L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

VI.
LES PETITS METIERS DE LONDRES.



Au nom de la Grande-Bretagne s’associe naturellement l’idée de l’industrie et du commerce. Ses murs de bois, comme elle appelle ses vaisseaux, ne protègent pas seulement les côtes britanniques contre toute invasion étrangère : ils enveloppent sur les mers les produits des contrées les plus lointaines, et se les approprient en les couvrant du pavillon national. Des docks dont toutes les richesses du monde savent le chemin, des fabriques où l’eau, le fer et le feu ne se reposent ni jour ni nuit, des palais de marchandises, des banques où l’or coule en ruisseau sous les doigts des caissiers, tout annonce la conquête du travail sur la matière. Ce n’est pourtant pas vers ce grand commerce, appuyé sur la navigation, sur des manufactures sans nombre, sur des mines dont l’Anglais a ouvert et fouillé toutes les richesses, que me conduit l’ordre naturel de ces études. J’ai en vue une autre branche de trafic plus obscure, mais très étendue, et qui se distribue entre les classes les plus humbles de la société anglaise. Si je m’attache d’abord aux zones inférieures de la vie sociale, c’est que là surtout se rencontre l’originalité de la race anglo-saxonne. Ceux qui passent des soirées du faubourg Saint-Germain ou de la Chaussée-d’Antin dans les cercles du West-End ne font guère que changer de salons. Ce sont, à quelques nuances près, les mêmes usages ; c’est souvent la même langue, car les Anglais d’une certaine éducation parlent volontiers français avec le Français. Il n’en est plus de même dès qu’on descend vers les couches profondes de la société, ou, comme disent les géologues, vers la roche primitive.

Jusqu’ici l’histoire a oublié de nous dire comment les peuples vivent. Les rapports annuels du gouvernement anglais, si riches de détails sur quelques branches du grand commerce, se taisent, ou peu s’en faut, quand il s’agit des petits métiers de Londres. La seule enquête sérieuse sur la condition de ces humbles industries fut commencée en 1851 par M. Henry Mayhew[1]. Le monde des rues, streel world, ainsi que l’appellent quelques économistes anglais, n’en présente pas moins depuis des siècles un théâtre de faits curieux, des mœurs particulières, des tribus plus ou moins nomades qui méritaient mieux que le silence.


I

Les petits métiers de Londres se divisent en trois groupes bien tranchés : ceux qui vendent, ceux qui cherchent, ceux qui nettoient. Au groupe des vendeurs se rattachent les états utiles, tels que celui de marchands des rues ; à la famille des chercheurs appartiennent les industries solitaires ; enfin les nettoyeurs représentent ce qu’on pourrait nommer les métiers sociaux.

À la tête des marchands qui vendent sur la voie publique se placent les costermongers. Primitivement le costermonger ou costardmonger était, comme l’indique son nom, un marchand de pommes ; mais il s’en faut de beaucoup que son commerce se trouve aujourd’hui limité à ce fruit d’hiver. Il vend toute sorte de comestibles. Il me serait difficile d’atteindre à travers l’immensité de Londres les mouvemens d’une armée flottante qui envahit les rues, les places, les carrefours, les sombres allées, s’il n’existait des points de repère et des lieux de rendez-vous. Pour étudier les mœurs des costermongers, choisissons tout de suite un des quartiers-généraux où ils se réunissent à certains jours, ne fût-ce que pour quelques heures, et d’où ils rayonnent ensuite sur toute l’étendue de la métropole britannique. Ces centres de réunion sont les principaux marchés de Londres, tels que Billingsgate et Covent-Garden-Market.

Sachant que le marché de Billingsgate ouvrait de très bonne heure, j’avais devancé au mois de juin dernier le lever du soleil. Londres dormait. Les clochers des églises, se répondant l’un à l’autre, comme des sentinelles perdues, dans l’air immobile et limpide du matin, proclamaient de leur voix de bronze trois heures et demie. Je traversai le pont de Londres : en cet endroit, la scène ne manquait point de majesté. Une partie du ciel était couleur d’opale, et la lune s’effaçait dans cette blancheur, tandis que l’autre côté du ciel se dorait déjà des premiers feux du soleil levant. La ville, enveloppée dans l’aube matinale comme dans un vêtement, se déployait silencieuse des deux côtés de la Tamise. Les maisons qui bordaient le fleuve étaient endormies, les vieux wharfs (quais) laissaient pendre du haut de leurs puissantes grues des cordes et des chaînes désœuvrées : aux deux bouts de l’horizon, Saint-Paul et la Tour de Londres semblaient rêver dans une lumière nuageuse. La Tamise elle-même, que les Anglais appellent « la rivière la plus affairée du monde (the businest river in the world), » la Tamise se reposait. N’étant point tourmentée à cette heure par le mouvement des penny boats, ces omnibus sur l’eau qui la traversent et l’agitent dans tous les sens durant la journée, elle coulait à sa guise, trouble, mais calme. Je n’avais jamais vu un tel prodige : le pont de Londres sans foule, sans courant de voitures ! Le matin, cette jeunesse du jour fraîche et embaumée, est une heure inconnue à la plupart des habitans de la grande cité. Les rares passans se regardaient l’un l’autre d’un air étonné, et sur les bancs de pierre, appuyés de distance en distance aux deux parapets du pont de Londres, de pauvres filles qui avaient peut-être dormi en plein air cette nuit-là se cachaient la tête sous quelques haillons, comme si elles avaient honte de se présenter aux vierges rayons de l’aurore.

Quand j’arrivai à la hauteur du Monument[2], je découvris une file de petites voitures qui s’étendait dans toute la longueur de Fish-Street-Hill (la rue de la colline aux poissons), et qui se continuait dans les rues voisines, souvent même dans les passages les plus mystérieux et les plus étroits. Cette ligne uniforme n’était brisée çà et là que par de grosses charrettes à deux chevaux d’un autre caractère, et qui devaient nécessairement se rattacher à une autre branche du même commerce. J’entrai dans Lower-Thames-Street : les boutiques des poissonniers, qui le jour s’ouvrent toutes grandes sur la rue, sans portes ni fenêtres, étaient encore soigneusement enfermées ce matin-là dans leur enveloppe de bois, ou, comme me disait un Anglais, dans leur robe de nuit. Ces grands magasins n’étaient autrefois que des étalages en plein vent, qui avec le temps sont devenus des maisons. Enfin je me trouvai devant Billingsgate. Ce marché, bâti en briques avec des arches de fer, a plus de physionomie du côté de l’eau que du côté de la rue : un assez joli clocheton, qui sert de cage à une horloge, est salué sur la Tamise par un groupe de mâts venus de Hartlepool, de Whiksable, de Harwich, de Great-Grimsby, ainsi que des autres ports et des grandes pêcheries anglaises. Avant d’être un marché, Billinsgate était un port dans lequel les bateaux et les navires déchargeaient, dit Stow[3], des poissons, des coquillages, du sel, des oignons et des fruits. L’étymologie du nom de Billingsgate a beaucoup exercé la science des antiquaires anglais. Quelques-uns prétendent que Belin, roi des Bretons, environ quatre cents ans avant Jésus-Christ, fit bâtir là une porte ou une écluse, watergate, à laquelle il donna son nom, et que, ce roi étant mort, ses cendres furent placées au-dessus de l’édifice dans une sorte d’obélisque de pierre. Cette origine est aujourd’hui considérée comme fabuleuse : on croit généralement que le nom de Billingsgate dérive du nom de l’un des anciens propriétaires de ce quai. J’étais d’ailleurs plus curieux, je l’avoue, d’étudier l’histoire actuelle du marché que de m’aventurer dans le champ des antiquités de Londres.

J’avais choisi un vendredi, le jour de la semaine où le marché de Billingsgate mérite le plus l’attention de l’observateur. Il y a pour cela une raison religieuse et une raison économique. Dans les plus pauvres quartiers de Londres résident un grand nombre d’Irlandais qui mettent en pratique les commandemens de l’église romaine ; D’un autre côté, les ouvriers anglais, étant payés tous les samedis, se trouvent en général fort dépourvus d’argent l’avant-dernier jour de la semaine. Le poisson est ainsi recherché dans les rues le vendredi soir par ceux qui font un dîner maigre et par ceux qui, selon les idées anglaises, sont contraints de faire un maigre dîner[4]. Comme le marché n’était point encore ouvert, je me contentai d’examiner avec la foule les riches turbots, les saumons aux écailles nacrées, les merluches à la gueule béante qu’on déchargeait et qu’on empilait sur le wharf. Les peuples maritimes aiment le poisson, d’abord comme nourriture, ensuite comme objet d’art. Les poètes anglais ont donné à un ciel bleu rayé de nuages blancs le nom de ciel maquereau [mackerel-sky). Une jeune poissonnière, voyant que j’observais le contraste entre les homards dans leur robe naturelle et les homards dans leur robe de cardinal, me dit en riant : « C’est pour nous montrer comme on devient beau après avoir bouilli dans la chaudière de la mort. » Ces poissons et ces crustacés, l’air frais du matin chargé d’une odeur marine, la palpitation des cordages de navire encore humides d’eau salée, tout rappelait les bords de l’Océan. Pour compléter l’illusion, on entendait dans les rues voisines, dans les sombres passages, tels que celui de Dark-House-Lane (l’allée de la maison noire), le mugissement de la foule, qui commençait à grossir et à s’agiter comme la voix des grandes eaux.

Les huit commissaires-priseurs (auctioneers) attachés au marché de Billingsgate s’étaient réunis de quatre à cinq heures du matin dans l’une des trois principales tavernes, pour se consulter entre eux sur la quantité et la qualité des poissons qu’ils allaient mettre aux enchères. À cinq heures, ils se rendirent vers leurs places officielles, et la vente à la criée commença. Devant chaque loge (box) s’amoncelaient de moment en moment d’énormes corbeilles chargées des fruits de la mer et connues sous le nom de doubles. Chaque double contient de trois à quatre douzaines de poissons. Il n’est point permis aux amateurs d’examiner la marchandise dans les corbeilles avant d’enchérir. Jusqu’ici le marché n’était guère suivi que par de gros poissonniers de Londres et par quelques riches bumbarecs[5] : la foule des petits marchands se tenait à l’écart. Je ne parle d’ailleurs pas des saumons ni des truites, qui ne sont point soumis à l’épreuve humiliante de la criée : ces aristocratiques poissons se vendent à tant la livre par voie de convention particulière, private contract. Quand les négocians connus sous le nom de régular fishmongers eurent cueilli la fleur du marché, il se fit un mouvement comme celui de la marée haute, ce que les Anglais appellent un rush. Six heures venaient de sonner. C’est le moment où les marchands des rues (costers) entrent bravement en lice. Le théâtre des enchères fut bientôt assiégé par une multitude en grosses vestes de tiretaine et en casquettes. Le nombre des costers qui fréquentent la place de Billingsgate s’élève de trois à quatre mille en hiver, de deux mille cinq cents à deux mille huit cents en été. Ils achètent un tiers des poissons qui figurent sur le marché. Quelques branches de ce commerce sont même entièrement entre leurs mains. On m’a montré parmi eux un homme long, mince, graisseux, avec une cravate rouge et jaune autour du cou, qui achète de quinze à vingt corbeilles (doubles) tous les matins : ce Rothschild de la marée réside dans Somers-Town. Il revend une grande partie de sa marchandise aux boutiques en plein vent qui font frire le poisson dans les ruelles ou les allées de Londres. Le marché de Billingsgate était dans ce moment-là une Babel où régnait ce qu’on peut appeler la compétition des langues. Au-dessus du tumulte des voix s’élevaient les cris des vendeurs [salesmen), qui, montés sur des tables, un tablier blanc serré autour de la taille, dépassaient les têtes de la multitude et hurlaient les prix. Je fus frappé de l’air de réflexion qu’exprimaient alors les traits durs et grossiers des hommes, des femmes, même des jeunes filles qui suivaient les enchères. Cette gravité contrastait avec la scène de désordre et de confusion que présentait le marché. Des hommes, les porteurs, en jaquettes de toile, pliaient sous le poids des monstrueuses corbeilles entassées et s’ouvraient un passage à travers la foule en criant : « Place ! place ! (move on ! move on !) »

La partie couverte du marché n’est pas le seul théâtre de la vente. Les habitués ont donné le nom de rue aux Huîtres à la rangée de bateaux-pêcheurs qui s’alignent amarrés le long de l’édifice. Les mâts et les cordages tendus, le drapeau noir de ces bateaux se détachaient dans le brouillard du matin, qui jetait un voile sur la Tamise. La rue aux Huîtres se trouve située très au-dessous du niveau du marché ; on y descend par des échelles appuyées à un wharf flottant qui s’abaisse et qui s’élève avec la marée. Une vingtaine de bateaux étaient à l’ancre : on eût dit, à voir d’en haut leurs ponts chargés d’une multitude d’hommes et de femmes, que ces vaisseaux allaient sombrer. Les huîtres ne se crient point : elles se vendent au boisseau pour un prix qu’on débat avec le salesman. Il y en a d’ailleurs de diverses qualités[6]. Un homme dont on ne voit que le bonnet rouge paraître et disparaître ramasse avec une pelle les huîtres dans un des fonds du navire ; un autre les mesure dans un boisseau, tandis que les marins, dans leur habit de Guernesey, se tiennent assis sur les rebords du bateau en fumant avec nonchalance leur pipe matinale. L’acheteur ne peut emporter ses huîtres lui-même ; il faut qu’il les remette aux mains des commissionnaires [regular shoremen). Il y a aussi les moules et d’autres coquillages qu’on apporte au marché dans des sacs. Enfin je découvris à travers la brume un groupe de bateaux aux flancs de chêne poli, et dont la forme indiquait une origine hollandaise : c’étaient les bateaux d’anguilles. Ils étaient entourés de barques chargées d’acheteurs. À chaque demande, le maître du bateau, — un Hollandais, — plongeait une sorte de filet plat dans un réservoir et en ramenait un nœud d’anguilles. Les habitués les examinaient avec attention et cherchaient à réduire les prix. Ce marché sur l’eau est une des scènes les plus intéressantes et les plus animées de la ville de Londres. Quand je repassai par Billingsgate-Market, la vente était à peu près terminée. Je ne vis plus dans les coins obscurs du marché et dans les rues voisines que des groupes occupés à diviser les lots de poissons. Les costers se cotisent entre eux le plus souvent pour faire face aux exigences de la criée, et se partagent ensuite leurs achats dans des sacs et des corbeilles. Il était maintenant neuf heures et demie, — l’heure du déjeuner.

Laissant leurs richesses du jour à la garde de Dieu et du policeman, les marchands des rues se dispersaient. Je suivis un grand nombre d’entre eux dans une maison bien connue des costers, — Rodvay’s Coffee-House. Là un homme peut déjeuner pour 2 pence. J’entrai dans une grande salle entourée de tables, et où plus de quinze cents personnes prenaient leur repas du matin. La réunion était taciturne. Tout annonçait sur les visages l’heure grave, silencieuse, celle qui précède la grande affaire de la vie pour les marchands des rues, la vente. Le peu de mots que je pus saisir n’étaient point anglais. J’en fis la remarque à l’un de mes voisins, — celui dont la figure était la moins repoussante, — et je lui demandai si par hasard ses compagnons n’étaient point étrangers. Il se mit à rire et me répondit : « Entre nous initiés, on parle slang ; c’est un langage qui n’est compris ni des bourgeois, ni des policemen, ni des Irlandais, et c’est bien heureux, car ces gens-là n’ont rien à voir dans nos affaires. » Le slang est un argot à la faveur duquel les costers s’entendent et s’avertissent entre eux dans les marchés, dans les public homes et dans la rue.

Après le déjeuner, qui fut court, la foule des costermongers se dissémina dans les divers quartiers de Londres. Il était intéressant d’examiner leurs moyens de transport. Les plus pauvres avaient des voitures à bras qu’ils traînaient eux-mêmes, le plus grand nombre avaient une petite charrette avec un âne, les plus favorisés de la fortune étaient à la tête d’un poney. Le harnachement de ces bêtes de somme variait selon la condition sociale des costers : les unes étaient habillées avec goût et portaient des ornemens de cuivre, de laine, de cuir vernissé ; d’autres étaient attachées à la charrette par de misérables cordes. La meilleure intelligence semblait régner entre le maître et l’animal : je vis plus d’un revendeur des rues partager avec son âne ou son poney le morceau de pain qu’il avait retranché de son déjeuner.

Billingsgate-Market est le centre des costermongers qui débitent le poisson à la classe ouvrière ; Covent-Garden-Market est le rendez-vous de ceux qui promènent dans Londres les fruits et les légumes. Dans l’endroit où est aujourd’hui bâti le marché de Covent-Garden, il y avait autrefois un grand jardin qui appartenait à l’abbaye de Westminster. Le même endroit, cher à Pomone, qui desservait jadis la table des moines est maintenant chargé de pourvoir à la nourriture de cet ogre qu’on appelle Londres. C’est le samedi, à six heures du matin, qu’il faut visiter le marché de verdure, green market. Comme le quartier est surtout habité par des artistes et par le monde des théâtres, je ne rencontrai aux fenêtres des maisons que des rideaux soigneusement baissés, ainsi que des paupières sur des yeux endormis. Tous ces gens qui sommeillent sont remplacés dans la rue par la vaillante et matinale population des campagnes, par les costermongers, qui ont envahi les abords du marché depuis Long-Acre jusqu’au Strand, depuis Bow-Street jusqu’à Bedford-Street. Il y a lieu d’ailleurs d’admirer cette distribution du travail introduite par la vie sociale : ceux qui approvisionnent les marchés et les rues de Londres veillent le matin pour ceux qui veilleront le soir. À mesure que vous avancez à travers les vagues de la foule, vous ne découvrez autour de vous que des pyramides de corbeilles chargées de fruits, des montagnes de légumes entassées sur des montagnes. De puissantes voitures, qui ont roulé toute la nuit, gémissent sous des murailles de choux, dont une main savante a dirigé l’architecture. Ce n’est pas sans peine qu’on arrive au marché proprement dit de Covent-Garden, qui a été bâti en 1828 par les soins du duc de Bedford. Une colonnade entoure à l’extérieur le bâtiment, qui est à peu près carré, et dans la profondeur duquel s’alignent des rues, des passages. Au-dessus de la principale entrée s’élèvent sur une terrasse deux serres vitrées d’un style assez élégant, dans lesquelles on conserve les fleurs délicates. Il n’y a point de crieurs comme au marché de Billingsgate, mais un long murmure, semblable au bourdonnement d’une immense ruche, se répand de distance en distance. Des hommes de tous les costumes, depuis le coster dans ses grossiers vêtemens de corduroy (velours à côtes) jusqu’au fruitier (greengrocer) en tablier bleu, se succèdent dans ce jardin, où la nature jette par monceaux toutes ses offrandes aux pieds de la civilisation. Le peuple des marchands se promène çà et là, l’œil fixé sur ces produits de la terre, le front chargé de réflexion et de calcul. Au milieu de tous ces mouvemens passent d’athlétiques portefaix avec des colonnes de corbeilles rondes sur la tête et de jeunes bouquetières chargées de violettes. Ces fleurs coupées ressemblent à la destinée de la marchande, fraîche et épanouie, mais sans racines dans la vie et condamnée à courir les rues de Londres, où la beauté se flétrit vite. On calcule que deux mille hommes avec de petites voitures et trois mille femmes avec des éventaires visitent le marché de Covent-Garden dans la matinée du samedi, surtout pendant l’été. Ces costers achètent environ un tiers des fruits et des légumes. On ne leur fait point de crédit, car les salesmen les considèrent comme des pratiques glissantes, aujourd’hui ici, demain là. Le marché et les rues voisines se montraient couverts, — on était au mois de juillet, — de petits pois, de fraises, de framboises et d’herbes aromatiques, dont l’odeur faisait songer à la campagne : il n’y manquait que le chant des oiseaux. Il faut d’ailleurs se dire que toutes les îles britanniques, la Belgique, la Hollande, la France et même les contrées du midi avaient contribué à la richesse du marché en faisant honneur de leurs produits à la cité-reine (queen-city). Une grande partie de ces fruits et de ces légumes avaient passé la mer. À l’angle nord-ouest du marché, depuis le coin de Queen-Street jusqu’à l’entrée de la grande avenue, s’étendait un parterre de fleurs en pots. Ces fleurs communes, mais qui en valent bien d’autres, roses, géraniums, œillets, résédas, étaient destinées en grande partie à courir les rues de Londres sur de petites charrettes. Les costers les échangent pour de l’argent, quelquefois même pour de vieux habits, dans les plus pauvres quartiers de la ville, dans les allées sans air et sans soleil, où ces fleurs, exposées sur le rebord d’une fenêtre terne, servent du moins à rappeler l’idée de la nature. La Sémiramis de ces jardins suspendus est le plus souvent une ouvrière occupée à des travaux d’aiguille. Les moralistes anglais parlent volontiers du développement qu’a pris, depuis ces dernières années, le commerce des fleurs en pot dans les quartiers populeux. Ils s’appuient sur le témoignage d’un mendiant qui disait : « Je ne crains point de frapper à la porte d’une maison quand j’ai vu un pot de fleur à la fenêtre ; je suis sûr qu’il y a là une bonne âme et comme un parfum de charité. »

Sous les arcades de la place qui encadre le marché se passait une autre scène intéressante. À quelques-uns des piliers larges et bas s’adossaient des cafés en plein vent (coffee stalls). De monstrueux vases de fer-blanc [tin-cans) versaient à tout venant la liqueur noire et fumante, tandis que d’énormes piles de morceaux de pain beurré, entassées sur des planches, défrayaient les appétits aiguisés par l’air matinal. Ces cafés se trouvent protégés contre la bise, surtout en hiver, par des paravens et des draps jetés sur des couvertures. Dans ces parlours improvisés, les habitués déjeunent sur des chaises et des bancs. Cependant Londres a faim : il est de neuf à dix heures ; dans toutes les rues qui avoisinent le marché, la procession des petites voitures se met en marche, et jusque sur les degrés des édifices publics ou des théâtres vous rencontrez des jeunes filles, pieds nus, gravement occupées à diviser en petites bottes (penny bundles) les légumes achetés à Covent-Garden. Elles sont venues de loin avec quelque petite monnaie nouée dans un coin de leur châle ; il leur faudra marcher encore bien des milles à travers les cruelles rues de Londres, pénétrer dans les allées les plus obscures, heureuses si au bout de la journée elles recueillent quelque profit !

On a vu que le grand marché aux poissons avait lieu le vendredi à Billingsgate, parce que c’était le jour où les fonds étaient le plus bas dans les ménages de la classe ouvrière : le principal marché aux légumes se tient le samedi dans Covent-Garden pour une raison toute différente. Le samedi soir, l’ouvrier anglais reçoit en argent le fruit du travail de la semaine ; c’est aussi le moment de faire ses provisions. Il est curieux de visiter alors certaines rues larges et populeuses du vieux Londres, telles que par exemple White-Chapel-Road : c’est plutôt une foire qu’un marché. Des centaines et des centaines de petites boutiques en plein vent [stalls) s’alignent des deux côtés de la rue, et chacune de ces boutiques a au moins une lumière. Les chandelles qui brûlent dans une lanterne de papier, les globes ronds et éblouissans des marchands de thé, les becs de gaz qui jettent des torrens de flamme libre et vacillante sur les étalages des bouchers et qui colorent à distance l’atmosphère d’une teinte rougeâtre comme celle d’une aurore boréale, la confusion des cris, les mouvemens heurtés de la foule, l’encombrement des voitures à bras qui cherchent à s’ouvrir un passage à travers la mêlée, tout donne un caractère étrange à cette scène de nuit devant laquelle on voudrait voir ressusciter le vieux peintre Hogarth, un crayon et un cahier d’esquisses à la main.

Il nous sera maintenant plus facile de nous faire une idée générale de la classe des costermongers de Londres, que l’on évalue à quarante mille personnes, hommes, femmes et enfans. Les uns sont stationnaires, les autres nomades. Ceux qui se fixent sur certaines localités sont désignés parle nom de stall-mongers ; ceux qui errent, par le nom de itinérant dealers. Il y a dans cette dernière famille des enfans légitimes et des enfans illégitimes. Les légitimes, — il ne s’agit pas, bien entendu, ici de la naissance, — sont les regular costers qui vendent toute sorte de poissons, de légumes et de fruits indigènes ; les illégitimes sont ceux qui promènent dans Londres des oranges, des marrons, des amandes d’Espagne, des noix de coco[7] ; ce sont aussi les marchandes de cresson de fontaine, de sprats (sorte de sardines fraîches) et de perivinkles (coquillages de mer). Rien n’égale le sublime dédain que professent les regular costers pour ces branches abâtardies du commerce des rues. Plutôt que de descendre à de telles indignités, ils aimeraient mieux mourir de faim. La saison des oranges est appelée par eux avec ironie « la moisson des Irlandais. » Là se cache en effet la racine du préjugé curieux qui règne dans une certaine classe contre les fruits exotiques et parfumés : la vente des oranges sur la voie publique est presque tout entière dans la main des Irlandais, celle des noix de coco en partie dans la main des Juifs.

Le monde des rues se compose de trois élémens qui d’ailleurs ne tardent point à se confondre : il y a ceux qui y sont nés, ceux qui y ont été portés par inclination, ceux enfin qui y ont été entraînés par les circonstances. Les vrais costermongers se mêlent peu aux autres classes de la population ; il en résulte qu’ils tiennent fortement à leurs usages et à leur manière de vivre. Cette nombreuse famille tend encore à s’accroître avec la dureté des temps. Les chômages trop fréquens dans certaines branches de l’industrie et les années de disette exercent une très grande influence sur le développement de la vente dans les rues. Lors de la famine qui désola l’Irlande il y a une douzaine d’années, la population flottante des marchands irlandais sur la voie publique se trouva presque doublée.

Une autre cause, — celle-ci naturelle et beaucoup moins affligeante, — qui concourt à grossir d’année en année le groupe des street-dealers) c’est le grand nombre d’enfans qui embrassent de très bonne heure l’état de leur père. Les vendeurs des rues forment une famille sociale très ancienne chez laquelle on distingue des transmissions héréditaires[8]. Le commerce errant a précédé le commerce fixe. Ce ne sont pas les marchands nomades qui sont nouveaux, ce sont les boutiquiers. Les auteurs comiques ont emprunté aux costermongers du vieux temps un ou deux types qu’ils ont introduits sur la scène anglaise. Au point de vue économique, cette classe mérite de fixer notre attention. Pauvres eux-mêmes, les costers sont les pourvoyeurs du pauvre. Ces utiles intermédiaires ajoutent une valeur aux objets produits en les distribuant et en épargnant le temps des petits consommateurs. Depuis quelques années pourtant, les street-dealers de Londres se considèrent comme une caste persécutée. Leurs tribus errantes sont chassées par la police de la cité à peu près de la même manière que les peaux-rouges se virent traqués en Amérique par les émigrans. La croisade contre les marchands de pommes, la guerre aux corbeilles et aux petites voitures, tel est l’événement qui, bien plus que la guerre de Crimée et la guerre d’Italie, agite les esprits d’une population nombreuse. C’est néanmoins cette famille proscrite, malheureuse, trop souvent dégradée, qui soutient la prospérité des grands marchés de Londres. On évalue à plus de 200,000 livres sterling par an la valeur du poisson et des fruits qui se vendent dans les rues de Londres par l’entremise de ces mains obscures. La situation précaire et menacée des costermongers, l’importance de leurs transactions commerciales, l’opiniâtreté virile avec laquelle ils soutiennent ce combat de la vie qui finit tous les soirs pour recommencer tous les matins, les services réels qu’ils rendent à la classe ouvrière, tout concourt à faire du caractère et des mœurs de ces marchands des rues un intéressant sujet d’étude.

Les costermongers de la ville de Londres appartiennent à deux races distinctes, les Anglais et les Irlandais[9]. Les costermongers anglais logent au fond des cours et des allées, dans le voisinage des divers marchés de Londres. Ces localités, dans lesquelles s’est établie une colonie de vendeurs des rues, sont désignées par eux-mêmes sous le nom de coster-district. Leur domicile consiste le plus souvent en une chambre dans laquelle ils préparent à l’eau bouillante les coquillages, fument les sprats, traitent les oranges à la vapeur[10], font la toilette des pommes, et dorment tous ensemble, homme, femme, enfans. Un tel foyer présente, on le conçoit, peu d’attraits ; aussi le chez-soi pour eux, c’est la rue, le beer-shop et le marché. On calcule qu’un tiers seulement des costermongers trafique sur un capital qui lui appartienne : les uns empruntent l’argent destiné à acheter la marchandise du jour, d’autres empruntent cette marchandise elle-même ; il y en a qui empruntent leur corbeille, leur éventaire, leur voiture à bras ou à âne, et il y en a même qui empruntent les poids et les mesures. L’intérêt de l’argent prêté s’élève en moyenne jusqu’à 20 pour 100 par semaine[11]. Ce qu’il y a de plus triste, c’est que cet impôt inique ne tombe pas seulement sur les vendeurs des rues, mais encore sur les classes pauvres, auxquelles les costers fournissent des provisions de bouche. L’alimentation publique se trouve ainsi en grande partie tributaire des usuriers. Prise en masse, la catégorie des marchands nomades constitue une classe ignorante : il y en a environ un sur dix qui sait lire. À peine l’enfant est-il capable de marcher, qu’il suit la charrette de son père ou de sa mère. Ces enfans vieillissent vite : à sept ans, ce sont des hommes d’affaires. On s’étonne de trouver chez eux, à côté des plus profondes ténèbres, une grande finesse d’esprit, du jugement, et une merveilleuse pratique du commerce dans une certaine ligne. Les costermongers anglais ne professent guère le culte de l’église établie ni d’aucune autre secte. Il ne faudrait point en conclure qu’ils fussent étrangers à tout sentiment religieux : ce qui les touche le plus dans l’Évangile, — qu’ils connaissent d’ailleurs assez mal, — c’est l’histoire de Jésus-Christ nourrissant beaucoup de pauvre peuple et donnant à chacun du pain avec un morceau de poisson. « Cela prouve, ajoutent-ils naïvement, que c’était un bien brave gentleman. » Les filles bénissent Dieu pour un beau jour et pour les sprats, qu’elles disent être un présent du ciel envoyé aux pauvres gens. Vers 1850, les marchands des rues étaient presque tous chartistes ; mais ce que j’ai pu découvrir de plus distinct dans leurs opinions politiques du moment, c’est la haine des règlemens administratifs qui les concernent. Pour eux, le gouvernement se personnifie dans le policeman et le lord-maire de Londres.

Les itinérant costermongers suivent dans leurs courses à travers la ville un cercle tracé dont ils ne s’écartent guère. En général, ils recherchent les allées noires et les quartiers pauvres : c’est là qu’ils font le plus d’affaires. Ils accomplissent, outre leurs tournées régulières, des rondes de hasard qui consistent à visiter les quartiers de la ville en dehors de leur circonscription, mais où ils espèrent trouver des chalands (customers). Enfin la plupart d’entre eux éprouvent de temps en temps le besoin de changer d’air ; ils s’aventurent alors dans les campagnes. Ces excursions [country-rounds) durent quelquefois des semaines et des mois entiers. On en a vu qui faisaient jusqu’à cent milles en s’éloignant de Londres. Comme toutes les classes errantes, les costermongers tiennent à la vie amère, pénible, laborieuse, qu’ils mènent, et cela par des attaches qu’il est impossible de briser. Il y a quelques années, un homme de lettres, frappé des luttes héroïques auxquelles se livrait chaque jour une jeune marchande des rues dans la ville de Londres pour nourrir sa mère, prit cette fille chez lui comme servante. La transition fut pénible pour l’oiseau hier libre, aujourd’hui en cage. Comme toute jeune elle avait marché nu-pieds par les rues, la chaussure était un tourment pour cette pauvre créature. Le soir, quand elle avait fini son service, elle demandait à prendre quelque récréation, — cela voulait dire « ôter ses souliers. » Les bons soins, les avantages d’une vie comfortable, la réconcilièrent pour quelque temps avec la captivité ; mais un jour elle entendit dire que les sprats étaient revenus dans le marché : à cette nouvelle, son cœur bondit. Comme s’il y avait dans ce poisson une influence magique, un talisman, elle demanda à ses maîtres, en les remerciant, la permission de retourner dans la rue.

Les profits des costermongers sont d’ordinaire assez minces et soumis à des chances désastreuses. Les marchandes de cresson, d’oranges, d’oignons, de pommes et de poisson frit, qui généralement portent leurs denrées dans une corbeille, gagnent en moyenne de 2 à 3 pence par jour. Les vendeuses de plantes jardinières, de fleurs, de fruits et de poisson frais récoltent environ 10 pence de bénéfices. Encore faut-il déduire de ce faible gain, dans plus d’un cas, les pertes résultant de la marchandise qui se gâte. Il y a pourtant des street-dealers qui s’élèvent au-dessus de la misère à force d’énergie et de tempérance. Par malheur, cette dernière vertu n’est guère du nombre de celles qui courent les rues de Londres. Le révérend W. Rogers, dans une lecture, à laquelle j’assistais il y a deux ans, à la Society of Arts, attribuait la grande détresse des street-dealers plutôt encore à l’imprévoyance et à la dissipation qu’à l’insuffisance, d’ailleurs notoire, des profits. Il citait à l’appui de son opinion une anecdote qui excita la bonne humeur de l’auditoire. Un jour qu’il visitait une maison de sa paroisse, dans un quartier pauvre, il entendit en montant l’escalier une voix qui chantait au premier étage. Frappé de l’accent joyeux de ces chants, qui contrastait avec la figure sinistre des lieux, il entra dans la chambre en faisant des excuses. Là se trouvait un petit homme à l’air satisfait, entouré de corbeilles d’excellens fruits, qu’il était en train d’arranger avec une certaine coquetterie. — Vous me paraissez heureux, dit M. Rogers. — Oui, monsieur, je le suis, répondit avec un cœur léger le locataire de la chambre. Dieu a été bien bon pour moi. — Que vous est-il donc arrivé ? — J’ai perdu ma vieille femme, et depuis qu’il a plu à Dieu de me la prendre, j’ai toujours été un heureux homme. — Il ajouta en montrant ses richesses : — Vous voyez ces fruits, tout cela est ma marchandise et ma propriété. J’ai déjà épargné vingt livres, et mon intention est d’acheter cet été une charrette et un poney pour mener les choses dans le grand style. — A la bonne heure ; mais qu’est-ce que tout cela peut avoir à faire avec la mort de votre femme ? — Tout, monsieur, car elle buvait et me ruinait. Il y a un an et demi, je n’avais point de meubles, je n’avais pas même un lit pour y dormir. Maintenant vous voyez comme je suis. Dieu vous bénisse, monsieur ! si je vais encore du même train pendant quelque temps, je deviendrai bientôt un gentleman.

C’est surtout de la bouche des costermongers eux-mêmes que je tenais à recueillir quelques renseignemens sur leur vie. L’un d’eux, homme intelligent et ouvert, m’avait donné rendez-vous le lundi soir dans une taverne connue sous le nom de Mahogany-Bar, — un assez mauvais endroit, je l’avoue, où se réunissent des marchands et des marchandes nomades pour entendre de la musique. Son histoire, qu’il me conta dans les intervalles du concert, était, à quelques variantes près, celle de tous les vendeurs des rues.

« Je ne sais point, me dit-il, quand ni où je suis né. Après tout, cela ne m’avancerait à rien de le connaître. Tout ce dont je me souviens, c’est que nous étions trois frères et deux sœurs, qui tous battaient le pavé de Londres pour placer de la marchandise. N’allez pas d’ailleurs croire que cela coûte beaucoup pour établir un enfant : il suffit quelquefois d’un boisseau de pommes de terre. Nous rapportions le soir à nos parens tout ce que nous gagnions pendant la journée. La plus malheureuse et celle que j’aimais le mieux était ma plus jeune sœur. À sept ans, elle portait déjà du cresson dans une corbeille ; je n’appelle pas cela un moyen d’existence : c’est une voie plus lente pour mourir de faim. Plus d’une nuit elle n’osa point rentrer à la maison, parce qu’elle n’avait point ramassé les quelques sous qu’on exigeait d’elle pour sa nourriture et son entretien. Dieu sait pourtant que la pauvre petite n’était point délicate et ne coûtait pas cher à nourrir. En jour je la rencontrai ramassant dans une cour à peu près déserte un morceau de pain que les servantes avaient jeté sans doute pour les oiseaux. — Bah ! me dit-elle en souriant, je puis bien le manger, puisque les oiseaux le mangent. Ce n’est point voler, n’est-ce pas ? que de prendre quelques miettes à des créatures qui ont des ailes et qui peuvent aller butiner dans les champs de blé sans crainte des policemen ?

« Étant l’aîné, j’accompagnais le plus souvent mon père dans ses rondes : c’est lui qui m’a instruit. Je n’ai jamais appris à lire ni à écrire ; mon école a été la rue et le marché : il est vrai qu’avec des yeux et des oreilles on y devient savant aux choses de la vie. Ma vie n’était pourtant pas des plus douces : l’été, il fallait être sur pied dès quatre heures du matin. Comme j’avais à peu près treize ans et que je sentais pousser mes ailes, je fus pris du mal de la liberté. C’est un âge critique parmi les enfans de notre classe. Un jour je me querellai avec mon père, et je quittai le nid de choucas où vivait ma famille. Après tout, mon père en fut fâché, car dans nos courses par la ville ma jeune voix perçante se faisait mieux entendre dans le concert des cris de Londres que la voix mâle et usée de celui qui m’avait élevé, — un peu durement, je l’avoue ; mais le pauvre homme était dur pour lui-même. J’empruntai six shillings et une voiture : c’était assez pour faire mon chemin dans le monde. Je n’avais ni or ni argent ; mais j’avais de l’airain[12]. Il n’y a rien de tel que d’avoir du sang marchand dans les veines. Ceux qui ne sont pas nés dans le métier ne font jamais que de tristes costermongers  ; sur le marché, ils ne savent point risquer un prix, ils n’ont point de confiance dans la fortune ni dans eux-mêmes. Vers seize ans, je commençais à m’ennuyer de la vie solitaire, et l’idée me vint de prendre femme. Je me rendis un soir dans une salle de danse où je savais que s’arrangeaient les affaires de cœur. Là je rencontrai beaucoup de jeunes filles qui ramassaient leur pain sur le pavé de Londres en vendant, selon la saison, des oranges, des pommes ou des violettes. C’est une justice à leur rendre que nos sœurs[13] sont généralement saines, robustes et avenantes : l’une d’entre elles fixa surtout mon attention. Ses jupons, qu’elle portait très courts, selon l’habitude, laissaient voir la cheville et de jolies bottines ; or vous savez peut-être que nous autres costermongers nous tenons beaucoup à la chaussure. Un autre eût sans doute trouvé qu’elle avait la voix un peu rauque ; mais comme cela prouvait qu’elle avait bravement crié dans les rues, ce défaut, — si c’en est un, — me parut une qualité. Pour le reste, elle était blonde avec de fraîches couleurs, et pouvait avoir deux ans de plus que moi. Je lui offris quelques rafraîchissemens, et lui proposai de la reconduire chez elle en portant sa corbeille. Comme la corbeille était légère, elle y consentit. Nous étions mariés, autant du moins que se marient la plupart des jeunes costermongers[14]. Nous louâmes une chambre garnie pour quatre shillings par semaine. Pendant la journée, je vendais de mon côté, et ma femme du sien. Le soir, nous allions souvent dans les salles de danse, les concerts à un penny et les théâtres, tels que le Surrey, la Victoria, quelquefois même l’Astley’s-Theatre. Nous autres costermongers nous aimons beaucoup les divertissemens : la vie des rues est si morne, si affairée, si laborieuse, que nous cherchons à nous distraire dans l’occasion. Le théâtre est une belle chose, je trouve seulement qu’on y parle trop, et qu’on n’y agit point assez. Je ne sais point si vous êtes de mon avis ; mais il me semble que Shakspeare gagnerait à être raccourci de moitié. Hamlet par exemple, que j’ai vu jouer plusieurs fois, serait mieux apprécié, — je parle selon les idées de notre classe, — si les acteurs le réduisaient aux apparitions du fantôme, à la scène des funérailles et au duel qui termine le drame. J’aimerais aussi beaucoup mieux Macbeth, si l’on ne jouait que la scène des sorcières et la bataille. En fait de comique, j’adore Cruikshank[15]. Si vous connaissez des directeurs de théâtre, vous devriez leur conseiller d’introduire plus souvent dans leurs représentations des scènes de lutteurs. L’homme a fait l’intelligence, mais Dieu a créé la force. »

Sans combattre, on le pense bien, les idées littéraires du brave costermonger, je cherchai à le ramener doucement vers l’histoire de sa vie. Il continua :

« Notre petit commerce prospéra. Ma femme, — je le dis sans la flatter, puisqu’elle est morte, — était le modèle des femmes de sa classe. Elle tenait notre chambre propre et avait autant d’industrie que de courage. En général, nos femmes valent mieux que nous, elles ne jouent pas. Le jeu nous perd : c’est un vice que nous autres enfans de la rue avons contracté avec le sang[16]. Elles sont aussi plus fidèles que les hommes, et si elles se montrent coquettes dans leurs vêtemens, c’est pour plaire à celui qu’elles considèrent comme leur mari. Je n’aurais pourtant pas été un vrai costermonger, si le feu de la jalousie n’avait brûlé mes veines. Une femme dans la rue, c’est comme un bouquet de violettes, on craint toujours qu’elle ne passe de main en main. Ce sentiment me rendit quelquefois injuste envers elle : j’ai toujours cru qu’il était lâche pour un homme de battre une femme ; mais il y avait des jours où c’était plus fort que moi, — les jours où je n’étais point tout à fait sobre, — et je levais alors la main plus haut que je n’aurais voulu, non sans regretter le lendemain ces mauvais traitemens. Je vous dis le bien comme le mal. Si pourtant vous écrivez ma vie, je vous engage à ne point parler de cela. Nous eûmes trois enfans, les enfans du hasard, chance children, comme on les appelle quelquefois ; mais c’est un tort et une erreur de langage, car ces enfans, je les ai reconnus. La plupart de mes camarades en font autant. J’élevai mes deux fils et ma fille à vendre dans les rues, comme on m’avait élevé moi-même. Ils sont maintenant établis, de sorte que quand je les rencontre au marché ou dans les rues de Londres, je n’ai point de reproche à me faire. Il n’est rien qui rende le cœur léger comme d’avoir accompli son devoir.

« Mon ambition serait maintenant de louer une boutique de fruitier. Quelques-uns de mes camarades qui ont roulé la charrette sur le pavé de Londres se sont élevés sous mes yeux à cette position sociale. Aujourd’hui ce sont des électeurs. Je dois leur rendre cette justice, qu’ils ne m’ont point tourné le dos dans la prospérité, et qu’ils sont restés les amis de leurs anciens camarades, les pauvres diables de costermongers. Je serais déjà parvenu moi-même à me poser dans le monde des boutiquiers, n’étaient les rigueurs de la police. Vous n’êtes point sans avoir entendu dire que nous avions une lutte à soutenir avec l’autorité. Un de mes amis, qui sait lire, — chose assez rare parmi nous, — a lu ces jours-ci dans le Reynolds’s Newspaper que notre extermination était résolue en principe. Le dernier lord-maire de Londres, M. Robert Carden, nous avait déjà déclaré une rude guerre, car vous n’ignorez pas que le lord-maire est roi dans la Cité, et que la Cité est un des meilleurs endroits de Londres pour la vente des rues. Lors de l’avènement du nouveau maire, nous espérions tous être traités avec plus d’indulgence. Hélas ! notre attente a été déçue. Vous avez sans doute vu dans les journaux l’histoire de Mary Ann Donavan[17] ? Je n’aime point les Irlandaises, et je considère celles qui poursuivent les passans avec des peignes dans la main comme faisant un triste métier ; mais que voulez-vous que devienne une pauvre fille ? Il faut qu’elle vende ou qu’elle vole. On nous reproche d’encombrer les rues avec nos petites charrettes, comme si les voitures et les carrosses qui stationnent le long du trottoir ne gênaient pas aussi la circulation. Et puis voyez comme les pouvoirs se contredisent entre eux ! Quand par suite de maladie ou par tout autre accident nous sommes tombés dans le workhouse, la paroisse nous fournit volontiers une voiture et quelque marchandise pour nous remettre sur pied ; mais à quoi bon, je vous le demande, puisque la police nous empêche de vendre, et trop souvent saisit d’une main ce qui nous a’été donné par l’autre main ? C’est mal agir, vous en conviendrez, envers de pauvres gens qui sont la vie et la providence des grands marchés de Londres. Je ne croirai jamais que l’initiative de telles mesures vienne du lord-maire, qui ne doit pas être un méchant homme, car il aime les sprats ; je dois seulement dire qu’il les mange dans la saison défendue. Les vrais auteurs du système tracassier auquel nous sommes soumis sont les boutiquiers de la Cité, lesquels se montrent jaloux parce qu’ils ne peuvent vendre à aussi bon marché que les petites voitures. Et pourtant nous ne leur faisons pas de tort : ils servent le gentleman, nous servons l’ouvrier. Par bonheur nous sommes de la race du Juif errant : chassés d’ici, de là, on nous retrouve partout et toujours, en dépit de la pluie, du vent et de la police. La maxime de nos pères, celle que nous apprenons à nos enfans est celle-ci : « Tais-toi et marche ! »

La vie des costermongers irlandais présente avec celle des costermongers anglais, dont ce naïf récit a pu donner une idée, d’assez nombreux contrastes et quelques traits de ressemblance : je ne m’arrêterai qu’aux contrastes. Dans presque tous les pauvres quartiers de Londres, on rencontre des nids d’Irlandais ; mais je choisirai surtout Rosemary-Lane comme un des points les plus curieux sur lesquels cette population de l’île-sœur (sister-island) s’est agglomérée. Des cours et des ruelles qui se ramifient de distance en distance forment un véritable labyrinthe d’allées borgnes. Les maisons se rapprochent tellement des maisons auxquelles elles font face, que d’un côté à l’autre de la rue les voisins peuvent se parler de leurs fenêtres. Les habitans de ces colonies irlandaises ont l’habitude de se rassembler avec leurs corbeilles et de deviser entre eux au tomber du jour. À chaque entrée des cours obscures et tristes se tient un groupe de femmes et de jeunes filles nonchalamment appuyées aux murs. Contrairement à l’usage des Anglaises, elles ont en général la tête nue, et leurs cheveux d’un blond de lin pendent en désordre sur leurs épaules. Presque toutes ont un gros châle croisé devant la poitrine, et sous lequel se cachent leurs mains. Les Irlandaises qui vendent dans les rues sont en général plus chastes que les Anglaises nomades, et ne forment guère d’union que la cérémonie du mariage n’ait consacrée. Un trait malheureusement caractéristique de leur race, c’est l’absence de dignité. La plupart d’entre elles descendent volontiers du rôle de marchandes à celui de mendiantes. Elles implorent alors la charité avec une éloquence qui n’appartient qu’aux filles de la malheureuse Erin. Les costermongers irlandais, hommes et femmes, vivent entre eux ; ils ne se mêlent point aux costers anglais, qui les méprisent et les considèrent comme des intrus, intruders. Grâce à cette manière de vivre séparés, ils conservent au sein de la ville de Londres leurs habitudes nationales, leur langage, leurs mœurs. Cet isolement n’a fait que raffermir les liens de fraternité entre les membres d’une famille qui se regarde comme étrangère sur les bords de la Tamise, ainsi que les Hébreux sur les fleuves de Babylone. Les Irlandais et les Irlandaises ont rarement recours aux usuriers : un pauvre frish street-seller a-t-il besoin de 5 shillings, il emprunte cette somme à l’un des frères plus heureux qui demeure dans la même cour. Ce prêt n’est chargé d’aucun intérêt. En tout, les costers irlandais s’entr’aident volontiers : c’est la loi du patriotisme. En cas de maladie, on met un objet en loterie (raffle) au bénéfice du membre souffrant de la colonie. L’un d’eux, ruiné par quelque accident, entre-t-il dans un workhouse, ses amis ne le perdent point de vue. Vient-il à mourir, on réclame d’ordinaire sa dépouille mortelle, et l’on célèbre à frais communs la cérémonie des funérailles. Tout cela a fait dire qu’il existait parmi les Irlandais un contrat de famille.

Les costermongers irlandais colportent en général des marchandises de rebut qu’ils cèdent à vil prix. Les poissons, — notamment les harengs, — qui ne conviennent même plus aux petites voitures, sont encore bons pour être débités dans des corbeilles par la main des Irlandaises à la lumière de la chandelle. Il y a en effet un art d’éclairer le hareng et de lui redonner les nuances argentées de la fraîcheur. Comme je rôdais un soir à l’une des entrées de Rosemary-Lane, je vis une vieille Irlandaise entre deux filles aux cheveux noirs luisans, aux grands yeux gris frangés de longs cils, au jupon court et aux pieds nus. Les Irlandaises parlent volontiers avec les étrangers, surtout avec les Français, qu’elles considèrent comme bons catholiques. Elle m’apprit qu’elle et sa famille avaient été chassées de l’Irlande par une famine. Jeune alors, elle s’était bien vite faite à la vie des rues de Londres, car c’est un des caractères de cette race naturellement dure que de s’accommoder tout de suite à toutes les dures conditions. Ses deux grandes filles brunes vendaient de leur côté, et elle du sien ; seulement l’argent gagné était confondu dans une bourse commune. Elle ne se plaignait point trop du commerce, mais elle regrettait le beau temps du choléra. Alors, grâce à la panique (un mot du reste qu’elle ne comprenait pas), les plus beaux fruits, les melons, les ananas (west-indian pine-apples), couraient les rues de Londres. « Je ne veux de mal à personne, ajoutait-elle ; mais si le choléra revenait, ce serait un grand bienfait de la Providence pour les gens de notre classe. »

Les costermongers représentent la branche la plus importante du commerce des rues : il faut pourtant leur adjoindre les hawkers et les pedlars. Les hawkers sont ceux qui crient sur la voie publique toute sorte de marchandises. Ils forment une classe très ancienne et qui jouissait, je dois le dire, dans le vieux temps, d’une assez mauvaise réputation. Le nom de hawkers vient du mot anglais hawk (faucon). On a cru sans doute trouver quelque analogie entre leur vie errante et celle des anciens fauconniers (hawkers), qui allaient chassant leur gibier çà et là. Les pedlars, eux, sont des colporteurs qui voyagent à pied dans la campagne ou dans les faubourgs de Londres. Ils n’annoncent point à haute voix leur marchandise, mais ils visitent les maisons qui se rencontrent sur leur chemin. Parmi les hawkers, il y en a qui crient dans les rues le produit de leur travail : à la fois ouvriers et marchands, ils ont supprimé ce que les économistes appellent l’intermédiaire. De ce nombre sont surtout les vendeurs de jouets d’enfans. Les autres donnent une valeur de circulation à des objets confectionnés par d’autres mains. Ils vendent tout, des objets d’art, des almanachs, des portefeuilles, des puzzles[18], des épices, des coquillages plus ou moins rares, des oiseaux, des poissons rouges. Cette classe de marchands des rues est plus éclairée que celle des costermongers.

Ce qu’il y a de plus intéressant dans cette nombreuse tribu des hawkers et des pedlars, ce sont les femmes. Il y en a parmi elles qui ont vu des temps meilleurs. Leur histoire, que j’ai tenu à recueillir de la bouche de ces femmes elles-mêmes, ne diffère généralement que par des nuances. L’une d’elles, âgée de vingt-cinq à vingt-six ans, parcourait les faubourgs de Londres et la campagne avec une corbeille au bras qui contenait des rubans, des lacets, des broderies, des enveloppes de lettres et des allumettes. Elle frappa d’une main tremblante à la porte d’une maison où je me trouvais, et offrit sa marchandise avec une légère rougeur au front. Sa figure était agréable, sa mise propre et décente. Je lui demandai quel revers de fortune l’avait réduite à cet état. « Je suis, reprit-elle avec un air de modestie, la femme d’un marin. En s’embarquant, il m’avait abandonné la moitié de sa paye, — quinze shillings par mois. Je reconnus bien vite qu’il était impossible de m’entretenir avec cette somme, — moi et trois enfans, dont le dernier n’a que seize mois. Il fallait d’ailleurs payer le loyer, le feu et la chandelle. Je m’employai quelque temps à des travaux d’aiguille, mais je ne gagnais point assez d’argent pour donner du pain à mes chers petits. Voici seulement trois semaines que j’ai pris la résolution d’aller de porte en porte avec la mince pacotille que vous voyez. Les profits ne sont pas grands, mais je n’en remercie pas moins Dieu de l’idée qu’il m’a suggérée pour l’amour de mes enfans ! » Un éclair de reconnaissance brilla dans ses yeux quand la maîtresse de la maison lui acheta quelques bagatelles. Une autre, à laquelle j’adressai diverses questions, était une veuve habillée avec une certaine coquetterie, et qui semblait au-dessus de la pauvreté. Son mari avait été tué, six semaines auparavant, par la chute d’une masse de fer, au moment où il déchargeait un vaisseau dans les docks de Londres. « Je restai, ajouta-t-elle, avec trois livres sterling dans la maison. Il m’en coûtait à mon âge (sa figure annonçait une trentaine d’années) de recourir à la charité de la paroisse, qui ne m’eût d’ailleurs donné qu’un shilling par semaine et deux pains. Je descendis la Tamise jusqu’à Woolwich, où j’avais une sœur chez laquelle je demeure maintenant ; comme elle était trop pauvre pour me soutenir, j’ai adopté ce petit commerce. Je ne fais point fortune, mais je vis. »

Une troisième famille enfin se rattache au commerce des rues : c’est celle des patterers. Ces derniers cherchent à attirer l’attention soit par un discours pompeux, soit par un costume extravagant, soit même quelquefois par le bruit du tambour. Après tout, ce tambour est l’annonce à l’état embryonnaire. J’ai rencontré quelquefois dans les rues de Londres un homme qui faisait en plein vent un cours d’économie domestique : il concluait en invitant les auditeurs, dans leur propre intérêt, à acheter des brûle-tout qu’il avait sur une table, et qui s’adaptaient à des chandeliers. Dans une des rues de Wapping, un charlatan (médical botanist) avait inventé, il y a trois ans, un autre moyen de grossir sa clientèle. Il y avait alors un procès criminel qui faisait beaucoup de bruit, et qui tenait en haleine la curiosité publique : c’était celui de Palmer, le célèbre empoisonneur. Le charlatan annonça qu’il lirait tous les soirs à haute voix dans le Times le compte-rendu des séances du tribunal. Durant la guerre de Crimée, un autre patterer déployait une grande toile peinte qui représentait l’empereur de Russie sous la forme d’un ours. Ce groupe de marchands des rues offre quelque analogie avec la famille des showmen, dont il a été question à propos des industries excentriques de Londres[19] : ils jouent une petite comédie pour arrêter les passans ; seulement ici la charge est le prétexte, la vente est le but. Ils forment, d’après leurs idées, l’aristocratie des street-sellers. Rien n’égale leur mépris pour le commun des costers, qu’ils considèrent comme une classe ignorante, tandis qu’eux vivent de leur intelligence. Quelques-uns des pattelers ont reçu de l’éducation : on trouve parmi ces artistes de la vente d’anciens membres des universités, des chirurgiens (surgeons), des commis de bureau. L’un d’eux était le fils d’un capitaine qui fut nommé plus tard sous-directeur de Bute Docks. Ce jeune homme avait fait de bonnes études ; mais, n’ayant point d’état, il vint à Londres, après la mort de son père, pour chercher une place. Il comptait, pour se tirer d’affaire, sur ses connaissances classiques : il fut bien vite désenchanté. Après avoir gagné quelque temps deux guinées par semaine à copier des documens pour la chambre des communes, il perdit un jour cette ressource éventuelle et tomba dans la foule des street-patterers. Un autre avait traversé trente-huit situations sociales en douze années. Il racontait son histoire au cercle d’auditeurs qui se pressait autour de la tribune, — une simple table, — et se définissait lui-même « un roseau emporté par le courant de la vie. » Si les pattelers sont en général plus instruits que les costermongers et les pedlars, ils ont en revanche des mœurs beaucoup moins régulières. La plupart d’entre eux ont été entraînés vers leur état par un penchant pour la vie vagabonde ; le plus souvent ils n’ont point de domicile, et couchent la nuit dans les common lodging houses. Un langage obscène, des habitudes d’intempérance, un amour-propre incommensurable, tels sont les principaux traits de leur caractère. Ces orateurs et ces acteurs du petit commerce des rues forment une confrérie dont les membres sont initiés à l’art et au mystère du patterism. Ils parlent entre eux un argot qui diffère de celui des marchands de poisson et de légumes. Un violent désir d’exciter l’admiration les pousse beaucoup trop souvent dans le tap-room, moins encore pour l’amour de la boisson que pour la société qu’on y rencontre. Dans cette vie de désordre, ils perdent pour la plupart jusqu’au désir d’améliorer leur situation morale.

Dans la foule des patterers, je choisirai une figure originale, le marchand de livres, street-book seller, qu’on appelle aussi Cheap Jack (Jacques Bon-Marché). Le samedi soir, dans les environs de White-Chapel, un homme à cheveux gris, debout sur une charrette plate, crie, à la lueur d’un bec de gaz dont la flamme tremble et oscille au gré du vent, des volumes de seconde main, comme disent les Anglais. Son système de vente est d’arrêter la foule par une harangue. J’ai rencontré le même bouquiniste nomade à Woolwich et dans d’autres villes aux environs de Londres. Il commence son discours en s’accusant, avec toute sorte d’humilité, de ne point savoir lire ; mais comme il donne sur chaque auteur et sur chaque ouvrage des explications qui ne manquent point d’un certain tact, il est aisé de reconnaître que cette ignorance fictive est un prétexte oratoire pour mieux faire ressortir les avantages de la lecture. M’étant introduit dans ses bonnes grâces par quelques achats de livres, j’obtins de lui des renseignemens sur son commerce et sur le genre de littérature qui convient le mieux à la classe ouvrière de la Grande-Bretagne. « J’étais, me dit-il, commis dans la boutique d’un libraire ; mais la dépendance et la captivité ne s’accordaient point avec mon caractère. J’aime l’air, la rue, la foule ; j’aime à parler et à être écouté. Dès que j’eus amassé quelques shillings, j’achetai des volumes que je revendis pour mon propre compte. À dater de ce moment, j’avais essayé mes ailes, et la cage n’était plus assez forte pour me retenir. Je me mis à courir les foires et les marchés avec un bagage qui d’abord était fort mince, mais qui ne tarda point à grossir. Le grand art dans mon genre de commerce est de connaître le goût du public auquel on s’adresse. Il y a quelques années, je vendais beaucoup de sermons ; aujourd’hui cette branche de littérature est en décadence. Ce qui vaut encore le mieux au point de vue du débit, ce sont les classiques anglais. Vous ne sauriez croire le nombre d’Histoires d’Angleterre par Goldsmith que j’ai placées depuis dix ans ! Les vies de marins réussissent dans certains quartiers, comme Wapping, et les annales militaires dans certaines villes, comme à Woolwich. Les magazines sont très recherchés ; le peuple y trouve une source d’instruction que les gravures rendent plus attrayante. Je lis ou du moins je feuillette la plupart des volumes qui passent par mes mains, car j’aime les livres, ce sont mes enfans. Les bons auteurs ont également mes sympathies ; quant aux mauvais, je ne m’en soucie guère : ils nous font plus de tort que de bien, car nous sommes obligés de promener leurs livres d’un endroit à l’autre pendant des mois. Un jour, dans le cercle de mes auditeurs, je reconnus Southey, que j’avais vu venir dans la boutique de mon ancien patron. J’avais lu avec un plaisir extrême son Docteur. Vous connaissez ma méthode de vente, qui consiste à proclamer pour chaque volume un prix élevé que je réduis ensuite de shilling en shilling ou de penny en penny jusqu’au sixième de la valeur annoncée d’abord. L’expérience m’a démontré que cette méthode valait mieux que celle de l’enchère. Je lus dans les yeux de Southey qu’il avait envie d’un de mes livres, — une vieille édition rare, — et je me hâtai de descendre au-dessous même du prix que ce livre m’avait coûté, — un shilling et six pence. Je le lui aurais offert pour rien si je n’avais craint d’éprouver un refus. Quelle fut ma tristesse quand il me mit dans la main une couronne et s’éloigna au moment où j’allais lui rendre la monnaie de sa pièce ! Je le rappelai ; mais lui, secouant la tête : — Gardez, dit-il, le livre vaut cela pour moi. »

Il y a deux autres types de Cheap-Jack, l’un plus ou moins sérieux, l’autre tout à fait bouffon. Le premier vend de tout, depuis une aiguille jusqu’à une ancre de vaisseau, comme il le dit lui-même dans une fameuse harangue destinée à arrêter la foule des passans. Voici à peu près l’exorde de son discours habituel : « Vous voyez en moi le vrai, le seul Cheap-Jack de Sheffield. Je ne suis point venu ici pour gagner de l’argent, fi donc ! Je suis venu ici dans l’intérêt seul du public. Je veux que vous sachiez combien vous avez été exploités jusqu’à ce jour par une bande de pompeux boutiquiers, lesquels gagnent plus de cent pour cent sur leurs marchandises. Voici une pétition, — que n’ai-je le temps de vous la lire ! — dans laquelle on m’offre une grosse somme d’argent, si je consens à m’en aller d’ici ; mais non : je suis trop votre ami pour ne point vous éclairer sur les pratiques scandaleuses du négoce… » Le second Cheap-Jack y met beaucoup moins de façons. « Méfiez-vous, dit-il, de mes paroles : je suis le plus grand imposteur qui existe au monde. À chaque mensonge que j’oubliais de faire, quand j’étais petit, ma mère me donnait un soufflet, mon père un coup de pied. Vous allez pourtant juger par vous-mêmes que nul ne peut vendre à meilleur marché que moi : j’achète toutes mes marchandises à crédit, et j’entends bien ne les payer jamais. » La plupart des Cheap-Jacks sont Irlandais, quoiqu’il y ait beaucoup d’Anglais parmi eux. Ils vivent dans des chariots couverts durant l’été, et dans une boutique quelconque ou un hangar durant l’hiver.

En somme, les marchands des rues forment depuis des siècles une classe abandonnée, négligée, proscrite, à laquelle manque surtout le sentiment de l’idéal et de la beauté. Deux moralistes, — c’est bien peu, — ont pourtant cherché à relever cette famille déchue. Il y a près de dix ans, M. Henry Mayhew eut l’idée de provoquer un meeting et de fonder une friendly-association des costermongers de Londres. Il se proposait parla d’adoucir les maux qui s’attachent à la vie des rues[20]. Le meeting eut lieu le 12 juin 1850 et présenta, malgré quelque confusion, une scène vraiment intéressante. Quant à l’association, elle attend encore des capitaux. Les bonnes intentions de M. Mayhew sont donc, sous ce rapport, demeurées stériles. Un autre ami des petits marchands, le révérend W. Rogers, a fondé dans sa paroisse une école pour les enfans des street-hawkers. Sur quatre-vingts élèves qui assistent aux classes, cinquante ont mérité la récompense d’argent que le gouvernement anglais accorde à l’assiduité des écoliers pauvres. Le même clergyman a ouvert une salle à des meetings religieux qui ont été suivis par cent cinquante femmes et quatre-vingts hommes. On est libre de trouver que c’est là une bien faible digue élevée contre les débordemens de l’ignorance et de la démoralisation qui étouffent chez cette classe infortunée jusqu’au germe du progrès social ; des efforts si honorables ne sauraient pourtant être envisagés sans une vive sympathie. Ce qui se fait déjà dans un district de Londres peut se faire ailleurs, et il est permis d’espérer qu’un rayon régénérateur luira enfin sur la tête de cette famille sombre et dispersée. Je compte plus, il faut l’avouer, sur cette action des moralistes que sur les mesures répressives des magistrats de la Cité pour redonner de la sève à un rameau flétri et pour le couvrir enfin des fruits tardifs de la civilisation.


II

Il faut bien parler maintenant d’une autre famille industrielle encore plus étrangère peut-être que celle des costermongers aux habitudes délicates de la société, aux conquêtes de l’esprit humain : celle-ci regarde sans cesse à ses pieds, pour ramasser dans la poussière ou dans la boue, souvent même dans des souterrains qu’on a bien nommés les royaumes de l’horreur, tout ce que l’indifférence et le hasard ont rejeté, tout ce que les eaux immondes de la ville ont englouti.

La famille des trouveurs (finders) est beaucoup moins nombreuse que celle des marchands nomades. Il lui manque à Londres un type qu’on rencontre à Paris et dans d’autres grandes villes du continent, le chiffonnier. Il y a bien des hommes, des enfans et des vieilles femmes qui ramassent dans les rues les objets de mince valeur ; mais diverses causes s’opposent au développement de ce petit métier : la poussière et les balayures des maisons de Londres sont recueillies tous les matins par le dustman, qui les emporte dans un tombereau[21] ; un homme chargé d’un sac, et qui achète les os ou les chiffons, parcourt incessamment les rues en faisant entendre son cri bien connu : Rags and bones. Enfin il existe, surtout dans les quartiers obscurs de la ville, des boutiques où l’on reçoit à vil prix le rebut des garde-robes et des cuisines. Les vitres de ces échoppes se montrent le plus souvent couvertes d’images grotesques et d’inscriptions en prose ou en vers où l’on fait appel à l’économie domestique des ménagères et des servantes ; quelques-unes même sont des boutiques de bel-esprit. « Ici, dit un écriteau, on achète des os, des chiffons, et l’on vend de la poésie. » Où Apollon est-il venu se nicher ? Ces industries nuisent aux street-finders, qui s’en plaignent amèrement. Il y a pourtant un petit métier qui s’est maintenu en dépit de tous les obstacles : c’est le chercheur de bouts de cigare. Ce dernier (cigar-ends-finder) est le plus souvent un garçon irlandais ; il se rend vers le soir dans les quartiers aristocratiques, dans le voisinage des théâtres et des casinos, dans les promenades publiques. Je n’assure point que, dans aucun cas, il vive de ce qu’il glane ainsi sur la route ; mais c’est un passe-temps utile et assez fructueux. On a même eu la patience d’évaluer ce qui se perdait de bouts de cigare en un jour sur le pavé de Londres, et le résultat de ce calcul est qu’une telle recherche n’est point une trop mauvaise occupation.

Sans s’arrêter à des petits métiers qui existent ailleurs, il faut choisir dans la famille des chercheurs deux types bien anglais, et qui ne sont point représentés sur le continent ; c’est le mud-lark et le sewer-hanter.

J’avais pris un jour le bateau à vapeur pour me rendre de Chelsea à Gravesend. C’était une belle matinée d’avril, et la marée baissait de moment en moment. Des groupes d’enfans répandus sur le rivage attendaient que le fleuve, rétréci dans son lit de sable, eût mis à nu sur les bords des langues de terre humide et fangeuse, de mornes promontoires, qui, de distance en distance, se prolongent aux heures du reflux dans le fil de l’eau. Quand la marée fut tout à fait basse, ces bandes d’enfans, parmi lesquels je distinguai des jeunes filles, quelques hommes et beaucoup de vieilles femmes, se dispersèrent des deux côtés de la Tamise sur les terres découvertes et parmi les embarcations que le flot en se retirant avait laissées à sec. Je les vis alors s’ébattre et piétiner jusqu’au genou dans la vase épaisse qui recouvrait les sables : c’étaient les alouettes de boue [mud-larks). On se demande ce que peuvent trouver sur ces plages stériles ces essaims de chercheurs : ils ramassent dans des corbeilles des morceaux de charbon de terre, des pièces de bois, des clous, et, le hasard aidant, quelque monnaie de cuivre. Ils se rencontrent sur toute la distance du Vauxhall à Woolwich. Quelques-uns des enfans n’ont pas plus de six ans ; presque toutes les vieilles femmes présentent les traits d’une décrépitude rendue plus hideuse encore par les haillons de la misère. Les garçons ont une mine tant soit peu sauvage et farouche : leur vêtement consiste le plus souvent en un bonnet de jonc tressé, une chemise de couleur et un pantalon relevé jusqu’aux genoux. D’autres n’ont pas même ce qu’on peut appeler un vêtement : quelque défroque grotesque couvre tristement leur nudité. Les alouettes de boue nichent pour la plupart dans le voisinage du fleuve, au fond de quelque cour sinistre ou d’une allée noire comme un bois. Ainsi qu’aux alouettes des champs, un lit de paille leur suffit. J’ai vu dans une des pauvres mes de Blackwall une maison tenue par une femme, et dans laquelle étaient hébergés une quinzaine d’enfans, tous mud-larks. L’hôtesse, sorte de virago, faisait respecter son autorité au milieu de ce petit peuple par la force incontestable de ses poignets. D’un caractère concentré, taciturne et ombrageux, ces enfans de la Tamise ne parlent pas volontiers aux étrangers de leurs affaires. Ils semblent avoir épuisé leur vocabulaire quand ils ont demandé la charité. Cette réserve tient peut-être tout simplement à l’état borné de leurs connaissances, dont le cercle ne s’étend point au-delà des marées ni de la pratique de leur petite industrie. Quelques moralistes anglais considèrent les mud-larks comme des enfans perdus pour la société[22] : il ne faut point accueillir légèrement cette opinion. M. Mayhew remarqua un jour dans un groupe de mud-larks un garçon de quinze ans dont la figure était intéressante. Il en parla à un de ses amis, homme de lettres, qui procura à l’adolescent une place dans une imprimerie. Grâce aux efforts et à la bonne conduite de l’ancien mud-lark, sa mère tenait, il y a quelques années, une petite boutique à Londres. Je dois pourtant avouer que la plupart des alouettes de boue répandues sur les plaines sablonneuses de la Tamise ont pour leur triste et ingrate condition un attachement fatal. Un vague sentiment de la nature n’est point étranger à cet amour de la profession. Un autre mud-lark avait été placé par son père à une assez grande distance de Londres dans une forge. Comme l’alouette en cage, il fut pris du mal de l’espace et de la liberté. Ses rêves étaient un perpétuel mirage qui lui représentait les vaisseaux entrant à pleines voiles dans la Tamise, les bateaux dénouant leur chevelure de vapeur, et les grands horizons, — maisons, wharfs, clochers, plaines, collines boisées, — s’étendant à perte de vue sur les deux rives du fleuve. Le bruit du soufflet de forge lui rappelait le mugissement comprimé du vent sur les grandes eaux un jour d’orage. Il quitta son apprentissage, et revint sur les bords de la Tamise, entraîné qu’il était par un attrait irrésistible. Après avoir repris quelque temps le métier de mud-lark, il devint plus tard chasseur d’égouts (sewer-hunter).

On peut avoir visité le Strand et les grandes artères de Londres, on peut avoir vécu des années dans la métropole britannique, sans se douter des ouvrages d’architecture qu’on foule aux pieds en marchant sur les trottoirs ou sur les voies macadamisées. Il y a des rues sous les rues, des passages sous les passages, une ville sous la ville. Ce Londres souterrain ne figure sur aucune carte ni dans aucun London-Guide ; très peu d’historiens, très peu d’antiquaires même en ont parlé : c’est la cité maudite, infecte, désolée, mal connue. Là s’écoulent incessamment toutes les eaux impures des maisons ; là tombe tout ce qui n’a plus de forme dans la nature ni de nom dans le langage humain. Les égouts de Londres, quoique défectueux à plusieurs égards, présentent dans l’ensemble un système imposant de constructions qui les a fait comparer aux égouts de l’ancienne Rome. Quelques-uns de ces ouvrages remontent à des temps inconnus ; d’autres, dont on sait l’âge, n’en jouissent pas moins pour cela d’une vénérable antiquité. Des quartiers les plus éloignés de la Tamise, de petits égouts se déchargent dans des égouts plus considérables, et ces derniers, après de longs détours, se dégorgent dans le fleuve. S’il existait une carte de ces courans souterrains épars, compliqués, entremêlés, mais qui s’embranchent entre eux ainsi que les veines et les artères du corps humain, avec une régularité plus ou moins parfaite, un tel ouvrage donnerait peut-être une aussi grande idée de la civilisation anglaise que les rues de Londres les plus magnifiques. La plupart de ces conduits sont construits en brique ; ils revêtent toutes les formes, mais le plus souvent la forme d’une voûte cintrée, et s’enfoncent sous le sol à des profondeurs diverses. Cette masse de travaux représente un capital enfoui qui a été évalué à la somme énorme d’un million et demi ou de 2 millions de livres sterling. Lorsqu’un des principaux égouts de Londres se trouve mis à nu par des fouilles que nécessitent certains travaux de réparation, il est curieux de voir combien l’excavation est profonde, combien de lignes de tuyaux de gaz et de conduits d’eau il faut traverser avant que les ouvriers rencontrent la voûte du canal souterrain. Plusieurs des grands égouts étaient des ruisseaux ou de petites rivières qui serpentaient à ciel ouvert le long des plaines avant que Londres fût devenu le géant que nous connaissons. Parmi ces anciennes rivières englouties, on peut citer le Fleet, — aujourd’hui le Styx de Londres, — qui autrefois coulait à ciel ouvert d’Islington, à travers Bagnigge-Wells, Clerkenwell, Fiedham, Holborn et Farringdon-Street, dans la Tamise. Il paraît avoir été jadis assez fort pour porter des vaisseaux marchands jusqu’à la hauteur de Holborn. Deux autres de ces courans disparus étaient le Walbrook et le Lang ou Long-Bourne, qui en s’abîmant a du moins laissé son nom à l’un des quartiers de Londres.

Des ingénieurs attachés à une commission spéciale[23] ont signalé l’état ruineux de quelques-uns des égouts, les accumulations de boue qui s’y forment, l’odeur repoussante et quelquefois mortelle qui s’exhale de tels dépôts, les explosions terribles de certains gaz mis en contact avec la flamme d’une torche, et qui peuvent foudroyer les êtres vivans. Eh bien ! c’est dans ces champs de l’horreur, de la nuit et du silence, que le sewer-hunter va chercher son butin. Sous la ville qui rit, gronde, bourdonne, entre-croise au soleil le flot des hommes et des voitures, le chasseur d’égout marche ou le plus souvent rampe, triste, inquiet, courbé, cherchant dans ce tombeau, lequel commence et finit on ne sait où, ce qui est tombé de la cité des vivans. Je me hâte de dire que cette industrie est en décadence. Autrefois l’entrée des égouts était libre ; les anciens architectes avaient sans doute jugé que le caractère repoussant de ces lieux souterrains les protégeait assez contre la curiosité humaine et contre l’amour du lucre. En tout cas s’aventurait qui voulait, à ses risques et périls, dans ces sombres défilés où tout présente l’image de la mort et de la dissolution, plus hideuse que la mort elle-même. Depuis quelques années, il n’en est plus ainsi : l’entrée des servers qui débouchent dans la Tamise a été fermée par un mur de briques, et dans ce mur se trouve une ouverture défendue par une grille de fer. Quand la marée est basse, la force des eaux boueuses mues par le courant dans l’intérieur de l’égout pousse cette grille, et permet aux immondices de se décharger dans le lit de la Tamise. Si au contraire la marée s’élève, la pression exercée par la masse des eaux fluviales, accrues de moment en moment, ferme étroitement la porte inexorable. Malgré ce mécanisme ingénieux, malgré des défenses écrites et des peines sévères[24], quelques hommes, entraînés par l’appât du gain, trouvent encore moyen de s’introduire dans ces mornes égouts de Londres. Il existe généralement un lien entre l’industrie des mud-larks et celle des sewers-hunters ou shore-men ; ce lien est la communauté des travaux dans la boue. Aussi, avec l’âge, les alouettes du fleuve deviennent-elles volontiers les chauves-souris des cryptes immondes et ténébreuses.

La rumeur publique a propagé, dans ces derniers temps, des récits très effrayans sur les dangers qui environnent le voyageur au milieu de ces régions de la nuit, de la solitude et de l’épouvante ; Il y a environ une quinzaine d’années, un vieillard, qui, à l’insu de tout le monde, avait coutume de visiter les égouts de Londres, disparut tout à coup de la société. Le petit nombre de personnes qui l’avaient connu, mais surtout sa femme et ses enfans, firent d’inquiètes recherches dans chaque police office sans recueillir aucune nouvelle. Des mois s’écoulèrent, et son nom était presque effacé de la mémoire des hommes, quand un jeune chasseur d’égout, passant sous terre avec une torche, tressaillit en apercevant debout dans l’obscurité la figure d’un homme. C’était dans l’angle que formait la jonction d’un ruisseau avec le courant principal du Fleet, à environ un mille de l’endroit où cette rivière souterraine se décharge dans la Tamise. Le jeune aventurier cria, appela ; mais il n’entendit pour toute réponse que le bruit de l’eau épaisse et fétide qui roulait, et reçut les éclaboussures d’une troupe de rats effrayés, qui se plongèrent aussitôt dans la rivière noire. Il s’avança bravement, présenta la lumière de la torche à la figure silencieuse, et reconnut qu’il était en face d’un squelette. Saisi de terreur, il perdit connaissance, trébucha contre l’objet sinistre, et tomba. La lumière s’éteignit. La situation de l’homme vivant était épouvantable ; mais sa force d’âme se ranima au lieu de s’abattre au milieu de la froide horreur des ténèbres. Il connaissait son chemin par le nombre des grilles de fer qui interrompaient de distance en distance au-dessus de sa tête l’écrasante monotonie de la voûte, et qui laissaient filtrer un peu de jour. Il marcha donc à tâtons le long des passages muets et souterrains, criant de toutes ses forces pour se donner du courage et pour tenir les rats à une distance respectueuse. Il passa ainsi de grille en grille : chaque fois qu’il approchait de ces soupiraux, — lesquels débouchent sur le pavé de Londres, — il entendait le bruissement des voitures, de temps en temps même la conversation des hommes et des femmes. Un moment il s’arrêta sous une grille, près de laquelle une marchande de pommes tenait son étalage : il l’écouta parler avec des pratiques, il fut même tenté de donner l’alarme et de prier qu’on le tirât de là ; puis il réfléchit qu’une telle manœuvre demanderait du temps, et il prit le parti de continuer son chemin. Après bien des pas et des tâtonnemens, il arriva enfin sain et sauf sur les bords de la Tamise. Son premier soin fut d’avertir ses camarades de l’étrange découverte qu’il avait faite. On présuma tout de suite que le squelette pouvait bien être celui de l’homme qu’on cherchait en vain depuis si longtemps. La police fut avertie, et un constable fut envoyé sur les lieux pour vérifier le fait. Il n’osa pourtant point s’aventurer dans l’égout, et resta sur le bord du fleuve, attendant le retour de trois hommes du métier qui s’avancèrent avec des torches et une corbeille pour ramener les restes du mort. Ils reconnurent, en arrivant sur le théâtre de l’apparition, que le premier chasseur d’égouts, en tombant, avait entraîné le squelette dans sa chute. Un crâne, une masse informe d’ossemens, quelques boutons et un débris de soulier, voilà tout ce qui restait du vieillard. Sa chair et ses vêtemens avaient été entièrement dévorés par les rats. Le coroner ouvrit une enquête le lendemain, et l’identité de la personne morte fut établie par les boutons, — le seul moyen de contrôle qui eût échappé à la nuit délétère de ces souterrains. Les circonstances au milieu desquelles le vieillard avait perdu la vie sont restées inconnues. Les médecins supposèrent qu’il avait été suffoqué par l’air méphitique, ou bien qu’il avait été frappé, chemin faisant, d’une attaque d’apoplexie dans la profondeur de ces lieux malsains. Le jury rendit son verdict en ces termes brefs, qui laissent planer le mystère sur l’événement : « Trouvé mort. »

Cette fin tragique et d’autres accidens beaucoup trop nombreux ont jeté dans ces dernières années une lumière sinistre sur une industrie ténébreuse et jusque-là peu connue. La vie dans les égouts est une vie à part, et qui mérite bien de fixer notre attention. S’aventurer dans ces routes sombres et solitaires sans autre carte que celle qui se trouve gravée dans la mémoire, braver la rencontre des vapeurs souvent mortelles et des dangereuses marées, ce n’est point une entreprise médiocre. Beaucoup d’hommes se sont illustrés par des actions moins périlleuses, et Dieu sait pourtant que la considération dont jouissent dans le monde les chasseurs d’égouts n’est point digne d’envie. Ce sont pour la plupart des hommes courageux et intelligens, au moins dans un certain ordre de faits. Quelques-uns d’entre eux rôdent sur les bords de la Tamise du côté de Surrey. Une paire de mauvais souliers aux pieds, un sac sur le dos, un tablier de toile noué autour de la taille, une longue perche à la main, ils pénètrent, sans qu’on sache trop comment, dans ces lieux horribles et mis en interdit. Cette perche, armée d’un crochet de fer, sert à assurer leurs pas et à sonder le terrain. Ils ont en outre une lanterne sourde qu’ils attachent sur la poitrine, et qui projette devant eux la lumière à une certaine distance. Il est rare que le chasseur d’égouts travaille seul ; le plus souvent ces hommes vont par bandes de trois ou quatre pour se prêter assistance les uns aux autres. La plupart de ces bandes sont conduites par un ancien qui a l’expérience du métier. Chaque fois que ces fureteurs d’égouts passent sous les grilles de fer scellées dans le pavé de la rue, ils ferment leur lanterne et se glissent furtivement dans l’ombre, craignant que leur lumière n’attire l’attention des personnes qui marchent au-dessus de leur tête. Ils évitent pour la même cause d’emmener avec eux des chiens, qui leur seraient pourtant d’un grand secours dans ces régions dangereuses : les chiens aboient, et le bruit de ces aboiemens pourrait arriver par les soupiraux à l’oreille des passans, qui donneraient l’éveil au policeman.

On a déjà vu que le chasseur d’égouts avait un ennemi particulier dans le règne animal, le rat. Ce rongeur a Mme noire et farouche des lieux où il a été nourri. Le plus souvent il fuit ; mais, lorsqu’il se trouve acculé dans quelque recoin obscur, il se retourne volontiers contre l’homme assez hardi pour venir le troubler jusque dans ces retraites affreuses. On raconte que des sewer-hunters ont été assiégés par des myriades d’énormes rats, et qu’après avoir lutté de toutes leurs forces, ils succombèrent sous le nombre de leurs sauvages ennemis. Une autre légende se rattache aux égouts de Londres. Les chasseurs prétendent qu’il y a plusieurs années une truie pleine tomba par hasard dans une des ouvertures de la ville souterraine : elle mit bas au milieu des ténèbres et éleva ses petits, qui crurent et multiplièrent. La nourriture, comme on pense bien, ne leur manquait pas dans ces réservoirs de boue. La race de ces animaux, aussi nombreux que féroces, parcourt maintenant, s’il faut en croire certains récits, les égouts voisins de Hampstead. Je dois pourtant dire que les sewer-hunters qui parlent de ces terribles sangliers de la nuit ne les ont jamais rencontrés. Chemin faisant, le rôdeur d’égouts chasse aux clous, aux os, aux morceaux de fer ou de cuivre, aux bêtes mortes, aux rats, dont il vend la peau. C’est là une bien maigre capture en retour de tant de fatigues et de dangers ; mais le hasard se montre quelquefois plus débonnaire. Les sewer-hunters trouvent assez souvent dans la boue beaucoup de monnaie de cuivre, mêlée à des pièces de 6 pence, à des shillings, à des demi-couronnes, même à des demi-souverains et à des souverains. Ils découvrent en outre des cuillers, des fourchettes, des gobelets d’argent, des montres, puis çà et là des articles de bijouterie. On voit maintenant quel genre d’attrait peut vaincre la répugnance naturelle qui s’attache à la pratique des égouts. L’espérance ouvre la porte de ces sombres demeures. Les gens habiles du métier ne s’arrêtent point aux égouts dont le courant est rapide comme celui du Fleet : on n’y trouve rien ; ils sondent les noirs ruisseaux dont le cours lent et paresseux n’entraîne point les objets de valeur. S’il faut en croire le récit des chasseurs expérimentés, dans certains endroits les clous, les pièces de monnaie, les débris de fer ou de cuivre s’amalgament en une masse compacte et forment des espèces de rocs. Ces conglomérats métalliques s’accroissent de jour en jour par les nouveaux élémens qu’ils reçoivent. Enlever ces masses serait le rêve des sewer-hunters, mais elles sont trop lourdes et défient toutes les forces humaines. Le temps que les chasseurs passent sous terre est d’ailleurs limité : on ne peut rester dans les égouts que d’une marée à une autre marée. Il en résulte que les plus hardis et les plus habiles chasseurs n’ont jamais pénétré qu’à quelques milles dans les égouts de Londres : le reste leur est inconnu. Les dangers qu’amène avec lui le flux sont peut-être les plus sérieux de tous : les écluses alors s’ouvrent, l’eau destinée au nettoyage des égouts se précipite, et les noirs ruisseaux se changent tout à coup en rivières. Si le malheureux surpris par cette inondation ne trouve point à se réfugier tout de suite dans un des embranchemens de l’égout, il périt inévitablement. Un fait suffira pour donner une idée de la violence de ces courans déchaînés. Il y a quelques années, une des rues souterraines de Londres était ouverte pour des travaux de réparation ; une longue échelle atteignait le fond de l’égout, et l’aide maçon descendait chargé d’une certaine quantité de briques, quand l’eau échappée d’une des écluses frappa le pied de l’échelle et balaya à l’instant même l’échelle, l’homme et le reste. Ce pauvre manœuvre fut retrouvé, après quelques heures, par un habitué des égouts : il était mort et horriblement défiguré. Le maître maçon buvait, au moment de la catastrophe, une pinte de bière et fumait sa pipe dans un des public houses du voisinage.

Lorsque la bande des sewer-hunters est sortie de l’égout, elle se rend dans la maison d’un des confrères : là on compte l’argent qu’on a ramassé, et on fait le partage du butin. Autrefois chaque membre du groupe recevait assez souvent de 30 shillings à 2 livres après une excursion. C’était le beau temps ; les chasseurs actuels en parlent avec enthousiasme, et ils se plaignent amèrement des obstacles qui se sont élevés depuis une dizaine d’années contre leur industrie. Ils ne veulent point admettre que ces restrictions reposent sur un sentiment d’humanité. « Les égouts, disent-ils, sont noirs et peu agréables ; mais la faim est un antre bien autrement ténébreux et terrible : à quoi bon écarter les dangers de mort de la tête des pauvres gens, si d’un autre côté on leur enlève les moyens de vivre ? » Malgré les prohibitions qui gênent et contrarient les courses mystérieuses dans l’intérieur des égouts, le gain des sewer-hunters est encore supérieur à celui de la plupart des ouvriers. Ils forment sans contredit, par l’intelligence, par le courage et par l’importance des profits, l’aristocratie des trouveurs. Seulement ils vivent sur l’éventualité, et ce qui vient du hasard retourne au hasard. La prévoyance et l’économie sont leurs moindres vertus. À peine ont-ils fait une bonne chasse qu’ils se dirigent vers quelque public house de bas étage ; là ils boivent et mangent durant quelques jours jusqu’à ce que leur poche soit vide. La faim, qui chasse le loup du bois, fait redescendre les sewer-hunters dans les sombres repaires, d’où ils sortent pour se livrer à de nouveaux excès de boisson et de bonne chère. Peut-être ces goûts de dissipation tiennent-ils à la nature du métier : aux travaux sombres et répugnans il faut des diversions violentes. Et puis, s’il existe un lien, comme on le croit généralement, entre la malpropreté physique et certaines habitudes morales, on ne doit pas s’attendre à trouver chez des hommes qui vivent avec la boue, avec la nuit, avec la solitude des égouts, des inclinations très délicates. Grâce à cette dissipation, ils sont pauvres, mal vêtus, mal logés, au milieu des élémens d’une certaine aisance. Leurs affreux réduits sont situés dans les quartiers de Londres les plus déshérités. On les trouve dans quelques rues obscures et fétides du Borrow, mais surtout dans cette vallée de misères qui s’étend entre les docks et Rosemary-Lane. On compte aussi dans Holborn cinq familles qui vivent de ce qu’elles glanent dans les champs de la corruption et de la mort. On serait tenté de croire que des hommes qui passent une partie de leur temps au milieu des vapeurs nauséabondes portent sur leur figure l’empreinte livide du milieu où ils s’agitent. Telle n’est pourtant point la condition des chasseurs d’égouts : ce sont généralement des hommes forts, à la mine joyeuse ou du moins indifférente, au teint fleuri. L’odeur repoussante de ces lieux infects est selon eux un préjugé qui se dissipe bien vite avec la pratique du métier. Les chasseurs d’égouts sont autant d’affiliés occultes, et ils ne souffrent point que les intrus viennent chasser sur leur terrain. Ils sont connus les uns des autres par un sobriquet sous lequel s’efface entièrement leur nom de famille. Si morne qu’il soit, le métier a pour eux des charmes : outre l’appât du gain, les sewer-hunters y sont attirés par des goûts d’indépendance. « J’aime ce genre de vie, disait l’un d’eux présentant dans sa manière de vivre un contraste avec les industries solitaires. Je travaille quand c’est mon bon plaisir, je me repose quand je veux, et nul n’a le droit de me commander. »


IV

La troisième catégorie des petits métiers, ceux qui nettoient, nous ramène, pour ainsi dire, à la lumière, à la vie des rues de Londres, au mouvement de la société.

Le 9 février 1858, je me promenais vers le soir sous le grand vestibule de Saint-Martin’s-Hall, un établissement de Londres célèbre par ses concerts, ses classes de chant et ses meetings libéraux, quand je vis déboucher de la rue une armée d’enfans avec des drapeaux et des bannières. Ils étaient rangés par brigades de différentes couleurs. Il y en avait des rouges, des bleus, des verts, des pourpres, et d’autres mi-partis de brun et de rouge. Leur costume ou leur uniforme consistait en une casquette, une tunique en laine, un pantalon bleu, et des souliers cirés avec un soin irréprochable. Toutes ces jeunes figures respiraient la joie sous un air de recueillement et de discipline militaire. C’étaient les shoe-blacks[25], et le 9 février était leur jour de fête. J’obtins d’être introduit dans la grande salle de concerts où devait se tenir leur meeting annuel, — une longue nef dont le plafond s’amincit en ogive, dont un immense buffet d’orgue occupe l’extrémité, et dont le caractère imposant rappelle nos vieilles églises du moyen âge. Cette salle était ornée de lanternes chinoises et de bannières. À six heures, on servit aux enfans du thé et du café. Un orchestre dont les musiciens étaient choisis parmi les shoe-blacks jaunes, qui appartiennent à l’une des divisions de Londres, jouaient par intervalles des airs appropriés à la circonstance. La réunion était brillante : une foule de ladies et de gentlemen, les étoiles de la société anglaise, assistaient à cette fête de nuit. Un jeune avocat de talent et de manières exquises, M. J. Mac-Gregor, exposa dans un discours vif et précis la condition des différentes sociétés de shoe-blacks. Les enfans, au nombre de cinquante, qui avaient reçu des médailles durant l’année pour leur bonne conduite et pour avoir gagné le plus d’argent, s’avancèrent ensuite sur la plate-forme, en face du président, le comte de Shaftesbury. L’émotion fut au comble, quand ce vieillard à cheveux blancs, qui honore l’aristocratie anglaise par l’appui qu’il prête aux classes laborieuses, adressa aux enfans de toutes les couleurs, boys of every color, une allocution touchante et paternelle. « Une réunion comme celle-ci, dit-il, doit réjouir quiconque s’intéresse à l’histoire future de son pays, au bonheur et à la prospérité du genre humain. L’homme qui pourrait contempler une pareille scène sans remercier la Providence pour ce qui a été fait serait dépourvu de toute sympathie pour ses semblables… Que Dieu vous bénisse tous, mes bons enfans, dans le temps et dans l’éternité ! » Ces paroles, tout le monde les avait dans le cœur ; mais l’âge et l’accent de bonté leur prêtaient un charme invincible. On se sépara peu avant dans la nuit ; chacun emportait de ce meeting des sentimens mêlés de joie et d’attendrissement.

Il y a quelques années, le métier de shoe-black était à Londres une industrie perdue. Dans l’une des nombreuses courts qui s’ouvrent sur Fleet-Street, on avait vu vers 1820 le dernier des décrotteurs. La nature semblait l’avoir prédestiné à cette profession : il appartenait à la race noire. Cet homme avait l’esprit et la couleur de son état ; au point du jour, il s’esquivait de son logement et posait son trépied sur le pavé silencieux. Il se tenait là patiemment jusque dans l’après-midi. Il avait une femme et des enfans, derniers représentans d’un métier qui s’éteignait. Deux ou trois jeunes têtes aux cheveux crépus et laineux se groupaient autour de ce fils de l’Afrique et l’aidaient à dégrossir les souliers de la pratique. Ferme à son poste, il contemplait d’un œil mélancolique les améliorations qui s’introduisaient de jour en jour dans les rues de Londres sous forme de trottoirs. Ces dalles de granit lui arrachaient un soupir. Un autre cauchemar, qui troublait ses nuits, était le développement du balayeur des rues. Ce système préventif menaçait à ses yeux le système répressif. Après avoir lutté, le nègre décrotteur, voyant que toutes les circonstances tournaient contre lui, se retira dans un workhouse. Ses enfans, — ayez donc des enfans ! — profitèrent de l’absence du père pour passer à l’ennemi : ils embrassèrent la profession que le brave nègre détestait le plus ; il se mirent, les ingrats, à balayer les rues de la ville. Le dernier des shoe-blacks appartenait à l’histoire ; il passa dans la littérature anglaise comme un type et un monument caractéristique du vieux Londres.

On connaît le proverbe d’Horace : Multa renascentur… Le shoe-blacking est aujourd’hui à Londres une industrie retrouvée. En 1851, avant l’ouverture de la grande exposition, un meeting s’assembla dans Field-Lane. L’objet de ce meeting était de procurer du travail aux pauvres enfans qui erraient abandonnés et désœuvrés par les rues. Tout le monde était d’accord sur le but, mais on cherchait quel genre d’occupation pouvait convenir à ces jeunes mains engourdies par l’oisiveté. M. Mac-Gregor proposa de régénérer une branche de travail dont les circonstances semblaient favoriser le développement. Les Français, qu’on attendait alors par essaims, aimeraient sans doute à retrouver dans les rues de Londres un avantage dont ils jouissent dans les rues de Paris, celui d’effacer au besoin l’outrage qu’imprime à leur chaussure la boue d’une grande ville. Le projet fut mis à exécution, et cinq petits shoe-blacks, en tunique rouge, apparurent le 1er avril 1851 dans la grande métropole. Ce fut un événement. Nos jeunes éclaireurs envahirent le Strand, saisirent Piccadilly, et s’établirent fièrement dans les postes que leur avait concédés la police de Londres. Ce n’était encore que l’avant-garde d’une réserve qu’on se proposait de lancer successivement sur le pavé de la grande ville, si l’expérience était heureuse. Quelques-uns de ces pauvres enfans, recueillis par la société des shoe-blacks, étaient orphelins ; d’autres, depuis leur naissance, allaient mourant de faim par le monde ; la plupart d’entre eux n’avaient pas un toit où reposer leur tête : ils dormaient la nuit dans des charrettes ou sur le seuil des maisons ; tous étaient misérables, délaissés, couverts de haillons. Au bout de quelques jours, le succès fut assuré. Le flot des étrangers à Londres étendit, comme on l’espérait, cette industrie naissante. Durant le temps de l’exposition, les jeunes shoe-blacks nettoyèrent cent mille paires de chaussures et reçurent pour leurs peines 500 livres sterling. L’industrie nouvelle, — ce qui valait mieux encore, — s’était greffée sur un besoin généralement reconnu, et devait survivre à la circonstance. Le Palais de Cristal s’évanouit, la société des shoe-blacks de Londres demeura. Les boutiquiers prirent ces enfans en amitié et les invitèrent à leur table. Des ladies les appelèrent d’un signe à la portière de leur voiture pour leur donner une pièce blanche. Les peintres firent leurs portraits et les payèrent au prix des modèles. C’étaient les enfans gâtés du vieux Londres. Pour se faire une idée du mécanisme de cette institution et de la vie de ces enfans, il faut maintenant visiter une humble maison de Ship-Yard qui sert de quartier-général au régiment rouge.

Je fus conduit dans cette maison par M. Mac-Gregor. Il était cinq heures du soir, — un soir d’hiver. C’est le moment où les jeunes shoe-blacks reviennent de leur travail, la figure noire, les mains noires, mais les roses de l’adolescence sur la joue. Ils se lavent, rangent leur boîte et déposent fidèlement entre les mains du caissier le gain de la journée. Chaque enfant reçoit d’abord 6 pence pour son salaire : l’argent qu’il rapporte en sus est divisé en trois parts ; l’une de ces parts lui revient, l’autre appartient à la société, l’autre enfin est placée à son compte dans une caisse d’épargne. Il est intéressant de voir ces jeunes têtes se grouper avec un air de confiance autour des membres du comité, dont ils recherchent les paroles d’encouragement et qu’ils considèrent comme des bienfaiteurs. Les shoe-blacks ne couchent pas dans la maison : ce système de casernement répugnerait aux mœurs anglaises. Ils dorment chez eux ou dans les maisons de refuge. Il existe seulement dans le local de la société une salle de rafraîchissemens qui est tenue par une matrone, et où les enfans peuvent se faire servir à leurs frais du thé, du café, des œufs. — Le soir, ils se rendent aux ragged-schools, ou, si c’est un mercredi, assistent à un discours intéressant que leur adresse un des membres du comité. Le lendemain, au point du jour, joyeux et légers comme des alouettes, ils reprennent le chemin de la maison commune. Quelques-uns d’entre eux demeurent à une grande distance : ceux-là viennent souvent sur l’eau dans les bateaux à vapeur d’un sou, half-penny boots. Après la prière, qui se récite à sept heures, chacun ceint son tablier noir, met sa boîte sur les épaules et se rend au poste qui lui est assigné. Là il attend ou attire la pratique. Un penny est le prix fixé par la société pour le cirage d’une paire de chaussures. Je souligne le mot paire, parce qu’un vieux rentier à jambe de bois refusa un jour de se soumettre à la charge commune, et donna seulement un half-penny pour le nettoyage de son unique botte. Le gain des shoe-blacks varie selon les saisons de l’année. On brosse plus de chaussures en été qu’en hiver. Par un beau temps, les souliers sales ont honte de paraître devant la lumière du soleil. Les jours de fête (j’en excepte le dimanche, durant lequel les shoe-blacks ne travaillent pas) sont les jours où l’on récolte en plus grande abondance la monnaie de cuivre. Une date est restée gravée dans la mémoire des décrotteurs de Londres, c’est l’entrée de M. Kossuth. « Ce jour-là, disent-ils, la foule était si pressée, qu’on marchait sur les pieds les uns des autres. » Trois citoyens anglais sont exemptés de la taxe commune, ce sont : M. ludge Payne, qui donne des poésies à la société des shoe-blacks ; M. Alderman Finnis, qui lui donne des plum-puddings, et le comte de Shaftesbury, qui lui accorde son patronage. En général, la conduite de ces enfans sur le pavé de Londres est exemplaire : ils ont pourtant beaucoup à souffrir d’autres shoe-blacks indépendans qui leur volent leur place et leur font une concurrence déloyale. C’est un spectacle qui m’a souvent réjoui le cœur que de voir, entre les intervalles du travail, les jeunes shoe-blacks plongés dans la lecture d’un livre ou d’une gazette déployée sur leur boîte. Je tenais surtout à connaître les fruits moraux qu’avait portés l’institution. M. Mac-Gregor voulut bien faciliter mes recherches. « Parmi les enfans, me dit-il, que nous avons eu à diriger, l’un avait eu trois fois des démêlés avec le police-office, les prisons s’étaient ouvertes pour plusieurs. La vie de ces jeunes malheureux a été marquée par des drames poignans. Notre tâche, — et elle présente des difficultés, — consiste à réformer le caractère de ces adolescens, à faire de l’enfant voleur un honnête homme, à fixer le vagabond, à greffer les habitudes de l’épargne sur des goûts de dissipation, à changer l’oisif en un membre utile et industrieux de la société. Nous y avons réussi au-delà de nos espérances. Dans un meeting auquel j’assistais, je remarquai un pauvre enfant qui était horriblement pâle ; je lui demandai s’il voudrait entrer dans notre société. — Oh ! oui, monsieur, répondit-il. J’appris ensuite qu’il n’avait pas mangé depuis trois jours. Je l’enrégimentai parmi les shoe-blacks, il prospéra, et après quelque temps quitta l’institution avec une petite somme d’argent. Je le rencontrai plus tard, mais il était si bien mis que je ne le reconnus pas. Sa mère, dont il avait pris soin, m’exprima sa reconnaissance en me disant avec un air de gloire : « Vous voyez, je suis tout à fait une lady maintenant ; mon fils et moi, nous sommes riches. » Il avait une place de valet (foot-man) dans une bonne maison où il était considéré. Un autre vint au secours de ses parens au moment où ceux-ci étaient dans une grande détresse et où leurs meubles allaient être saisis pour payer le loyer de leur chambre. Un troisième envoya de l’argent à son père pour faire le voyage de Londres : le père put ainsi voir le visage de son fils, dont il était séparé depuis des années.

« Au nombre des bienfaits de l’établissement, il faut compter au premier rang l’instruction que les shoe-blaks reçoivent dans les ragged-schools. Dans Saint-Pancras, un enfant ne savait ni lire ni écrire en 1851, nous le reçûmes dans la société : il est aujourd’hui commis [clerk) dans la Tour de Londres. Le professeur d’un ragged-school était sur le point de se retirer ; un des élèves lui adressa un discours éloquent et lui offrit un encrier d’argent acheté par souscription ; cet orateur était un shoe-black.

« La moralité de ces enfans s’est élevée avec l’éducation et avec la discipline. Un client avait donné par mégarde à l’un des shoe-blacks un souverain entre deux half-pennies ; l’enfant était honnête : après quelques heures de recherche, il parvint à retrouver l’auteur de cette méprise. Il n’eut, je regrette de le dire, d’autre récompense que ces mots : « Je vous remercie. »

« Quoique le gain des shoe-blacks ne soit pas insignifiant[26], nous ne regardons point le travail de cirer les souliers comme une profession définitive. C’est un métier temporaire qui sauve les pauvres enfans de la faim et du vice, un marchepied qui leur permet d’atteindre à des situations meilleures. Dès qu’ils ont pris de l’âge et qu’ils ont amassé la somme nécessaire pour acheter des habits, ils nous quittent. La plupart d’entre eux entrent en service. Nous conservons leurs portraits dans l’établissement. Plusieurs trouvent dans leur masse les moyens d’émigrer. Nous en avons envoyé dans toutes les parties du monde, en Chine, en Australie, aux Indes, en Grimée, au Canada. Il était touchant de voir, au moment où ces enfans allaient dire adieu à Londres, les autres shoe-blacks leur remettre une petite boîte pleine de pence, de shillings et de demi-couronnes. Dans mon dernier voyage au Canada, je visitai une trentaine de ces jeunes émigrés ; ils prospéraient. Un seul sur sept cents qui avaient traversé l’Atlantique s’était mis dans le cas de faire connaissance avec la prison. Notre succès a été contagieux. Il existe maintenant à Londres neuf sociétés de shoe-blacks, qui se partagent les différens quartiers de la ville ; mais la nôtre, celle des enfans rouges, est la seule qui suffise à ses besoins : les autres vivent plus ou moins de secours et de dons volontaires[27]. Nous aimons ces enfans pour leur âge, pour leur misère, pour leur bonne volonté, pour les dangers auxquels nous les avons soustraits. Une fois l’an, nous les conduisons à Zoological Garden, et une autre fois dans un parc où ils prennent le thé, au milieu des ombrages et des pompes de la nature. Pour leur tenir l’âme en joie et aussi pour leur donner un certain sentiment des arts, nous exerçons quelques-uns d’entre eux à la musique. Vous avez dû entendre, le soir, dans les rues de Londres, leur joyeuse band, qui passe avec un bruit de cuivre, de tambours et d’instrumens à vent. Ils donnent des concerts une fois par semaine en plein air, et ces marches guerrières, ces mélodies dont l’exécution est satisfaisante, doivent inspirer un sentiment de gratitude envers la Providence à la vue de ces enfans qui étaient perdus pour la société, et que la société a reconquis. »

Le shoe-black a un antagoniste, c’est le balayeur des rues (broomer ou street-crossing-sweeper). Je ne parle point ici des street-orderlies, dont le système d’opération se rattache à l’ordre des travaux publics : je parle des volontaires qui offrent leurs services pour balayer les trottoirs devant les boutiques ou pour frayer au passant un sentier praticable entre deux océans de boue. Pendant un temps, la société des shoe-blacks avait essayé de prendre dans sa main et de régulariser cette industrie ; elle y renonça. Il y a bien encore une autre compagnie de broomers dont les enfans portent un pantalon bleu, une tunique bleue nouée par une ceinture noire, et un chapeau de cuir sur lequel sont inscrits ces mots : ragged schools, toutefois la profession de balayeur des rues est le plus souvent indépendante. Les balayeurs se recrutent parmi les enfans désœuvrés, les ouvriers estropiés et les vieilles femmes. Leur gain est éventuel et ne repose que sur la générosité des passans ; mais les Anglais estiment que tout service mérite salaire, et leur bourse s’ouvre volontiers à qui demande la charité au nom du travail. Il est trop vrai pourtant que les balayeurs des rues reçoivent plus de promesses que de gros sous. « Je n’ai point de monnaie sur moi, disait un gentleman à un cross-sweeper qui lui tendait la main ; mais je vous donnerai en repassant. — Merci, répondit l’enfant ; seulement, si votre honneur savait combien j’ai perdu de pence de cette manière-là ! » Le balayeur des rues a d’ailleurs vu diminuer son importance depuis le règne des shoe-blacks. Le décrotteur noir avait le coup d’œil juste : une industrie devait tuer l’autre. Le balayage libre dans les rues et sur les places publiques de Londres était autrefois un petit métier profitable. Il y eut un temps où les balayeurs de la vieille cité amassaient d’assez grosses sommes d’argent. Dans plus d’un cas, quelques-uns d’entre eux laissèrent une part de leur petite fortune aux personnes bienveillantes qui avaient coutume de leur dire de bonnes paroles et de leur faire l’aumône en passant par le sentier qu’ils avaient ouvert. La fille de l’alderman Watthman reçut ainsi un legs important. Devant la maison de son père, un vieux nègre balayait la traverse (crossing), et le nègre n’oublia point au lit de mort celle qu’il avait aimée durant la vie comme l’ange de la charité.

Le shoe-black et le street-crossing-sweeper, quoiqu’ils changent souvent de stations, peuvent être considérés comme travaillant à poste fixe ; mais nous retrouvons dans le groupe des nettoyeurs une industrie errante, c’est celle du chimney-sweeper. Le 1er mai 1856, je me trouvais dans une des rues de Wapping, quand je vis passer un grotesque cortège. Des hommes déguisés d’une manière extravagante, couverts de lambeaux d’étoffe, d’ornemens en papier doré et d’autres bimbeloteries, dansaient au son du tambour et des chalumeaux, en frappant dans leurs mains des pelles et des brosses. Les principaux personnages de cette mascarade étaient Colombine, my lord, le clown, le tambour (drummer), Jack in the green et une bande de petits lutins. Jack in the green est un homme entièrement caché sous une ruche de bois couverte de feuillages et de bouquets de fleurs entrelacés. La multitude trouvait un plaisir extrême à voir danser cette pyramide de verdure. Le cortège courait ainsi de rue en rue, recueillant des sous et des pièces blanches pour faire un grand souper le troisième jour. Debout sur le seuil de la maison, un homme regardait passer cette procession d’un œil navré. Je le reconnus pour un chimney-sweeper qui était venu, au commencement de l’hiver, balayer la suie dans les cheminées de mon landlord. C’était un grand homme maigre, sur le front duquel les rides enfumées gravaient une vieillesse précoce, et dont les traits durs annonçaient une lutte persévérante contre l’adversité. Je l’abordai en lui témoignant ma surprise de ne point le voir mêlé à ses camarades dans les jeux et les danses du 1er mai.

« Bah ! me répondit-il en hochant tristement la tête, je n’appelle point cela des danses ni des jeux. Nos traditions se perdent. De mon temps, c’était une vraie fête : nous parcourions toute la ville aux éclats de rire et à la grande joie de la foule ; aujourd’hui le cortège se trouve limité dans ses courses aux quartiers pauvres et naïfs de l’East-End. On a gâté la profession en supprimant l’ancien système. C’était en 1829, date fatale et qui reste plantée dans ma mémoire comme un clou : le parlement défendit, sous peine d’amende et d’emprisonnement, de faire grimper des enfans dans l’intérieur des cheminées. La loi donnait trois années aux maîtres pour se préparer à un changement, de sorte qu’en 1832 l’odieuse machine que vous connaissez fit son apparition dans les rues de Londres[28]. J’avoue que le sort des enfans qu’on employait à grimper dans les cheminées n’était pas des plus doux. Mal logés, mal vêtus, mal nourris, forcés de monter à toute heure dans des conduits étroits et étouffans, exposés à se rompre le cou, ils faisaient un sévère apprentissage de la vie. Presque tous détestaient leur maître comme un tyran et leur état comme le plus dur des esclavages. J’en ai vu se faire voleurs pour échapper aux mauvais traitemens du patron. À leurs yeux, la prison était un asile. Moi-même qui vous parle, j’ai passé par là : je suis un des derniers ramoneurs de Londres. Eh bien ! je déclare que, malgré tout, l’invention introduite de par la loi a été funeste. D’abord la machine ne travaille pas aussi bien que travaillaient les climbing-boys. Cela est si vrai que dans les vieilles maisons, surtout dans les anciens châteaux, on emploie encore sous le secret de jeunes mains pour ramoner les cheminées dont les complications et les détours défient le nouveau procédé. Et puis n’est-il pas triste de voir maintenant oisifs dans les faubourgs de Londres des enfans qui dans le beau temps du ramonage auraient valu au moins une livre sterling par semaine ? Mais ce que je reproche surtout à la machine, c’est d’avoir ouvert le métier à tout le monde. Quiconque n’a point passé par les horreurs de la cheminée et n’a pas reçu comme moi dans son enfance le baptême de suie ne connaît rien aux intrigues de ces noirs tuyaux qui s’embranchent souvent les uns dans les autres. Plus de la moitié des incendies de Londres provient du mauvais état des cheminées et de la négligence avec laquelle on les nettoie. Je n’aime point les innovations : elles prennent toujours le pain de la bouche des experts pour le donner aux intrus et aux fainéans. Aujourd’hui, dans notre état, ce n’est plus l’homme qui travaille, c’est la machine[29]. »

Enchanté sans doute de trouver quelqu’un qui prêtât l’oreille à ses doléances, il m’engagea par un geste de politesse brusque à entrer chez lui. J’étais trop curieux de connaître la maison et la vie d’un chimney-sweeper pour décliner l’invitation. Un couloir dans lequel on respirait une forte odeur de suie conduisait à un parlour de plain-pied avec la rue. L’ameublement de cette chambre consistait en une table ronde recouverte d’un drap rouge, quelques chaises, un tapis, des ornemens de cheminée et une gravure sous verte représentant l’ancien ramoneur de Londres. L’artiste avait choisi un jour de neige, sans doute pour faire mieux ressortir le contraste entre les noirs vêtemens de l’enfant et les flocons blancs qui s’y attachaient. Après s’être assis et avoir allumé sa pipe, le chimney-sweeper ne demanda pas mieux que de me raconter les luttes (struggles) de sa vie.

« Il y en a, me dit-il, qui naissent avec une cuiller d’argent dans la bouche ; moi, je suis né avec une cuiller de bois ou de fer entre les dents[30]. J’ai très peu connu mon père et ma mère. À douze ans, j’avais déjà essayé de plusieurs métiers, sans m’attacher à aucun, quand je rencontrai un jour dans la rue un homme noir qui me proposa de m’introduire dans les cheminées. « Cela vaudra mieux, ajouta-t-il, que de courir avec les mauvais sujets et de te faire prendre par la police. » L’apprentissage ne fut pas long, car j’avais du cœur, et je m’étais exercé dans mon enfance à monter aux arbres. Nous étions six garçons à peu près du même âge dans la maison de mon maître. Avant le premier rayon de soleil, nous nous levions frais et alertes de notre lit de paille, les joues rouges et fleuries sous la suie de la veille, puis nous commencions nos tournées dans les rues de Londres, où l’on n’entendait encore que nos cris, les accens de la laitière et le pip-pip des moineaux. Les autres enfans se moquaient de nous, et nous appelaient de petits nègres blancs ; mais nous faisions semblant de ne point les entendre. J’avais grandi dans le métier et sous l’orage de suie qui tombait sur ma tête, quand l’idée me vint de m’établir. Je connaissais à fond la cheminée, et j’étais aimé des pratiques, auxquelles je glissais toujours le mot pour rire. Maître à mon tour de deux climbing-boys, je commençais à sentir mes pieds[31], quand arriva la fatale machine introduite par ordre du parlement. Elle me fit beaucoup de tort, ainsi qu’à tous les anciens, qui avaient des droits légitimes et acquis. Avant 1831, il n’y avait à Londres que vingt maîtres sweepers ou great gentlemen, comme on les appelait : on en compte aujourd’hui plus de cent vingt ! Ces usurpateurs, que nous désignons sous le nom de sangsues (lecks), ont envahi la place. J’en connais un qui est riche comme Crésus, qui achète des terres, des maisons, qui roule voiture, et qui est aussi étranger que vous-même aux mystères de la cheminée. Les sangsues, monsieur, les sangsues nous dévorent. Ceux-là seuls qui ont été élevés dans le métier devraient pouvoir s’établir maîtres.

« Nous avons un autre ennemi intime, le knuller[32]. Celui-là va cherchant de l’ouvrage dans les faubourgs de Londres en frappant aux portes. Plutôt que de descendre à cette dégradation, j’aimerais mieux m’attacher un sac de suie au cou et me jeter du pont de Black Friar. Ils nous jouent d’ailleurs toute sorte de tours. Souvent ils se présentent dans les maisons, disant avec effronterie qu’ils sont envoyés par l’un de nous pour balayer la cheminée. Ils font mal, et c’est à nous qu’on s’en prend si l’incendie éclate. Voler la réputation d’un homme, c’est pire que de lui voler son pain, car on lui enlève par là les moyens de le gagner. Je vous le dis dans votre intérêt, n’employez jamais de knullers.

« Depuis l’introduction du nouveau système, je travaille avec deux hommes, journeymen, et un garçon qui porte la machine. Notre journée commence avec l’aube et finit vers midi, quelquefois plus tard. Le métier serait encore assez bon pour eux et pour moi, n’étaient les temps de chômage. Durant la mauvaise saison (c’est l’été que je veux dire), plus de cent hommes se trouvent jetés sur le pavé ; les uns se font costermongers, les autres étameurs ou gagne-petit (knife-grinders) ; d’autres enfin se répandent dans la campagne pour faire les foins. J’avouerai d’ailleurs, car il faut tout dire, que nous autres chimney-sweepers nous aimons à boire : c’est le métier qui le veut. Un bon verre d’ale ou de porter fait exactement sur notre gosier le même effet que la machine sur le tuyau de la cheminée ; il balaie la suie. Les médecins eux-mêmes nous recommandent de boire et de fumer. Et puis quelques public houses, surtout dans White-Chapel, servent à nos hommes de rendez-vous pour trouver de l’ouvrage. Ce que je n’aime pas dans notre profession, c’est que nous sommes isolés, méprisés, regardés comme une bande de sauvages par les autres ouvriers, qui ne valent pourtant pas mieux que nous. Quand je passe, les mères me montrent à leurs enfans pour leur faire peur de la bête noire. Je reconnais que nous ne sommes point une secte de savans : bien peu d’entre nous savent signer leur nom ; mais cette ignorance est la faute de la mauvaise étoile sous laquelle nous sommes nés. L’espèce de défaveur qui nous poursuit a eu pour effet, — ce qui est peut-être un mal, — de nous reléguer à l’écart et de nous rapprocher les uns des autres comme les brebis noires d’un troupeau. Après tout, je n’ai point à me plaindre : il y en a de plus malheureux que moi. Je n’ai point, comme quelques-uns des high masters, — lesquels ne savent souvent ni lire ni écrire, — des chevaux attelés à ma voiture avec des domestiques en livrée sur le siège ; mais je possède un jeune poney qui traîne bravement ma suie dans une petite charrette. J’espère aussi échapper à la morne bienfaisance du workhouse, les chimney-sweepers ne font généralement pas de vieux os. Le métier nous tue avant l’âge, et c’est bien heureux, car peu d’entre nous ont assez amassé pendant l’hiver pour se reposer dans la canicule. »

Avant de nous séparer, il me présenta sa campagne, — en général les balayeurs de cheminée ne sont point mariés, — une blonde avec des yeux noirs, beaucoup plus jeune que lui, et qui avait été marchande de poupées dans les rues de Londres. Elle me dit avoir joué le rôle de Colombine dans une des mascarades du mois de mai dernier. Une tradition ou plutôt un épisode verse un rayon de poésie sur l’humble fête des chimney-sweepers. Une noble veuve, lady. Montagu, avait un fils à la fleur de l’âge qui disparut un jour soudainement. Tout Londres apprit la nouvelle ; mais les recherches pour découvrir les traces de l’enfant perdu étaient demeurées infructueuses. Longtemps après cette mystérieuse disparition, un jeune garçon, climbing-boy, fut envoyé par son maître pour ramoner les cheminées dans la riche habitation de lady Montagu, près de Portman-Square. L’enfant s’égara dans les noirs défilés qui serpentaient à travers la maison, et au lieu de revenir sur son chemin, il descendit par un tuyau de cheminée dans une 4es chambres à coucher. Là se trouvait un lit somptueux[33] : épuisé de fatigue et cédant peut-être à l’influence de vagues souvenirs, le jeune ramoneur, tout noir qu’il était, se glissa entre les draps blancs et délicats. La mollesse de cette couche le plongea dans un profond sommeil. Il dormait quand la femme de charge [house-keeper) entra par hasard dans la chambre. Frappée de la délicatesse des traits et de l’air intéressant du petit ramoneur, elle alla prévenir la famille. L’idée de l’enfant perdu se présenta tout de suite au cœur de la mère. On interrogea le jeune sweeper, qui rougit sous sa noirceur innocente. Soit que les durs traitemens qu’il avait subis eussent effacé de sa mémoire les impressions de la première enfance, soit qu’il fût troublé et confus, il ne put donner sur lui-même aucun renseignement ; mais son âge, sa voix, un certain air d’aisance, montraient qu’il n’était point étranger aux lieux dans lesquels le ramenait le plus grand des hasards. L’identité ayant été assez bien établie, lady Montagu reconnut le petit ramoneur pour son fils, et lui restitua son nom, son rang, sa fortune. Voulant en outre consacrer par une fête le souvenir de cette étrange aventure, elle institua un dîner annuel qui avait lieu le 1er mai dans White-Conduit-House, et auquel se rendaient tous les climbing-boys de Londres. Comme on n’exigeait des convives d’autre certificat que la suie empreinte sur les visages, plusieurs enfans des rues, assure-t-on, se noircissaient la figure pour la circonstance, et se glissaient ainsi parmi les ramoneurs dans la salle du banquet. Cette fête se renouvela durant toute la vie de lady Montagu. Son fils la continua trois ou quatre années, puis il quitta l’Angleterre. La tradition était si bien gravée dans les mœurs, que les maîtres sweepers et d’autres citoyens de Londres se cotisèrent pour perpétuer le divertissement du 1er mai. Un grand nombre de personnes se rendaient ce jour-là dans White-Conduit-House, et assistaient, en y contribuant, au régal des ramoneurs. Cela dura jusqu’à l’acte du parlement ; mais après 1831 le dîner passa, ainsi que le reste, à l’état de légende.

L’ensemble des petits métiers de Londres n’est point étranger, comme on voit, à l’histoire du travail en Angleterre. Chacune de ces industries modestes fait vivre beaucoup de monde, et contribue dans une certaine mesure au développement de la civilisation. « Les grandes choses, dit un économiste anglais, s’accomplissent par le concours des petites. » C’est en effet sur cette masse obscure de services que s’élève la prospérité du grand commerce, des manufactures et des arts libéraux. L’édifice de la société britannique ressemble à Saint-Paul de Londres, sombre et fumeux à la base, mais dont le sommet blanchit et se dore à mesure qu’il atteint les régions de l’air et du soleil.


ALPHONSE ESQUIROS.


  1. London Labour and the London poor. Cet ouvrage est resté malheureusement inachevé.
  2. Le Monument est une colonne élevée par sir Christopher Wren en commémoration du grand incendie de 1666, qui détruisit presque toute la ville depuis la Tour de Londres jusqu’à Temple-Church. Un assez beau bas-relief de Cibber représente le roi Charles II, qui, entouré par la liberté, le génie et la science, donne des ordres pour qu’on reconstruise la cité. L’inscription accuse les catholiques d’avoir été les auteurs de l’incendie ; mais Pope n’en croyait rien. « Cette colonne, dit-il, qui se dresse vers le ciel comme un grand bravache, lève sa tête et ment. »
  3. John Stow, historien et antiquaire, naquit vers 1525. Son plus célèbre ouvrage est intitulé A Survey of London. La première édition parut en 1598. Cet ouvrage est à la ville de Londres ce que les Antiquités de Sauval sont à la ville de Paris, une histoire des rues et des monumens.
  4. Dans les autres classes de la société, les Anglais ont conservé longtemps l’habitude de faire maigre à certains jours de la semaine. À première vue, on serait tenté de croire que cette pratique était une trace du catholicisme. J’ai pourtant trouvé un curieux acte du parlement édicté en 1563, sous le règne de la reine Elisabeth, et qui réfute cette opinion. L’acte défend en effet de vendre et de manger de la viande le mercredi et le samedi, sous peine d’une amende de 3 trois livres sterling ; mais pour qu’on ne se méprenne point sur les intentions de ce statut, il est dit que tout prédicateur annonçant en chaire ou ailleurs que l’abstinence de la viande est utile à l’âme de l’homme et au service de Dieu sera frappé de peines sévères. Cette prohibition, n’ayant point de motif religieux, devait avoir un motif économique. En effet, l’acte ajoute que c’est pour soutenir l’honneur de la marine et des pêcheries anglaises. Un autre statut de la fin du même règne limite au samedi la défense de manger de la chair ; mais pour bien montrer que cette mesure est tout à fait étrangère aux commandemens de l’église romaine, le même acte défend de vendre du poisson les mercredis et samedis durant le carême.
  5. Les bumbarees ou bunmarees sont des gens qui revendent le poisson en détail sur un étal. Les poissonniers en boutique, regular fishmongers, formaient autrefois une des plus riches et des plus puissantes corporations de la Cité. Ils se divisaient en deux sociétés, les marchands de poisson de mer et les marchands de poisson d’eau douce. Ils sont maintenant réunis en une seule compagnie, dont le siège est dans Thames-Street. Leur maison, fishmongers-hall, est un des beaux monumens de Londres.
  6. Les diverses espèces d’huîtres anglaises sont les perles natives, les Jerseys, les old Barleys et les communes. Une grande partie de ces coquillages se débite en détail dans les rues de Londres. Le marchand d’huîtres est un type : debout avec son chapeau sur la tête devant une petite table chargée d’une poivrière et d’un flacon de vinaigre, il ouvre les précieux bivalves aux ouvriers, ses pratiques.
  7. Le marché des fruits exotiques se tient dans Duke’s-Place.
  8. Une vieille femme qui occupait un stull dans White-Cross-Street avait quatorze enfans, qui tous, et dès l’âge le plus tendre, pratiquaient la vente dans les rues. Quelques-uns d’entre eux moururent ; mais les autres eurent de nombreuses familles, qui toutes exercèrent le même commerce. Cela forma bientôt trois générations, qui cherchaient leur vie sur le pavé de Londres.
  9. Il n’y a point parmi eux d’Écossais ni d’originaires du pays de Galles. Ces fiers montagnards ont sans doute de la répugnance pour le petit commerce ambulant.
  10. Cette pratique augmente le volume des fruits exotiques, mais les dépouille de leur arôme.
  11. Quelques-uns des costermongers empruntent même sur le pied de 10 pour 100 par jour.
  12. Expression anglaise qui revient à dire : j’avais de l’aplomb, de l’entregent.
  13. Le mot anglais était our females.
  14. Sur dix couples, il y en a environ un dont l’union est confirmée par les cérémonies légales et religieuses.
  15. Cruikshank n’est point un auteur comique, mais les vendeurs des rues ont vu de cet artiste des caricatures très amusantes, et, par une singulière confusion d’idées, ils lui attribuent tout ce qui les fait rire.
  16. C’est surtout dans les low public houses que les costermongers se livrent aux jeux de cartes. Ils y sont généralement très habiles. Outre ceux qui tiennent les cartes, il y a ceux qui parient : des pence, quelquefois même des shillings, se trouvent ainsi gagnés ou perdus.
  17. Jeune marchande de dix-huit ans condamnée à quatorze jours de prison. Cette sentence a donné lieu dans la presse anglaise à une polémique très vive. J’ai dû me faire ici l’écho des plaintes qu’élève à ce sujet le commerce des rues de Londres sans entrer dans les considérations d’édilité publique qui ont motivé cette mesure et d’autres semblables.
  18. Sorte d’énigmes ou de charades.
  19. Voyez la Revue du 1er mars 1859.
  20. Ses moyens étaient ceux-ci : instituer une caisse d’épargne recevant des dépôts de deux sous (penny saving’s bank), délivrer les costermongers des liens de l’usure en formant une banque de prêt qui avancerait, moyennant un intérêt légitime, aux marchands ambulans l’argent nécessaire pour acheter leurs petites voitures et pour faire leur marché, — introduire parmi les membres de l’association l’égalité des poids et mesures, — substituer des amusemens rationnels aux pernicieux divertissemens qui abrutissent les street-sellers.
  21. Ces masses de cendre, recueillies par le dustman et transportées hors de la ville sous des hangars ou dans des cours, donnent lieu à une autre industrie, qui consiste à passer au crible toute cette poussière, et à recueillir les morceaux de cock ou de charbon de terre (cinders) que la flamme a plus ou moins épargnés.
  22. On les accuse, entre autres méfaits, de ne point se contenter des maigres profits que le fleuve leur procure ; la plupart d’entre eux font, dit-on, des attaques nocturnes sur les barques chargées de charbon de terre.
  23. Metropolitan commissioners of sewers. Ceux qui seraient curieux de connaître l’état actuel des égouts de Londres peuvent consulter les comptes-rendus de cette société, et aussi les blue boolts of parliamentary Reports, 1854-55 et 1855-50.
  24. Une amende de 5 livres sterling.
  25. Les shoe-blacks de Londres sont des décrotteurs de souliers.
  26. Un des enfans de la société gagna en un mois la somme de 1,143 pence. Un autre reçut, pour rémunération de son travail, 250 pence dans une semaine ; mais le gain général est de 8 shillings 6 pence tous les sept jours.
  27. De semblables sociétés ont été fondées, dans ces derniers temps, à Birmingham et à Newcastle-upon-Tyne.
  28. Cette machine, aujourd’hui en usage et qui a détrôné l’ancien ramoneur, consiste en une série de joncs qui s’ajustent les uns aux autres. Au bout de la perche flexible s’attache une brosse circulaire, connue sous le nom de tête, et qui est hérissée de brins de baleines. L’homme communique à toute la machine un mouvement de haut en bas qui détache la suie dans toute la longueur du tuyau de cheminée.
  29. Je suis très loin de partager sur ce point l’opinion du balayeur de cheminées. La loi du parlement qui supprima les climbing-boys se proposait d’atteindre et de détruire l’exploitation des enfans par les maîtres. Cet acte d’humanité fut réclamé surtout par les quakers.
  30. Proverbe anglais.
  31. Autre locution anglaise.
  32. Anciennement kneller, d’un vieux mot saxon qui veut dire sonner. Les chimney-sweepers avaient autrefois une clochette pour annoncer leur passage.
  33. Ce lit figura longtemps comme un objet de curiosité dans Arundel-Castle.