L’ANGLETERRE
DEPUIS
LES BILLS D’ÉMANCIPATION
ET DE RÉFORME.

SECONDE PARTIE.[1]

Le principe aristocratique dont nous avons constaté l’affaiblissement vers la fin du XVIIIe siècle, au sein de la Grande-Bretagne, se retrempa durant la lutte contre notre révolution. En s’associant avec une habileté peu commune aux vieilles antipathies contre la France, il sut se faire considérer comme l’élément vital de la puissance nationale.

L’état de guerre fut une impérieuse nécessité pour ce gouvernement, qui ne pouvait résister à la propagation des idées républicaines qu’en suscitant un conflit entre celles-ci et le patriotisme britannique. Plus tard, cet état fut continué parce qu’il servait des intérêts et se liait à des combinaisons politiques que l’histoire taxerait probablement de folie, si le succès ne les avait couronnées.

Dans sa lutte acharnée contre Napoléon, la conduite de Pitt dénote moins, en effet, la pénétration du génie que la persévérance de la haine. Cet homme, moins éminent par la justesse de ses plans que par la prodigieuse faculté de se créer des ressources en rapport avec ces plans eux-mêmes, n’eut jamais conscience de la force de son grand adversaire ; il croyait en finir à chaque coalition, à chaque campagne et presque à chaque combat ; et son impassible audace eût reculé sans aucun doute, s’il avait entrevu, pour dernière conséquence de cette guerre de vingt années, sa patrie écrasée sous une dette quatre fois plus grande que tout le numéraire existant dans le monde[2] d’après le calcul de Storch.

C’est l’Angleterre telle qu’elle sortit de ce duel gigantesque qu’il va s’agir d’apprécier. Nous allons la voir engagée, comme la France elle-même, dans une lutte constitutionnelle qui, pour l’une, aboutit à la révolution dynastique de 1830, pour l’autre, à la réforme parlementaire de 1832, deux évènemens déterminés l’un par l’autre, quoique d’une portée différente.

À partir de la paix générale, des influences analogues agirent sur les deux pays : la tribune et la presse y propagèrent les mêmes idées, l’industrie semblait y développer des intérêts d’un même ordre. De plus, la Grande-Bretagne paraissait entraînée dans la voie des révolutions par les souffrances de ses classes pauvres qu’aggravaient l’énormité des taxes, les lois céréales et le prix exorbitant des choses, par l’existence précaire de ses classes ouvrières dont les ateliers se fermaient à la moindre perturbation extérieure, dont le pain de chaque jour était menacé par les perfectionnemens des machines aussi bien que par les concurrences étrangères ; enfin, l’unité des trois royaumes était chaque jour mise en question par la turbulence de l’Irlande où l’agitation avait su créer une discipline mieux obéie que celle de la loi, où toutes les misères humaines semblaient s’être réunies pour justifier toutes les violences.

Comment tant de causes combinées, qui semblaient préparer à la Grande-Bretagne un avenir chargé d’orages, l’ont-elles laissée si loin derrière nous dans la route où les deux peuples ont marché ? Comment la France touche-t-elle aux limites de l’organisation démocratique, tandis que l’aristocratie anglaise a supporté, presque sans fléchir, le grand coup de la réforme ? Problème d’une solution moins difficile, lorsqu’on ne se borne pas à juger les évènemens en eux-mêmes, et qu’on les étudie dans le milieu où ils se développent.

En France, la mise en vente et le morcellement des propriétés nationales, et la tendance constante des petits capitaux à se porter sur les immeubles, ont depuis long-temps créé une masse vraiment compacte d’intérêts moyens dont l’importance peut se mesurer au nombre seul des propriétaires. Ces intérêts ont eu à se défendre tour à tour et contre les efforts de l’ancienne aristocratie dépossédée, et contre une démagogie qui, dans des jours de triste mémoire, les a cruellement torturés. Ils se présentent donc avec une politique à eux, parfaitement distincte de toute autre.

En Angleterre, rien de semblable n’existait à l’époque de la pacification européenne, et rien de semblable, il faut le reconnaître, ne s’y est produit jusqu’à présent. La longue période de guerre contre la France augmenta, bien loin de la restreindre, la fortune des trente-deux mille grands propriétaires entre lesquels se partage aujourd’hui, comme au XVIe siècle, le sol entier du royaume. Le prix des fermages y doubla presque partout à raison des améliorations introduites dans la culture par une gentry maîtresse des banques de provinces et jouissant d’un crédit illimité. Pendant que la France dépeçait, pour les livrer à la circulation, ses propriétés de main morte, l’Angleterre opérait en sens opposé. À dater de 1790, en effet, on voit disparaître graduellement ce qui s’était formé de petites propriétés en dehors du système de la tenure féodale ; et, d’un autre côté, les défrichemens de communaux, autorisés par plusieurs milliers de bills d’inclosure, vinrent donner à la grande culture des développemens prodigieux[3].

Ainsi l’aristocratie britannique étendait son influence territoriale, tandis que le succès d’un système hardi, pour ne pas dire téméraire, venait l’absoudre aux yeux de la nation, et consolider son influence politique.

Aucun fait ne se produisit de nature à contrebalancer celui-là. L’industrie de l’Angleterre prit, il est vrai, un essor inoui, et son commerce éleva, dans les deux mondes, la masse de ses transactions à un chiffre annuel de deux milliards. Mais cette extension des intérêts industriels n’enfanta rien d’analogue à cette puissante opinion française qui, après son opposition de quinze années, s’est, à la suite de 1830, posée en face du peuple, assez forte pour réclamer et pour se conserver à elle-même le monopole des droits politiques.

Quoique la proportion, chaque jour plus élevée, de la population manufacturière, relativement à la population agricole, expose la société anglaise à des dangers graves, en ce sens qu’elle fait dépendre sa sûreté de chances de travail et d’alimentation fort incertaines[4], il faut reconnaître que l’augmentation du capital mobilier, dans la Grande-Bretagne, n’a guère entamé, jusqu’à présent, l’influence de l’élément territorial ; et il est trop manifeste que si une lutte s’engageait en ce moment entre l’aristocratie, maîtresse exclusive du sol, et la population toujours croissante des ateliers et des work-houses, la bourgeoisie ne serait encore en mesure ni de se porter héritière de l’une, ni de contenir les violences de l’autre.

La faculté d’absorption dont est douée l’aristocratie britannique, agit incessamment sur tout ce qui s’élève. En ouvrant ses rangs aux fortunes nouvelles, en leur prêtant un lustre que les mœurs publiques les invitent à réclamer, cette aristocratie empêche qu’aucun faisceau ne se forme en dehors d’elle. Grand industriel à la première génération, membre des communes ou d’une cour de justice à la seconde, souvent pair d’Angleterre à la fin d’une vie honorée ; cette gradation est acceptée de tous dans ce pays de classifications rigoureuses. La simple lecture du Peerage fait voir, en effet, qu’ainsi se recrute cet ordre si puissant par l’unité de son esprit, où vous voyez lord Brougham, lord Lyndhurst, lord Cottenham, pour ne citer que les chanceliers des trois derniers ministères, hommes nouveaux, assis la veille au banc des avocats ou des juges, marcher en tête du petit nombre d’illustrations historiques échappées aux révolutions et aux siècles.

L’industrie et le barreau, ces deux sources de la bourgeoisie française, fournissent incessamment des recrues à l’aristocratie britannique, bien loin d’élever contre elle une opposition formidable. Le barryster à Westminster-Hall, cette pépinière de chanceliers, l’armateur à Liverpool, le fabricant à Manchester ou à Sheffield, ont à peine fait fortune, que leurs idées vont se fondre dans ce moule hiérarchique où le génie de la Grande-Bretagne semble avoir reçu son indélébile empreinte. Tout réformiste ou dissident qu’il puisse être, celui-ci achète une terre avec patronage ecclésiastique, pour la transmettre à son aîné ; celui-là aspire à obtenir, en se montrant influent aux élections de son comté, ce titre de baronnet, créé par Jacques Ier sans autre vue que les besoins de son échiquier, et qui est devenu une sorte de lien entre la gentry provinciale et la noblesse titrée, comme dans l’ordre parlementaire le knight des comtés est un intermédiaire entre le lord de la chambre haute et le burgess des villes. Aucun d’eux, bien qu’enrichi de la veille, n’hésite, pour l’étrange honneur de se dessiner un écusson, à payer au herald-office le prix de la plus singulière en même temps que de la plus incorrigible entre toutes les vanités.

La constitution de la famille soutient donc, en Angleterre, la constitution de l’état, et les mœurs y sont encore l’ame des institutions. Ce pays supporte sans émotion l’extrême misère à côté de l’extrême opulence, la fierté d’un aîné millionnaire en face du célibat forcé de ses sœurs et de la dépendance besogneuse de ses cadets. Pour étouffer la nature qui serait si redoutable à l’œuvre de la politique, pour amortir l’effet de tant de souffrances individuelles, ce gouvernement dote l’indigence de la taxe des pauvres, ouvre à ses nombreux criminels un continent à peupler, livre aux puînés des grandes familles des colonies dans les deux mondes, aux Indes un empire de cent millions d’hommes, les dignités d’une église plus riche que tous les clergés chrétiens pris ensemble, avec les grades d’une marine plus nombreuse que toutes celles de l’Europe, ressources colossales, qui sont pour le gouvernement aristocratique d’Angleterre ce qu’était la conquête pour le patriciat romain, une nécessité fatale de sa position, une rigoureuse condition d’existence.

L’Angleterre, que l’étranger étudie dans les livres, celle qu’il entrevoit en roulant sur ses routes sablées, ou en étouffant dans les salons du West-End, n’est pas cet étrange pays qui résiste par la seule puissance de ses habitudes, par l’énergique vitalité de croyances politiques et religieuses étroitement enlacées au mouvement des idées contemporaines, qui entend sans inquiétude une multitude affamée rugir autour des demeures somptueuses, et le grand agitateur menacer au nom de sept millions d’hommes. C’est ailleurs qu’il faut regarder pour avoir le secret de cette force surprenante.

L’Angleterre des livres et des voyageurs ne se montre d’ordinaire que sous un seul de ses aspects, qui, s’il est le plus saisissant, est bien loin d’être le plus important de tous. C’est l’Angleterre aux mille vaisseaux, aux mille machines, aux voies pavées de fer, aux noires catacombes et aux torrens de lave. C’est la patrie des houillères et des hauts-fourneaux, de la mull-jenny et du drawing frame, d’Arkwright et de Crompton, de Watt et de Wyat, grands hommes qui florirent pour la plupart dans la sombre enceinte d’un atelier, et dont les inventions devaient s’étendre jusqu’aux extrémités du monde. Par elles, le génie anglais pénètre au fond des harems de l’Orient ; il fabrique la hache d’armes du sauvage de l’Océanie, et pourvoit aux besoins des quatre cinquièmes du globe. Ce sont ces hommes qui ont fait surgir la prospérité de l’empire britannique de cette scission américaine où semblait devoir s’abîmer sa puissance ; eux seuls, par la fécondité de leurs combinaisons, ont permis à leur patrie de supporter sans périr, et le système de Pitt, et les attaques de Napoléon.

Cette Angleterre-là est imposante et terrible lorsqu’on la voit dans l’ombre de ses villes enfumées, ruisselante de sueur et couverte de haillons. C’est elle qui, en 1819, déployait à Manchester son redoutable drapeau, qui signait, en 1830, à Birmingham, l’Union politique que Bristol vit peu après préluder, par l’incendie, à la grande lutte de la réforme ; c’est elle qu’en ce moment même ses chefs s’efforcent de réveiller pour préparer et signer la Charte du peuple. Lorsqu’on la contemple pâle de colère et de faim, quand ses cent mille voix mugissent, et que ses bras nus s’agitent pour applaudir à des paroles enflammées, on doit croire que le dernier jour de la civilisation anglaise est proche, et qu’il y a comme un aveuglement fatal dans le calme profond de ces palais.

Il est une autre Angleterre, que l’étranger aperçoit d’ordinaire tout à côté de celle-là : c’est l’Angleterre de la fashion et du tourisme, qui, après les plaisirs de la saison, promène ses ennuis de Cheltenham à Brighton, passe la Manche, se montre, le livret à la main, au Vatican et au palais Pitti, et croit faire des découvertes dans la campagne romaine ; curieuse espèce, qui visite, en gants jaunes, les glaciers de la Suisse, ne connaît de Paris que l’Opéra, de la France que ses vins, de l’Europe que ses relais et ses bateaux à vapeur ; qui nous a apporté les bals pour les pauvres et les courses au clocher ; qui poursuit l’esprit français à la manière de tel noble auteur de fastidieux romans, ou se guinde à la philosophie sociale et aux grands airs à la suite de tel écrivain radical à la mode.

Ce n’est pas cette Angleterre-là qui sert de contre-poids et fait résistance à la première ; en face de celle-ci, la première n’en aurait pas pour un jour, et depuis long temps la brosse à cirage de Hunt aurait remplacé le vieil écusson normand, s’il n’y avait eu que la société d’Almach pour résister aux meetings populaires.

Au sein d’une tout autre Angleterre gît le principe de cette force latente qui permet à ce gouvernement de maintenir, contre tant de souffrances et de passions, l’antique constitution nationale, et donne pour base à la politique des trois royaumes la systématique oppression de l’un d’entre eux.

Quiconque a pris la peine d’observer avec soin les provinces d’Angleterre, depuis la Cornouaille jusqu’au comté de Norfolk, depuis le comté de Kent jusqu’à celui de Durham, n’a pu manquer d’être frappé du caractère profondément agricole empreint sur ce sol, sur ces mœurs, et jusque sur ces physionomies. Dans les comtés même les plus exclusivement envahis par l’industrie, comme le Lancashire et le Warwickshire, il semble que le génie manufacturier soit récemment superposé à un autre, qui lui résiste et lui dispute le terrain pied à pied. La propriété, partout ornée, témoigne qu’elle est l’objet de tous les soins, la source de toutes les jouissances de l’homme. Si dans les somptueux châteaux de la noblesse titrée, où, sous des arceaux gothiques, sont entassés les statues de la Grèce et les tableaux de l’Italie, vous retrouvez les mœurs de la société cosmopolite, ayez accès dans ces maisons plus modestes de la noblesse provinciale, et vous comprendrez sa toute-puissante influence politique, lorsque vous la verrez vivant là sur le sol, s’associant, d’un bout à l’autre de l’année, à tous les bonheurs de l’existence des champs. Un printemps humide et tiède, un été sec et chaud, des récoltes abondantes, des troupeaux gras et nombreux ; ici une nouvelle culture essayée à grands frais ; là une nouvelle conquête de la science étendant la puissance de la production ; toujours un intérêt qui remplit la vie sans la troubler par des orages.

À côté du country-gentleman vivent ses fermiers, enrichis par les corn-laws, et que des baux à vie ou à long terme associent à tous les sentimens de la propriété, en leur créant des intérêts identiques avec ceux des propriétaires du sol. C’est le grand corps des yeomen, cette gendarmerie de l’Angleterre territoriale, qui est pour elle, dans l’esprit de son organisation agricole, ce que la garde nationale est pour la France, soumise à une influence opposée.

Cette population, riche et nombreuse, est forte de la communauté de ses vœux, de ses croyances, et même de ses préjugés. Là vous entendrez encore de vieux anathèmes contre la France et le no popery retentira aux élections comme aux jours de Jacques II. Chez tous ces hommes d’une moralité sévère, mais étroite et sans amour, comme l’est presque toujours la moralité protestante, vous trouverez une haine profonde de l’Irlande, terre conquise et terre catholique, haine inextinguible à laquelle la religion anglicane imprime depuis trois siècles la double sanction du patriotisme et de la foi.

C’est ici, en effet, qu’il faut constater le trait caractéristique de cette grande race anglaise, tel qu’il se retrouve dans les deux continens, sous l’empire des principes sociaux les plus opposés. Il n’est pas une qualité de ce peuple que le sentiment religieux ne rehausse ; il n’est pas même un de ses défauts auquel il ne s’associe d’une façon plus ou moins intime. Quelque part que vous rencontriez cette forte nature, en Amérique, en Asie ou en Europe ; que vous communiquiez avec des épiscopaux, des presbytériens ou des quakers, partout vous sentirez, au premier contact, ce respect profond des choses saintes qui, s’il n’interdit ni les folies du fanatisme, ni les persécutions de la haine, protège au moins la dignité d’un peuple contre les atteintes d’un scepticisme mortel. Quelque abusive que soit la forme sous laquelle le christianisme coexiste dans l’église anglicane avec l’aristocratie et avec l’état, on n’y sent pas moins partout sa vivifiante influence ; et c’est de l’Angleterre surtout, dont la fortune est exposée à tous les vents du ciel, et les destinées soumises au choc de tant de passions, qu’on peut dire que la religion est pour elle l’ancre jetée dans la tempête.

Cette population agricole, qui, malgré son décroissement successif, monte encore à près d’un million de familles pour l’Angleterre et l’Écosse[5], qui tient presque tout entière à l’établissement anglican ou à l’église presbytérienne écossaise, dont les intérêts se confondent aujourd’hui avec ceux de l’église épiscopale, telle est la force véritable du torysme. C’est par elle qu’il a pu résister si long-temps à l’émancipation des catholiques et des dissidens et à la réforme parlementaire ; c’est en s’appuyant sur elle qu’il lui est donné de retarder ou de modifier aujourd’hui les conséquences de ces grandes résolutions. Les fermiers conduits par leurs propriétaires, et catéchisés par leurs ministres, là est le centre et comme le cœur de la nationalité britannique. Lorsqu’on pénètre jusqu’à cette couche solide et immobile de la société, lorsqu’on voit combien tous ces intérêts sont liés par le mode tout féodal de la transmission du sol et les conditions obligées de la grande culture, on a vraiment lieu de s’étonner bien plus des conquêtes récentes de l’esprit libéral dans la Grande-Bretagne, que des résistances que ces conquêtes ont rencontrées.

Une autre observation, d’ailleurs, n’a pu échapper à quiconque a étudié l’Angleterre : c’est la subordination où sont, dans ce pays, les villes par rapport aux campagnes, et l’influence prépondérante du comté sur le bourg.

À part Londres, qui rassemble pendant quatre mois toute l’Angleterre opulente, à part les grandes villes d’industrie et les ports maritimes ayant une population considérable et distincte, la plupart des villes de province sont exclusivement habitées par des marchands en détail et un petit nombre de personnes vouées aux professions libérales. À ceci vient s’ajouter, pour les villes épiscopales, un autre élément de population et d’influence, les nombreuses familles ecclésiastiques formant l’entour obligé de l’évêque et du chapitre. Nulle part en Europe, sans en excepter l’Espagne, vous ne rencontrez, en effet, de villes à la physionomie plus sévère, plus compassée, plus cléricale, que ces cités anglaises groupées autour d’une gothique cathédrale, avec un cimetière à ses pieds, où dorment les aïeux, au centre même du mouvement et de la vie, enveloppés de l’ombre du saint édifice.

Les gentlemen habitant constamment leurs terres, on ne trouve dans les villes rien d’analogue à notre classe si nombreuse de propriétaires urbains. Le médecin court de château en château ; le banquier reçoit les fonds des grands propriétaires, dont il est presque toujours l’agent et la créature ; les gens de loi ne vivent que par leurs rapports avec eux, et n’ont, d’ailleurs, d’importance réelle qu’à Londres, où la législation concentre presque toutes les affaires civiles.

Le contraste est bien plus manifeste encore relativement à l’administration locale. Au lieu d’avoir, comme en France, son siége dans les villes, celle-ci s’exerce, pour ainsi dire, du fond des campagnes. À sa tête est le lord-lieutenant du comté, résidant dans ses terres ; elle a pour agens ces chasseurs de renard auxquels la couronne ne refuse jamais le titre de juges de paix : fonctionnaires dans la personne desquels se confondent tous les pouvoirs, depuis celui d’officier de police jusqu’à ceux de sous-préfet, d’ingénieur civil et d’intendant militaire ; qui lancent des mandats d’arrêt, surveillent les routes et constructions du comté, président au recrutement, accordent ou refusent des licences, etc., et tout cela sans plus de contrôle populaire que de surveillance et de direction ministérielle. Telle est la première base de cette organisation toute féodale de la justice, dont l’action ne se fait sentir dans les villes qu’à l’ouverture des grandes sessions, époque où les provinces reçoivent de la capitale leurs juges, leurs greffiers, et jusqu’à leurs avocats.

Dès-lors le personnel nombreux qui forme en France l’accompagnement nécessaire de nos administrations départementales et de nos cours et tribunaux, est complètement inconnu dans les comtés de la Grande-Bretagne. De là cette puissance sans borne de la propriété agricole, que ne contrebalance ni l’action d’un gouvernement privé d’agens spéciaux, ni celle d’une bourgeoisie encore faible ; de là ces vieux abus qui ont faussé la représentation politique, rendu la dispensation de la justice si difficile, et l’action de l’administration à peu près nulle, abus que nous comprenons à peine dans leur principe, et bien moins encore dans leur durée.

Jusqu’à présent deux forces ont exclusivement pesé dans la balance des destinées de l’Angleterre, et seules elles y ont décidé l’issue de toutes les grandes questions politiques. D’un côté, la propriété liée à l’église, défendant les lois céréales, source de sa fortune, et le système administratif, source de son importance locale, repoussant l’émancipation religieuse comme destructive du principe de la constitution, et la réforme parlementaire, parce qu’elle tend à substituer l’influence des villes à celle des campagnes ; de l’autre côté, le peuple des ateliers, organisé en associations formidables, réclamant du pain à meilleur marché et des taxes moins accablantes, demandant la réforme bien moins pour conquérir des droits politiques que dans l’espoir de rendre sa condition matérielle moins précaire et ses privations moins poignantes ; derrière ce peuple, l’Irlande tout entière, avec ses griefs de huit siècles, l’habitude et le génie de la guerre civile, la discipline dans le brigandage et la sédition faite homme : voilà les deux aspects de la politique anglaise depuis 1815 jusqu’à 1838.

Aucune influence vraiment puissante ne s’élève encore entre l’opinion conservatrice et la force populaire. Le whigisme a pu avoir, il peut même conserver une grande et salutaire importance comme opinion de transition : grace aux lumières et au caractère personnel de ses chefs, ce parti doit peser d’un grand poids dans les délibérations parlementaires, et une popularité temporaire a pu lui frayer les voies du pouvoir ; mais comment méconnaître l’identité des intérêts qui le rattachent à l’autre grande faction aristocratique ?

Les whigs reçurent sans doute en héritage un certain nombre de questions généreuses dont leurs traditions de famille les incitaient à poursuivre la solution : l’émancipation catholique et une réforme modérée étaient au premier rang de ces conquêtes. Mais, lorsqu’il s’agit de tirer les premières conséquences des prémisses le plus hardiment posées, des scrupules de conscience ou de position plus puissans que l’ambition même, les arrêtent tout court dans cette œuvre. Déjà l’on a vu la première couche du whigisme se replier avec lord Stanley et sir J. Graham sur la phalange conservatrice, et, au banquet solennel donné cette année même au chef parlementaire de cette opinion, par trois cent quinze membres des communes, l’alliance fut scellée par la communauté avouée des principes et des vœux[6]. On peut prédire, sans assigner la date d’une révolution peut-être éloignée, mais à coup sûr inévitable, qu’un sort pareil attend la masse du parti whig, qui incline, en effet, bien plus vers le torysme par ses affinités instinctives, qu’il ne s’en éloigne par ses dissidences formulées.

Plus la pression de l’élément populaire deviendra forte, plus elle tendra à faire remonter le whigisme à sa source naturelle, l’inspiration aristocratique. C’est de là qu’il sort, en effet, bien plus directement que le torysme lui-même ; et l’attitude d’opposition qu’on a prise long-temps pour le fruit d’idées plus libérales résultait surtout de cette indépendance hautaine, inhérente à tout patriciat en face du pouvoir.

Le parti tory et le parti whig ne professent pas un symbole distinct, seulement le dernier le professe avec une foi moins vive et moins robuste ; il est assez indépendant d’esprit pour voir tous les abus, mais n’a pas assez de courage pour les attaquer lorsqu’ils sortent des principes mêmes. Défenseur ardent de l’émancipation religieuse de l’Irlande, ce parti n’ose aller jusqu’à la suppression des dîmes payées par la misère de la majorité à l’opulence du petit nombre, bien moins encore jusqu’au salaire du clergé catholique, conséquence naturelle de l’émancipation, seul moyen d’en obtenir de bons effets. Provocateur de la réforme parlementaire, il la rend à peu près nulle dans ses résultats effectifs en repoussant le vote secret, et conserve ainsi à l’influence tory des chances qui déjà menacent de le renverser lui-même ; parti de modération et de lumières, qui repose sur un fonds de nobles traditions, mais n’a pas de racines profondes dans le pays, et semble destiné à s’effacer graduellement pour laisser en présence les deux seules forces vraiment vivantes de l’Angleterre.

L’opinion conservatrice et l’opinion radicale, l’une modifiée par l’expérience et l’accession de l’élément whig, l’autre subissant les influences économiques et bourgeoises à mesure qu’elles se développeront, tel apparaît à qui le contemple avec un entier dégagement l’avenir politique de la Grande-Bretagne. Plus tard nous essaierons de justifier ces prévisions ; mais constatons d’abord la situation présente en rappelant les faits de ces quinze dernières années. À cet égard nous n’aurons rien de nouveau à révéler à qui nous lit ; mais peut-être les évènemens se présenteront-ils mieux maintenant que l’horizon est découvert, et que nous avons demandé aux mœurs le secret de faits inexplicables sans elles.

La paix générale remit l’opinion publique, dans le Royaume-Uni, à peu près au point où elle se trouvait avant la guerre contre la révolution française. Alors fut repris, presque dans les mêmes termes, le débat commencé par la grande génération parlementaire qui n’était plus, et l’opposition réclama de nouveau, d’une part, le retrait des sermens et incapacités qui excluaient les catholiques du parlement et les dissidens des corporations municipales ; de l’autre, une réforme qui mît un frein à la corruption électorale en transférant la franchise des petits bourgs aux villes considérables.

En France, où tout se fait à la fois, où les plus grands changemens sortent simultanément d’une impulsion générale, on comprend à grand’peine cette impassibilité qui pose ainsi les questions l’une après l’autre, les remue pendant des années sans avancer notablement leur solution, jusqu’à ce qu’un évènement imprévu vienne enfin les résoudre par des nécessités devant lesquelles se courbent les théories. Ainsi furent discutées et accomplies l’émancipation et la réforme, ainsi sont débattues depuis six années le ballot et la fameuse clause d’appropriation, qui, leur heure venue, sortiront moins également des raisons déduites à Saint-Étienne que de l’autorité des faits.

Pendant que l’Angleterre industrielle entrait dans des voies toutes nouvelles, que M. Huskisson modifiait son code de navigation, son régime colonial et ses tarifs ; tandis que M. Canning obtenait même le concours du parlement pour toucher à l’arche sainte du corn-laws[7], la liberté religieuse et politique n’obtenait guère dans son sein que d’éloquens et stériles hommages. La majorité des communes semblait acquise à l’émancipation ; majorité flottante et incertaine toutefois, qui, sans la puissance de ces faits soudainement confessés par les ennemis les plus implacables de cette grande mesure, n’aurait jamais triomphé ni des scrupules de la couronne, ni de l’opposition acharnée de la pairie et du banc ecclésiastique.

En 1819, une proposition tendant à l’abolition du test et des autres incapacités affectant les catholiques, ne fut repoussée à la chambre des communes qu’à une majorité de 2 voix. En 1821, une majorité de 6 suffrages y fut acquise à un bill de M. Plunkett, sur le même objet. L’année suivante, M. Canning obtint une majorité de 12 voix pour une proposition analogue, quoique moins étendue, puisqu’il ne s’agissait que de l’admission des pairs professant la religion romaine au sein de la chambre des lords. Bien que le chef de l’administration de cette époque, lord Liverpool, et le membre le plus influent du cabinet, lord Castlereagh, ne repoussassent pas des réclamations qui devenaient de jour en jour plus menaçantes, ces diverses résolutions expirèrent sans résultat devant la chambre haute.

En 1825, l’état terrible de l’Irlande, où l’association catholique avait élevé contre le gouvernement légal un gouvernement virtuel, plus puissant que le premier, exerça sur l’opinion une influence manifeste ; et une résolution proposée par sir Francis Burdett passa aux communes à une majorité qui, cette fois, s’éleva jusqu’à 27 voix.

Le parlement nouveau, réuni l’année suivante, ne secoua pas de prime-abord les antipathies populaires du sein desquelles l’élection venait de le faire sortir. En 1827, une majorité de 4 voix repoussa la mesure, et ce vote, attendu avec anxiété dans les trois royaumes, parut rompre le dernier lien qui rattachât l’Irlande à l’Angleterre, et ouvrir pour celle-ci l’ère d’une autre guerre d’Amérique. Aussi, en 1828, le sang-froid revint-il en face du danger et de la confiance avec laquelle l’Irlande semblait l’envisager.

Ses abords envahis par la multitude, son bureau surchargé de pétitions colossales, en majorité hostiles aux catholiques, la chambre rendit son verdict annuel sur cette brûlante question, et six voix vinrent décider « qu’il était expédient de relever les catholiques romains des incapacités qui pesaient sur eux, en vue d’un arrangement conciliateur et définitif pour la paix et force du Royaume-Uni, la stabilité de l’église établie, la concorde et satisfaction de toutes les classes des sujets de sa majesté. »

Cependant la chambre des lords n’était pas vaincue. Elle venait, de l’aveu de la plupart des évêques, de consentir, en faveur des dissidens protestans, l’abrogation d’incapacités nominales, il est vrai, puisqu’elles étaient tombées en désuétude ; mais l’aristocratie et l’église comprenaient trop qu’à l’égard des catholiques, la liberté religieuse avait une tout autre portée : aussi, tant que les hommes de leur confiance intime ne furent pas dans le secret des affaires, tant que ceux-ci ne vinrent pas déclarer catégoriquement qu’il y allait de l’existence de l’empire, aimèrent-elles mieux s’exposer aux risques d’une lutte acharnée que de sacrifier le principe sur lequel reposait tout l’édifice des institutions nationales.

Lorsqu’on étudie une telle question selon l’équité, sa solution, sans doute, est facile, et l’homme de bien ne peut que rendre grace au ciel d’appartenir à un pays où les inspirations de la conscience privée ne sont jamais contrariées par celles de la conscience politique. Mais pour l’Angleterre protestante, solidaire d’un passé dont il lui était interdit de secouer le poids, la question était grave, il faut bien le reconnaître, plus grave, à notre avis, que celle de la réforme parlementaire elle-même.

Les défenseurs de la liberté religieuse arguaient avec chaleur et des principes de l’équité naturelle, et du droit public européen consacré par les traités, et de la situation du continent, y compris le Hanovre, où, par une singulière anomalie, George IV venait de consacrer l’abolition de toutes distinctions religieuses entre ses sujets allemands. Ils faisaient valoir l’universelle considération dont vivaient entourées les familles catholiques d’Angleterre, restes décimés des proscriptions ; ils montraient en Irlande la force toujours croissante de la population indigène en face d’une faible minorité, dont le chiffre, bien loin d’augmenter, comme on l’avait espéré si long-temps, s’abaissait tous les ans d’une manière sensible[8]. Ils rappelaient et ce traité de Limerick, consenti par Guillaume III, qui garantissait à ce pays sa liberté civile et religieuse, et cette promesse de M. Pitt qui seule avait décidé l’adhésion de l’Irlande à l’union législative. D’ailleurs n’était-il pas absurde d’avoir concédé, en 1793, sous le coup de la peur, le droit électoral aux catholiques irlandais (concession qui ne fut pas faite aux catholiques d’Angleterre), et de persister à leur refuser le droit de siéger au parlement, conséquence directe du premier, alors que l’Irlande se montrait bien autrement menaçante ? Si la résistance de ce pays pouvait d’une heure à l’autre perdre son caractère légal, si une scission était imminente, n’était-ce pas parce que l’acte d’union, arraché à l’aide d’une espérance fallacieuse, avait rivé ses chaînes et aggravé toutes ses misères ? Quel avait été le crime de l’Irlande au XVIIe siècle, sinon sa fidélité à ses croyances et au malheur ? Quels griefs plus récens avait l’Angleterre à faire valoir contre elle ? Ne l’avait-on pas trouvée dévouée dans les épreuves d’une longue guerre ? son sang n’avait-il pas coulé à Waterloo ? n’avait-il pas, aussi bien que le sang anglais, rougi les flots de Trafalgar ?

Le torysme n’avait garde d’accepter la question ainsi posée. Lorsque cette grande thèse venait annuellement agiter la Grande-Bretagne, le gros du parti s’attachait à ranimer de profondes antipathies populaires par des mots de peu de sel en cette matière, sur l’inquisition, les jésuites et l’intolérance romaine. Ses chefs, au contraire, s’efforçaient de donner à leur opposition passionnée une couleur exclusivement politique.

L’empêchement légal qui écartait les catholiques, n’était point une flétrissure pour leur caractère ; c’était, disait M. Peel, et après lui les habiles du parti, une simple déclaration d’incompétence parfaitement rationnelle dans un état fondé sur un principe exclusivement protestant, et dont l’église réformée était partie intégrante.

Qu’on ne confonde pas, ajoutaient-ils, les droits naturels avec les droits politiques. Refuser de confier des fonctions publiques à ceux dont les opinions sont incompatibles avec celles professées par l’état, est tout autre chose que priver un citoyen de la vie, de la propriété, de la liberté. Qui voudrait, s’écriait sir H. Tyndall, faire d’un quaker qui professe la doctrine de non-résistance, un général d’armée, d’un anabaptiste qui croit à la communauté des biens, un juge, ou de l’un des fanatiques de Cromwell un dignitaire de l’église ? Comment concevoir également l’admission des catholiques dans un parlement appelé à statuer sur des questions de liturgie ? Comment un homme de cette croyance pourrait-il devenir conseiller de la couronne, lorsque celle-ci exerce une autorité religieuse au titre de chef suprême de l’église, lorsque le bill des droits et l’acte d’établissement font de la communion avec l’église anglicane la condition absolue de successibilité au trône ?

Quelle situation ferait-on ainsi à la royauté ! On établirait par un acte solennel que la liberté de conscience doit être illimitée, que toute incapacité flétrit celui qui la souffre ; et l’on persisterait à en infliger une qui peut atteindre la tête et le cœur du souverain ; et pour rendre l’injure plus poignante, disait M. Sadler, on en ferait un individu solitaire sur le trône, dont la dignité héréditaire ne serait conservée et transmise qu’avec une condition désormais stigmatisée comme un signe de servitude !

Quel serait, d’ailleurs, le résultat effectif de l’émancipation en Irlande ? Rendrait-elle le pays moins turbulent et sa misère moins profonde ? Aurait-elle un autre effet que de donner à l’agitation des organes plus redoutables ? L’Irlande catholique, représentée au parlement, consentira-t-elle long-temps encore à payer les dîmes au clergé protestant, et ne réclamera-t-elle pas la réforme de l’église irlandaise, en violation de l’article 5 de l’acte d’union qui reconnaît celle-ci comme partie intégrante de l’établissement anglican ? Après avoir été relevés des lois pénales, les catholiques irlandais ont réclamé la franchise électorale ; ils demandent aujourd’hui l’abrogation du serment qui protége l’intégrité de la constitution britannique. N’exigeront-ils pas plus tard qu’on les traite selon leur proportion numérique ? et cependant cette proportion n’est-elle pas plus que compensée par celle des lumières, au moins par celle des propriétés qui, pour les dix-huit vingtièmes, appartiennent en Irlande aux membres de l’église anglicane ? L’émancipation ne changera pas des sentimens profondément hostiles, et son unique résultat sera de donner à l’ennemi des armes nouvelles. Sans effet sur la tranquillité du présent, si cette mesure est isolée de ses conséquences, elle prépare pour l’avenir une révolution désastreuse dans tout le système de l’église et de l’état, et l’ennemi s’assure dès ce moment par elle ce qu’il obtiendrait à peine après sa victoire.

Il y avait sans doute fort à reprendre dans la trame de ces raisonnemens où, sous des dehors de modération, de profonds repoussemens s’enlaçaient à des distinctions sophistiques. Comment contester néanmoins leur conclusion suprême et dernière ?

L’émancipation seule ne devait produire, en effet, sur la situation de l’Irlande, aucune de ces modifications soudaines que les amis de la liberté religieuse se complaisaient à en attendre. Les maux de ce pays tenaient à des causes trop antiques et trop complexes pour être guéris par une mesure qui n’affectait, à tout prendre, que les intérêts de la partie la plus éclairée de la population catholique. Comment espérer voir le clergé de la religion des cinq sixièmes de cette contrée renoncer à un déplorable système d’excitation révolutionnaire, et rentrer dans l’esprit de son ministère de paix, aussi long-temps qu’en face de l’opulence d’une église usurpatrice de ses propres biens, il devrait prélever le pain de sa misère sur la misère non moins affreuse du peuple des campagnes, dont cette triste dépendance le contraignait à servir toutes les passions ? D’un autre côté l’état précaire de cette population elle-même ne pouvait changer aussi long-temps que l’agriculture serait la seule ressource de l’Irlande, et que la terre appartiendrait exclusivement à une classe d’hommes étrangers par le sang, par les croyances et les habitudes, à la race indigène des laboureurs. Tant que l’absentéisme maintiendrait le désastreux système des middlemen, locataires de vastes terres qu’ils dépècent pour les sous-louer en lambeaux ; tant que tous les maux inhérens à la grande propriété seraient associés à ceux inséparables de la plus petite culture, il n’y avait à attendre aucune amélioration sérieuse dans l’état de cette triste contrée.

D’une autre part, quelques efforts que fissent les partisans de l’émancipation pour rassurer sur le sort de l’église d’Irlande, il était évident que du jour où les organes des croyances et des griefs de sept millions d’hommes auraient entrée au parlement, l’effroyable système sous lequel avait si long-temps gémi cette terre de calamités ne manquerait pas d’être attaqué dans sa base véritable. Un établissement religieux qui, pour 752,972 fidèles, d’après les supputations les plus récentes et les plus vraisemblables[9], se trouvait divisé en quatre archevêchés et provinces ecclésiastiques, avec vingt-deux évêques, et un total de treize cent quatre-vingt-cinq bénéfices et de deux mille trois cent quarante-huit cures, pour la plupart sans charge d’ames, paroisses où le pasteur n’apparaît qu’une fois l’année pour percevoir ses revenus à l’aide de la force publique ; un clergé qui recevait alors en glèbes, terres et dîmes un revenu d’environ 30,000,000 de francs, impôt atroce lorsqu’il est perçu sur les sueurs d’une population qui vous repousse, et se lie dans sa pensée au souvenir de confiscations sanglantes : c’était là une de ces monstruosités qui ne résistent pas à la discussion publique. Le droit antique de la victoire maintient seul de telles choses ; le droit commun les rend impossibles et comme fabuleuses.

L’émancipation, en effet, c’était le droit commun pour l’Irlande, la répudiation de toute la politique anglaise, à partir de Henri II. C’était la proclamation solennelle de l’égalité d’une population qui, depuis le XIIe siècle, ne participait pas plus au droit public et privé de l’Angleterre que les Barbares à celui de Rome : race dégradée avec laquelle tout mariage était réputé pollution, et assimilé à un crime capital, selon le statut de Kilkenny ; qui, sous Élisabeth, ne pouvait ni tester, ni jurer en justice, et dont l’assassinat n’était pas encore, sous Jacques Ier, réputé homicide légal ; peuple infortuné qui, aux plus beaux jours de la liberté anglaise, vit consommer son exhérédation de tous les droits civils et politiques, et n’eut jamais, même aux temps les plus rapprochés des nôtres, que l’état légal, inconnu dans le reste du monde depuis le christianisme, de nation conquise, dépendante et subordonnée, pour employer les termes sacramentels des jurisconsultes anglais[10].

Les tories ne s’y trompaient pas : l’attitude toute nouvelle que l’émancipation donnait à l’Irlande en face du peuple conquérant entraînait forcément une révolution dans le droit constitutionnel, comme dans la politique de l’Angleterre. Comment en douter maintenant que le parlement est presque exclusivement occupé de questions irlandaises, et qu’une seule entre celles-ci, le projet de disposer de l’excédant des revenus de l’église pour des objets d’utilité générale trois fois sanctionné par le vote des communes, s’élève depuis plusieurs années comme une pierre d’achoppement entre les deux chambres ?

L’Irlande émancipée a réclamé la réforme de l’établissement anglican, et celle-ci a été l’objet d’une proposition ministérielle. De plus, elle revendique, avec une persévérance énergique, tous les droits d’une égalité désormais légalement sanctionnée ; pour sa population affamée, le triste bienfait d’une taxe des pauvres ; pour sa bourgeoisie, celui des droits municipaux ; et la voix de son tribun, devenu l’appui du ministère anglais tout en gardant en réserve sa force révolutionnaire, menace aujourd’hui de rompre l’union, si, par des droits égaux et une représentation proportionnellement égale, l’Irlande n’est enfin placée sur le même pied que l’Angleterre.

Ce dernier mot résume en ce moment, et résumera pour bien long-temps encore, toute la politique du Royaume-Uni. En 1829, l’Irlande a conquis le principe ; en 1838, elle en réclame les conséquences. Voilà ce que pénétraient dès-lors et M. Peel et le duc de Wellington ; voilà pourquoi une émotion si vive perçait à travers le calme étudié de leurs officielles paroles.

Ce sont pourtant ces deux hommes qui, après une longue opposition si énergique encore en 1828, se chargèrent, l’année suivante, d’introduire le bill dans les deux chambres, de réconcilier à l’émancipation ses plus implacables adversaires, et d’obtenir pour cette mesure une triomphante majorité de cent soixante-dix-huit voix à la chambre des communes et de deux cent cinq à celle des lords.

C’est ici l’un des plus grands évènemens de l’histoire constitutionnelle d’Angleterre ; il y a, d’ailleurs, dans ce revirement soudain du ministère et dans la conduite de ses amis politiques, une révélation tout entière.

Quels que fussent pour l’avenir les dangers de l’émancipation, dangers que M. Peel ne dissimulait pas plus, en 1829, qu’il ne l’avait fait à la session précédente, la position avait cessé d’être tenable. L’association catholique contre laquelle s’était déjà émoussé un premier bill de dissolution, avait enrôlé des millions d’hommes armés pour sa défense ; huit mille agens exécutaient ses ordres et percevaient, dans la cabane du pauvre, un impôt payé avec empressement, car la haine sait féconder jusqu’à l’indigence. Le gouvernement anglais comprit qu’il fallait briser l’association ou périr, et qu’il ne pouvait désormais l’essayer que l’émancipation de l’Irlande à la main.

Les nations, d’ailleurs, ne contemplaient pas seules ces grandes scènes populaires : des gouvernemens suivaient aussi les progrès de cette crise décisive, car la paix du monde traversait alors une de ses plus graves épreuves, et le sort de l’Orient semblait près de s’accomplir. Alors on dut méditer à Londres sur ces paroles dites à Dublin : « Le premier de vos ennemis qui parviendra à jeter cent mille mousquets en Irlande, suscitera à votre porte un auxiliaire que vous aurez peine à vaincre, ou qu’il vous faudra noyer dans une mer de sang[11]. »

L’esprit de parti recula devant le patriotisme, et en franchissant les Balkans, les Russes emportèrent l’émancipation de l’Irlande.

Pour des ministres qui se respectent, un tel revirement n’était possible que dans de telles conditions, et dans un pays doué d’un véritable esprit public. M. Peel cessa de représenter au parlement l’université d’Oxford, le premier ministre défendit sa loyauté dans un duel chevaleresque. À cela près, presque tous les soldats suivirent leurs généraux et s’en remirent à leur parole, tant est forte cette organisation des partis au sein de la Grande-Bretagne, qui donne à leurs chefs une puissance indépendante de leur talent personnel, et leur permet de stipuler au nom de cette force même !

Nous verrons, en 1835, sir Robert Peel et le duc de Wellington essayer avec moins d’habileté et de bonheur ce qui, en 1829, réussit si bien à leur patrie et à eux-mêmes. Variations subites qui, en France, passeraient pour apostasie, parce que les intérêts de partis s’y dissimulent toujours derrière des théories absolues, mais qui, en Angleterre, où les théories se formulent le plus souvent selon ces intérêts eux-mêmes, se présentent sous un jour plus favorable. Le reproche d’inconsistance auquel les Anglais se montrent si sensibles, s’applique bien moins chez eux à l’homme d’état qui modifie ses doctrines qu’à celui qui se sépare de ses amis politiques pour former des connexions nouvelles.

Le bill voté par les deux chambres contenait toutefois quelques réserves importantes[12], et l’on se rappelle que le ministère fit passer comme appendice et condition de la mesure un changement grave dans le système électoral de l’Irlande. Dans le but de diminuer l’influence du clergé catholique sur les petits cultivateurs, la franchise électorale fut élevée de 40 shellings à 10 liv. sterl. ; mais qu’importait à ce pays ? n’était-il pas sûr de l’avenir ? Qu’importait également à l’association catholique sa dissolution prononcée ? N’avait-elle pas révélé à la pauvre Irlande le secret de sa force, à la riche Angleterre celui de sa faiblesse ? ne restait-il pas toujours démontré que l’agitation était un ressort sous lequel se courberaient, en définitive, les plus inflexibles volontés ?

Mais cette épreuve n’était pas la dernière, et l’aristocratie, vaincue par les prolétaires d’Irlande, au nom de la liberté religieuse, allait l’être bientôt par les prolétaires d’Angleterre, au nom de la liberté politique ; il allait être constaté que, quoique sa puissance territoriale n’ait pas fléchi, et que son influence soit entière, l’une et l’autre seraient désormais dominées par des forces irrésistibles.

L’émancipation n’avait pas eu, relativement à la tranquillité de l’Irlande, l’influence sur laquelle on avait trop paru compter. Les crimes contre les personnes, les assassinats et incendies, les rassemblemens et avertissemens illégaux, les attaques nocturnes à la propriété, mutilations de bestiaux, menaces aux officiers publics, etc., enfin cette longue table de crimes spéciaux à ce malheureux pays s’étendait chaque jour, au point de le rendre inhabitable. Les refus de dîmes, inconnus avant l’émancipation, devinrent universels à partir de cette époque, à ce point qu’elles se trouvèrent tout à coup supprimées de fait dans les campagnes, où d’horribles tragédies ne rendirent pas leur perception moins impossible. Une mauvaise récolte vint ajouter les horreurs de la famine à tant d’horreurs accumulées, et, dès les premiers jours de 1830, le rappel de l’union était devenu le mot d’ordre d’une association nouvelle, un nouveau brandon aux mains de l’agitateur.

En Angleterre, la situation ne se présentait pas sous un jour moins sombre. L’agriculture et l’industrie traversaient une crise attribuée par les uns aux restrictions mises à la circulation du papier-monnaie, par les autres à la mauvaise assiette des taxes, mais qui, quelles qu’en fussent les causes, déterminait de toutes parts et la cessation du travail, et l’agitation qui la suit. La taxe des pauvres, en s’étendant, menaçait de faire disparaître la propriété elle-même. Pendant que dans certaines paroisses elle s’élevait à 30 et 40 shellings par acre, dans les villes manufacturières, les salaires tombaient à moitié de leur taux habituel.

Sous ces influences sinistres se fonda l’Union politique, dont Birmingham devint le centre au commencement de 1830, association qui compta sous son drapeau des armées tout entières, et qui offrait aux pauvres comme remède à leur misère, aux ouvriers comme moyen de contrebalancer l’action des machines au dedans et l’effet des concurrences au dehors, la réforme électorale avec accompagnement de suffrage universel et de parlemens annuels. Le jour d’une jacquerie industrielle semblait près de se lever pour l’Angleterre. La crainte de l’avenir resserrait les capitaux ; le commerce exportait à perte ; les fermages s’acquittaient mal, et les droits d’accise étaient d’une rentrée de plus en plus incertaine. Aussi, en présentant son projet de budget, en mars 1830, le chancelier de l’échiquier (M. Goulburn) confessait-il un déficit considérable sur les prévisions de l’exercice précédent.

Prédisposée par tant de circonstances, tout imprégnée déjà du fluide révolutionnaire, l’Angleterre reçut soudain le contre-coup de juillet, et cette commotion la mit debout comme un seul homme.

Si cet évènement remua l’Europe de Lisbonne à Varsovie, il ne pouvait déterminer nulle part une émotion plus sympathique et plus profonde. La Grande-Bretagne professe, sur le droit de résistance, la doctrine qui venait de triompher avec tant d’éclat ; whigs et tories la confessent presque tous sans hésiter. La France essayant un 1688, n’effrayait pas l’aristocratie parlementaire ; la France chassant une dynastie dont on affectait de confondre la cause avec celle du catholicisme, se conciliait l’enthousiasme de tout le vieux protestantisme, depuis le bon fermier lisant la Bible dans son parlour, jusqu’au ministre fanatique se torturant sous l’esprit ; la France faisant des barricades et triomphant de la force publique, était applaudie avec transport par les mains calleuses des ateliers et des unions politiques.

Aussi le duc de Wellington n’hésita-t-il pas à suivre un mouvement où se confondaient toutes les classes, et, pour ainsi dire, tous les partis. Ce mouvement, en effet, était alors si impétueux, que, lorsque le ministère voulut prendre dans la question hollando-belge une attitude qui pouvait le séparer de la France, il dut bientôt y renoncer, et que l’inspecteur-général de la barrière européenne, sacrifiant ses répugnances, se vit contraint de sanctionner ce protocole du 4 novembre, qui fut, pour la Belgique, son premier titre devant l’Europe.

Dans ces jours d’excitation universelle, une administration tory était déjà fort difficile ; elle devint impossible lorsque la mort de George IV, donnant ouverture à des élections générales, fit sortir un parlement nouveau du sein de cette crise. Guillaume IV, d’ailleurs, tout attaché qu’il fût aux maximes de la vieille constitution, n’était pas, par ses relations, séparé des whigs, et avait pris depuis long-temps sur plusieurs questions, entre autres sur la question catholique, une attitude opposée à celle du roi, son prédécesseur, ce brillant renégat des principes et des amitiés de sa jeunesse. Ainsi affaiblis du côté de la couronne et débordés par des évènemens insurmontables, les tories ne pouvaient manquer de succomber dans la lice électorale.

On sait qu’éclairé sur sa situation parlementaire par un vote des communes relatif à la liste civile du nouveau règne, le cabinet en masse donna une de ces démissions loyales qu’imposent dans ce pays à toutes les ambitions individuelles et la compacte unité et la forte discipline des partis.

Par une autre conséquence de cette organisation puissante qui fait de l’opposition un ressort vraiment gouvernemental, quelque chose de clairement défini dans ses griefs, de limité dans ses exigences, le parti whig fut appelé à hériter du parti tory ; et l’homme en qui se personnifiait, depuis la mort de Fox, cette grande opinion, se trouva par la seule force des choses placé, plutôt qu’appelé, à la tête du gouvernement.

Lord Grey arrivait au pouvoir sans intrigue ; il pouvait dès-lors l’exercer sans complaisance. Stipulant bien moins en son nom qu’au nom de son parti, ses conditions étaient connues à l’avance, et nul ne pouvait songer à lui en faire d’autres. Entré aux communes à une époque où l’essor des doctrines de liberté n’était pas encore ralenti par l’effet de la révolution française, le jeune député du Northumberland avait ardemment combattu pour elles. Pair d’Angleterre et premier lord de l’amirauté en 1806, successeur de Fox aux affaires étrangères, à la mort du grand orateur, lord Grey avait toujours été fidèle à ses amis et à lui-même ; toute son existence politique s’était résumée dans trois grandes thèses : la paix avec la France, l’émancipation catholique et la réforme parlementaire.

De ces questions, l’une avait été résolue par le temps ; ses adversaires politiques avaient fait triompher l’autre ; la troisième lui restait, pensée de sa longue vie, honneur de ses cheveux blancs. Chef d’un parti fortement constitué, et n’ayant pas besoin de devenir ministre pour être quelque chose, homme de poids hors des affaires comme au pouvoir, son nom avait une portée comprise de tous ; le ministère Grey, c’était pour la couronne comme pour le pays le ministère de la réforme. Ainsi cette grande question allait être reprise au point où Fox l’avait laissée.

Lorsqu’on étudiait en lui-même, abstraction faite de ses résultats, le système électoral de la Grande-Bretagne, il ne pouvait, à coup sûr, supporter un instant l’examen.

On a vu, dans la première partie de ce travail, le pouvoir royal conférant la franchise aux diverses localités, à mesure que leur importance s’étend, et qu’il éprouve, pour son propre compte, le besoin de consolider son influence au sein des communes. On sait comment l’inquiétude du parlement, sur l’usage qui pourrait être fait de cette faculté dans un but anti-protestant et anti-national, le fit supprimer tout à coup[13] ; suppression qui pouvait parfaitement se défendre si l’on s’était borné à substituer l’autorité constitutionnelle des trois pouvoirs à l’omnipotence d’un seul, mais qui devenait insoutenable dans le sens où elle fut entendue : décider qu’aucune autre franchise ne serait accordée dans l’avenir, c’était monopoliser la liberté, réputer non avenu tout progrès nouveau.

La dynastie de Hanovre n’osa pas réclamer un droit dénié à celle des Stuarts ; et l’aristocratie, ayant définitivement conquis la souveraineté politique en dominant la chambre basse, trouva bon de poser en maxime que rien ne pouvait désormais être innové dans le mode de représentation nationale.

L’absurdité d’une telle immobilisation devenait plus choquante encore en pratique qu’en théorie : ainsi Manchester, Leeds, Birmingham, Halifax, qui, au parlement convoqué par Cromwell, avaient été représentées à raison de leur importance, médiocre à cette époque, se trouvèrent deux siècles plus tard déshéritées de tout droit politique, alors que ces cités, et d’autres avec elles, étaient devenues le siége de populations considérables, le centre des plus grandes transactions des trois royaumes. En revanche, tel rocher stérile, tel parc sans maison, tel hameau ne comptant pour unique électeur que son propriétaire, comme Gatton, ou n’ayant plus même de ruines, comme Old-Sarum, conservait un droit qui se transmettait par contrat de vente aussi régulièrement que le droit de chasse ou de champart. Un gros capitaliste payait son siége au parlement comme sa loge à l’Opéra. Un pair, possédant sept ou huit lieux privilégiés de cette espèce, en donnait un pour dot à sa fille, un pour douaire à sa femme, à la manière de ces îles d’Orient, disait spirituellement M. Shiel, dont telle appartient à la sultane favorite pour sa ceinture, telle autre pour ses babouches.

L’immoralité était bien plus profonde encore dans tout ce qui touchait aux corporations fermées, lorsque la franchise avait été concédée sous cette forme. Celle-ci se trouvait appartenir alors exclusivement aux membres de la corporation, qui, dans certaines localités, la possédaient héréditairement, qui, ailleurs, en faisaient l’objet d’un trafic avoué. Alors une demi-douzaine de burguesses nommaient à huis-clos le représentant de cinquante mille ames, et l’ivresse d’une orgie remplaçait le tumulte des hustings.

Ce mode était celui de l’Écosse entière, où tous les bourgs investis de la franchise appartenaient à des corporations fermées. Il suffit de rappeler qu’à Édimbourg, le town-council se composant de trente-deux membres, élisait entre quatre murs, et sans nulle intervention populaire, le député de plus de cent mille ames, le représentant d’une ville qui compte douze cents négocians, deux mille avocats et légistes, cent cinquante professeurs d’universités, un clergé nombreux et une multitude de grands propriétaires.

Si, en Angleterre, les élections de comté, où votait tout freeholder à 40 shellings, compensaient, par un esprit plus libre, ce qu’offraient d’humiliant et de dépravé les élections des petits bourgs, rien d’analogue n’avait lieu pour l’Écosse. Les élections de comté y présentaient un aspect bien plus étrange encore que celles des bourgs royaux. Pour être admis à y voter, il fallait tenir une terre à fief direct de la couronne, circonstance qui maintenait le droit électoral au feudataire primitif et à ses héritiers, alors même que la propriété aurait été aliénée depuis des siècles. « De là résulte, disait M. Wight, que beaucoup de possesseurs de vastes propriétés sont sans capacité pour voter aux élections, parce qu’ils les tiennent d’un supérieur, tandis que, au contraire, d’autres, par le seul fait d’une supériorité primordiale, conservent le droit électoral, quoique la terre qui le leur confère ne leur rapporte pas un penny par an, et leur soit parfaitement étrangère[14]. »

La représentation de l’Irlande participait de la plupart de ces inconvéniens, quoique l’acte d’union en eût corrigé quelques-uns, d’entre les plus choquans, relativement au droit électoral des grandes villes.

Lorsqu’un tel système, aussi peu admissible dans sa donnée historique que dans ses applications locales, se maintient au sein d’une des nations les plus éclairées du monde, lorsqu’il résiste si long-temps à l’opposition de la tribune et aux attaques passionnées de la presse, force est d’admettre qu’il doit se défendre par des motifs moins étranges que les bases sur lesquelles il repose. Aussi les adversaires de la réforme s’attachèrent-ils bien moins, dans tous les temps, à contester des détails d’une justification évidemment impossible, qu’à faire ressortir leurs résultats en constante harmonie avec l’esprit de la constitution, déduisant de ces résultats seuls l’apologie d’un système qui, malgré des imperfections apparentes, avait préparé à la Grande-Bretagne les plus éclatantes destinées réservées à un peuple libre.

Que les bourgs pourris fussent des propriétés particulières, qu’importe ? s’écriait-on ; n’ont-ils pas donné à l’Angleterre ses plus grands hommes, depuis les deux Pitt jusqu’à Canning ? Qu’on puisse acheter son siége à prix d’argent, est-ce donc un si grand mal ? Ne faut-il pas que la propriété soit prépondérante dans l’organisation sociale ? Le droit des corporations est-il plus absurde que celui des propriétaires à la nomination des bénéfices ecclésiastiques ? Un siége obtenu à prix d’argent déshonore-t-il plus qu’un emploi d’officier acquis de la même manière ? et, quoique les places dans l’armée s’achètent à deniers comptans, l’armée est-elle moins nationale et moins brave ? La vénalité des offices, introduite en France par le cours des évènemens, a-t-elle empêché ce pays de posséder une magistrature dont les lumières et l’intégrité furent l’une de ses plus grandes gloires ? La force du gouvernement britannique ne gît-elle pas, d’ailleurs, dans la puissante influence territoriale qui domine la société tout entière ? et dès-lors le meilleur mode d’élection n’est-il pas celui qui assure l’harmonie des pouvoirs, leur concours constant vers un but unique, la grandeur et la gloire de l’empire ? Et quelles plaintes si fondées ont les grandes villes manufacturières à élever contre le système actuel ? Quoique privées de la franchise directe, leurs réclamations ont-elles jamais manqué d’organes, et l’opinion de Manchester ne pèse-t-elle pas dans les délibérations parlementaires plus que celles de dix petits bourgs ? D’ailleurs le parlement s’est reconnu, dans tous les temps, le droit de désaffranchissement, lorsque la vénalité était authentiquement constatée ; Penryn et East-Redfort ont ainsi perdu leur privilége électoral ; et ne pourrait-on, dans l’avenir, transférer quelques franchises, ainsi légalement abrogées, à des cités importantes, sans attaquer un système qui se défend par une prescription de deux siècles ?

Les chefs les plus éclairés du parti anti-réformiste ne paraissaient pas repousser absolument une concession limitée de ce genre, et depuis bien long-temps, il faut le reconnaître, l’aristocratie whig n’allait pas, dans ses plans, beaucoup au-delà d’une combinaison analogue. En témoignage de ces dispositions, il suffirait de citer les résolutions proposées en 1819 à la chambre des communes par lord John Russell, résolutions portant en substance que les bourgs, dans lesquels la corruption se serait notoirement exercée, cesseraient d’avoir des représentans, et que leur franchise serait transférée aux plus grands comtés ou à des villes d’une population d’au moins quinze mille ames.

Avant 1830, les organes périodiques de l’opinion whig arrêtaient là leurs espérances, et, même dans un travail remarquable, publié en 1820, l’Edinburgh Review établissait que le seul plan de réforme sage et exécutable serait celui qui ajouterait une vingtaine de membres à la représentation nationale, dans l’intérêt des grandes cités industrielles, en respectant les droits acquis[15]. Le mal venait beaucoup moins, disait-on à cette époque, de ce que le droit électoral était le patrimoine de bourgs sans indépendance que de ce qu’il ne pouvait pas être étendu selon les besoins nouveaux. On ajoutait que de plus larges concessions étaient impossibles pour toute administration prudente, dans les limites et selon l’esprit de la constitution.

Enfin, presque tous les réformateurs éminens faisaient de la corruption constatée la condition préalable du désaffranchissement des bourgs, et M. Pitt était allé jusqu’à proposer d’acheter le privilége de ceux d’entre eux qui consentiraient à le vendre de gré à gré, tant il est vrai que le droit électoral était généralement considéré comme une propriété inviolable, placée au-dessus du contrôle parlementaire ! Tels étaient les antécédens de cette grande question au sein du parti réformiste modéré, lorsqu’en mars 1831 lord John Russel présenta aux communes ce bill fameux, de l’adoption duquel il fit, au nom du cabinet, la condition absolue de son maintien aux affaires.

Il suffira de rappeler sommairement ses dispositions principales pour voir quel chemin venait de faire soudainement l’Angleterre, et à quelles exigences nouvelles il fallait donner satisfaction.

Ce bill reposait sur les bases suivantes, destinées à devenir, avec quelques modifications de détail, après dix-huit mois de luttes et de perplexités, celles du nouveau droit constitutionnel du Royaume-Uni.

Il ôtait la franchise à tous les bourgs ayant moins de deux mille habitans, et n’accordait plus qu’un représentant au lieu de deux à tous ceux d’une population inférieure à quatre mille ames. Le vide ainsi laissé sur les bancs de la chambre était rempli par les députés accordés aux villes non représentées jusqu’alors, et aux principaux comtés, dont la représentation était doublée. Celle de Londres était également portée de huit à seize membres.

Le résultat final du bill, tel qu’il sortit de la discussion en comité au sein des deux chambres, fut d’attribuer soixante-six membres nouveaux à des comtés, soixante-trois à des villes (boroughs) d’Angleterre, huit à des villes d’Écosse, cinq à des villes d’Irlande, et le vote définitif maintint la représentation nationale au même nombre de six cent cinquante-huit députés, en en donnant cinq cents à l’Angleterre, ou un pour vingt-huit mille ames, cinquante-trois à l’Écosse, ou un pour trente-huit mille, cent cinq à l’Irlande, ou un pour soixante-seize mille.

Ces changemens, pour lesquels on avait suivi les proportions de la population et de la richesse combinées, selon le principe français de 89, sans aucun égard pour la prescription historique, étaient graves par eux-mêmes : ajoutons que la nouvelle base donnée au droit électoral ne paraissait pas moins hardie.

Le privilége des corporations était brisé pour l’avenir, et la franchise était accordée dans les villes à tout propriétaire et locataire d’une maison d’un revenu annuel de dix livres sterling.

Pour les élections de comtés, les copyholders et les leascholders, ainsi désignés selon la nature du titre à eux conféré par le seigneur foncier, acquéraient la capacité électorale lorsqu’ils payaient une rente annuelle de 10 livres sterling pour les baux de soixante ans, et de 50 livres pour les baux de vingt années, disposition qui fut plus tard gravement modifiée à la chambre des communes et malgré les efforts du ministère, en ce sens que la franchise électorale fut accordée à tout fermier payant 50 livres sterling même sans bail, ce qui les maintenait, vis-à-vis de leur propriétaire, dans un état obligé de dépendance[16].

Aucun changement ne fut proposé relativement au droit des freeholders à 40 shellings, possesseurs d’un franc fief originairement concédé sous certaines conditions de service ou de redevance. Là était la force de la vieille aristocratie, et l’on doit, ce semble, remarquer que dans le cours de ces orageux débats on parut s’accorder pour respecter ce vieux titre dont l’origine se perdait dans la nuit des âges.

Enfin, par un solennel hommage à cette doctrine d’uniformité qui s’établissait pour la première fois dans la loi anglaise, des bases analogues furent proposées pour la représentation de l’Écosse et de l’Irlande.

Quelles que pussent être dans le présent les conséquences d’un tel bill, il était d’une immense portée pour l’avenir. Il créait cinq cent mille électeurs nouveaux, et, malgré ses concessions à l’influence terrienne, il tendait à établir la prépondérance des classes bourgeoises, si dans ce pays ces classes se fussent dès lors trouvées en mesure de profiter de l’esprit et du bienfait de la loi. C’était, pour la Grande-Bretagne, quelque chose d’analogue à notre loi électorale de 1817, quoique de bien plus démocratique, et si les résultats furent instantanés pour la France, tandis qu’ils se font attendre en Angleterre, c’est que la législation française consacrait un fait accompli, lors que la loi anglaise s’est bornée à poser un principe que le temps doit féconder.

Ne faut-il voir dans ce bill que l’effet de circonstances impérieuses, et ne s’expliquerait-il pas aussi par une connaissance intime du génie du pays, par cette haute et ferme confiance que, sous l’empire de la loi nouvelle, la force hiérarchique continuerait de s’exercer d’une manière non moins efficace, dans des conditions plus rationnelles ? Les auteurs du bill de 1831 pressentaient-ils tout ce qu’il faudrait de temps et d’efforts aux classes moyennes pour conquérir le pouvoir dont on paraissait leur frayer les voies ? Si telle fut la pensée du noble fils du duc de Belfort et de l’aristocrate lord Grey, les faits attestent que leurs prévisions n’ont pas été déçues, et que le ministère, eût-il été plus loin encore, l’aristocratie anglaise aurait survécu à ce coup, qu’elle affectait de croire mortel. Aussi chaleureusement dévoué aux prérogatives héréditaires de son ordre qu’à ses vieux principes de liberté, lord Grey comprit mieux que cet ordre lui-même tout ce qu’il possédait de puissance et de ressources ; il eut le mérite, bien rare dans des jours d’effervescence, de paraître accorder une immense concession, sans dépasser le but qu’il se proposait d’atteindre.

Le sort de ce bill est connu ; il échoua devant cette même chambre des communes, dont le premier acte avait été le renvoi du ministère Wellington et l’appel de lord Grey aux affaires ; tant il est vrai que la proposition Russell dépassait les vues d’un grand nombre de membres étrangers au torysme et favorables à une réforme modérée !

Lord Grey, lord Brougham, lord Althorp et lord Russel n’en restaient pas moins les hommes indispensables dans une situation de plus en plus alarmante, et des élections soutenues par toute la force de la couronne en même temps que par les menaces d’un peuple plus d’à moitié soulevé, assurèrent enfin au bill une majorité de 324 contre 162 voix.

Cependant la pairie eut encore le courage ou l’audace de résister aux nécessités qui la pressaient de toutes parts ; elle ne recula ni devant les flammes de Bristol et de Nottingham, ni devant une insurrection déjà commencée sur plusieurs points du royaume. Mais, lorsque lord Grey eut arraché de la couronne, par la menace d’une démission, la faculté de créer un nombre illimité de pairs, la chambre haute, se déclarant solennellement privée de sa liberté morale par l’attentat dont elle était menacée, cessa une lutte inutile et abandonna le champ de bataille.

Ainsi passa cette mesure dont l’aristocratie s’exagérait sans doute la portée, parce qu’elle la jugea d’abord sur la hardie nouveauté de ses principes, mais avec laquelle elle sembla se réconcilier graduellement, à mesure qu’elle pénétra ce que ses dispositions laissaient de ressources à son influence, ce qu’elles lui en créaient même de nouvelles.

D’une part, en effet, l’aristocratie restait maîtresse des élections de comté, surtout par l’amendement qui concédait la franchise aux fermiers sans baux (tenants at will) ; de l’autre, les innombrables liens qui lui rattachent les populations urbaines, la mirent bientôt en mesure de reconquérir sur les householders à 10 liv. sterl. l’ascendant immémorial qu’elle exerçait sur les anciens freemen. Moins de deux ans après la réforme, sir H. Verney présentait à la chambre[17] une pétition par laquelle il était établi qu’un noble duc avait fait construire une multitude de petites maisons d’un loyer de 10 liv. sterl., pour opposer au vote des électeurs indépendans celui de gens à sa dévotion absolue.

Peut-être est-il permis de croire que si lord Russel et ses collègues avaient en 1832 mieux jugé l’avenir, ils se seraient moins catégoriquement refusés à joindre aux dispositions du bill celle qui tendait à établir le vote secret. Dans l’état actuel des intérêts en Angleterre, tant que le pouvoir de l’église et de la grande propriété n’aura pas été modifié par des changemens considérables dans l’administration locale, et que les classes moyennes n’auront acquis ni le goût, ni la possibilité de l’indépendance, le ballot seul pourra donner à la réforme électorale sa véritable signification politique. Quoique le ministère Melbourne ait répudié cette cause, c’est une conquête légale que garantit le progrès des mœurs et des idées, et que l’esprit public saura faire avec cette patiente lenteur dont ce pays a l’habitude. La proposition à laquelle M. Grote a attaché son nom, ne peut manquer de triompher un jour : l’opinion en est saisie et ne l’abandonnera pas. Son succès sortira infailliblement, ou de l’alliance du parti radical avec le ministère whig, si cette alliance se prolonge, ou d’un nouvelle entrée des tories aux affaires, évènement d’une réalisation probable au point où en sont les choses, mais qui rendrait certaine une réaction libérale dans l’avenir.

Lorsque l’on considère cette force toujours croissante du parti conservateur, au sein des communes, dans les trois élections générales accomplies depuis la réforme, en 1832, 1835 et 1837, il est impossible de n’être pas frappé de cette singulière vitalité.

Non-seulement le parti du church and state survit à une blessure que, d’après ses propres paroles, l’Europe estimait mortelle, non-seulement il résiste à une loi trouvée parfaite par Hume et O’Connell, et acceptée des plus violens radicaux ; mais depuis son adoption il tient en échec le cabinet whig, et lui fait dévorer des affronts quotidiens. Il vient cette année même de le contraindre à renoncer au principe d’appropriation, base de tous ses plans ; il a ou rejeté ou bouleversé tous ses bills pour l’Angleterre et pour l’Irlande, élevé pour celle-ci le taux de la franchise municipale, malgré les résistances du ministère ; et, dans cette opposition sans relâche au cabinet Melbourne, la pairie s’appuie aujourd’hui au sein de la chambre élective sur un parti compacte qui touche au moment de devenir majorité.

L’acte de 1832, appliqué à la France, eût été l’infaillible signal d’une révolution démocratique, et voici qu’en Angleterre cet acte produit, après six années, de tels résultats que les tories appellent les élections prochaines avec autant de confiance et d’empressement que leurs adversaires les redoutent ; vœu téméraire, peut-être, mais très réel, à coup sûr, au sein de l’opinion conservatrice.

Cette situation des esprits, cette position inattendue des choses, tiennent sans doute à des causes intimes et organiques ; elles constatent qu’aucune altération vraiment grave ne s’est encore manifestée dans les idées du pays légal, pour employer une expression de ce côté-ci de la Manche, et qu’à l’exemple de l’émancipation catholique, la réforme parlementaire est sortie de la force d’évènemens extérieurs plus encore que des progrès de la pensée publique. Mais la réaction conservatrice s’explique aussi par des circonstances dont la portée ne saurait être appréciée parfaitement hors de la Grande-Bretagne.

Les élections qui suivirent immédiatement la réforme donnèrent accès dans la chambre à un assez grand nombre de radicaux, tout échauffés encore de la fièvre de 1830. Plusieurs d’entre eux se firent une illusion complète sur l’état d’excitation où était jeté le pays ; ils crurent que le moment était venu d’arracher par la force les conséquences d’un principe conquis par elle, et les voûtes de Saint-Étienne entendirent des propositions à faire reculer d’épouvante les illustres ombres qui les avaient habitées.

Pendant que les hommes modérés de l’opinion radicale, en protestant de leur respect pour les bases de la constitution, se bornaient à réclamer avec le ballot et des parlemens à plus courte durée l’abolition du vote par procuration dans la chambre des lords et la faculté pour la couronne de nommer un certain nombre de pairs à vie, et le droit commun pour l’Irlande, avec l’application à l’enseignement populaire de l’excédant des revenus de l’église ; les révolutionnaires purs, formés à l’école française de 92, chefs et orateurs des sociétés populaires, demandaient le suffrage universel, l’élection annuelle, la suppression du cens d’éligibilité, le salaire des députés, etc., etc. Quant à la pairie et à l’établissement religieux, on invitait le peuple à en faire bonne et prompte justice. Une convention et la contribution volontaire pour le culte, tel était le résumé d’un système dont nous n’avons pas besoin qu’on nous déroule les conséquences.

À ces vagues déclamations, à ce réchauffé des idées de T. Payne, fondues avec celles de nos démagogues, le sens pratique et la conscience religieuse de la Grande-Bretagne s’alarmèrent ; la bourgeoisie des villes manufacturières déserta presque partout les unions politiques où elle était entrée au commencement de 1830, et les intérêts alarmés se groupèrent de toutes parts autour de la vieille constitution, dont le nom exerce encore sur tout Anglais une sorte de fascination prestigieuse. D’ailleurs, le volcan ouvert au cœur de la France avait cessé de jeter des flammes ; l’effervescence européenne s’était calmée, et le parti révolutionnaire, destitué par-là de son principal point d’appui, se trouva face à face avec une opinion à laquelle a profité le souvenir de nos désastres et de nos fautes. Alors commença ce mouvement signalé dans la sphère politique par des défections éclatantes, et dans les mœurs privées par un rajeunissement universel de l’esprit religieux ; et l’on dut avoir la certitude qu’un temps d’arrêt assez long allait arrêter la marche de l’Angleterre vers ses nouvelles destinées.

Si, au lieu de reprendre le pouvoir en 1834, à la première dislocation du ministère Melbourne motivée sur la sortie de lord Althorp de la chambre basse, les tories modérés avaient attendu quelques années, la tentative du duc de Wellington et de sir Robert Peel eût pu se présenter avec des chances très différentes. L’appel prématuré de Guillaume IV aux chefs de cette opinion, leur a été plus fatal que la réforme elle-même. Aujourd’hui, maîtres de la chambre haute, puissans dans la chambre des communes, et rencontrant plus d’obstacles dans la cour que dans le parlement, ayant d’ailleurs en face d’eux un cabinet très honorable dans ses membres, mais de peu de consistance politique, puisqu’il vit par une alliance qui chaque jour peut lui manquer, les ministres désignés du parti conservateur attendent dans une attitude de modération hautaine un avenir qui ne semble guère pouvoir leur échapper.

Mais cet avenir sera-t-il définitif ? Nous sommes loin de le penser. Nous croyons la politique anglaise destinée à subir encore l’empire de ces nécessités suprêmes sous lesquelles nous venons de la voir se courber par deux fois. D’ailleurs, le temps marche même en ce pays, et chaque jour la législature porte la cognée aux branches du vieil arbre, tout en en respectant le tronc. Dans une dernière partie de ce travail nous constaterons ce que déjà l’Angleterre doit à la réforme, et les résultats qui tôt ou tard ne peuvent manquer d’en sortir.


L. de Carné.
  1. Voir la livraison du 15 octobre.
  2. Dette au commencement de la guerre contre la révolution française 
    233,733,609 liv. st.
    À la conclusion de la paix d’Amiens, 1er  février 1801 
    528,839,277
    À la paix de Paris, 20 novembre 1814 
    864,822,441

    (Histoire financière et statistique générale de l’empire britannique,
    par M. Pablo Pebrer, tom. Ier, 2e  part. , tab. II.)
  3. On lira avec fruit, sur l’état et les progrès de l’agriculture anglaise, le livre court, mais substantiel, de M. J. Porter, chef du bureau de statistique commerciale à Londres, complété et annoté par M. Chemin-Dupontès : Progrès de la Grande-Bretagne sous le rapport de la population et de la production. 4 vol. in-8o ; Paris, 1837.

    On ne saurait estimer, d’après l’auteur, à moins de quatre millions et demi d’acres (l’acre vaut quarante ares) la totalité des terres mises en culture durant la période de la guerre.

  4. Les tableaux dressés par M. Porter établissent la diminution progressive, depuis vingt ans, du nombre des individus appartenant à la population agricole. À partir de 1811 jusqu’à 1831, la proportion centésimale des familles de cette classe est tombée de 35 à 28. Pendant que l’augmentation totale des familles a suivi la progression de 34 pour 400, celle des familles agricoles n’a été que de 7 1/2, et, au contraire, celle des familles appartenant au commerce et aux manufactures, a été de 27 pour 400.

    M. Ch. Dupin a aussi constaté ce résultat d’après les calculs de M. Babbage ; on le trouve également constaté par M. Moreau de Jonnès, dans son excellente Statistique de la Grande-Bretagne et d’Irlande. Il résulte de ses chiffres que, de 1811 à 1821, la population agricole s’est augmentée de 82,658, mais qu’elle a perdu 77,552 dans les dix années suivantes, et que, même dans ses progrès, n’ayant pas suivi ceux de la population totale, elle s’est trouvée constamment en déclin pendant les vingt années écoulées entre 1811 et 1831. (Tom. ier, chap. III, sec. 2.)

  5. La population agricole de la Grande-Bretagne, d’après le recensement de 1831, est divisée ainsi qu’il suit :

    Angleterre 
    761,348 familles.
    Galles 
    73,195
    Écosse 
    126,591
    TOTAL 
    961,134 familles.

    Soit, à 5 individus par famille, 4,805,670.

  6. Discours de sir Robert Peel, du marquis de Chandos, de lord Stanley, sir J. Graham, etc. 12 mai 1838.
  7. Bill de 1827, en vertu duquel le blé étranger était toujours admissible sur les marchés de la Grande-Bretagne moyennant un droit variable. Cette proposition, passée à la chambre des communes, se trouva implicitement rejetée à celle des lords, quoiqu’elle y eût d’abord été admise en principe, par l’adoption d’un célèbre amendement du duc de Wellington, qui prohibait l’importation du blé en entrepôt tant que le prix ne se serait pas élevé à 66 shell. le quarter (1 hect. 04). L’année suivante, le duc, placé à la tête du ministère, fit passer un bill fondé sur les mêmes bases que celui qu’il avait fait rejeter.
  8. Des documens officiels, postérieurs à cette discussion, sont venus confirmer ce fait. Quoique depuis l’union législative (1800) l’Angleterre ait ajouté l’énorme somme de 2,298,369 liv. sterl. aux énormes revenus de l’église irlandaise, pour le maintien et accroissement de l’établissement protestant dans cette île, il résulte des chiffres présentés dans la session de 1834 par lord Morpeth, secrétaire pour l’Irlande, que la progression de la population épiscopale a toujours été décroissante. M. Ward avait constaté pour plusieurs diocèses que, quoique la population totale eût quadruplé depuis un siècle, le nombre des protestans était tombé d’un cinquième comparativement à ce qu’il était en 1751. Les chiffres du gouvernement établissent des faits analogues pour un grand nombre d’autres diocèses. Ainsi, en prenant pour base les deux années 1766 et 1834, on trouve que les deux cultes étaient alors et sont aujourd’hui dans les rapports suivans :

    1766. 1834.
    Protestans. Catholiques. Protestans. Catholiques.
    Armagh 
    1 1 1/4 1 1 3/4
    Derry 
    1 2/3 1 1 1/8
    Down et Connor 
    10 2 2/3 10 4
    Dromore 
    10 6 10 7
    Raphoe 
    1 1 1/3 1 2 3/4
    Kildare 
    1 3 1/2 1 8 1/4
    Kilmore Ardagh 
    1 4 3/4 1 6
    Calne 
    1 9 1 30
    Cork et Ross 
    1 5 1 9
    Cloyne 
    1 8 1 23
    Elphin 
    1 10 1 18
    Killaloe 
    1 9 1 18 1/2
    Killala 
    1 6 1 8 1/4
    Tuam 
    1 9 1 46

  9. Il résulte du rapport des commissaires chargés, en 1833, de constater l’état de l’instruction populaire en Irlande, que la population totale de ce pays est de 7,943,940, divisée ainsi qu’il suit : 6,427,712 catholiques ; 642,356 presbytériens ; 21,808 quakers, anabaptistes ou autres dissidens, et 852,064 protestans épiscopaux, membres de l’église établie, mais en y comprenant tout le corps des méthodistes wesleyens. Or, en réunissant ceux-ci aux autres dissidens, des calculs fondés sur des bases probables feraient monter le total des dissidens à 120,900, ce qui laisserait pour l’église établie le chiffre donné plus haut. Voyez aussi « the Erish church ; the reform association to the reformers of England, Scotland and Wales. London, 1835.
  10. Voyez, entre autres, Blackstone, of the Countries subject to the law of England, I, sec. IV.
  11. M. Shiel.
  12. Telles que l’interdiction aux catholiques romains de devenir régent du royaume, lord chancelier, lord du grand sceau, lord-lieutenant d’Irlande (art. XII), d’user du droit de présentation pour bénéfices ecclésiastiques, soit comme propriétaires, soit comme membres de corporations municipales (XV-XVII) ; de faire partie d’une cour de judicature où il y aurait appel des sentences rendues par les tribunaux ecclésiastiques (XVI) ; d’occuper aucun emploi, chaire ou office dans les universités (ibid.) ; enfin, certaines restrictions et limitations pour les congrégations religieuses dépendantes de l’église romaine (XXVIII-XXXVI).
  13. Le dernier essai tenté par la couronne pour ajouter à la représentation des communes, eut lieu en 1672, pour le bourg de Newark, auquel Charles II conféra le droit d’envoyer deux députés au parlement, en récompense du dévouement que ses habitans avaient témoigné pour son père. La légalité de cette élection fut long-temps débattue, et enfin, à une seconde division, une majorité d’une seule voix décida que les membres nommés ne prendraient pas séance. Ainsi cessa tout à coup, et sans qu’on se rendit compte des graves conséquences de ce fait pour la liberté des générations à venir, l’exercice d’une prérogative qui remontait à l’origine de la monarchie.
  14. On Parliament, book III, chap. II.
  15. vol. XXXIV, pag. 461.
  16. Amendement du marquis de Chandos.
  17. Pétition du bourg de Buckingham, mars 1834.