règne de Charles II, et avait commencé par un dîner auquel on invita les hommes les plus laids de la ville. Quelques-uns d’entre eux déclinèrent cet honneur, mais après certaines difficultés la société se fonda. Au banquet d’inauguration, un étudiant de King’s collège, qui avait été surnommé Crab à cause de sa mauvaise mine, accepta bravement les fonctions de chapelain. On fut moins heureux quand il s’agit d’élire un président, car nul ne tenait particulièrement à ce genre de supériorité. Les règles du club étaient gravées sur un tableau ; nul ne pouvait être admis s’il n’était orné de quelque difformité frappante ; à laideur égale, on devait choisir entre deux candidats celui qui avait la peau la plus épaisse. Le nouvel élu, à son entrée, traitait la société avec un plat de morue et prononçait un discours à l’éloge d’Ésope. Le portrait du célèbre bossu figurait d’ailleurs dans la salle avec ceux de Thersite, de Duns Scotus, de Scarron et d’Hudibras. Ce club fit du bruit, et les membres, encouragés par leurs succès, envoyèrent au roi Charles II l’invitation d’être des leurs. Le roi rit beaucoup et dit « qu’il ne pouvait y aller lui-même, mais qu’il leur enverrait un couple de boucs. » Ce club fut plus tard institué à Londres sous le même titre, Ugly Club, par Hatchet, qui a eu l’honneur d’introduire un mot nouveau dans la langue anglaise, les habitans de la Grande-Bretagne appellent encore aujourd’hui hatchet-faced un genre de laideur particulière. Il était surtout célèbre par la longueur et la pesanteur de son nez, sur lequel on raconte une foule d’aventures. Après lui, Jack Wilkes fut élu président perpétuel de cette société dans les premiers temps du règne de George III, et Gabriel Riquetti, comte de Mirabeau, fut nommé à l’unanimité membre honoraire, lors de son voyage à Londres.

L’Ugly Club avait un concurrent, celui des Sans-Nez (the No-Nose Club). Un gentleman à l’humeur fantasque, se promenant dans les rues de Londres, fut frappé un jour du grand nombre d’hommes sans nez qu’il rencontrait, et eut l’idée de les réunir à dîner dans une taverne. Là, il les organisa en une société fraternelle. Ce club se réunissait une fois par mois, quand, au bout d’une année, le fondateur mourut. Les membres, qui, selon leur propre langage, « n’étaient pas gens à se laisser conduire par le nez, » ne voulurent point se soumettre à un autre chef, et se séparèrent. À la dernière séance, un des poètes de la société lut une élégie en l’honneur de celui qu’on venait de perdre, et qui était allé voir leur patronne, la Mort à la face camuse.

Toujours en vertu de ce principe que les semblables se recherchent, il se forma dans le dernier siècle un club d’hommes gras (Club of fat Men). Ces derniers ne se réunissaient point pour se livrer à l’esprit ni à la légèreté de conversation, mais pour se faire noblement vis-à-vis les uns aux autres. La salle de leurs séances, qui était d’une largeur appropriée au but de l’institution, avait deux entrées, l’une par une porte d’une dimension modérée, et l’autre par une vaste porte à deux battans. Si le candidat pouvait s’introduire par la première, il était regardé comme indigne ; mais, s’il se trouvait arrêté au passage par sa vénérable corpulence, les deux battans de la porte d’honneur s’ouvraient immédiatement devant lui, et il était salué du nom de frère par l’imposante société : de sorte que la première condition pour être admis dans cette assemblée était de ne pas pouvoir y entrer. En opposition au club des hommes gras s’érigea dans la même ville[15] un club de squelettes (Thin Club). Ces derniers, étant maigres et envieux, représentèrent leurs rivaux comme des hommes de mauvais principes ; ils firent si bien qu’ils leur enlevèrent la faveur publique. Les deux factions se déchirèrent pendant des années, et les hommes maigres menaçaient de fermer aux hommes gras la porte des magistratures civiles, lors-qu’enfin ils consentirent à pactiser. Il fut convenu que les deux principaux magistrats de la ville seraient dorénavant choisis dans l’un et l’autre club. Ces deux magistrats furent en conséquence accouplés d’année en année suivant la loi des contrastes : un gras et un maigre.

La taille et les autres accidens de la nature servirent également de base à des associations bizarres. Il y avait à Londres le club des hommes grands (Tall Club). Ces géans se proposaient, disaient-ils, de sauver la race humaine de la déchéance dont elle était menacée par l’invasion des petits hommes, et par les ravages que ces pygmées exerçaient sur le cœur des femmes. Les petits hommes, sachant que l’union fait la force, se formèrent de leur côté en une coalition, the Short Club. Ce club s’était fondé le 10 décembre, le jour le plus court de l’année ; le lieu du rendez-vous était dans Little Piazza (la petite place), et des fenêtres on voyait les marionnettes de Powel, sorte de théâtre et d’acteurs pour lesquels les membres de la société avaient une sympathie toute fraternelle. La première fois qu’ils prirent possession de la salle des séances, la table leur montait jusqu’au menton, et le président disparut dans son fauteuil, de sorte que, malgré la présence de ce dignitaire, c’était presque un siège vacant. Il fut donc décidé qu’on bannirait ces meubles incommodes, faits pour le commun des mortels, mais dont les petits hommes avaient tant souffert, et qu’on les remplacerait par des sièges, des tables et autres ustensiles mieux appropriés à la taille des clubistes. Ceux-ci, ayant reconnu avec assez de bon sens que le ridicule n’était point d’être petit, mais de vouloir paraître grand, juraient tous à leur entrée dans la société de porter bravement leur petitesse au nez sinon à la barbe de ces monstres hyperboliques, les hommes du Tall Club. Les statuts édictaient en conséquence des peines sévères contre celui qui aurait mis dans ses souliers des cartes ou des semelles de liège, qui se serait tenu sur la pointe des pieds dans la foule, qui aurait porté une haute perruque ou un chapeau long pour ajouter à sa taille, qui serait monté sur un grand cheval, ou qui aurait glissé un gros livre pour s’exhausser sur son siège. Comme ce club était composé de lettrés, on ne manquait jamais l’occasion d’y raconter les traits d’histoire qui pouvaient faire honneur aux petits hommes. C’était donc à qui répéterait sans cesse l’éloge du petit David qui avait vaincu le géant Goliath, du petit Alexandre le Grand, de Pépin le Bref, du petit Luxembourg, qui avait fait de Louis XIV un grand roi, et surtout du poète Horace, qu’Auguste appelait lepidissimum homunciolum. Pope nous assure avoir été de cette société de nabots : court avec de longs bras et de longues jambes, il se comparait lui-même à une araignée. S’il faut l’en croire, l’opinion unanime de ses confrères était que, le genre humain ayant toujours été s’amoindrissant depuis l’origine, l’intention de la nature était que les hommes fussent petits. Ils se flattaient donc que, le progrès aidant, leurs semblables arriveraient un jour à l’état de perfection, c’est-à-dire au type d’exiguïté que représentait si bien le Little Club.

Je m’étonnerais que l’amour n’eût point joué un rôle dans les clubs excentriques. Il existait en effet à Londres le club des Gants frangés (Fringe Glove Club), et à Oxford celui des Soupirans (Sighing Club). Une maîtresse et un poème en l’honneur de cette maîtresse étaient pour le candidat un diplôme d’admission. Celui qui exprimait la violence de sa passion dans les termes les plus pathétiques était élu président pour une nuit. Comme le lien de cette association était quelque infortune de cœur, les membres fuyaient la société des autres hommes, et s’unissaient entre eux pour ne point encourir le ridicule. Rien n’était plus incohérent que leurs discours. Le soupirant qui entrait dans la salle n’adressait point la parole à ses confrères, mais il se jetait dans un fauteuil, et se parlant à lui-même : « Je l’ai vue ! s’écriait-il. Elle n’a jamais eu si bel air que ce soir. Elle m’a regardé. Hélas ! c’en est fait de vous, mon cœur ! » Les autres, un morceau de dentelle, un éventail brisé ou une ceinture de femme à la main, ne prêtaient aucune attention à ses élégies, absorbés qu’ils étaient eux-mêmes dans leurs rêves d’amour et leurs soliloques extravagans. Les rivaux, au lieu de se battre en duel, buvaient ensemble à la santé de leur bien-aimée autant de fois qu’il y avait de lettres dans son nom, et le vainqueur était celui qui portait les toasts les plus assassins. Il y avait aussi le Widow Club, club des veuves qui cherchaient un consolateur. Ces dames avaient d’abord résolu de donner à la salle de réunion le portrait de leurs maris défunts ; mais comme ces toiles auraient couvert tous les murs (l’une d’entre elles avait été mariée jusqu’à sept fois), elles revinrent sur leur première décision et finirent par exposer leurs propres portraits. L’une d’elles, s’adressant un jour à sa voisine en larmes : « Vous pleurez, ma chère, lui dit-elle, moins sur le mari que vous avez perdu que pour celui que vous voudriez avoir. »

Ces clubs bizarres[16] étaient du moins inoffensifs ; mais à côté d’eux il s’en éleva d’autres d’une nature sombre et dangereuse. Je ne m’arrêterai point au club des duellistes, dont le président avait tué douze hommes dans des affaires d’honneur, ni au club des meurtriers, Mon killing Club, où, pour être admis, il fallait fournir la preuve d’au moins un homicide, ni au Club Terrible, dont les membres se distinguaient par la longueur de leurs épées. Dieu merci, ces associations ne vécurent pas longtemps ; le sheriff intervint, le bourreau fit main basse sur les confrères de la lame, les hommes d’honneur, les chevaliers du sang, et les dépêcha si bien que ces clubs sauvages finirent avec la plupart de leurs membres sur la potence. Une confrérie semblable, que cimentaient l’ambition du mal et la haine des autres hommes, fit plus de bruit que toutes les autres sous le règne de la reine Anne : c’était le Mohock Club, Son nom était emprunté à une tribu de cannibales. Le président, qui s’intitulait lui-même empereur des Mohocks, portait un croissant gravé sur le front. Comme les treize de Balzac, les Mohocks avaient déclaré la guerre au genre humain et formaient entre eux une alliance offensive et défensive. Battre le guet, attaquer les passans dans la rue, exercer sur leurs prisonniers, hommes ou femmes, les traitemens les plus barbares et les plus révoltans, était regardé par eux comme un coup d’éclat. Leur rage ne s’arrêtait que devant les mauvais lieux dont ils s’étaient déclarés les protecteurs. Les Mohocks subirent le même sort que les duellistes, les terribles et les assassins. « Leur club, dit un auteur du temps, se dénoua par la corde. » Dans une grande ville comme Londres, on doit s’attendre à trouver jusque vers les temps modernes quelques-unes de ces associations néfastes. Le lord chef, de justice Holt avait eu une jeunesse orageuse et avait fait partie d’un club de mauvais sujets. Un jour qu’il présidait au tribunal de l’Old Bailey, un homme fut convaincu de vol à main armée sur les grands chemins. Dans le criminel, Holt reconnut un de ses anciens compagnons. Croyant que celui-ci ne le reconnaissait pas, le juge, mû par la curiosité, peut-être même par un sentiment d’intérêt, lui demanda ce qu’étaient devenus les autres membres du dangereux club auquel le prisonnier avait eu le malheur d’appartenir. Le pauvre diable fit un long salut, et poussant un profond soupir : « Ah ! milord, répliqua-t-il, ils sont tous pendus, à l’exception de votre seigneurie et de moi. »

Telle est l’histoire des anciens clubs. Aujourd’hui quel changement ! Des palais de marbre ont remplacé les humbles tavernes et les cafés qui servaient de nid aux associations du dernier siècle. La révolution, sous le rapport de l’architecture et aussi sous le rapport du système économique, a été si grande, que des linguistes se sont demandé si l’on pouvait donner le nom de clubs à des établissemens qui offrent si peu de ressemblance avec les sociétés de good fellows définies par le grave docteur Johnson. Je ne m’arrêterai point à discuter sur le mot : j’aime mieux étudier tout de suite la constitution, l’origine et la vie des modernes club houses.


II

Les clubs qui existent maintenant à Londres se divisent en deux classes. Il y en a qui sont tenus par un particulier, lequel s’engage à fournir aux membres de la société certains avantages moyennant une somme payée à l’entrée et une contribution annuelle. Il en est d’autres qui ne ressemblent en rien à des entreprises individuelles, fondés qu’ils sont sur le principe absolu de la solidarité. Occupons-nous d’abord des premiers, qui sont les plus anciens, qu’on désigne sous le nom de subscription clubs, et qui forment la transition entre le vieux et le nouveau système. Ils sont seulement au nombre de quatre : Crockford’s, Brookes’s, White’s et Boodle’s. On les appelle ainsi du nom de leur propriétaire, et ils sont tous plus ou moins atteints d’une plaie sociale, le jeu.

William Crockford avait commencé par tenir un étal de poissonnier dans le Strand. Ayant gagné beaucoup d’argent, non pas tant à son commerce qu’aux jeux de hasard et aux courses de chevaux, il fonda plus tard une maison célèbre dans laquelle l’élite de la société se rendait la nuit en sortant de l’Opéra. Il s’y jouait des sommes fabuleuses. Plusieurs sombres épisodes se rattachent à cet enfer, hell[17], qui étalait pourtant des airs de fête. Un major des gardes avait perdu au jeu une grosse somme d’argent : sous l’influence de cette perte, il fit un faux qui fut découvert et qui le conduisit à la prison de Newgate. Avant le procès, il trouva le moyen de s’évader, grâce au dévouement d’un domestique qui était venu le voir dans son cachot, et qui changea avec lui de vêtemens. Ainsi déguisé, le major trompa l’étroite surveillance des geôliers et passa bientôt en lieu de sûreté, laissant derrière lui son brave serviteur, qui fut jugé et condamné à une année d’emprisonnement. Comme l’affaire avait fait du bruit, Crockford n’épargna, dans cette circonstance, ni démarches ni argent pour soustraire une des victimes du jeu à la flétrissure de la justice. Son club ne laissa pas que d’être fréquenté après l’événement par la plus haute aristocratie de la Grande-Bretagne. À l’attrait du jeu il joignait celui de la gourmandise. Les soupers y étaient excellens, les vins précieux coulaient à flots, et le cuisinier en chef, le célèbre Louis-Eustache Ude, passait pour le plus grand professeur dans l’art culinaire qui existât en Europe. Crockford, que les Anglais ont surnommé le Léviathan du jeu, mourut prodigieusement riche en 1844. Avec lui s’éteignit cette maison de rouge et noir, déguisée sous le nom de club, qui avait jeté un si déplorable éclat.

Les trois autres clubs, Brookes’s, Whites et Boodle’s, n’ont jamais eu un caractère aussi décidément aléatoire, Brookes’s était dans l’origine un ancien café, d’autres disent un hôtel, qui, vers 1770, servait de rendez-vous aux chefs de l’opposition. L’influence politique de ce club était si grande qu’il constituait une sorte de gouvernement dans le gouvernement. Autour du nom de Brookes, qui était le maître de la maison, rayonnaient les noms autrement célèbres de Fox, de Burke, de Grenville, de Windham, de Grey, de Selwin et de Sheridan. Il serait trop long de rapporter les bons mots et les anecdotes qui firent la fortune de cette réunion d’élite. Un jour que Sheridan sortait du club, il rencontre dans Saint-James street le prince de Galles et le duc d’York : « Nous venons précisément de discuter, dit le duc, si vous êtes un coquin ou un sot. — Je suis entre l’un et l’autre, » répliqua Sheridan, se mettant entre les deux et les prenant chacun par le bras. La candidature de Sheridan avait échoué par trois fois au Brookes’s Club. Il suffisait pour cela d’une boule noire, et ce veto était à chaque scrutin déposé dans l’urne par Seldon, sous prétexte que le père de Sheridan avait été acteur. L’obstacle fut abaissé enfin par le prince de Galles, qui retint Seldon engagé dans une conversation particulière au moment où l’on votait. Beaucoup d’esprit avait été dépensé dans ce club, mais je regrette de dire qu’il s’y jouait et s’y dépensait aussi beaucoup d’argent. Sans renoncer tout à fait à ses couleurs politiques, Brookes’s est devenu avec le temps une maison de jeu tolérée. Là se réfugient certains membres de l’aristocratie anglaise pour se soustraire à la loi qui défend de jouer dans les maisons publiques. Dès 1799, quatre pigeons bien emplumés (j’emprunte la métaphore anglaise) se firent introduire dans le club avec une fortune qui, réunie, atteignait l’énorme chiffre de 2 millions de livres sterling. Au bout de moins d’une année, tous les quatre étaient entièrement ruinés. L’un d’eux, jeune homme de famille noble, fut obligé d’emprunter au garçon du club 18 pence pour payer le port d’une bourriche envoyée par un ami de la campagne qui, comme on le pense bien, ignorait le changement à vue du millionnaire en un pauvre diable. Aussi qu’était-il venu faire dans cet enfer ?

White’s, dans Saint-James street, est ainsi que Brookes’s un des plus anciens clubs de Londres. Il doit son origine à master White, qui, dès 1798, tenait au même endroit un café ou, comme on disait alors, un chocolat (chocolate home). Le club proprement dit ne date guère que de 1736. C’était le lieu de réunion des tories, de même que Brookes’s était le foyer des whigs. Il est moins célèbre que l’autre par ses bons mots, car, selon l’observation de Walter Scott lui-même, les tories se montrent en général moins joyeux compagnons que les whigs, et le célèbre romancier recherchait, malgré ses opinions, la société de ces derniers quand il voulait se mettre en belle humeur. Le White’s Club vit pourtant de beaux jours durant la brillante période de Pitt, de Dundas, de Rose et de Canning. Pitt s’y amusait beaucoup d’une mystification bien connue qu’avait subie son ami Dundas durant une tournée politique en Écosse. Ce dernier, alors ministre, avait fait venir chez lui un barbier d’Edimbourg. Le Figaro écossais, avant de commencer sa tâche, se fit l’écho du mécontentement qui régnait alors dans la ville et dans une partie du royaume contre l’homme d’état, en lui disant avec ironie : « Nous vous sommes très obligés, monsieur Dundas, du rôle que vous avez joué à Londres. — Quoi ! seriez-vous par hasard un homme politique ? demanda Dundas impatienté. J’ai fait demander un barbier. — Oh ! très bien, je vais vous raser, » répliqua avec un salut le praticien. Il rasa en effet une joue du ministre, puis soudain, lui passant le dos du rasoir sur le cou : « Tiens, traître, s’écrie-t-il, voilà pour toi. » Cela fait, il s’échappe à toutes jambes de la maison. Dundas crut pour un instant avoir réellement le cou coupé et appela au secours. Le bruit que le ministre était mort assassiné se répandit dans tout Edimbourg, mais l’alarme fit bientôt place à un immense éclat de rire, et le barbier se vit pour un jour le héros de la faveur publique. Pitt, faisant allusion à cet événement, demandait volontiers à Dundas s’il était bien sûr d’avoir encore sa tête. À ces jeux d’esprit se mêlèrent de bonne heure d’autres jeux d’un plus mauvais caractère. Les armes du club étaient, selon Horace Walpole, un champ vert (par allusion au tapis d’une table à jouer), des dés et trois parolis, avec cette inscription : cogit amor nummi. Au commencement de ce siècle, le White’s était extrêmement riche : en 1814, il donna à l’empereur de Russie, au roi de Prusse et aux autres souverains alliés un dîner qui ne coûta pas moins de 9,849 livres sterling. Trois semaines après, la même société traitait le duc de Wellington avec une égale splendeur. Ce club existe encore ; il occupe même dans Saint-James-street une maison qui ne manque point de magnificence ; mais il n’est plus guère célèbre que par ses bons dîners et par les sentimens de bonne amitié qui règnent entre les membres, presque tous riches, tranquilles et conservateurs.

Je ne m’arrêterai pas davantage aux subscription clubs qui, en face des club houses du nouveau régime, ne présentent après tout qu’un intérêt médiocre. À ces établissemens tenus par un maître et dont les membres contribuent pour une somme annuelle aux dépenses de la maison, sous la surveillance d’un comité, ont succédé dans ces derniers temps des institutions d’un tout autre caractère. Il est une nouvelle classe de clubs dans lesquels un certain nombre d’individus s’associent pour louer ou bâtir une maison, engager des domestiques et se fournir à eux-mêmes, au prix du marché, tout ce qu’on sert, en faisant la part du lion, dans les restaurans et les cafés. Ces derniers, les club houses, constituent de véritables ménages aristocratiques.

La première fois que je me promenais à Londres dans le voisinage de Saint-James’s-Park, je fus frappé par la vue de brillans édifices qui s’élevaient de distance en distance, et qui donnaient à cette partie de la ville un caractère de richesse et de majesté. Il y en avait de tous les styles, grec, romain, italien, simple ou fleuri, mais toujours avec un air de famille. Mon étonnement redoubla dans Pall-Mall, où les palais succèdent aux palais ; ce n’étaient que colonnades, portiques, bas-reliefs, frises et autres ornemens d’architecture. Comme ces nobles bâtimens n’avaient pourtant point le caractère de vrais monumens publics, et comme j’étais encore sous l’influence des idées qu’on se fait en France de l’aristocratie anglaise, je me demandais quelles étaient les anciennes familles assez riches pour subvenir à l’entretien de si ruineuses demeures. Un Anglais se chargea de dissiper mon illusion en m’apprenant que chacune de ces résidences princières était occupée, comme il disait, par un lord collectif. J’avais en effet devant les yeux les club houses de Londres, ces palais élevés par le principe d’association au bien-être matériel et aux plaisirs de la vie morale. Ce sont à la fois des hôtels, des restaurans, des cafés, des foyers de conversation, des cabinets de lecture et des bibliothèques. De tels établissemens ne sont pas la propriété d’un individu, ils appartiennent à des groupes nombreux d’associés. Les club houses constituent les vrais monumens de l’époque ; les plus anciens d’entre eux ne remontent guère au-delà de 1826. L’étranger s’arrête surtout avec surprise devant le Carlton Club, immense édifice construit d’après les dessins de sir Robert Smirke, et qui rappelle la bibliothèque de Saint-Marc à Venise. La profusion des ornemens ne le cède ici qu’à la richesse de la matière ; des colonnes à tige de granit rouge poli, accouplées deux à deux, décorent la façade du bâtiment que surmonte une terrasse entourée par une balustrade en pierre d’une forme sévère et pourtant élégante. Dans la même rue, Pall-Mall, s’élève l’Army and Navy Club house, dont le style a été emprunté par les architectes anglais au palais Cornaro ; les murs sont revêtus d’anciens emblèmes militaires et marins, au-dessus desquels court une frise chargée d’arabesques, de feuillages et de figures. Ces deux monumens éclipsent, sans toutefois les faire oublier, d’autres édifices un peu plus anciens : le Reform Club, bâti en 1840 d’après les cartons de M. C. Barry, l’United Service, l’Athenœum, le Travellers, l’Oxford and Cambridge University, l’Union, l’Arthur. Si les modernes club homes attirent les regards par la masse, l’étendue, la richesse et les beautés extérieures de l’architecture, le visiteur n’est pas moins étonné par la pompe et l’élégance qui se déploient à l’intérieur de ces établissemens.

À peine avez-vous franchi le péristyle que vous vous trouvez dans une antichambre (lobby) gardée par deux domestiques, le suisse (hall porter) et son assistant. Ils ont pour devoir de veiller à ce que nul ne s’introduise dans la maison, hormis ceux qui ont leur nom inscrit sur un livre. Le plus souvent ces deux fonctionnaires, en habit noir et en cravate blanche, ont sous leurs ordres un ou deux pages en livrée, dont la charge est de porter les lettres et les messages aux membres du club. L’étranger attend la réponse dans une salle de réception (réception room). Je suppose que, par une faveur spéciale, il soit admis à visiter l’établissement, il entrera alors dans le vestibule (hall), où les architectes ont prodigué encore plus qu’ailleurs toutes les ressources de leur art et de la statuaire. Je citerai comme effet ravissant de lumière, et comme type de ce que les Anglais appellent le style chaste, le vestibule du Conservative, qui est éclairé par une cage de cristal circulaire, et qui semble ainsi avoir pour coupole le dôme du ciel. On admire, dans un autre genre, la salle d’entrée du Reform Club, tout étincelante de marbre et d’or. Sur un pavé de mosaïque en scagliola s’élèvent des colonnes couleur safran qui supportent une galerie et un plafond à jour. Des portes d’érable ou d’acajou s’ouvrent sur les divers appartemens du rez-de-chaussée, le vestiaire, la salle du matin (morning room), la salle de lecture (reading or news room) et les salles à manger, le tout avec des glaces d’une hauteur démesurée, des plafonds ornés de festons et de corniches, de riches peintures à l’encaustique, des lustres aux immenses feuillages d’or et des sofas chers à la mollesse. Un escalier conduit aux deux ou trois autres étages de la maison. Quelques architectes ont cherché à répandre sur cet escalier de marbre, de pierre ou de glace toutes les richesses de la décoration ; d’autres, désespérant au contraire de rendre un tel objet agréable à la vue, ont mis toute leur science à le cacher. Au premier étage s’étendent le salon, la bibliothèque et les accessoires[18] . Le salon (drawing room) étale, dans la plupart des club houses, un luxe d’ameublement et d’ornementation que les Anglais eux-mêmes ont qualifié d’extravagant. Les murs lambrissés de brocart, les colonnes en marbre de Sienne, le plafond chargé de moulures dorées, le plancher de chêne recouvert d’un moelleux tapis de Turquie, tout affecte un air de splendeur et d’ostentation qui défie les regards d’un millionnaire. On ne voit rien de mieux même au palais de la reine. La bibliothèque se distingue par le nombre des volumes, l’étendue de la salle et l’orgueil des pilastres recouverts de marbre gris ou vert, avec des chapiteaux de bronze. Au second ou au troisième étage s’ouvrent les salles de billards. Les combles sont occupés par les logemens des domestiques et des autres officiers de la maison. L’architecte s’est proposé dans les club houses de combiner les caractères d’un château avec les exigences d’un hôtel ou d’une taverne de premier ordre. Il ne faut donc point oublier la cuisine. C’est souvent la plus grande merveille de ces établissemens par sa blancheur, par l’éclat des feux, le mouvement des broches et des cuisiniers, la dimension des tables et des dressoirs. Dans les bas-fonds de certains de ces hôtels se trouve encore une machine à vapeur pour élever l’eau à la hauteur des autres étages, des appareils pour distribuer la chaleur ou pour chasser le frais dans les divers appartemens, enfin tout un système mécanique en vertu duquel la maison vit, si l’on ose ainsi dire, comme les maisons fées dans les contes de Perrault[19].

Les modernes club houses diffèrent des anciens subscription clubs en ce que ce ne sont plus, comme autrefois, des entreprises portant le nom d’un individu qui, moyennant une somme annuelle payée par chacun des membres, s’engageait à faire face aux dépensés de l’établissement, et profitait à lui seul des bénéfices. Aujourd’hui les clubmen ne sont plus du tout des abonnés, ce sont les co-propriétaires de leur club. Moyennant une somme d’environ 20 guinées à son entrée et de 10 guinées par an, chaque membre admis par le scrutin peut aller où il veut, faire ce qu’il veut dans la maison, lire, écrire, dîner seul ou en tête-à-tête, se mêler à la conversation ou se retirer dans un coin avec le journal à la main ou le numéro de la dernière revue. Au club, il est chez lui : douze-centième partie du maître de la maison, il commande à un peuple de domestiques, depuis le footman en habit de peluche, en culotte de velours et en bas de soie, jusqu’au petit page aux boutons d’or qu’envierait une duchesse. Il a son cuisinier, sa table, son couvert, son fauteuil au coin du feu, où il peut se bercer dans la fiction de la richesse, et encore cette fiction est-elle une réalité, puisqu’il exerce un droit sur tout ce que possède ce palais des Mille et Une Nuits. Le club se gouverne lui-même en vertu d’un comité choisi parmi les membres, et qui s’élève le plus souvent à trente ou quarante personnes. De trois à huit d’entre elles forment la tête de ce pouvoir électif et se réunissent une fois toutes les semaines pour régler les affaires de finance, pour traiter avec les approvisionneurs, pour recevoir ou renvoyer les domestiques, et pour faire droit, s’il y a lieu, aux plaintes formées par quelques membres du club. Ce comité général prépare en outre des rapports annuels qui sont imprimés et distribués à tous les membres de l’association. Comme un seul conseil ne pourrait étendre sa surveillance sur toutes les branches de l’économie domestique, il est aidé par des sous-comités qui ont un caractère spécial, et qu’on appelle alors house committees. Il y a le comité du vin (wine committee), qui se compose de connaisseurs dans cet article ; la cave et le service des bouteilles rentrent dans ses attributions ; il y a aussi le book committee, qui administre le département de la bibliothèque[20]. Dans les clubs où il se trouve des salles de billards, on choisit parmi les amateurs un billiard committee. À tous ces comités est attaché un secrétaire qui est aussi chargé de la correspondance officielle du club. Voilà pour la direction ; le reste est confié aux soins de l’économe (house steward), qui a sous ses ordres les garçons et les autres domestiques. Les rapports entre cette constitution des club houses et celle du gouvernement représentatif en Angleterre sont faciles à saisir.

Au point de vue économique, l’organisation de ces modernes établissemens présente plus d’un avantage. Les membres du club peuvent se procurer au prix coûtant les vivres, les boissons, les récréations littéraires, et toutes les autres délicatesses du luxe. Nul ne prélève un intérêt ni un bénéfice sur ce qu’ils consomment. Non-seulement les associés ne paient aucun tribut à aucun intermédiaire, mais encore, comme les achats se font sur une grande échelle, ils obtiennent à meilleur marché les objets d’une qualité supérieure. On a dit que les Anglais du vieux temps se clubbaient pour dépenser leur argent, et que les Anglais du jour se clubbent pour économiser. Cela est vrai au moins pour ceux qui ont contracté certaines habitudes de luxe. Dans la salle à manger est une carte du jour (daily bill of fare) sur laquelle chacun choisit ce qu’il préfère. Les plats montent de la cuisine par le moyen d’une machine appelée lift. Le cuisinier est lui-même un des principaux personnages de l’institution, le plus souvent un Français, qui, par ses talens, son éducation et sa manière de vivre, mérite le titre d’artiste[21]. On peut faire un excellent dîner dans un club au même prix que l’on donne pour un mauvais dans une taverne de Londres. Aux agrémens de la bonne chère il faut ajouter les plaisirs d’une table bien garnie, d’une salle somptueusement éclairée et d’un service qui ne laisse rien à désirer. Il semble d’ailleurs, à en juger par l’expérience des clubs, que la sobriété se développe au milieu de l’abondance, et que l’homme convoite moins les superfluités de la vie qu’il a sans cesse devant les yeux ; sinon sous la main. Un relevé statistique des dépenses faites au Junior United Service en 1839 constate que vingt-neuf mille cinq cent vingt-sept dîners ont coûté en moyenne 2 shillings 3 pence. Les rapports de trois autres grands clubs témoignent en outre que la quantité de vin bue par chaque personne a été durant six années un peu moins d’une pinte par jour. Je remarque bien, il est vrai, une légère différence entre ces comptes de table et ceux de certains autres clubs, le Windham par exemple, qui est le plus cher de tous[22] ; mais de telles variations ne sont point du tout de nature à infirmer le principe. L’habitude de l’association fait que les Anglais d’une certaine classe ont depuis longtemps renoncé à afficher leur rang et leur fortune par l’étendue de la dépense. On a vu plus d’une fois le duc de Wellington dîner au Senior United Service avec un seul plat de viande. Un jour qu’on avait porté sur la note 15 pence au lieu d’un shilling, il insista pour que l’erreur fût réparée. Le duc n’était point avare, et 3 pence de plus ou de moins n’étaient rien pour un homme qui jouissait d’un revenu de 100,000 livres sterling par an ; mais il voulut, dit-on, réprimer l’abus dans l’intérêt de ses frères d’armes, qui, étant plus pauvres que lui, n’auraient peut-être pas osé réclamer. « L’homme ne vit pas que de pain, » dit l’Évangile, et les club houses, tout en rendant le bien-être de la vie matérielle plus accessible aux hommes d’une demi-fortune, n’ont nullement négligé pour cela les plaisirs et la nourriture de l’esprit. En 1844, l’Athenœum a dépensé pour abonnement aux journaux anglais et étrangers, ainsi qu’aux revues, la somme de 471 livres sterling et quelques shillings. La bibliothèque du même club se composait dans la même année de vingt mille trois cents volumes. Une somme de 500 livres sterling est en outre consacrée tous les ans à accroître cette collection d’ouvrages, de cartes et de gravures. On voit d’ici le but des club houses, qui est de centupler pour chaque membre la richesse ou du moins les avantages qu’elle procure. Il nous faut maintenant rechercher l’origine de ces institutions.

L’idée des clubs modernes, qui existent en si grand nombre à Londres et dans d’autres villes de la Grande-Bretagne, est une idée militaire. Les officiers de l’armée anglaise avaient depuis longtemps reconnu l’économie qui résulte du principe d’association appliqué à la table. Ils savaient que la paie de chacun d’eux, dépensée séparément, aurait à peine suffi aux nécessités de la vie, tandis qu’en formant une masse commune, ils obtenaient en retour de leur apport non-seulement le nécessaire, mais encore les délicatesses du luxe. En 1815, la paix amena une réduction dans l’armée, et un grand nombre d’officiers étant mis à la retraite durent abandonner les tables communes (messes) auxquelles ils appartenaient. Jetés brusquement en dehors de leurs habitudes, ces hommes, dont le revenu était très limité, se virent avec horreur la proie des hôtels, des tavernes et des pensions bourgeoises. Pour la plupart d’entre eux, l’absence avait relâché les liens de famille, et pourtant ils avaient contracté dans les casernes, dans les camps et sous la tente, le besoin de la société. Leur lieu de refuge était alors à Londres Slaughter’s Coffee house, dans Saint-Martin’s Lane, un excellent endroit où ils se réunissaient déjà dans le temps de leur prospérité, mais qui ne convenait plus pour des officiers à la demi-solde. Dans ces circonstances, l’idée de la mess se présenta naturellement à leur esprit, et le général lord Lynedoch s’entendit avec cinq officiers pour concerter un plan d’association qui pût s’appliquer à la vie civile. De leurs pourparlers sortit cette année même (1815) un club qui fut comme le germe de ces institutions. Là les anciens frères d’armes se retrouvèrent au milieu d’un foyer commun de conversation et de souvenirs. Les militaires fondateurs, sachant que beaucoup d’officiers de marine se trouvaient aussi réduits et aussi embarrassés qu’eux-mêmes, les attirèrent dans leur association, qui prit alors le nom d’United Service Club. On se cotisa pour bâtir un premier édifice, qui s’élevait au coin de Charles-Street, Saint-James’s, et qui fut ouvert en 1819 ; mais comme le nombre des aspirans augmentait d’année en année, on pensa vers 1825 à construire un plus grand local pour la société. Un nouvel édifice, d’après les dessins de M. Nash, l’architecte du palais de la reine, s’éleva donc en 1828 à l’angle de Pall-Mall et de Waterloo : il ne tarda point à recevoir près de quinze cents membres, parmi lesquels figurait le duc de Wellington. À ce premier club se rattachent de grands noms et de glorieux souvenirs pour l’Angleterre.

Le succès fut contagieux : une règle s’étant introduite dès 1826, qui n’admettait plus à l’United Service d’officiers au-dessous du rang de major dans l’armée ni de commandant dans la marine, une autre association militaire se forma sur les mêmes bases et adopta le nom de Junior United Service. Le nouveau club compta bientôt quinze cents membres effectifs et quatre cents surnuméraires[23], recrutés parmi les officiers des grades inférieurs. L’impulsion était donnée et ne devait s’arrêter que le jour où ces institutions auraient embrassé toutes les branches supérieures de l’armée. Les officiers de la maison de la reine, qui s’étaient groupés dès 1809 dans un club selon l’ancien système, imitèrent leurs frères d’armes en adoptant le nouveau régime économique, et firent bâtir dans Pall-Mall une maison haute, étroite, sans prétention, qui prit le nom de Guards Club house. Cependant ces quatre clubs militaires laissaient encore pas mal de candidats en dehors des bienfaits de l’association. En 1837 se dressa magnifiquement, à l’angle de Pall-Mall et de Saint-James’s, un édifice qui donna asile aux officiers de l’armée de terre et de mer, Army and Navy Club house. Une conséquence de telles institutions qui se pressent les unes contre les autres non-seulement à Londres, mais dans toute la Grande-Bretagne (car il n’y a guère de ville de garnison qui n’ait son united service), fut de soustraire les officiers à la vie des cafés et des tavernes. Les cafés du West-End n’existent presque plus que pour les étrangers : l’Anglais n’aime point ces établissemens où se trouve une société mêlée et où se croisent des flots de paroles indifférentes. Chaque club au contraire a, comme dit Mme de Sévigné, un tour de conversation particulier, qui sent son cru. Dans les clubs militaires, on s’entretient surtout des promotions dans l’armée, de manœuvres, de campagnes et de batailles. Ces lieux de récréation deviennent ainsi dans certains cas des écoles mutuelles où celui qui sait davantage instruit celui qui sait moins. Le duc de Cambridge, qui présidait il y a deux ou trois ans un banquet du Junior United Service, profita de l’occasion d’un toast pour donner d’excellens conseils aux jeunes officiers. Il était surtout curieux de voir un prince du sang placé à la tête de l’armée appeler lui-même la libre discussion, je dirais presque la libre critique du club sur les actes du gouvernement : il ne demandait grâce que pour les intentions des chefs.

L’exemple qu’avait donné l’armée ne tarda point à être suivi par l’élément civil de la société anglaise. L’United Service était à peine fondé que les avantages matériels dont ce système économique avait ouvert la source inspirèrent à d’autres classes le goût de l’association. L’influence devait atteindre en premier lieu les individus qui avaient contracté des liens et des habitudes de famille en dehors de la famille elle-même. À l’époque dont je parle, plusieurs membres de l’université qui, durant leur vie de collège, étaient accoutumés à dîner tous les jours sous le même toit, à se réunir dans les mêmes salles d’étude et de lecture, se trouvaient à Londres misérablement seuls. L’idée leur vint d’instituer un club auquel ils donnèrent le nom d’United University, et qui s’installa dans un lourd bâtiment à l’air grave et vénérable comme un docteur en divinité. Un autre édifice d’un style plus monumental, d’un goût plus élégant et plus fleuri, s’éleva quelques années plus tard (1835) dans Pall-Mall pour la même classe de lettrés, et prit le nom de Oxford and Cambridge Universities’ club house. C’était en effet comme un rejeton des deux célèbres universités de la Grande-Bretagne, et dulces reminiscitur Argos. Sept bas-reliefs, exécutés par un sculpteur de talent, M. Nichol, décorent les médaillons qui surmontent les fenêtres, et représentent Homère, Bacon, Shakspeare, Milton, Newton et Virgile, les patrons naturels de ce cœnobium classique. Les deux bâtimens donnent bien le caractère des deux clubs, l’United University et l’Oxford and Cambridge. Le premier, l’United University, se compose surtout des pères nobles de la science, des membres sérieux du parlement qui ont fait de bonnes études et d’une partie du clergé anglican ; le second, Oxford and Cambridge, donne plus volontiers asile aux jeunes gens qui, tout en courtisant les Muses et Minerve, comme l’indiquent les bas-reliefs du monument, ne demeurent point insensibles aux attraits de la vie de Londres ; Le principe d’affinité qui présidait, nous l’avons vu, à la formation des anciens clubs, n’a point cessé d’exercer une influence sur la distribution des modernes club houses. Les membres de l’université, je parle surtout de ceux qui ont blanchi au commerce des livres, se trouveraient mal à l’aise dans le monde au milieu du bruit et des frivolités d’un salon. Au club, ils peuvent au contraire jouir de toutes les délicatesses du luxe et de la bonne chère avec des amis qui suivent la même carrière libérale, et dont la conversation porte sur les mêmes sujets favoris. L’un d’eux appelait cela boire entre frères aux ondes d’Aréthuse. On me fit pourtant observer que les graves docteurs, malgré leur goût pour les ondes sacrées de l’antiquité, ne dédaignaient point les vins délicats, et que la cave du club était une des plus estimées. Cette habitude de s’associer par groupés a dû fortifier dans la Grande-Bretagne la division des classes et concentrer le cercle des connaissances humaines, qui gagnent alors en profondeur ce qu’elles perdent en étendue. Je regrette néanmoins que les hommes d’élite de l’Angleterre aient un peu trop perdu de vue le conseil que donne saint Paul, de se faire simple avec les simples.

Après l’armée et le clergé vient dans la hiérarchie britannique le barreau. De 1828 à 1831, la famille des légistes a fait bâtir dans Bell-Yard, Chancery-Lane, un law club house, On y trouve, comme dans les autres clubs de Londres, des salles de rafraîchissemens et de récréation ; mais le principal caractère de l’établissement consiste dans une salle de lecture où figurent tous les journaux et tous les recueils qui intéressent la profession, dans une bibliothèque choisie et dans des cours sur les différentes branches du droit. La contribution est légère : 5 livres 5 shillings par an. Cette réunion ne compte pourtant guère au-delà de quatre cents membres, car la plupart des légistes, étant à la fois des lettrés, appartiennent soit à l’United University, soit l’Oxford and Cambridge, soit à l’Artenœum.

À l’histoire de ce dernier club, l’Athenœum, se rattachent les noms de sir H. Davy, président de la Société royale, du comte Aberdeen, président de la Société des antiquaires, de sir Thomas Lawrence, président de l’Académie de peinture et de sculpture, de James Mackintosh, de Walter Scott, de Samuel Rogers, de Crocker et d’autres hommes célèbres dans la littérature, la science, les arts ou la vie civile. Le 12 mars 1823, John Wilson Crocker, alors secrétaire de l’amirauté, écrivit à sir Humphry Davy une lettre dans laquelle il lui représentait que les clubs avaient déjà absorbé une grande partie de la société anglaise, et qu’il était urgent de fonder une institution du même genre pour les hommes des professions libérales, autour desquels commençait à se faire sentir le vide. L’année suivante, un comité se forma, composé de tout ce que l’Angleterre comptait alors d’illustre. En 1830, la société, qui s’était d’abord logée dans un bâtiment provisoire, prit triomphalement possession de l’édifice construit dans Waterloo-Place, d’après les dessins de M. Decimus Burton, et qui est aujourd’hui l’Athenœum Club home. Le nombre des membres était d’abord plus ou moins fixé à douze cents ; mais il s’éleva plus tard à douze cent cinquante et même au-delà pour embrasser les noms des personnes éminentes. Avoir ses entrées à l’Athenœum est encore considéré aujourd’hui par certains Anglais comme un titre de distinction : à coup sûr, tous les habitués du club ne cultivent point les arts ni les sciences ; mais ils sont censés les aimer et les protéger.

Un autre club littéraire, mais surtout dramatique, s’élève sous l’invocation de Garrick. Il y a un an, le Garrick Club home fut grandement ému par l’une de ces dissensions intestines, je dirais presque par une de ces querelles de ménage que les Anglais appellent une tempête dans une théière. L’origine de tout ce fracas était un article publié dans un petit journal, le Town Talk, par un jeune homme du club, M. Edmund Yates, et dans lequel un autre membre important du club, M. Thackeray[24], crut voir une injure portée à son caractère. Le comité intervint et somma l’auteur de l’article de faire des excuses à M. Thackeray ou de se retirer. L’affaire menaça de dégénérer en un procès, car M. Yates, dont le nom avait été rayé de la liste du club, voulut appeler de cette mesure dictatoriale devant les tribunaux. Il jugea pourtant à propos de retirer sa plainte, et la décision du comité fut maintenue, quoique blâmée dans une séance générale par Charles Dickens et quelques autres membres du Garrick. Je cite ce fait pour montrer avec quel soin sévère les comités des clubs de Londres veillent au maintien de certaines convenances sociales. Le club est considéré comme une maison, un sanctuaire domestique dont on ne viole pas impunément les mystères ni l’esprit de fraternité. Critiquer un membre de l’association, rapporter une conversation tenue au club, manquer en un mot d’une manière quelconque à la confiance que doivent placer les unes dans les autres des personnes bien élevées, peut devenir dans certains cas un motif d’ostracisme. Le Garrick Club house est situé, comme il convenait, dans le voisinage des grands théâtres : il ne compte pas plus de cent quatre-vingt-dix-sept membres, auteurs, acteurs ou peintres de décors.

En dehors des clubs professionnels, mais encore marqué d’un certain cachet d’unité, se distingue le Travellers’ Club house. On n’y admet que des étrangers et des voyageurs. Parmi les étrangers de distinction, on se souvient d’y avoir vu le prince de Talleyrand durant son séjour à Londres. C’est là qu’il venait presque tous les soirs faire sa petite partie de whist ou d’écarté. Aux yeux des Anglais, le célèbre diplomate était un joueur médiocre ; mais l’imperturbabilité de son visage le rendait redoutable et lui donnait un grand avantage sur les autres whisters. L’idée d’ouvrir un club aux étrangers que recommandent des titres publics ou des lettres particulières fut mise en avant par lord Londonderry. Les Anglais ne sont éligibles de leur côté au Travellers’ Club que s’ils ont fait leurs preuves de touristes. Ils doivent avoir parcouru au moins cinq cents milles en ligne droite à partir de Londres. Il est bien entendu d’ailleurs que plus ils viennent de loin et mieux cela vaut. Les contrées qu’ils ont visitées, les aventures de voyage, les mœurs des différens peuples et les rencontres avec les botes sauvages forment entre les membres le sujet favori de la conversation[25]. Ce club se vante en outre de réunir une société très choisie : il embrasse les branches les plus élevées de l’aristocratie anglaise et la fleur des deux chambres. Pour emprunter le style local, le Travellers’ Club house se trouve borné à droite par l’Athenœum, et à gauche par le Reform Club, dans ce pays de Pall-Mall qui est la terre classique de semblables sociétés.

Ayant aussi une certaine couleur géographique, s’élève dans un coin de Hanover-square, ombragé par les arbres, l’Oriental Club house, dans lequel une autre classe de voyageurs trouve un refuge contre l’isolement, une oasis dans le désert de Londres. Je parle des gentlemen établis aux Indes et qui reviennent passer quelque temps dans la métropole pour leurs affaires ou leurs plaisirs. Au club, ils se retrouvent en pays de connaissance. Là se rendent en même temps les officiers militaires ou civils de l’ancienne compagnie des Indes. Retirés pour la plupart du service, ils reprennent en commun le fil des habitudes rompues et viennent se réchauffer au récit de leurs campagnes. Il est curieux d’observer chez les confrères de ce club les changemens que cette accablante nature des Indes exerce sur la constitution anglo-saxonne. Tous portent plus ou moins sous le pâle ciel de Londres l’empreinte de cet autre soleil qui a brisé leurs membres, ridé leur front, jauni et émacié leur visage. Durant les massacres de l’Inde, l’Oriental présentait une scène émouvante ; chaque malle apportait de sinistres nouvelles, et les membres du club, qui connaissaient si bien Delhi et les autres possessions anglaises menacées, pouvaient se croire encore sur les lieux.

Le Travellers’ et l’Oriental forment une sorte de lien entre les clubs professionnels et les clubs mêlés, c’est-à-dire ceux dont les membres ne se trouvent unis que par l’attrait du plaisir et de la conversation, peut-être aussi par une conformité de rang, de fortune et de goûts plus ou moins frivoles. On remarque parmi ces derniers l’Arthur, le Parthenon, l’Erectheum et l’Union. Autrefois l’Union était un club politique ; il se vantait de compter dans ses rangs quatre cents membres de la chambre des lords et de la chambre des communes. James Smith[26] assista, dit-il, dans le morning room de l’Union Club house, à ces orageuses séances durant lesquelles Robert Peel et Wellington étaient tour à tour « divinisés ou diabolisés. » Mais avec le temps l’influence est tombée comme une couronne de la tête de ce roi des clubs : les membres se contentent aujourd’hui de discuter sur le mouvement des fonds publics ou de comparer entre eux les équipages qui passent dans Kokspur-street avec la rapidité du vent. L’Union a du moins retenu la renommée de sa table, et c’est encore un des plus chers de tous[27]. Parmi les clubs mêlés, je distingue aussi l’Alfred, qui avait vers 1825 un parfum littéraire. Là Byron aimait à rencontrer Peel, Ward et Valentia. C’était, disait-il, « une ressource dans les jours de pluie, dans les vacances du parlement et dans la saison vide[28]. »

Le système des club houses ne s’est guère étendu jusqu’ici à la classe moyenne proprement dite : il y a bien le City Club house, le Gresham et le Whillington, où se réunissent de gros négocians : quant aux petits marchands, ils se contentent de passer dans les tavernes les courtes heures qu’ils dérobent aux affaires et aux soins du ménage. La classe ouvrière semblerait au contraire beaucoup mieux disposée à suivre, sur une certaine échelle, l’exemple que lui a donné l’aristocratie anglaise. Un club d’ouvriers s’est établi, il y a deux ou trois ans, à Salford, près de Manchester. Deux des plus grands et des meilleurs cottages de la paroisse ont été réunis pour former un bâtiment unique, le club home. L’architecte divisa ensuite l’intérieur en plusieurs chambres répondant aux divers besoins de l’institution : une committee room, une conversation room, un washing apartment consacré aux soins de la toilette, une news room avec une table sur laquelle se trouvent les journaux, une bibliothèque et une class room ou se font des cours sur les différentes branches de l’instruction élémentaire. On ne s’attend point sans doute à rencontrer dans ce working men’s club les splendeurs de l’Athenœum ni des autres clubs du West-End ; mais l’établissement est éclairé au gaz ; bien chauffé et meublé avec cette simplicité modeste qui n’exclut point un certain goût. L’intention des fondateurs a été de fournir aux ouvriers le comfort et les amusemens de la vie dans des conditions que le meilleur public home ne saurait remplir. Ils ont voulu en même temps écarter les dangers et les tentations artificielles du cabaret. Ici, personne ne gagne sur les objets de consommation ; on ne pousse donc point à la dépense. La contribution qui confère aux membres du club leurs privilèges est extrêmement légère : un penny par semaine. Moyennant une si faible somme, le café et le thé sont servis au prix coûtant. Le nouveau club, auquel est annexée une caisse d’épargne, a déjà porté de bons fruits : il a relevé la dignité morale et développé les goûts d’économie chez certains ouvriers, qui naguère dissipaient leur temps et leur argent dans les tap rooms. La même expérience a été faite et avec le même succès, à trois milles de Londres, dans un pittoresque village qui porte le nom de Hampstead, et dans quelques endroits de l’Ecosse. Plusieurs moralistes anglais se sont demandé si de telles maisons, servant de rendez-vous aux artisans des villes et aux laboureurs des campagnes, ne devraient point s’élever dans tout le royaume-uni. Quand les ouvriers sont mariés, leur club naturel est la famille ; mais la plupart des jeunes ouvriers se trouvent condamnés à la vie du célibat : que rencontrent-ils après une journée de fatigue ? Une pauvre chambre garnie, un foyer éteint, des murs tristes, la solitude ! Pour fuir cette sombre vision du domicile morne, abandonné, ils courent au beer shop, où les attend une autre ennemie, l’intempérance. Entre ces deux écueils se présente le club house, sorte de chez-soi pour tous, avec un bon feu qui flambe, la clarté du gaz qui réjouit, de braves compagnons qui racontent les nouvelles, et, pour ceux qui savent lire, les meilleurs amis du pauvre, les livres, les journaux et les recueils de tout genre[29].

Le nouveau système économique d’association devait tôt ou tard embrasser une autre famille de clubs qui ont commencé, nous l’avons vu, avec la liberté anglaise ; je parle des clubs politiques. En 1830, le pays s’émut devant cette grande mesure, le reform bill, une ancienne conquête du parti libéral qu’il est aujourd’hui question d’accroître et d’affermir. Les conservateurs alarmés fondèrent cette même année (1830) le Carlton Club, tandis que les chefs du parti avancé se réunirent à Gwydyr house, Whitehall, en attendant que M. Barry leur eût construit dans Pall-Mall un véritable palais sous le nom de Reform Club house. Nés pour ainsi dire le même jour et du même événement politique, les deux établissemens ont continué de vivre l’un à côté de l’autre en frères ennemis. Le Reform Club est la tête du parti libéral de même que le Carlton Club est le quartier-général des tories. Le moment de la journée le plus intéressant pour observer la vie dans les clubs politiques est la nuit durant les séances du parlement. Les nouvelles de ce qui se passe dans le palais de Westminster arrivent comme par des fils électriques dans l’intérieur du club house. Là, ceux des membres qui s’intéressent le plus aux affaires publiques épient jusqu’à une heure avancée le progrès de la discussion et attendent le résultat du vote. Le Reform Club se compose d’hommes de talent qui sympathisent plus ou moins avec les doctrines de MM. Cobden, Bright, Duncombe, Roebuck, Gladstone, Milner Gibson. Cette réunion de quinze cents membres n’a pas été sans influence dans les dernières années sur la marche de l’opinion en Angleterre ; mais les Anglais sont trop bien familiarisés avec la vie publique pour forcer l’action de certains ressorts qui se détendraient en exagérant le caractère des institutions. Le plus grand nombre des membres du Reform Club n’aspirent à jouer aucun rôle dans les événemens qui font ou qui défont les majorités parlementaires. Attirés par une simple confraternité de vues et de sentimens autour d’un foyer d’idées libérales, ils se contentent de jouir entre eux des avantages matériels que leur présente l’association domestique, tout en appuyant d’ailleurs leurs amis au pouvoir ou dans les rangs de l’opposition par des sacrifices d’argent, par leurs moyens d’influence personnelle, quelquefois même par leurs conseils. Filles de la liberté, ces réunions politiques ont puissamment contribué depuis l’origine à fortifier dans la Grande-Bretagne la liberté de parole et d’action. Il ne faut point en effet perdre de vue que les clubs, à quelque opinion qu’ils appartiennent, sont aussi sacrés, aussi inviolables aux yeux de la loi anglaise que le domicile privé. Un peuple assez heureux pour se gouverner lui-même est censé n’intervenir dans ses affaires que pour les améliorer[30].

On doit s’attendre à trouver dans les clubs politiques de Londres une incarnation des deux principes qui divisent tout gouvernement constitutionnel, la résistance et le progrès. Le Carlton Club, ainsi nommé à cause de la terrasse sur laquelle il s’élevait avant d’être transplanté dans Pall-Mall, est la citadelle du privilège. Là se réunissent ce que les Anglais appellent les tritons du parti conservateur. Là se préparent de longue main les appuis qui doivent élever les tories aux affaires sur les ruines d’un cabinet whig ; là, aux époques d’élection générale, se concertent les mesures et se votent les fonds destinés à mettre en mouvement toutes les forces des vieux comtés. Le Carlton Club embrasse des conservateurs de toutes les nuances, depuis les tories de l’ancienne école, qui s’attachent obstinément aux doctrines de lord Eldon et de William Pitt, jusqu’aux hommes plus jeunes qui s’avancent aussi loin que sir Robert Peel. La plupart d’entre eux suivent pourtant la bannière de M. Disraeli. Ce sont, dans tous les cas, des personnes considérables par la richesse ou le caractère. De leurs rangs sont sortis et peuvent encore sortir d’un jour à l’autre des ministères auxquels ne manquent, à quelque point de vue qu’on les juge, ni l’éclat des noms, ni l’autorité du talent. Le Carlton a en quelque sorte sous lui un autre club, le Conservative. Ce dernier n’était guère, à l’origine, qu’une pépinière de candidats attendant que l’heure fût venue pour eux d’être admis au Carlton Club. Peu à peu cependant l’esprit de classification et de hiérarchie qui préside à toute la société anglaise rangea d’une manière permanente les membres du Conservative parmi les dii minores, ou, comme on dit ici, les étoiles secondaires. La tactique savante des partis a d’ailleurs reconnu que les habitués de l’un et l’autre club avaient une importance dans leur sphère : tel qui s’éclipse à Londres brille au premier rang dans son comté. « Il y a, me disait un Anglais, entre les hommes politiques la même différence que vous remarquez entre le dôme de Saint-Paul et le clocher d’un village ; l’un est à coup sûr plus haut que l’autre, mais pour les villageois le clocher existe bien plus que le dôme de l’imposant édifice, qu’ils n’ont jamais vu et qu’ils ne verront peut-être jamais. » Le Conservative étant greffé sur les mêmes principes que le Carlton, les chefs du parti tory appartiennent volontiers aux deux clubs, où ils rencontrent des auxiliaires utiles. Dans les élections, si le Conservative fournit moins de candidats que son frère aîné, il recrute du moins les forces qui doivent assurer aux premiers la victoire. La vie de plusieurs hommes d’état célèbres se trouve par cela même associée à l’une comme à l’autre réunion. On cite au Conservative un bon mot de lord Melbourne, alors chef du cabinet et auquel les membres du club demandaient avec une grande curiosité ce qu’il se proposait de faire. « Je n’en sais rien, répondit-il, je n’ai pas encore lu les journaux. » Le lord voulait se moquer ainsi de la libéralité avec laquelle les journaux anglais lui prêtaient chaque matin toute sorte d’intentions.


III

On a vu ce que sont les modernes club houses ; il faut indiquer maintenant le mode d’admission. Ces établissemens ressemblent au royaume des cieux : on compte en dehors plus d’appelés que d’élus. Malgré le grand nombre de club houses qui se sont élevés dans ces derniers temps et qui s’élèvent encore tous les jours à Londres, les candidats continuent d’affluer et assiègent de leurs demandes le seuil de ces palais, où trône une sévère économie sous le masque du luxe. Sur la liste des aspirans au Junior United service, on ne lit souvent pas moins de deux mille noms. À chaque vacance, un jour est fixé pour le scrutin. On exige surtout des gentlemen qui se présentent au concours un caractère honorable. Dans quelques clubs, une boule noire sur dix, dans d’autres une seule boule noire sur la totalité des votes suffit à faire rejeter un candidat. Certains de ces établissemens ont l’habitude d’afficher dans le coffee room la liste des noms repoussés ; mais une telle mesure, qui publie et prolonge la défaite, est généralement blâmée. Le candidat malheureux se console le plus souvent, il est vrai, en mettant sa disgrâce sur le compte de la concurrence, et puis, comme la société anglaise se divise en séries, tel qui a échoué devant le scrutin d’un club peut réussir auprès d’un autre club mieux approprié à ses titres, à sa carrière et à ses relations dans le monde. Une fois admis, il ne lui reste plus qu’à payer un droit d’entrée qui varie selon les associations et à se conformer aux statuts du club. Ces règles diffèrent plus ou moins d’après le caractère du club ; mais il est une règle générale : « aucun membre ne doit amener son chien dans la maison. »

Le grand nombre de clubs qui existent à Londres, — et je ne les ai point nommés tous[31], — proclame assez combien ces institutions répondent à un besoin social et au caractère britannique. L’Anglais n’est pas moins fort sur la division du temps que sur la division du travail. Il y a pour lui dans la journée les heures occupées et les heures oisives ; il donne les premières aux affaires et les secondes aux plaisirs. Les heures oisives se passent au club en reparties plus ou moins vives, en badinages, en lectures et en délassemens honnêtes. Je n’affirmerai pourtant pas avec quelques essayists que la conversation soit le principal attrait des clubs modernes. Si l’Anglais est le plus clubbable des hommes, selon l’expression de Johnson, ce n’est pas tant parce qu’il aime à parler que parce qu’il a l’art de se taire. Il respecte votre silence, mais il veut que vous respectiez le sien. Où trouverait-on ce qu’on rencontre tous les jours dans les clubs anglais, deux hommes qui se voient tous les matins et tous les soirs, qui passent de longues heures ensemble, et qui n’ouvrent jamais la bouche pour parler de leurs affaires domestiques ? Je me demande d’un autre côté si le succès des clubs britanniques s’appuie bien, comme on le dit, sur un sentiment de sociabilité. Il y a d’autres peuples tout aussi sociables que les Anglais, et chez lesquels l’agrégation des individus ne tarde point à dégénérer en servitude. L’Anglais a l’extrême avantage de rester lui-même au milieu d’un groupe d’amis ou de confrères. Il n’y a pas à craindre qu’il sacrifie jamais sa liberté à aucune considération. Il sait, sans manquer aux convenances, — du moins aux convenances de son pays, — s’isoler au milieu de la foule, vaquer à ses occupations ou à ses goûts, venir et s’en aller quand il lui plaît. Ce qu’il prétend bien qu’on excuse chez lui, il le tolère chez les autres. En un mot, l’Anglais ne s’associe que pour accroître son indépendance avec son bien-être et ses plaisirs, pour fortifier le sentiment du moi et pour mieux dégager son Caractère au sein même de la solidarité des intérêts.

L’institution des club houses a créé dans ces derniers temps un type curieux et tout britannique, le clubman. Pour lui, rien n’existe en dehors du rayon de Pall-Mall, et tout individu qui n’appartient pas à un club n’est pas un homme. Il a fait du club home sa maison, son nid, sa société. S’il n’y couche pas[32], il arrive vers neuf heures du matin et ne se retire qu’après minuit. Là, il reçoit et écrit ses lettres ; là, il fait sa toilette, lit les journaux, se promène de salle en salle ou s’installe à une croisée. Si vous passez durant la journée devant le palais où il a établi son domicile, vous êtes sûr de voir son heureuse figure s’épanouir derrière l’énorme glace qu’encadre un cintre de pierre. De cette fenêtre, il observe en silence, durant des heures et des heures, ce qui se passe, comme il dit, dans le grand club du monde, car pour lui tout prend la forme de son idée favorite. Il ignoré peut-être comment vont ses affaires, mais il sait à un iota près comment se gouvernent les affaires du club. Il s’intéresse aux achats et aux moindres détails domestiques. Demandez-lui quelle année, quel mois, quel jour et à quelle heure le meilleur vin de Bordeaux du club a été mis en bouteilles, et il vous donnera imperturbablement la date. Il n’y a pour lui de bons déjeuners et de bons dîners que ceux qu’il prend sur la table de marbre du club, et toujours à la même place. Il connaît tous les livres de la bibliothèque, non pour les avoir lus, mais pour s’être assuré par lui-même qu’ils existent. Ses rapports avec les membres littéraires du club le mettent à même de désigner l’auteur d’un livre anonyme, la date de la publication et l’opinion des connaisseurs. Il vous parlera familièrement de son ami le duc ***, simplement parce qu’il est un des membres du club, et que les amis de nos amis sont nos amis. Sa grande expérience lui permet de prédire avec une exactitude de baromètre les tempêtes que la discussion doit soulever à certains jours. Un seul regard sur le personnel du morning room lui suffit pour déterminer d’avance l’opinion du club et le chiffre de la majorité. Activement mêlé aux intrigues, aux coteries, aux querelles de la maison, il finit toujours par endosser la livrée politique des chefs de file. Ses oracles commencent invariablement ainsi : « Le club pense, le club veut, le club décide. » Avec les années, il s’enracine comme les vieux arbres dans la terre natale, c’est le sol du club que je veux dire. N’y a-t-il, de dix heures du soir à minuit, qu’un seul hôte dans le drawing room, c’est lui qui dort dans son fauteuil au coin du feu. Vient-il à mourir, il se console en se disant que quelques confrères du club assisteront sans doute à ses funérailles, et que son nom figurera sur un tableau, parmi la liste des membres défunts. C’est là son épitaphe, son oraison funèbre.

Je fus présenté, dans un club de Londres, — les convenances anglaises me défendent de dire lequel, — à l’un de ces clubistes enthousiastes. C’était un homme à cheveux gris et à figure respectable, parfaitement élevé, tout à fait gentleman, et qui ne manquait point de connaissances. Il me fit le tableau de sa vie, qui était d’ailleurs celle du club, sans ménager les couleurs les plus attrayantes. « Je considère, me dit-il, le système des club houses comme le plus heureux des changemens qui se soient introduits de mon temps dans la société. Les clubs ont résolu pour moi le problème de vivre bien et à boa marché. Pour quelques livres sterling par an, je jouis ici des avantages qu’une immense fortune pourrait seule me procurer. Quand je jette les regards sur mes salons, mes bibliothèques, mes salles de bain, mes vestibules, mes antichambres, mes galeries, rien ne m’empêche de me figurer que je suis Lucullus, le marquis de Westminster, ou tout au moins M. de Rothschild. Je me trouve aussi riche qu’eux, puisque je commande à toutes les profusions du luxe, et plus heureux qu’eux-mêmes, étant entouré de domestiques, de majordomes, de laquais que je n’ai point à payer ni à surveiller. Je jouis de tous les avantages d’un maître de haute maison, sans en subir les inconvéniens et sans encourir aucune responsabilité. Mes ordres sont exécutés en un clin d’œil, comme si j’étais seul à servir. Un signe, et quelque grand diable galonné s’avance pour porter dans la boîte de la maison[33] la lettre dont je viens de cacheter l’enveloppe avec la cire du club. Mon cuisinier, un véritable Carême, que je n’ai point la peine d’avertir quand je dîne en ville, tient ses feux, ses broches et son peuple de marmitons à la disposition de ma volonté. Mon sommelier en chef, un fin connaisseur, qui a couru les ventes dans la matinée pour acheter à un bon prix les collections des amateurs de vin, — ce qu’il appelle leur bibliothèque, — désigne du doigt au garçon de cave la demi-bouteille qu’il me convient de déguster. Je dîne comme je veux, et selon mon appétit du jour, sans que ma frugalité provoque, comme dans les tavernes de Londres, la mine froide du maître d’hôtel, souvent même les dédains mal déguisés des garçons. Est-il une vie plus libre et plus comfortable que la mienne ? Ici, je jouis dès le matin d’une société choisie, et je converse à toute heure avec les personnes que j’aime sans être soumis au tourment des visites tout aussi désagréables à rendre qu’à recevoir. Il y a bien dans notre club, comme dans tous les autres, certains caractères aigres, sorte d’esprits chagrins que nous désignons sous le nom de bores. Comme ils tourmentent tout le monde, ils sont tourmentés à leur tour. On est libre de les laisser à l’écart ; mais pour moi j’estime que bien loin de rompre l’harmonie d’un club, ils concourent à lui donner le piquant de la variété, ainsi que les instrumens bourrus ou criards communiquent plus de relief à un concert. D’autres parmi nous se. donnent beaucoup de mouvement pour se pousser dans les comités. Comme je n’entends rien aux affaires, et que je n’ai jamais réussi à mener ma propre maison, je les regarde et les laisse faire volontiers ; j’applaudis même à leur ambition, quand je la trouve appuyée sur des connaissances spéciales, trop heureux, pour mon compte, de vivre sous un gouvernement domestique dont je contrôle les actes sans en supporter les charges. Pour apprécier la vie des clubs, il faut la quitter pendant quelque temps. L’année dernière, j’ai été passer la belle saison chez un de mes amis qui est un homme riche et qui aime le bien-être. Eh bien ! c’est chez lui que j’ai connu la pauvreté. La maison, l’ameublement, la société, tout me parut mesquin. Mais je parle surtout de la pauvreté de l’esprit : sa bibliothèque ne contenait que trois mille volumes, et nous ne recevions tous les matins que six journaux, parmi lesquels un seul venait de l’étranger. C’était à croire que le monde était mort. Quoique sa fortune fût deux ou trois fois plus considérable que la mienne, je plaignais tout bas la misère de ce riche isolé, qui avait tous les tracas de l’opulence et qui n’en recueillait point les véritables fruits. Quand je revins chez moi, je veux dire au club, je me fis l’effet d’un roi détrôné (out of business) qui, après quelques années d’exil, se retrouverait dans son château. »

Les clubs, on le voit, ont transformé dans ces derniers temps les conditions de la richesse ; ils n’ont point exercé une moindre influence sur la vie et sur la société anglaises. Parmi les changemens heureux qu’ils ont introduits, je signalerai en premier lieu le mélange des rangs et des professions. Ils ont rapproché les distances et renversé les barrières qui s’élevaient entre les divers degrés de l’aristocratie. L’association entre gentlemen de nuances très marquées a effacé, du moins en partie, l’orgueil dans lequel s’isolaient les nobles de la vieille Angleterre. On voit tous les jours se former au sein des club houses des groupes dont les élémens eussent semblé autrefois plus antipathiques que l’huile et l’eau. Un évêque, un humble vicaire de l’église anglicane, un savant, un artiste, un homme de lettres, un industriel, un négociant, un pair du royaume, s’assoient maintenant au même coin du feu, je dirais presque à la même table. Qu’aurait dit de son temps, et il y a de cela seulement une vingtaine d’années, lady Hester Stanhope[34] ? L’idée seule d’une telle confusion des rangs lui eût apparu comme le signe de la plus désastreuse des révolutions sociales. Cette révolution s’arrête, je l’avoue, à une certaine limite, puisque les club houses n’existent guère que pour une certaine classe et se rangent par catégories. Tels qu’ils sont, ces établissemens représentent en miniature la société anglaise : il faut moins y chercher le nivellement que la liberté ; mais une fois admis, le plus humble des membres y jouit de la même indépendance et se donne les mêmes aises que le plus favorisé d’entre tous par la fortune ou la naissance. « Ici, me disait l’un des associés de l’Athenœum, il n’y a pas de rois, quoiqu’il y ait des couronnes, » faisant ainsi allusion aux nombreuses célébrités du club.

En face des avantages, je dois placer les inconvéniens. Quelques moralistes ont reproché à ces institutions de relâcher les liens de famille et surtout d’éloigner les hommes de la société des femmes. Selon eux, les clubs ont créé une nouvelle variété de l’espèce humaine, que les Anglais désignent sous le nom de men of men[35]. Cette accusation a vivement ému les partisans des club houses, qui ont cherché à y répondre. Ils ont fait observer que le salon de ces établissemens, décoré de toutes les richesses du luxe, mais auquel manque la couronne de l’esprit féminin et de la grâce, était généralement désert durant la soirée ; d’où ils concluent que les hommes sont alors où ils doivent être, dans leur famille ou dans les réunions du monde. Un jeune clubman, devant lequel un humourist célèbre déplorait un jour l’influence fâcheuse des clubs sur les rapports sociaux des deux sexes, répondit : « Les femmes ! mais c’est ici seulement qu’on apprend l’art de leur plaire. » Il voulait dire qu’on contractait dans les clubs, au milieu d’une société choisie et spirituelle, les manières, la conversation et ce je ne sais quoi d’accompli qui assure les succès auprès de la plus délicate moitié du genre humain. Je dois avouer que ces argumens n’ont point du tout convaincu les femmes anglaises, qui persistent à déclarer une guerre ouverte à ces institutions. Leur avis est que les clubs produisent chez les hommes mariés l’oubli des devoirs domestiques, et qu’ils enracinent chez les autres les habitudes irrévocables du célibat. Les moins irritées d’entre elles se vengent de ces établissemens et du vide qui se fait autour de leur personne par des jeux de mots intraduisibles, — et je le regrette, — dans notre langue[36]. Sans m’établir juge entre les deux parties, je reconnais volontiers que les clubs conviennent surtout aux hommes libres de tout lien, ou dont l’absence n’est point regrettée à la maison. La preuve du reste que les griefs des moralistes s’appuient ici sur quelque fondement, c’est qu’il y a une douzaine d’années, il fut question dans les journaux d’ouvrir aux hommes et aux femmes mariés l’entrée du Whittington Club, qui s’érigeait alors dans la Cité ; seulement cette mesure présente d’autres inconvéniens et rencontre dans les mœurs anglaises une résistance qu’on ne désarmera point aisément. L’antagonisme entre la vie du club et la vie de famille est peut-être moins à craindre chez les Anglais que chez tout autre peuple à cause du respect qu’ils professent pour le home, ce palladium des institutions nationales. Je dois pourtant dire qu’outre le clubiste proprement dit, le nouveau système a créé un type encore plus exagéré : c’est l’homme qui appartient à beaucoup de clubs. Quelques Anglais croient en effet mesurer leur importance dans la société au grand nombre de scrutins dont ils sortent victorieux et aux divers cercles dont ils sont membres. Là surtout commence l’abus : l’association à plusieurs club houses a produit une génération d’hommes oisifs, inutiles, dépareillés, ombres errantes qui vont d’un club à l’autre du West-End avec la tache de l’ennui sur le front.

Une autre accusation à laquelle on ne s’attendrait pas s’est élevée contre les club houses. On a dit que ces institutions cultivaient même entre les hommes l’égoïsme et l’isolement. La règle des nouveaux clubs, qui permet de dîner seul et laisse à l’individu enfermé dans le cercle de ses idées ou de ses études la liberté de s’attabler tête à tête avec lui-même, contribue, assure-t-on, plutôt à rompre qu’à fortifier le lien social. Les partisans des modernes institutions ne veulent pourtant point admettre que ce reproche soit fondé. À les entendre, il se trouve dans chaque club de Londres au moins un homme d’un tour d’esprit aimable et attrayant qui devient alors, comme disent les Anglais, le soleil d’un système de convives. On se souvient encore à l’Athenœum de Théodore Hook[37], qui était sous ce rapport le martyr de sa belle humeur et de sa popularité. Dès qu’il se montrait au club, c’était à qui se grouperait autour de lui pour jouir de ses plaisanteries et de ses bons mots. Quand cet humoriste célèbre disparut de la table favorite qu’il occupait près de la porte, dans un coin surnommé tempérance corner, le chiffre des dîners servis au club tomba de plus de trois cents par année. Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples de sympathies fondées, non pas tant sur les charmes de l’esprit que sur les qualités du cœur. Un Anglais, me parlant des fraternités solides qu’il avait vues se former dans son club, ajoutait : « Vous connaissez la belle comparaison de Thomas Moore : la lune est un des plus petits et des plus insignifians parmi les corps célestes ; c’est pourtant celui qui nous donne le plus de lumière pendant la nuit, se trouvant celui qui s’approche le plus de la terre ; eh bien ! il en est des hommes comme des astres : les plus grands ne sont pas ceux qui nous éclairent davantage et qui nous réjouissent le plus ; ce sont ceux qui nous touchent de près, et vers lesquels nous nous sentons attirés. J’applaudis sous ce rapport à l’institution des clubs qui rapproche les membres dans un commerce journalier, les rend en quelque sorte nécessaires l’un à l’autre, et les attache par cet attrait mutuel que le poète irlandais appelle le sourire de la vie. J’avoue bien pourtant qu’on ne rencontre plus dans nos modernes club houses, au milieu d’une atmosphère de luxe, cette cordialité qui caractérisait les bons vieux clubs du dernier siècle. Qu’y faire ? Les temps changent, et les institutions, comme dit Macaulay, « subissent la forme et la pression des temps. » Nos club houses sont les enfans d’un siècle froid, calculateur, passionné pour l’utile. On ne doit point s’attendre à trouver dans ces sociétés permanentes, somptueuses, et en quelque sorte mécaniques, la franche gaieté qui régnait dans les anciens clubs, alors que la réunion ne s’étendait guère au-delà d’un petit cercle d’amis serrés une ou deux fois par mois dans la même taverne, dans la même chambre, et le plus souvent autour de la même table. Pour conserver du moins entre nous une étincelle de cet esprit de convivialité que cultivaient nos pères, quelques membres du club home s’invitent de temps en temps à un dîner commun. Nous écrivons d’avance nos noms sur une liste et le jour du régal. Ce jour venu, nous formons dans une chambre à part une société demi-privée, une sorte de club dans le club. Ces dîners que nous appelons club parlance home diners, et durant lesquels nous nous asseyons autour de la table fraternelle d’acajou au lieu de nous asseoir à la table de marbre froide et solitaire, constituent à mes yeux une sorte de lien entre le système actuel et les associations du temps passé. »

Le régime économique des club houses s’est superposé aux anciennes confréries qui florissaient du temps de Goldsmith et de Johnson ; mais il ne les a point étouffées entièrement. Certains groupes d’individus, ne se sentant ni assez riches ni assez nombreux pour bâtir un monument à leur idée ou à leur goût favori, se contentent encore de cultiver dans des réunions passagères une des branches de la fantaisie. Ces good fellows persistent à se rassembler dans les tavernes. Il y a environ trente-six ans, quelques jeunes gens obscurs, mais riches d’avenir, — c’était alors leur seule richesse, — se réunirent près de Covent-Garden dans une de ces humbles tavernes, le Wrekin, pour lire et converser ensemble. Shakspeare était leur idole, et son esprit le lien de cette petite société. Vers 1824, un jeune Anglais à tête blonde et avec des airs d’écolier fut introduit dans le cénacle : c’était Douglas Jerrold. Le club prit le nom de the Mulberries (les Mûriers), et un livre sur lequel chaque membre devait écrire ses inspirations fut intitulé les Feuilles du Mûrier[38]. Sur la liste des adhérens figurent les noms de William Godwin, de Kenny Meadows, qui devait plus tard illustrer Shakspeare, de l’acteur William Elton et de l’artiste Edward Chatfield. Ce club se greffa plus tard sur une autre société d’élite, le Shakspeare Club, dont étaient Charles Dickens, Justice Talfourd, Daniel Maclise et Macready. Parmi les associations littéraires plus modernes qui résistèrent au système envahissant des club houses, je citerai encore le Museum Club, le Hooks and eyes et enfin Our Club (notre club). Douglas Jerrold était l’âme, la vie, le soleil de ces réunions intimes. Le grand humoriste n’aimait point les pompes des modernes établissemens de Pall-Mall, ni les domestiques en livrée. Dans une bonne taverne, avec de bons amis, il se trouvait plus à l’aise, plus chez lui et mieux inspiré. Là il brillait, dit un des membres du club, à chaque fois qu’on le touchait, comme fait la mer pendant la nuit. La plupart de ses âpres bons mots et de ses saillies bien connues ont étincelé dans ces clubs obscurs. Les modernes good fellows ont un peu conservé la manie de leurs ancêtres pour les repas de corps et les dîners d’anniversaires. Un jour qu’on proposait devant lui un de ces festins commémoratifs, Douglas Jerrold, las de semblables réunions de table, s’écria : « Si demain un tremblement de terre engouffrait l’Angleterre, les Anglais trouveraient moyen de se réunir et de dîner ensemble quelque part au milieu des débris, ne fût-ce que pour célébrer l’événement. »

On parle aussi d’un club qui existait il y a quelques années (1837) et qui existe peut-être encore à Londres, c’est le club des auteurs dramatiques siffleé (the Unsuccesful Club). Nul n’avait l’honneur d’être admis dans cette société qu’à la condition d’avoir essuyé un échec au théâtre. Plus cet échec d’ailleurs était notable, et meilleures étaient les chances pour le candidat. Si la pièce avait été retirée de l’affiche du spectacle après la seconde nuit, l’auteur devait être ballotté ; mais si sa comédie ou sa tragédie avait été sifflée durant les cinq actes, il était reçu par acclamation et pouvait commander aux frais du club tel dîner qui lui plaisait. Le président perpétuel portait un sifflet d’argent à sa boutonnière, comme étant les armes du club. Il se vantait de ce que durant les sept années de sa carrière dramatique l’œuvre la plus durable qu’il eût produite était un mélodrame qui avait fait dormir tout le monde. Fier, il comptait ses chutes comme un soldat ses blessures, et il espérait bien avec le temps mettre le public du parterre en furieuse humeur de briser les banquettes. D’autres clubs dramatiques se composent d’amateurs qui jouent entre eux des pièces de théâtre. Ces derniers, je l’avoue, recherchent plutôt les applaudissemens que les sifflets. Une de ces sociétés, connue sous le nom formidable de Savage Club, donnait il y a quelques semaines une représentation burlesque au Lyceum Theatre. La reine était présente, et la salle était comble. Les noms des sauvages étaient ceux de gentlemen bien posés dans le monde. L’affiche du spectacle annonçait l’École du Scandale, par Sheridan, et les Quarante Voleurs, farce tirée des Mille et Une Nuits. La seconde pièce obtint assez de succès. Ce qu’il y avait de plus méritoire était le but de la représentation : il s’agissait de réunir une somme d’argent pour venir au secours des veuves et des orphelins laissés par deux écrivains populaires qui sont morts dernièrement. La recette s’éleva, dit-on, à plus de 3,000 livres sterling. La charité couvre une multitude de fautes, dit la Bible, et celles du Savage Club, si fautes il y a, tiennent à une sorte d’inexpérience de la scène qu’on excuse volontiers chez des amateurs. Les noms si justement estimés de Charles Dickens et d’Albert Smith[39] ne sont point étrangers à quelques-uns de ces clubs plus ou moins dramatiques.

Les jeunes gens de bonne famille et qui ont reçu de l’éducation recherchent encore volontiers les debating clubs, Ces institutions, aussi anciennes que la libre Angleterre, se proposent de former les débutans au talent de la parole. Quelques années avant le succès du premier reform bill, il existait à Cambridge un debating club, club des débats, qu’on appelait l’Union. Les chefs de l’opposition et le gouvernement tenaient les yeux ouverts sur cette école oratoire. Si l’un des membres, pour la plupart étudians, s’y distinguait par son éloquence, on le remarquait, et il y avait des chances pour qu’il fût envoyé plus tard au parlement. Je ne doute point que ces institutions, les debating clubs, ne contribuent à développer le don d’élocution facile chez les Anglais, et je m’étonne moins après cela de les trouver presque tous plus ou moins orateurs. On a pourtant reproché à de telles passes d’armes de l’esprit certains abus. Un programme étant tracé d’avance, les orateurs cherchent plutôt à soutenir n’importe quel côté de la question qu’à découvrir le vrai et à s’éclairer par l’étincelle qui jaillit du choc de la controverse. Dans ce dernier cas, les debating clubs ont pour danger, dit-on, d’affaiblir la conscience tout en fortifiant l’usage de la parole. Ces sociétés sont souvent tout à fait étrangères à la politique ; on y discute des questions de droit, de morale et de littérature. Le fait suivant donnera une idée de la nature des débats et du genre d’esprit qui réussit volontiers dans ces réunions. « Le sens de l’odorat fournit-il à l’homme plus de plaisirs que le sens du goût ? » tel était un soir le sujet fixé pour la discussion dans un débating club de Londres. Un homme renommé dans cette sorte d’escrime, Skilton, devait prendre le dernier la parole, et tout le monde était avide de l’entendre. Quand tous les orateurs eurent parlé pour ou contre, il agita la sonnette et demanda au garçon de lui apporter un verre de punch au whisky bien chaud qu’il but, comme disent les Anglais, avec un grand goût. Se tournant alors vers ceux qui s’étaient prononcés en faveur de l’odorat et tendant le verre vide à l’un d’entre eux : « Maintenant, monsieur, sentez-le, » s’écria-t-il avec une voix de tonnerre. Cet argument si positif rangea l’auditoire tout entier du côté de Skilton et décida la question. Un bon mot tout britannique de Douglas Jerrold eut également un prodigieux succès dans un debating club, qui avait nom l’Eclectic et qui était surtout composé d’avocats. Après un dîner d’anniversaire dont la pièce de consistance avait été ce que les Anglais appellent une selle de mouton[40], Douglas, qui présidait, se leva et dit : « Gentlemen, j’espère que la noble selle que nous venons de manger deviendra pour l’un d’entre vous un coussin de laine. » S’asseoir sur le coussin de laine, woolsack, est le privilège du lord chancelier et comme l’attribut de sa dignité.

Quelques clubs de Londres ont surtout pour spécialité de publier des livres sur divers sujets qu’ils affectionnent. Parmi ces derniers, il n’en est guère de plus original ni de plus intrépide que l’Alpine Club, ou, comme d’autres l’appellent, le club des grimpeurs, Climbing Club. Les membres de cette association ont pour devise excelsior, à qui montera le plus haut. Leur orgueil est de rapporter du sommet des montagnes géantes des échantillons de roches qu’aucun voyageur avant eux n’avait pu atteindre. Il n’y a pas un d’entre eux qui n’ait cent fois manqué de se rompre le cou. Leur vie se passe au milieu des pics, des abîmes béans, des défilés dangereux. Leurs ascensions ont effrayé dans les Alpes les guides et les chasseurs de chamois. Au sommet des plus hautes montagnes, ils sont chez eux, tant ils connaissent avec précision les arêtes, les couloirs, les plateaux, les aiguilles, les crevasses et tous les accidens de ces sauvages et tremblantes assises sur lesquelles l’aigle ose à peine se poser. À leurs pieds se sont maintes fois écroulé des quartiers de roche, des montagnes de neige et de glace : ils s’en moquent ; peu s’en faut même qu’ils ne glissent à cheval sur l’avalanche. Non-seulement ils méprisent le danger, mais ils dédaignent encore ceux qui le craignent. Ils nous regardent, nous autres habitans des vallées et des bas-fonds de la terre, comme des gens qui n’entendent rien à la poésie. Pour eux, tranquilles au milieu des belles horreurs de la nature, ils prennent gaiement leur frugal repas de pain et de fromage sec, sans se soucier des rocs voisins qui s’ébranlent avec un bruit de tonnerre, ni des pics qui se détachent en jetant autour d’eux une poussière de neige. « Vos poètes, me disait l’un d’eux, chantent à tout propos les beautés du clair de lune, mais le connaissent-ils ? Pour se faire une idée des richesses et des magnificences de la nuit, il faut avoir bivouaqué sur la tête des Alpes. Là, dans un ciel que n’obscurcit aucun souffle de vapeur, vous voyez la lune qui brille calme, haute et imposante, au milieu d’une cour d’étoiles sèches et claires sur un ciel de jais. À droite et à gauche s’élèvent avec des airs de spectres les solennels glaciers dans leur blancheur morte. Si tous les hommes avaient goûté l’air libre et pur de ces solitudes montagneuses, ils n’en voudraient point respirer d’autres. Quelle joie de marquer l’empreinte de ses pas sur ces neiges vierges et hautaines qui semblent dormir encore plus chastes en s’approchant des cieux ! Avec quelle pitié, l’œil armé d’un télescope, je regardais malgré moi les maisons lilliputiennes des vallées et la vie rampante des habitans ! Gravir la cime escarpée de certaines montagnes n’est pas un amusement sans péril ; mais le courage grandit avec l’enthousiasme au milieu de ces scènes sublimes, et l’âme s’élève de toute la hauteur des difficultés vaincues. »

Le chef des grimpeurs (chief climber) est un hardi chercheur d’aventures et un conteur intéressant qui a vu souvent la mort en face, mais qui compte bien recommencer cette année ses excursions dans les bancs de glace et les solitudes alpines. Il espère aller chercher sur la pointe de je ne sais quelle roche les débris de sa toison, — c’est son vêtement en peau de brebis que je veux dire, — laissés l’année dernière en escaladant les pics ou en glissant sur les pentes des glaciers. Je doute en vérité qu’on rencontrât ailleurs que dans l’excentrique Angleterre un groupe d’hommes assez déterminés, assez habiles et assez ambitieux du danger, pour affronter de sang-froid les obstacles matériels que surmontent avec une sorte d’orgueil et de joie fanatique les membres du Climbing Club.

Toujours sous ce nom de clubs, si familier à l’oreille des Anglais, il existe dans la ville de Londres des sociétés de nuit qui se tiennent dans les public homes. Ce sont des endroits de divertissement où l’on récite des tirades en vers et où l’on fait de la musique. Parmi ces clubs de bas étage, il en est dans lesquels entrent seulement les hommes : ce sont les free and easy clubs ; il en est d’autres où l’on admet le mari et la femme : les derniers prennent alors le nom de cock and hen clubs (clubs du coq et de la poule). Dans cette famille figure le Club des conteurs d’histoires [the Story tellers), qui se tient tous les lundis soir dans Bedford Head Tavcrn. La soirée se passe à narrer des contes, des nouvelles et même de petits romans. Un tel exercice de parole commence même à devenir une profession. J’ai assisté dans cette taverne aux débuts d’une professional lady qui monta sur la plate-forme et raconta l’une après l’autre deux histoires, la première triste et la seconde gaie, comme dans nos théâtres on joue une comédie après une tragédie. Le nom si élastique de club s’étend encore à un autre ordre d’institutions. Au sein des quartiers d’ouvriers, il se forme volontiers des sociétés dans lesquelles chaque membre dépose chaque semaine une petite somme, et au bout d’un certain temps il obtient en retour certains articles d’habillement. Il existe sur ce plan des clubs de souliers, des clubs d’habits, des clubs de chapeaux. Seulement, comme la plupart de ces associations se tiennent dans les tavernes, il arrive trop souvent que les économies auxquelles un semblable système de caisses d’épargne pourrait donner lieu s’évanouissent en boisson et en fumée de tabac.

On voit à quelles profondeurs le principe de l’association s’est implanté dans le sol de la Grande-Bretagne. Il reste à se demander si le nouveau régime des club houses constitue réellement un progrès sur celui des anciens clubs. Au point de vue économique, la réponse ne saurait être douteuse. Ces modernes établissemens ont développé sur une grande échelle, au moins pour une certaine classe, les facilités de la vie matérielle. On peut ajouter que ce qu’ils ont perdu en laisser-aller et en franche gaieté, ils le regagnent en élégance, en bonnes manières, et, comme on dit ici, en décorum. Ce n’est point la joyeuse et bruyante liberté des anciens clubs que je regrette, c’est la direction de pensée, l’unité de but et de dessein qui présidait dans certains cas aux réunions choisies du temps passé. Le bien-être ne doit pas sans doute être perdu de vue, mais au milieu de ces palais où l’organisation matérielle a peut-être trop effacé l’intention morale, je m’afflige de ne plus trouver aussi vif le foyer commun d’idées autour duquel se rassemblaient à certains jours les good fellows du dernier siècle. Les modernes club houses sont de somptueux hôtels à bon marché, ce ne sont plus guère, comme au temps d’Addison, de Goldsmith et de Sheridan, des écoles de goût, d’esprit ou d’éloquence. Y aurait-il moyen d’accorder les deux principes, et tout en conservant la base économique des nouvelles institutions, qui est excellente, ne pourrait-on leur assigner une mission sociale plus élevée ? Je l’espère, et c’est dans cette double voie d’amélioration que devra s’avancer le système des clubs en Angleterre. Dire que tels qu’ils existent, les clubs répondent aux besoins et au caractère du XIXe siècle n’est point du tout résoudre la question. Si grandes que fussent d’ailleurs les conquêtes et les merveilles d’une époque, je plaindrais le siècle qui à la recherche effrénée de l’utile sacrifierait les nobles intérêts de l’esprit.


ALPHONSE ESQUIROS.


  1. Voyez les livraisons du 15 septembre 1857, 15 février, 15 juin, 15 novembre 1858, 1er mars, 1er septembre et 15 décembre 1859.
  2. Je dois pourtant faire observer que le mot club ne se trouve ni dans les ouvrages de Shakspeare ni dans ceux de ses contemporains. La chose existait avant le nom. Ce nom ne se rencontre pour la première fois que chez les essayists du temps de la reine Anne. Il parait dériver du verbe saxon cleafan, diviser, « parce que, dit le savant étymologiste Skinner, les dépenses se divisent par portions égales entre les confrères. »
  3. « Quelles choses, s’écrie-t-il, avons-nous vu faire à la Sirène ! Quelles saillies ardentes et pleines d’une flamme subtile avons-nous entendues ! On eût dit que chacun avait résolu de mettre tout son esprit dans un bon mot, au risque de rester un sot tout le reste de sa triste vie. Là a été dépensé assez de verve pour justifier toute la ville de parler follement pendant trois grands jours. Et quand notre société s’est évanouie, nous avons laissé derrière nous un air qui à lui seul était capable de donner de l’esprit aux réunions qui nous ont succédé. »
  4. Le docteur Thomas Fuller (1608 à 1661), auteur d’un livre curieux intitulé The Worthies of England, où il traite des antiquités populaires, des traditions, des histoires locales et de la vie des hommes célèbres. Les Anglais l’appellent « le grand écouteur. » C’est en effet avec de conversations qu’il a réuni les élémens de cet ouvrage, mélange d’anecdotes, de souvenirs et de notes biographiques.
  5. « Soyez les bienvenus, vous tous qui venez consulter l’oracle d’Apollon ; ici il parle du haut de son trépied, la bouteille en forme de tour. Toutes ses réponses sont divines ; la vérité elle-même coule dans le vin. Arrière les pauvres buveurs de houblon ! Il perd la moitié de la vie, celui-là qui s’abreuve d’eau avec les Muses, ces mornes filles qui ne nous veulent rien de bon. Le vin est le lait de Vénus ; c’est la vraie liqueur phébéenne ; il ranime le cerveau, délie l’esprit, paie toutes les dettes, guérit toutes les maladies et charme trois sens à la fois. Soyez les bienvenus, vous tous qui venez consulter l’oracle d’Apollon ! »
  6. Dans Bow-street, à deux pas de Covent-Garden.,
  7. ) Cet emblème était emprunté à la république de Venise, où près du palais du doge il y avait des têtes de lions en marbre dans lesquelles on jetait des morceaux de papier dénonçant tout ce qui se passait dans la ville. La tête de lion du Guardian, qu’on avait surnommée la plus forte tête du royaume, fut conservée longtemps comme une relique littéraire à la taverne de Shakspeare dans Covent-Garden ; elle est maintenant entre les mains de la famille Bedford.
  8. Samuel Johnson dit qu’il faut entendre par club « une assemblée de bons camarades (good fellows), se réunissant sous certaines conditions. » Quoique assez vague, cette définition est encore la meilleure qu’on ait donnée jusqu’ici ; mais je dois prévenir qu’elle ne s’applique qu’aux anciens clubs.
  9. Biographe de Johnson. On trouve dans son ouvrage, Life of Samuel Johnson, de curieux détails sur ce qui se passait dans le Literary Club et quelques entretiens ; mais en général il a été retenu par la crainte de manquer à la discrétion, qui alors comme maintenant formait la loi fondamentale de ces sociétés. Johnson inventa un mot à propos de Boswell : « C’était, disait-il, non sans quelque ironie, l’homme le plus clubbable qu’il y eût au monde, » expression tout anglaise qui implique le don d’écouter et de ranimer de temps en temps par des points de vue nouveaux la conversation défaillante.
  10. Goldsmith se rendait quelquefois à un autre club, ou, comme disent les Anglais, à un pandémonium qui se tenait dans Clarges-street, Mayfair. Là il rencontra un jour Foote, l’auteur dramatique, qui lui parla du Good natured Man et d’autres comédies que Goldsmith venait de faire représenter avec succès. « Je m’étonne, ajouta-t-il, de voir Olivier Goldsmith écrire de telles balivernes après avoir immortalisé son nom par des œuvres aussi inimitables que le Voyageur (the Traveller) et le Village abandonné (the Deserted Village). — Maître Foote, répondit Goldsmith, mes beaux vers dont vous parlez ne m’ont jamais rapporté un beef-steak ni un pot de bière ; mais depuis que j’ai écrit pour vos planches des balivernes, comme vous les appelez, je suis à même de vivre comme un gentleman, »
  11. Voyez une lettre de Swift, adressée à l’October Club, et aussi un pamphlet satirique intitulé : Histoire secrète de l’October Club depuis son origine jusqu’à ce temps (1711), par un membre du club.
  12. Un soir qu’elle venait de jouer avec grand succès le rôle de sir Harry Wildair, elle entra au foyer, où Quin se trouvait dans ce moment-là. « Imaginez-vous, lui dit-elle, que la moitié du public me prend pour un homme ! — Heureusement, répondit Quin, que l’autre moitié sait bien le contraire. »
  13. Ce nombre fut porté plus tard à vingt-cinq pour admettre le prince de Wales.
  14. Célèbre par ses aventures, ses bons mots et sa gourmandise. Un soir qu’il sortait du dîner du Beaf-stcak Club, il entra dans une des tavernes de Covent-Garden, où il demanda un plat de pois et un ortolan. Le garçon, trompé par l’apparence rustique du duc, alla prévenir son maître qu’un jardinier du marché voisin avait l’audace de commander un ortolan. « Quand il en aurait commandé douze, qu’on les lui donne immédiatement ! » reprit le maître, qui avait reconnu sa grâce.
  15. Addison, qui rapporte le fait dans son Spectator, désigne seulement le lieu de la scène sous le nom d’une ville considérable : a considérable market town.
  16. Dois-je ranger parmi les clubs littéraires ou les clubs excentriques une société de Londres qui s’assemblait dans Eastcheap à la Tête de Sanglier (Boar’s Head), la même taverne que hantait Falstaff avec ses joyeux compagnons ? Chacun des membres du club avait choisi un des rôles de Shakspeare : l’un était Falstaff, l’autre le prince Henri, un autre Bardolph, et ainsi de suite.
  17. Nom que les Anglais donnent aux maisons de jeu.
  18. Ces accessoires sont la salle où l’on fume, smoking room, la moins ornée de la maison, — et la chambre où l’on joue au whist, card room, qu’on a eu soin de faire petite pour limiter le nombre des joueurs. Les jeux de hasard proprement dits sont prohibés dans les modernes club houses.
  19. Quelques chiffres donneront une idée de l’importance et de la richesse de ces institutions. Le bâtiment de l’Athenœum a coûté à lui seul 35,000 liv. sterl., l’ameublement 5,000 liv. sterl., le linge et les services de table 2,500 liv. sterl., la bibliothèque 4,000 liv. sterl., et la provision de vin en cave représente, dit-on, une moyenne de 3,500 à 4,000 liv. sterl. — L’édifice du Reform Club, élevé d’après les dessins de M. Barry, a entraîné une dépense de près de 80,000 liv. st. L’établissement paie chaque année plus de 800 liv. st. pour le charbon de terre et les autres combustibles, 1,000 liv. st. pour le gaz, l’huile et les bougies, 400 liv. st. pour l’abonnement aux journaux et aux revues, 240 liv. sterl. pour le papier à écrire et les plumes, 80 liv. sterl. pour de la glace, et 2,000 liv. sterl. pour les vins et les liqueurs. La cave seule de l’United Service est évaluée à 7,722 liv. sterl.
  20. Il a sous ses ordres au moins un bibliothécaire.
  21. Le plus célèbre de tous était, il y a quelques années, M. Soyer, cuisinier en chef du Reform Club et auteur d’un livre intitulé Gastronomie Regeneration. L’idée de cet ouvrage immortel au dire des gourmands lui est venue un jour qu’il regardait dans la bibliothèque d’un noble seigneur les œuvres de Shakspeare, de Milton et de Johnson, splendidement reliées, mais couvertes de poussière et délaissées, tandis qu’un livre de cuisine portait les traces d’honorables services, étant feuilleté tous les jours. « Voilà, se dit-il à lui-même, le chemin de la renommée. » Soyer a su accomplir toute une révolution dans l’art culinaire. C’est à lui qu’on doit l’arrangement mécanique de la cuisine du Reform Club, qui est considérée comme un chef-d’œuvre. Il a introduit la vapeur pour mouvoir les tournebroches et les autres appareils, qui jusqu’ici étaient gouvernés par la main de l’homme, pour chauffer les assiettes, colorer les rôtis, etc. Soyer était en outre un économiste, un musicien et un connaisseur en peinture. Lors de la guerre de Crimée, il fut chargé de l’intendance des vivres de l’armée anglaise. À sa mort, il laissa des tableaux de prix.
  22. Lord Nugent fit établir un tarif élevé pour exclure de ce club les Irlandais. Le Windham a emprunté son nom à William Windham, homme éminent et secrétaire d’état en 1801.
  23. On appelle surnuméraires (supernumeraries) ceux qui, étant retenus au loin par leur service, ne paient point de contribution annuelle.
  24. Thackeray a été surnommé le grand peintre de la vie des clubs : on peut lire son Major Pendennis.
  25. Le théâtre de leurs exploits de touristes est surtout la chaîne des Pyrénées.
  26. L’un des auteurs de Rejected Adresses, ouvrage de fantaisie qui contient une peinture des mœurs et de la vie de Londres il y a une trentaine d’années.
  27. 32 livres sterling pour l’entrée et 6 livres 6 shillings par an.
  28. Un de ses ancêtres, lord William Byron, avait tué en duel M. Chaworth à la suite d’une querelle qui s’était élevée dans un des anciens clubs de Londres, à la taverne de l’Étoile et de la Jarretière. Le procès fit du bruit, et lord William fut condamné comme meurtrier à la dégradation par la chambre des lords.
  29. Parmi les essais de club houses professionnels et fondés par la classe inférieure, je ne dois point oublier le Cabmen’s Club. Les cochers de voitures publiques, fiacres et cabriolets ont loué dans Bell-street, Paddington, une maison qui est ouverte tous les jours de huit heures du matin à onze heures du soir aux membres de l’association, et où ils jouissent des avantages d’un cabinet de lecture, d’une bibliothèque et d’une salle de rafraîchissemens. Un meeting présidé il y a quelques semaines par lord Shaftesbury avait pour principal objet le développement de ces clubs. Depuis, une nouvelle maison pour les cochers de voitures publiques s’est ouverte déjà dans Field-street, King’s-Cross.
  30. Une autre réunion d’un caractère plus ou moins politique avait été fondée, il y a quelques années, par les partisans du libre échange sous le nom de Free Trake Club ; mais ce club, dont le nombre des membres était très limité, ne tarda point à s’éteindre.
  31. Le succès de ces hôtels ouverts durant le jour et une partie de la nuit aux associés a fait naître l’idée d’étendre la base de l’organisation nouvelle à toute la vie domestique. En 1838 s’inaugura dans Regent-street un joli monument connu sous le nom de Club chambers. Ces chambres, au nombre de soixante-dix-sept, sont séparées les unes des autres, mais construites néanmoins de telle sorte qu’elles puissent se relier en des logemens de deux ou trois pièces selon la volonté des abonnés. Il y a en outre au rez-de-chaussée une salle de lecture, un café et une salle à manger desservie par une cuisine commune. Des économistes anglais ont même proposé d’embrasser une centaine de ménages dans une semblable association.
  32. Au Reform Club et dans quelques autres de ces établissemens, il y a un certain nombre de chambres qu’on loue aux abonnés. Dans presque tous se trouvent des bains ou du moins des salles de toilette avec du savon, des serviettes, des brosses à tête, etc.
  33. Chaque club house a une sorte de bureau de poste à l’usage des membres.
  34. Voyez les mémoires de lady Hester Stanhope : ce sont des conversations qu’elle est censée tenir avec son médecin, et dans lesquelles elle raconte sa vie, la société de son temps, les usages de sa famille. « Il y avait, dit-elle, dans la maison de son père près de cent serviteurs qui avaient chacun leur fonction, leur rang, leur manière d’être. » Elle voulait voir le même ordre et la même hiérarchie régner dans le monde. La Revue a consacré une étude à lady Hester Stanhope dans sa livraison du 1er septembre 1845.
  35. Mot à mot hommes d’hommes.
  36. Les Arianes délaissées comparent en riant leur mari à un Hercule qui ne peut se passer de son club. Club en anglais veut dire à la fois massue et club.
  37. Auteur de Sayings and Doings. Théodore Hook, mort en 1842, était un des auteurs les plus admirés de la Grande-Bretagne pour sa verve comique, ses ouvrages et ses impromptus on vers. Son Histoire d’une Chemise de femme, charmante fantaisie, obtint, ainsi que plusieurs de ses écrits, un immense succès de rire et de curiosité. Sa vie était aussi aventureuse que son talent était original. Il avait connu les hauts et les has de la fortune. Nul plus que lui n’était à même d’observer le monde et la société anglaise, car il était lié avec des représentans de toutes les conditions. Comme il n’avait pas de chez lui, les lettres et les cartes de ses nombreux amis venaient le trouver à l’un ou à l’autre de ses clubs. Après avoir gagné beaucoup d’argent, il mourut criblé de dettes, et laissa cinq enfans qui furent secourus par la charité publique. Les Anglais le citent comme le type d’un caractère gai et aimable, qui contrastait avec la tristesse d’une vie misérable et dévorée par les embarras domestiques.
  38. Allusion à l’arbre que Shakepeare avait, dit-on, planté dans son jardin. Après avoir été visité par une foule de pèlerins, ce mûrier fut abattu, il y a quelques années, au moment où il se mourait de vieillesse, et de son bois l’on fit des tabatières, des boites, etc., qui se vendirent à un haut pris comme reliques littéraires.
  39. L’un des écrivains les plus éminens de la Grande-Bretagne, auteur de Christopher Tadpole, de plusieurs fantaisies et de pièces de théâtre remarquables. Il raconte en ce moment son voyage en Chine dans des soirées littéraires et amusantes qui ont un succès unique à Londres, et dont nous espérons donner bientôt une idée dans la Revue.
  40. Morceau du dos découpé avec les reins en forme de selle de cheval.