L’ANGLETERRE
DEPUIS
LES BILLS D’ÉMANCIPATION
ET DE RÉFORME.

PREMIÈRE PARTIE.

Nous avons successivement étudié dans ce recueil les principales questions de la politique européenne. Après nous être efforcé de remonter aux principes générateurs du grand mouvement qui, depuis l’explosion de 89, s’est régularisé parmi nous sans cesser d’agir sur le monde, nous avons observé cette action elle-même dans la sphère où elle s’est le plus immédiatement exercée, soit qu’elle triomphât sans résistance comme en Belgique, soit qu’elle eût à soutenir des luttes sanglantes comme dans la Péninsule, soit qu’elle se bornât, comme en Allemagne, à grouper des intérêts appelés à dominer l’avenir.

Une lacune a été signalée dans ce travail, et nous venons essayer de la combler.

Le bill de réforme, imposé, en 1832, aux répugnances de Guillaume IV, par les exigences de l’opinion et les menaces des populations soulevées, fut, pour l’Angleterre, un produit manifeste, une émanation directe de la révolution qui venait de changer en France et la dynastie régnante, et l’esprit, si ce n’est la forme, du gouvernement. Mais, transplantée au-delà de la Manche, l’idée française n’était pas destinée à s’assimiler une société qui depuis si long-temps vivait de sa vie propre : le tronc antique sur lequel elle s’est greffée s’est trouvé assez vigoureux pour l’enlacer à ce point, qu’elle peut paraître en ce moment comme étouffée sous ses rameaux.

En voyant la réforme parlementaire arrachée par les cris de la multitude et les manœuvres d’associations formidables, en entendant sur les hustings, et jusqu’au sein de Westminster, mettre en question la pairie et ses prérogatives héréditaires, on put se croire à la veille d’un de ces cataclysmes qui bouleversent la face des empires.

La France le crut ainsi, parce qu’elle jugea d’après elle-même. Aussi s’étonna-t-elle bientôt d’avoir à attendre si long-temps des conséquences qui, pour elle, auraient été prochaines ; et lorsqu’elle voit aujourd’hui la Grande-Bretagne déposer avec amour sur le front d’une jeune reine la couronne d’Alfred-le-Grand ; lorsqu’après de violentes attaques à la pairie et à l’établissement religieux, attaques qui ont retardé le triomphe des idées modernes à raison même de leur violence, elle aperçoit le parti whig incertain de son avenir, la chambre réformée presque dominée par le torysme, l’église établie déployant des ressources inattendues, et le pays en réaction vers les doctrines conservatrices ; lorsqu’en 1838 sir Robert Peel se croit plus sûr de conquérir le pouvoir qu’en 1828 il ne l’était de le garder, l’opinion libérale s’étonne et s’émeut parmi nous de résultats aussi peu prévus, et parfois elle est tentée de répéter, avec quelques organes du plus violent radicalisme, que le bill de réforme fut un leurre dont aucune conquête n’est sortie, et que l’énergie populaire pourra seule arracher l’Angleterre aux influences aristocratiques qui la dominent.

Or, c’est ici très mal interpréter ce qui se passe actuellement en ce pays. Le parti tory s’y est relevé puissant, il est vrai, d’une chute qui, ailleurs, aurait été mortelle ; mais s’il reconquiert jamais le pouvoir, ce sera pour l’exercer selon des idées qui ne sont pas les siennes, et pour continuer, dans l’ordre administratif, des réformes qui en prépareraient d’inévitables dans l’ordre politique. Si les vieilles existences, entourées depuis tant de siècles des respects populaires, se montrent imposantes encore, et comme supérieures aux attaques et aux insultes, l’organisation entière de l’état n’est pas moins attaquée en détail et ne se modifie pas moins de jour en jour.

La réforme s’opère dans les lois avant d’atteindre les personnes, parce que celles-ci ne se raidissent pas contre des nécessités qu’on les voit même devancer parfois avec un éminent esprit politique. Tout marche en Angleterre par tempérament, par transaction, et par l’effet de cet admirable mécanisme qui adoucit toutes les secousses et contient toutes les violences. Tout marche par les voies légales, parce que les uns savent attendre et les autres se résigner. Si ce pays ne connaît pas ces enivremens de logique et de passion d’où sortent les nuits du 4 août, les conquêtes de la liberté y sont peut-être plus sûres, parce qu’elles sont acceptées de tous, et que rarement des pensées de réaction s’y cachent au fond des ames.

Depuis l’année 1820, qui ouvrit l’ère de l’émancipation religieuse, l’Angleterre a commencé une révolution qui se continue sans relâche, quoique avec lenteur, dans le sens des intérêts bourgeois et des principes politiques et administratifs de la France. Cependant la vieille constitution est debout, et jamais peut-être son souvenir, sans cesse invoqué dans les réunions publiques, dans les chaires et dans les banquets, n’a excité des émotions plus universelles et plus puissantes. À l’ombre de ce drapeau s’est organisée la grande armée des conservateurs ; à son ombre marche aussi le ministère de la réforme, et c’est du jour où il a paru le répudier que le parti démocratique a vu s’éclaircir ses rangs et l’opinion lui manquer. Étonnant spectacle en ce siècle où rien ne vit là dans les institutions ni dans les croyances, où les peuples, comme les individus, marchent au jour le jour, sans respect du passé et sans souci de l’avenir !

Il faudrait renoncer à comprendre l’Angleterre si l’on ne se rendait parfaitement compte de la manière dont cette constitution, partout présente, quoiqu’elle ne soit écrite nulle part, s’enlace à l’histoire même de la nationalité britannique. L’on répète sans cesse que l’aristocratie fait sa force, et l’on a raison assurément. Mais qui fait la force de l’aristocratie elle-même ? Il ne suffit pas à une noblesse, on le sait de reste, d’avoir de grandes richesses territoriales et de hauts priviléges pour se défendre des attaques de l’esprit démocratique. Il faut, pour se faire pardonner ces avantages, qu’elle s’appuie ou sur une idée dont elle soit l’expression, ou sur un intérêt général qu’elle protége. C’est par cette double racine que vit, en effet, et la constitution anglaise, et l’aristocratie sur laquelle elle s’élève ; et peut-être n’est-il pas dans les annales des peuples de spectacle plus digne de méditation que celui de cette association si habilement ménagée.

Avant d’étudier l’Angleterre au XIXe siècle, nous voudrions esquisser ce vaste tableau qui seul préparerait l’intelligence des questions contemporaines ; car en aucun pays il ne faut, pour comprendre le présent, remonter plus haut dans le passé. Or, deux grands faits ont spécialement imprimé leur caractère au gouvernement de la Grande-Bretagne, deux faits qui ont été pour lui l’origine de la force sur laquelle il s’appuie et des obstacles qu’il rencontre, la conquête normande et le protestantisme. Nous essaierons de caractériser l’un et l’autre dans leurs résultats politiques.

L’Angleterre a été façonnée par l’aristocratie comme la France a été faite par la royauté. Si l’histoire de celle-ci se résume dans l’alliance du peuple avec ses rois contre l’oppression féodale, celle de la contrée voisine est contenue tout entière dans l’association constante des barons et du peuple contre le despotisme de la couronne.

Ces deux nationalités se développèrent dans des circonstances distinctes, et sous beaucoup de rapports opposés.

Lorsque les Francs envahirent les Gaules, les chefs des conquérans exerçaient à grand’peine une suprématie contestée. Contraints de diviser entre leurs compagnons le sol immense dont ils venaient de se rendre maîtres, le lien féodal par lequel ils rattachèrent ces grands fiefs à la couronne ne put manquer d’être très faible, et l’on dut craindre long-temps de le voir s’y briser comme en Allemagne. Dès-lors l’œuvre principale consista, pour la France, dans l’établissement de son unité territoriale, principe de sa force, instrument de ses hautes destinées ; et le souci le plus constant des populations si diverses d’origine qui habitaient ses provinces, fut de s’abriter contre les tyrannies locales sous l’aile de ce pouvoir suprême et lointain qui se montrait à leurs yeux comme le réparateur des torts, le soutien du droit contre la force.

En Angleterre, les choses allèrent tout autrement, et la conquête normande donna, dès l’origine, assez de force à la royauté pour lui permettre d’être oppressive, assez d’unité à l’aristocratie pour en faire le centre de toutes les résistances nationales.

Les bouleversemens auxquels fut livrée l’Europe, lors des grandes invasions, n’approchent pas de la crise qui, à la fin du XIe siècle, changea, dans le royaume anglo-saxon, la condition des personnes aussi bien que celle des terres. Un peuple spolié en masse par un autre peuple, son sol divisé en soixante mille portions égales avec toute la régularité administrative des temps modernes ; un grand livre cadastral tenu par les vainqueurs, où sont inscrits, sous le nom du roi de qui relève tout domaine, les fiefs dont il gratifie ses féaux sous réserve du service militaire ; tous les biens hiérarchisés comme toutes les personnes, et les vaincus abaissés aux conditions les plus serviles et perdant même leur nom ; une langue étrangère étouffant l’idiome national, et jusqu’aux vieux saints de la patrie chassés du ciel par ceux des vainqueurs ; des violences sans nom, nécessitées par une tentative sans exemple : voilà ce que la journée d’Hastings amena pour l’Angleterre, et ce qui vit encore dans des formules officielles, dont le sens primitif a résisté aux révolutions et aux siècles[1].

Le livre terrier de la conquête une fois dressé, le sol une fois divisé en fiefs directs de hauts barons et en tenures de chevaliers, la royauté se trouva aussi forte en face de l’aristocratie que celle-ci, par la nature même de ses intérêts, se sentit compacte en face de la royauté.

Cette unité ne fut d’abord employée qu’à conserver une conquête contre laquelle protestèrent long-temps le courage et le désespoir des vaincus. Ce n’était pas trop de la bravoure des rois normands et de la féauté empressée de leur noblesse, pour tenir tête aux insurrections qui éclataient chaque jour dans les villes et dans les campagnes, lorsque les malheureux Saxons se lassaient d’écouter, aux pieds du donjon paternel, les cris d’une insultante orgie, ou de voir leurs sœurs et leurs filles passer aux bras de leurs impitoyables vainqueurs.

Tant que les forêts du centre et les montagnes de l’ouest et du nord servirent de refuge à l’indépendance ; tant que, dans les marécages d’Ély, se cachèrent des combattans et des martyrs, la noblesse rallia, sans hésiter, la bannière royale, chaque fois que celle-ci se leva pour défendre la commune conquête. Mais lorsque cette conquête fut consolidée et que les défenseurs de la patrie saxonne n’apparurent plus que comme d’héroïques bandits ; quand on fut rassuré sur le sort de tant de beaux châteaux et riches domaines, départis par Guillaume aux pauvres hères qui le suivirent ; ceux-ci, devenus fiers et enflés d’importance, commencèrent à trouver qu’on leur faisait payer cher le fruit de leur vaillantise, et se mirent à poursuivre un autre but.

La domination des Plantagenets était rude et sauvage : leurs lois de sang atteignaient le noble qui osait franchir l’enceinte des forêts royales aussi bien que le Saxon surpris à pleurer les temps de saint Édouard, ou à chanter les combats du roi Alfred. Puis c’étaient chaque jour des favoris nouveaux, gascons, provençaux ou autres, gens de toute langue et extraction, venus à Londres pour s’avancer dans les bonnes graces du suzerain ; ce furent enfin les discordes de cette terrible famille, où les fils se soulevaient contre les pères, où les haines fraternelles entretenaient des rivalités impitoyables : tout cela dut donner aux barons, sous les règnes qui suivirent ceux du conquérant, l’espérance de limiter, à leur profit, le pouvoir absolu d’une royauté qui se produisait, en Angleterre, sous des formes inconnues dans le reste de l’Europe féodale.

La masse du peuple conquis ne put manquer de bénéficier de ces querelles, et l’allégement du joug imposé à ses pères devint la condition expresse ou tacite d’un concours également recherché par les deux partis, parce qu’il leur était alors également nécessaire.

Henri Ier, menacé par son frère, comprit quelle force il trouverait en s’appuyant sur l’esprit saxon, qui, depuis qu’il avait cessé d’être redoutable à la royauté, pouvait devenir, entre ses mains, un puissant instrument de résistance aux entreprises de la noblesse. Aussi voulut-il donner un gage à cette nationalité opprimée, en partageant son trône avec une princesse du sang des vieux rois dépossédés.

De leur côté, les barons suivirent les inspirations de la même politique, dans leur longue querelle avec Jean-sans-Terre, ce prince méprisable aux yeux du peuple comme à ceux des grands, et dont l’ame, au dire des chroniqueurs contemporains, aurait souillé l’enfer lui-même. Les bourgeois des cités, les vilains des campagnes entrèrent à l’envi dans cette universelle conjuration à laquelle le clergé vint prêter sa force, en sanctifiant son but et en légitimant ses moyens. L’armée de Dieu et de la sainte église, liée par des sermens prêtés au pied des autels, se mit en campagne pour conquérir la liberté, ce bien qui manquait à tous, et bientôt la grande charte fut signée aux champs immortels de Runnimède.

Cette victoire avait été obtenue par trois intérêts distincts, et chacun d’eux reçut des garanties dans ce jour, le plus grand entre tous les grands jours de cette histoire.

Le clergé vit consacrer la liberté de ses élections et l’indépendance de sa juridiction spirituelle. Les barons obtinrent de nombreux adoucissemens à la rigueur des lois féodales ; le droit de succession et de dévolution fut reconnu en même temps que les conditions du service militaire furent réglées d’une manière équitable. Les priviléges départis aux barons contre le roi le furent également aux arrière-vassaux contre leurs seigneurs : ceux-ci renoncèrent à lever taille ou aide, si ce n’est pour les cas expressément spécifiés par les lois féodales. Le roi jura, de son côté, de ne rien prétendre en ce genre que de l’assentiment du grand conseil national. Les marchands virent consacrer le droit de se livrer à leur trafic et industrie sans redouter taxe ou vexation. Chacun obtint la faculté de transporter, selon son bon plaisir, d’un bout à l’autre du royaume, sa personne et son avoir. La justice devint accessible à tous, et les cours judiciaires, jusqu’alors ambulatoires parce qu’elles étaient attachées à la personne du roi, furent rendues stationnaires. On détermina leur circuit et juridiction, et leur compétence fut réglée selon des bases qu’elles conservent encore aujourd’hui. À chacun fut reconnu le droit de n’être poursuivi que sur témoignage, jugé que par ses pairs et condamné que conformément à la loi territoriale ; il n’est pas jusqu’aux pauvres paysans qui n’obtinrent quelques gages de bienveillance dans ce jour de redressement ; il fut interdit désormais de saisir, en cas d’amende, tout ou partie de leurs instrumens de travail.

Telle fut cette magna charta d’où ne sort pas sans doute, littéralement, la constitution de la moderne Angleterre, mais qui en est pourtant l’incontestable origine. C’est par ce souvenir, en effet, que l’Angleterre a continué de se sentir une nation libre, même aux temps les plus honteux de son histoire ; c’est lui qui a scellé, dans la nuit des âges, cette alliance de l’aristocratie et du peuple, qui résiste aujourd’hui même à toutes les influences du temps ; c’est lui qu’invoquent sans cesse tous ceux qui parlent à l’opinion, qu’ils appartiennent au whiggisme ou au torysme ; et, devant ce souvenir, tous les traits de l’esprit novateur semblent encore s’émousser, toutes ses attaques demeurer impuissantes.

Lorsque l’étranger parcourt les longues galeries du Muséum britannique, sa vue ne s’arrête guère qu’avec une attention distraite sur ces riches collections de toutes les zones, sur ces curieux monumens de toutes les civilisations et de tous les siècles ; souvent même il reste froid devant les marbres détachés du Parthénon que ne réchauffe plus le soleil de la patrie. Mais lorsque, dans sa marche indifférente et lassée, il rencontre tout à coup un groupe pieusement incliné autour d’un vieux parchemin ; quand il aperçoit sur cette feuille illisible, quelques traces de signature, quelques croix informes plus d’à-moitié effacées par le temps, alors il se sent en présence d’un monument plus vivant que tous ceux qu’il vient d’entrevoir ; il lui semble qu’il donnerait toutes ces œuvres de la science et du génie pour ce papier vers lequel tant de générations ont reporté leurs pensées, et dont la vue fait encore battre tant de cœurs.

Pendant plus d’un siècle, à dater de cette époque, cette alliance se maintint presque constamment par l’effet des mêmes causes, et la liberté anglaise marcha, pour ainsi dire, à coups d’insurrections. Les statues de Merton et de Marlebridge furent arrachées comme la charte de Runnimède et celle des forêts. Un étranger, Simon de Montfort, devenu contre Henri III le chef d’une ligue aussi formidable que celle devant laquelle avait reculé l’astuce de Jean-sans-Terre, n’hésita pas à relever d’une manière plus éclatante encore les restes de la population saxonne. Le premier il appela les bourgeois des villes, auxquels l’industrie naissante commençait à préparer quelque importance, à délibérer en parlement conjointement avec les lords spirituels et temporels.

Ce parlement ou conseil national, ainsi que le qualifie la charte de Jean-sans-Terre, était en Angleterre, aux temps qui suivirent la conquête, ce que les assemblées de ce genre furent à la même époque, dans toute l’Europe, soumise au droit féodal.

Là siégeaient les prélats et abbés, à titre de lords spirituels, en même temps que comme seigneurs temporels, à raison des hauts domaines pour lesquels ils étaient assujettis au service militaire in capite ; puis les barons relevant immédiatement de la couronne, et obligés, par ce fait même, d’assister le roi en son conseil comme à la guerre. Les simples chevaliers qui tenaient des terres sous des obligations analogues, furent aussi mandés aux parlemens, non pas en masse, ce qui ne se pouvait à raison de leur nombre, mais par des députations, dont le mode d’élection varia selon les circonstances et les temps. De là sont sortis ces membres pour les comtés, qui, aujourd’hui même et après la réforme parlementaire, constituent une sorte de corps intermédiaire au sein de la représentation britannique.

Vainement chercherait-on trace, dans les temps qui suivirent la conquête normande, de la présence des bourgeois des villes au sein du grand conseil national. Plus tard encore, ils n’apparaissent que fort rarement, et d’une manière en quelque sorte incidente. Ils y viennent plutôt pour donner des éclaircissemens en matière de finances que pour statuer sur le fond des questions elles-mêmes. On ne les voit point siéger à la cour du roi avec les conseillers nés de sa couronne, et le monarque hautain leur donne audience comme en passant, tantôt en sa chambre à coucher, tantôt partant pour la chasse, lorsqu’il a déjà les éperons aux pieds et le faucon au poing. Dans le cours du XIXe siècle, des sommations adressées aux lords pour qu’ils aient à venir au parlement, portent encore : de arduis rebus tractaturis et consilium impensuri, tandis que les députés des bourgs sont seulement convoqués, ad faciendum et consentiendum. Aussi ce droit de représentation est-il alors peu jalousé par les villes qui ne le possèdent pas, et trouve-t-on plus d’un exemple, dans l’histoire, de réclamations adressées par des bourgs, prétendant que cette obligation leur a été malicieusement imposée.

On le voit, la France, agitée à cette époque par les factions des princes du sang, dont les états-généraux se faisaient les tumultueux organes, la Flandre dominée par les intérêts démocratiques, le Portugal, la Castille et l’Aragon, régis par leurs souveraines cortès, l’Italie soumise à son gouvernement municipal et républicain, une grande partie de l’Allemagne elle-même, devançaient alors l’Angleterre dans les voies de la liberté politique, tant l’autorité royale était puissante dans ce pays par le fait même de son établissement primordial ! Quoi qu’en ait dit le patriotisme anglais, Hume a pu écrire sans paradoxe que « les bourgs et corporations anglaises furent établies en imitation de celles de France, et que ce dernier pays est la source de la liberté des communes. »

Cependant on n’en suit pas moins de règne en règne, depuis le commencement du XIIIe siècle, date de la grande charte, jusqu’à l’avènement des Tudors à la fin du XVe, les progrès, tout lents qu’ils soient, de l’émancipation de l’Angleterre, et toujours ces progrès sont dus à la même cause, l’association des intérêts aristocratiques et populaires contre le pouvoir de la couronne.

Ainsi Édouard Ier, pressé d’argent, régularise, dans l’intérêt de son échiquier, la représentation des villes et bourgs au parlement. Sous Édouard II, les barons imposent au monarque le concours d’une junte choisie par eux, et les communes annexent des remontrances à leurs octrois de subsides.

Édouard III, engagé dans ses longues guerres contre la France, placé par là dans l’étroite dépendance de ses créanciers aussi bien que de sa noblesse militaire, dut confirmer maintes fois par serment les chartes de ses prédécesseurs. Sous son règne glorieux, la liberté anglaise fit d’importantes conquêtes. Le droit des lords à n’être jugés qu’en parlement fut solennellement reconnu, et le procès de Latimer consacra le principe de la responsabilité ministérielle. Les cas de haute trahison furent rigoureusement définis, et l’autorité royale dut accepter de la jalouse inquiétude de ses barons des barrières que son épée victorieuse n’essaya pas de renverser.

En lisant avec attention les annales de ce long règne, on voit s’y dessiner déjà les deux doctrines politiques destinées à s’élever un jour l’une contre l’autre. D’une part, les droits du parlement sont mieux définis, et ses prétentions s’étendent ; d’une autre, le monarque réclame, en invoquant la gravité des circonstances, le droit de lever des taxes sans l’assentiment préalable de ses sujets, et s’efforce d’opposer ses proclamations délibérées en conseil privé aux lois faites en parlement avec le concours des lords et des communes : long et redoutable conflit qui devait plus tard faire élever l’échafaud de Charles Ier, pour ne finir que deux règnes après lui par l’exil définitif de sa race.

Sous Richard II, les deux chambres procèdent au détrônement légal d’un prince, premier martyr de la royauté parlementaire. Menacé par d’impitoyables factieux, voyant l’exil atteindre ses amis, la mort planer sur ses conseillers, cet infortuné monarque tente, pour résister aux violences d’une aristocratie factieuse, de s’appuyer sur les légistes, qui, dès cette époque, commencent à grandir en importance et en crédit. Les tendances de ceux-ci vers le pouvoir absolu, tendances qui, un siècle plus tard, se révélèrent dans toute leur énergie en Angleterre comme dans le reste de l’Europe, se manifestent alors d’une manière non équivoque. Le roi proclame le dogme de sa suprématie, auquel le parlement répond par un arrêt de déchéance, et le drame mystérieux du château de Pomfret prépare, à plus de deux siècles de distance, le meurtre juridique de White-Hall.

Sous Henri IV, élevé au trône par les deux chambres, celles-ci étendent leurs prérogatives, et font impérieusement, du redressement des griefs signalés par elles, la condition préalable de tout octroi de subsides. Elles surveillent avec une incessante jalousie la conduite du roi qu’elles se sont donné ; et, à leur attitude en face du trône, au ton même de leurs harangues, on sent que cette royauté est d’hier, que son titre est douteux et son avenir incertain.

À cette époque, le rôle des communes, au sein du parlement, est assez régulièrement défini ; mais, quoiqu’elle ne manque pas d’importance, on sent pourtant que la chambre basse ne représente encore aucun intérêt puissant et distinct. Son opposition se produit presque toujours derrière celle des barons, auxquels appartient l’initiative exclusive de tous les grands changemens politiques.

Mais ici s’arrête tout à coup le mouvement jusqu’alors ascensionnel de la liberté parlementaire. De longs jours d’anarchie succèdent, et, au sortir de cette terreur de soixante années, l’Angleterre implore le despotisme. Son code politique à la main, elle se rue avec joie dans une sorte de servitude légale qui, comme on a pu le dire avec vérité, n’a d’exemple que dans l’attitude du sénat romain devant Tibère. Et ce prodigieux changement se consomme, remarquons-le, non par la tyrannie d’un homme, accident passager dans la vie des peuples, mais par l’adhésion de la nation tout entière, par l’abjection sans exemple d’une noblesse naguère si turbulente, par la prostitution d’un clergé auquel on jette des femmes pour étouffer ses remords, enfin par la proclamation solennelle de doctrines politiques que les affranchis des Césars auraient enviées aux conseillers des Tudors !

Comment s’opéra un tel mouvement ? comment s’explique cette longue éclipse du génie politique de la Grande-Bretagne ?

La liberté est un fruit d’une culture difficile que trop de calme empêche de naître, et que trop d’agitation fait tomber. Les luttes séculaires livrées à la royauté par une aristocratie compacte dans ses résistances, semblaient avoir préparé ce pays pour une constitution forte et virile. Mais, durant les guerres des deux roses, l’Angleterre devint un vaste champ de carnage. Tous les intérêts se divisèrent comme toutes les forces sociales, et, comme il arrive aux jours d’anarchie, chacun, s’isolant au sein de la terreur générale, ne songea plus qu’à sauver sa tête. Des princes passèrent du trône dans la prison, pour remonter de la prison sur le trône ; et les parlemens réunis pour sanctionner, sous les menaces de la soldatesque, ces victoires éphémères, prévoyant le compte terrible qu’ils auraient bientôt à rendre à une autre faction, n’aspiraient qu’à diminuer leur responsabilité directe au milieu de ces chances incertaines. Se soustraire à un impeachment, se dérober à un bill d’attainder, telle devint la préoccupation presque exclusive de quiconque était condamné à paraître sur cette scène dévorante. Les grands, divisés de parti, entraînaient, dans les variations soudaines d’une politique sans noblesse et sans foi, la bourgeoisie et les communes ; et pendant que Warwick faisait et défaisait les rois au gré de ses ambitions et de ses jalousies, les peuples subissaient avec effroi, mais sans résistance, ces pouvoirs d’un moment qui avaient tant de vengeances à satisfaire, tant de cupidités à gorger.

Si dans les luttes précédentes on avait combattu pour des intérêts collectifs, parfaitement distincts et définis, il devint impossible, durant les longues querelles entre les maisons d’York et de Lancastre, d’expliquer, autrement que par des inspirations égoïstes, l’attitude et la conduite de chacun. Il y eut alors des factions plutôt que des partis, et c’est là ce qui démoralise profondément un pays ; c’est là ce qui enlève aux caractères individuels toute dignité, aux nations tout avenir.

Il est des révolutions stériles comme il en est de fécondes ; et au milieu de ces longues dissensions, qui corrompent lorsqu’elles ne régénèrent pas, l’Angleterre perdit sa vieille foi politique au lieu de la retremper.

L’aristocratie, divisée entre les deux familles rivales, ne conserva plus cette unité qui, pendant trois siècles, l’avait rendue formidable. Ses plus illustres têtes roulèrent sur l’échafaud, et le sang des conquérans fut comme épuisé à sa source. En place d’une foule de grandes familles éteintes ou ruinées par les confiscations, nombre d’hommes nouveaux abordèrent les affaires, cherchant dans le pouvoir absolu de la couronne un abri pour leur récente fortune. Le despotisme fut universellement invoqué comme une espérance, et la sécurité fut estimée le plus grand, parce qu’elle était devenue le plus rare de tous les biens.

Lorsque la bataille de Bosworth et la lassitude générale eurent définitivement assuré la victoire de Henri de Lancastre, ce prince qui, par son mariage avec la fille d’Edouard IV, réunissait enfin dans sa personne les droits des deux maisons ennemies, se trouva en mesure d’étendre, sans résistance et presque sans limite, l’action légale de la royauté.

Le despotisme sous lequel se courba l’Angleterre, durant les règnes des deux Henri et d’Élisabeth, offre, en effet, un caractère tout particulier auquel l’épithète de despotisme légal semble seule convenir. Les légistes dont Henri VII sut faire les instrumens de ses vengeances aussi bien que de son avarice, combinèrent d’une inextricable façon l’oppression avec la loi. Aucun assassinat juridique ne manqua d’une formule pour le régulariser, d’un parlement ou d’un jury empressés de s’en faire les complices sitôt qu’ils en étaient sommés par la couronne.

Henri VII, en proclamant sans opposition le droit de lever, de sa pleine autorité, des taxes de bénévolence, en faisant consacrer par son parlement la juridiction de la chambre étoilée, avait jeté les bases d’une tyrannie qu’une nation chrétienne ne semblait pas pouvoir connaître. Henri VIII éleva sur elles le monstrueux édifice de sa suprématie politique et religieuse. Il réalisa, presque sans résistance, ce que l’imagination avait jusqu’alors à peine conçu comme possible, et l’on vit reculer les bornes de la perversité aussi loin que celles de la bassesse humaine.

Ce n’est rien pour Henri que d’obtenir la sanction légale de prétentions inarticulées jusqu’à lui, tel que le droit étrange de ne pas payer ses dettes, avec l’obligation plus étrange imposée à ses créanciers de rendre ce que le prince aurait pu vouloir leur rembourser ; ce n’est rien que de voir le parlement, exclusivement occupé à passer les innombrables bills d’attainder qu’on lui apporte l’un sur l’autre, finir par décider que désormais il ne sera plus besoin d’entendre l’accusé avant de le livrer au bourreau. Ce sont aussi de simples accidens, dans l’ensemble de cette effroyable époque, que ces passions de tigre qui commencent par des caresses pour finir par du sang ; ce qu’il faudrait faire comprendre, pour donner la mesure de la dégradation inouie des idées, des mœurs et des ames, ce serait ces sentences de divorce rendues par un clergé sans pudeur ; ces bills qui déclarent légitimes ou bâtards tour à tour les fruits de ces tristes unions ; ces lois enfin, puisqu’il faut les nommer ainsi, en vertu desquelles le billot reste en permanence à côté de la couche royale.

C’est une difficile entreprise, même pour un grand homme, que de changer les croyances d’un peuple, et de substituer un établissement récent à une hiérarchie sanctionnée par la vénération des âges. Les pouvoirs résistent d’ordinaire aux entreprises de cette nature, loin d’en prendre l’initiative ; et s’il arrive parfois aux gouvernemens de les favoriser, ils ne le font du moins que par suite d’intérêts d’une nature très grave, par des considérations politiques plus ou moins fondées sur la raison et la prudence. Ainsi, lorsque le protestantisme s’établit en Allemagne, en Suisse, en Hollande, dans le nord de l’Europe, ses progrès furent le résultat de l’exaltation populaire entretenue par la nouveauté des doctrines, et d’une pensée de résistance nourrie depuis long-temps par les princes du saint-empire contre la suprématie romaine. En France, la réforme gagna du terrain parce qu’elle servait les vues d’une grande faction de cour, et qu’elle s’associa, selon son génie et sa nature, au principe aristocratique alors en lutte avec la royauté. Entraînemens de l’opinion ou bien combinaisons de parti, convictions ou intérêts, telles ont été dans tous les temps les conditions de succès de toute révolution religieuse.

L’établissement anglican reste seul placé, du moins lorsqu’on le considère à son origine, en dehors de ces deux principes. Œuvre d’incohérence et de contradiction, il ne représente rien dans l’ordre philosophique ; œuvre de sauvage despotisme, il n’est primitivement conçu dans aucun intérêt d’état, il ne se lie même à aucun intérêt de parti.

En imaginant de se déclarer pape, en guise de juste-milieu entre ceux qui rejetaient la papauté catholique et ceux qui lui restaient fidèles, le monstre qui occupait le trône d’Angleterre n’entendait donner satisfaction à aucune des opinions qui ébranlaient alors l’Europe. Henri avait cessé d’être orthodoxe sans se faire réformer : témoin les nombreux protestans que le défenseur de la foi continua, depuis son apostasie, de livrer aux bûchers dressés pour ses sujets catholiques. Si, sous son règne et sous celui d’Élisabeth, sa fille, rester fidèle au saint-siége, et admettre la suprématie romaine, fut un crime capital, se dire protestant dans le sens rigoureux de ce mot, et nier la suprématie de la couronne en matière religieuse, fut également considéré comme un délit digne de mort. Élisabeth, il est vrai, au lieu de brûler, selon le procédé de l’inquisition adopté par son père, ceux d’entre ses sujets qui contestaient son autorité spirituelle et son droit au gouvernement de l’église, les faisait couper en quatre après qu’on leur avait arraché les entrailles ; or, comme ce genre de supplice est spécialement destiné, par la loi anglaise, aux crimes politiques, ce fait suffit, au dire de ses apologistes, pour purger sa mémoire de toute accusation de fanatisme religieux.

Lorsque lassé des lenteurs de Rome pour son divorce, il prit fantaisie au luxurieux monarque de faire sanctionner par le vil troupeau de ses évêques la grande iniquité que le chef de l’église hésitait à consacrer, Henri VIII ne fut déterminé, ni par le désir de se concilier les sympathies religieuses d’une portion de ses sujets, ni par la pensée de servir ses intérêts politiques. La réforme, qui déjà agitait l’Écosse, avait eu jusqu’alors peu d’action en Angleterre, et loin de céder, en se séparant de Rome, au mouvement de l’opinion populaire, il fallut, au fondateur de l’anglicanisme et à sa fille, cinquante années de tyrannie avant de le faire accepter par la nation. D’un autre côté, l’intérêt politique de Henri VIII était parfaitement étranger à sa résolution, si même la nécessité de ménager l’empire, et le soin de conserver la bonne attitude prise au commencement de son règne dans les affaires générales de l’Europe, ne lui faisaient un devoir de rester catholique.

Cet immense évènement fut donc produit par des motifs aussi indignes de l’histoire que de la grande nation dont il allait changer les destinées. Quoique les révolutions sociales soient d’ordinaire fort indépendantes des causes occasionnelles que la médiocrité leur assigne, on peut dire, à la lettre, que l’anglicanisme ne fût jamais né si Catherine d’Aragon avait eu plus de fraîcheur, et Anne Boleyn le nez plus gros.

Cependant cet établissement à la fondation duquel la prudence humaine resta tout aussi étrangère que la foi, et qui conservait les formes sans l’esprit, l’obéissance sans principe ; cette religion qui maintenait la hiérarchie sans règle, monstruosité logique sortie d’une source impure, et soutenue, au prix de tant de sang, par la ligue de toutes les cupidités appelées bientôt après pour la défendre, la conception de Henri VIII, enfin, défie encore, de nos jours, les adversaires de son dogme et les ennemis de son influence, et reste, dans l’ordre politique, la plus puissante entre toutes les églises européennes ! C’est qu’ici se produit un fait décisif, et que l’on touche, à bien dire, à la racine même de la constitution britannique.

Nous allons voir l’aristocratie reprendre, par l’influence de ce fait même, un rôle très différent, sans doute, de celui qu’elle remplit au XIIIe siècle, et qui, en place de l’affranchissement conquis par la grande charte, lui impose comme un devoir permanent l’oppression de huit millions d’hommes, rôle analogue, néanmoins, qui ne manque ni de popularité, ni de grandeur, et qu’un corps politique peut avouer sans honte.

La confiscation des immenses propriétés du clergé catholique vint donner à l’aristocratie anglaise un intérêt direct dans l’œuvre commencée par Henri VIII. Enrichie des dépouilles de l’église romaine, elle en devint l’ennemie en quelque sorte personnelle ; et dans les longues luttes suscitées par une entreprise aussi vaste et aussi hardie, cette aristocratie finit par reconquérir la force qui ne manque jamais à quiconque représente un principe ou un intérêt collectif. Puis lorsque l’action du gouvernement, sans cesse dirigée vers ce but, eut amené entre l’Angleterre et Rome une scission sans espoir, l’aristocratie se trouva le centre des passions et des intérêts protestans contre l’autorité romaine, comme au moyen-âge elle avait été l’ame de toutes les résistances nationales contre le pouvoir royal. Enfin, lorsque l’établissement anglican, régularisé sous Edouard VI, fut décidément fondé sous Élisabeth par le bonheur autant que par l’habileté de sa politique, la noblesse et l’église établie présentèrent un faisceau de forces et d’influences que n’ont pu délier ni les puritains de Cromwell, ni les conseillers secrets de Jacques II, ni des influences plus récentes et plus redoutables.

Henri VIII comprit que la hache de ses bourreaux, tout expéditive qu’elle fût, ne suffirait point pour maintenir son œuvre théologique : aussi se hâta-t-il de lui donner des appuis plus solides.

Au XVe siècle, le tiers environ du sol était possédé ou par l’église ou par des institutions de charité. Indépendamment des paroisses, six cent quarante-cinq monastères, quatre-vingt-dix grands colléges, plus de cent hôpitaux, un nombre infini de chapelles privées et chanteries s’élevaient, au dire des historiens, sur ce sol où tant de ruines attestent encore la fécondité de l’inspiration catholique.

Un premier essai de suppression amena, dans le nord du royaume, une insurrection redoutable. Le peuple vit avec désespoir tomber ces asiles de prières où il recevait chaque jour le pain du corps avec celui de l’ame. Mais le roi triompha de tous les obstacles, et, en 1540, la suppression des monastères était un fait consommé. Deux années plus tard, le parlement recevait injonction de réunir au domaine de la couronne les biens des colléges et hospices, et alors commence, pour l’Angleterre, cette histoire de la charité légale, sur la dernière phase de laquelle nous aurons à nous arrêter dans la suite de ce travail.

Pour réconcilier le peuple avec des innovations qui l’atteignaient si directement dans les ressources de sa vie, il avait été dit que les immenses propriétés réunies au domaine royal rendraient désormais inutiles tout établissement de taxe, toute demande de bénévolence. Mais Henri n’entendait pas la chose ainsi. Tout, ou à peu près, fut distribué aux lords de la chambre haute, aux chevaliers des comtés, nuées de cormorans dont il se plaignit bientôt de ne pouvoir satisfaire l’insatiable avidité.

Ainsi la noblesse retrouvait tout à coup l’importance territoriale que tant de vicissitudes avaient contribué à lui faire perdre dans le cours du XVe siècle.

Une autre conséquence des réformes de Henri VIII devait modifier en même temps sa position politique. Les abbés mitrés ayant cessé de paraître au parlement où, réunis aux évêques, ils opposaient une majorité constante aux pairs temporels, ceux-ci se trouvèrent dominer sans contrôle la chambre haute, où le rôle du banc ecclésiastique devint dès-lors très secondaire et très effacé.

Ainsi s’élevèrent au XVIe siècle, gorgées des dépouilles catholiques, ces familles nouvelles d’où sort presque en entier la pairie moderne d’Angleterre ; ainsi se forma une masse d’intérêts nouveaux placés par leur origine même au service de passions inexorables.

On s’aperçut bientôt que l’égoïsme avait réveillé quelque courage au sein des classes élevées de la nation, et que la bassesse aurait désormais certaines limites.

Lorsque la majorité du peuple, encore fidèle à sa vieille foi, eut élevé au trône, au milieu des acclamations les plus vives, la fille déclarée illégitime de Catherine d’Aragon, le parlement qui avait rendu des lois de sang sous Henri VIII et sous Edouard VI, qui fût demeuré protestant sous Jeanne Gray, n’hésita pas à se déclarer catholique sous la catholique Marie. Il remit dès l’abord en vigueur, et sans en être requis, les lois les plus terribles contre l’hérésie. Ceci ne touchait, en réalité, qu’à la vie des hommes assez imprudens pour professer des doctrines autres que celles du pouvoir. Mais lorsqu’il fallut régler les effets civils de la suprématie pontificale, l’opposition se montra, les résistances s’organisèrent, et l’aristocratie parut retrouver une énergie depuis si long-temps perdue. C’est que derrière cette suprématie se cachait la question des biens ecclésiastiques ; or, tant que cette question ne fut pas réglée à la satisfaction de ceux qu’elle touchait si directement, on se montra intraitable sur les autres. Marie comprit cette fois les nécessités de sa position ; elle transigea sur les intérêts, assurée d’avoir bon marché du reste. Alors, le cœur libre de tous soucis, son parlement reçut à deux genoux la solennelle absolution donnée par le pape au royaume d’Angleterre, et les deux chambres revinrent à leurs habitudes d’obséquieuse déférence, dont ne les firent dévier ni les mauvais succès de la politique royale, ni les cris des victimes expirant dans les flammes de Smithfield.

Mais l’œuvre de la triste Marie ne devait pas lui survivre, et des intérêts tout différens se montraient déjà de toutes parts autour de ce trône sans héritier. Le parti protestant avait acquis sous Henri VIII et sous son fils cette force que le pouvoir départit toujours aux opinions qu’il embrasse ; il avait conquis sous Marie cette sanction que les supplices y ajoutent. L’Écosse, bouleversée par la réforme, avait déjà fortement réagi sur l’Angleterre ; et malgré ses complaisances, le parlement appartenait de cœur comme d’intérêt à une cause à laquelle était liée la fortune d’un si grand nombre de ses membres.

Lorsque la mort de sa sœur eut appelé Élisabeth au trône, cette princesse, dont les convictions en matière de foi étaient alors et restèrent toujours fort obscures, comprit, avec la puissance de son esprit pénétrant et ferme, que toutes les circonstances de sa vie liaient indissolublement sa fortune à celle du parti protestant. La fille d’Anne Boleyn, flétrie par Rome comme le fruit d’un adultère, n’avait-elle pas derrière elle la reine d’Écosse, espoir de ses sujets catholiques, nièce des Guise et princesse de France, qu’elle devait redouter, non pas seulement comme une héritière éventuelle dans l’avenir, mais comme une rivale menaçante dans le présent ? Élisabeth n’hésita point : placée entre des dangers également redoutables, elle choisit vite et poursuivit son œuvre avec une indomptable persévérance.

Les intérêts français, que Marie Stuart représentait par sa famille et son mariage, donnèrent à Élisabeth l’immense avantage d’une position toute nationale. Dans son règne d’un demi-siècle, elle sut exploiter avec une habileté soutenue ce principe insulaire qui fit sa force contre le parti catholique et contre l’étranger, alors étroitement associés par la fatalité des circonstances.

Ce règne fut grand parce qu’il fonda le véritable esprit de la politique anglaise, et qu’au milieu des intérêts confus encore de l’Europe, il assit le premier, sur ses bases modernes, la puissante nationalité britannique. Aussi la pensée dont il a été l’imposante expression a-t-elle couvert de sa populaire grandeur et les actes monstrueux, et les iniquités sanglantes, et le despotisme effrayant des doctrines, et la tyrannie plus effrayante encore d’un pouvoir sans limites mis au service de passions sans pitié.

Déclarée, par son parlement, chef suprême de l’église, Élisabeth concentra sur sa tête de jeune fille la plénitude de ce pouvoir spirituel qu’au nom de la raison et des Écritures la réforme déniait alors à la papauté. L’acte de 1558, étendu par l’acte d’uniformité, revêtit le souverain d’une haute suprématie ecclésiastique, indépendante et du concours du parlement et même de celui de la convocation[2].

Le roi put, de son chef, réprimer et définir les hérésies, établir ou rapporter les canons, instituer les évêques sans nulle présentation des chapitres, altérer la discipline, prescrire ou abolir à son gré les rites et cérémonies religieuses. Directeur de la hiérarchie et du dogme, il fut à la fois évêque du dedans et du dehors, pape et concile. Ce fut là tout ce que la liberté et l’intelligence humaines gagnèrent à l’éclatant divorce qui sépara l’épiscopat anglais du centre de l’unité religieuse.

Cette suprématie du souverain et ce pêle-mêle de pratiques et de dogmes, empruntés en petit nombre à la réforme, retenus, pour la plupart, du catholicisme, selon l’inclination personnelle de la reine, furent imposés à la conscience publique, sous les pénalités les plus terribles. L’exhérédation de tout droit civil et politique, la condition la plus abjecte, devinrent le partage de quiconque refusait de courber son front sous ce symbole arrêté par une femme au milieu de ses amans et de ses sycophantes mitrés. L’amende pour le seul fait de non-assistance aux offices de l’église légalement établie, fut tellement forte et exigée avec une rigueur si impitoyable, que les catholiques ne purent se dérober à une ruine totale. Ruinés, ils étaient marqués d’un fer chaud au visage, afin que l’église ne perdît pas ses droits même sur la misère. Le clergé romain fut à peu près exterminé. La loi prononçait la mort contre tout prêtre étranger qui aborderait ce rivage funeste, la mort contre tout prêtre catholique qui célébrerait les mystères de sa foi, la mort contre qui recevrait de sa main l’hostie consacrée, ou déposerait en son sein les secrets de sa conscience.

Ce fut ainsi qu’une tyrannie soutenue par une politique extérieure heureuse autant qu’habile, et sanctionnée aux yeux d’un peuple patriote par la nationalité des résultats, parvint à écraser un parti qui, au commencement de ce long règne, formait encore la majorité numérique au sein de la Grande-Bretagne. Le protestantisme fut, pour ce pays, le pendant de la conquête normande ; il fonda, comme elle, et l’oppression légale des vaincus, et la compacte unité de la noblesse, enrichie pour la seconde fois de tant de dépouilles.

L’établissement anglican, sorti d’abord du caprice d’un monstre, se présente, durant le règne d’Élisabeth, sous un aspect tout politique, et l’inspiration religieuse y reste, à bien dire, étrangère. En ameutant toutes les cupidités contre Rome, en déchaînant toutes les fureurs du fanatisme populaire, cette princesse consolidait son trône et brisait à jamais l’influence de la France et de l’Espagne ; en fondant contre les puritains et les catholiques une église épiscopale, puissante par ses propriétés, liée d’esprit et d’intérêt à l’aristocratie territoriale, en même temps qu’humblement soumise à la couronne, tant que celle-ci resterait à la tête de la croisade anti-papiste, Élisabeth préparait la naissance de cette opinion nationale qui, en 1688, triompha d’une dynastie catholique, qui, en 1838, résiste encore avec tant d’éclat aux conséquences de la réforme parlementaire.

Sous le rapport religieux, Élisabeth perçut clairement son but, et osa tout ce qu’il fallait pour l’atteindre. Son église a traversé deux siècles de révolution, les pieds dans le sang de l’Irlande ; elle a laissé passer Cromwell et fait tomber Jacques II ; elle tient aujourd’hui en échec Daniel O’Connel et le siècle tout entier : établissement prodigieux qui constate combien de temps les institutions peuvent vivre en dehors de la logique, lorsqu’elles sont assez puissantes pour agglomérer les intérêts et s’en faire le rempart.

Élisabeth fut moins heureuse dans son gouvernement civil, et la génération suivante ne laissa pas la liberté anglaise emprisonnée dans le cercle étroit qu’elle avait prétendu lui tracer. Toute remplie de l’idée de sa suprématie royale, conséquence logique, en effet, de la suprématie religieuse qui lui avait été départie, cette princesse s’était fait des prérogatives de son parlement une idée que celui-ci n’osait encore contredire qu’avec une timidité respectueuse. Pour elle comme pour la maison de Stuart, la royauté était la source de tous les pouvoirs légitimes ; et, de quelques formes que les rois eussent consenti à entourer l’exercice de leur puissance, celle-ci planait au-dessus des lois dont elle conservait même le pouvoir de dispenser. Si Élisabeth ne formula pas d’une manière aussi nette que Jacques II le mystérieux dispensing-power, c’est que l’humilité de son parlement ne lui en fournit pas l’occasion. Asseoir les taxes et les tarifs de douanes, régler ce qui concernait la police municipale, la conservation des faisans et des perdrix, pour employer ses termes mêmes, tels étaient, selon la doctrine d’Élisabeth, avec la faculté de rendre des bills d’attainder en matière de trahison, les droits de ses parlemens. Jamais elle ne souffrit de sang-froid que ceux-ci prétendissent s’immiscer dans les questions politiques, bien moins encore dans ce qui se rapportait aux matières religieuses et aux affaires de l’église ; et, personne ne l’ignore, chaque fois que leurs discussions sortirent des modestes limites où la volonté de la reine entendait les circonscrire, un ordre souverain allait arracher de leur banc les téméraires orateurs, pour les envoyer à la Tour attendre le jour de la liberté.

Tel était le droit universellement admis, et dont chaque session législative offrit des applications nombreuses. Que si l’on ajoute à ces maximes l’existence de la chambre étoilée, de la cour de haute commission, juridiction souveraine en matière de non-conformité, si l’on se rappelle les lois martiales dont se servait Élisabeth, chaque fois qu’elle pouvait craindre une heure de retard pour son expéditive justice, on devra reconnaître qu’il est difficile de découvrir, sous ce règne, non plus que sous les deux précédens, ces traces de liberté que prétend constater M. Hallam, en ouvrant à cette époque son Histoire constitutionnelle.

Mais la liberté anglaise devait sortir de l’excès même du despotisme, et la réforme, qui, dans l’établissement de l’église anglicane, servit d’instrument au pouvoir absolu de la couronne, dut bientôt, par l’effet de son génie propre, susciter d’autres tendances et allumer d’autres passions.

Lorsqu’un grand mouvement se produit dans l’esprit humain, et qu’au lieu d’y correspondre, on consacre les doctrines contre lesquelles ce mouvement s’opère en les dépouillant de ce qui constituait leur vie intime, il est difficile que les résistances ne se développent pas avec une irrésistible énergie. C’est là ce qu’on put prévoir en Angleterre quand, après Élisabeth et dans le cours même de son règne, on vit l’esprit puritain se porter l’implacable ennemi de l’établissement ecclésiastique. Celui-ci ne semblait-il pas appeler, en effet, de tous côtés, les attaques combinées et des calvinistes sévères et des catholiques restés fidèles ? Briser, comme superstitieuse et tyrannique, une suprématie spirituelle reconnue dans le monde chrétien depuis douze siècles ; puis, pour des convenances politiques, la rétablir tout entière dans la personne d’un idiot ou d’une jeune fille ; substituer une papauté royale et nationale à l’action indirecte de ce grand pouvoir européen exercée tant de fois d’une manière si haute et si populaire ; réformer arbitrairement certains dogmes, tandis que l’on protège tous les autres par des pénalités terribles : c’était là une de ces incohérences contre lesquelles se débattent long-temps l’esprit et la conscience des peuples.

Les ministres réformés, chassés d’Angleterre du temps de Marie, avaient vu, d’ailleurs, à Genève et à Zurich, célébrer le nouveau culte dans toute son austérité. En rapport, dès cette époque, avec Knox, le réformateur écossais, ils ne purent accepter sans résistance, en rentrant dans leur patrie, le caractère semi-catholique qu’Élisabeth entendait conserver aux cérémonies extérieures de son église. En vain l’archevêque Parker engagea-t-il contre Cartwright, le fondateur du puritanisme dogmatique en Angleterre, une polémique à laquelle Whitgift, son successeur dans la primauté de Cantorbéry, fit donner bientôt la sanction de dispositions pénales et de persécutions rigoureuses ; le nombre de dissidens s’étendait chaque jour, et l’ardeur de leurs convictions se révéla dans l’âpreté de leur langage. La partie la plus éclairée du conseil les ménageait, d’ailleurs, comme les seuls hommes capables, dans des chances peut-être prochaines, de défendre la royauté protestante en Angleterre.

Aussi les dissidens envahiront-ils la chambre des communes, qui vit s’élever tout à coup dans son sein une opposition d’un caractère tout nouveau. Malgré les menaces de la cour, malgré les ordres d’arrestation qui les surprirent plus d’une fois dans Westminster, les Wentworth, les Yelverton, les Strickland et plusieurs autres se prirent à parler un langage fier et hardi, et à énoncer des doctrines de résistance où l’on pouvait apercevoir le germe de celles qui bientôt briseraient un trône.

Quels qu’aient été les torts de ces hommes, seuls ils ont sauvé leur patrie de la servitude que ne pouvait manquer de lui préparer le vaste système politique dont l’église anglicane était la pierre fondamentale. L’esprit puritain émoussa graduellement l’aspérité de ses formes et le fanatisme de ses passions religieuses ; il prit au sein du parlement une couleur de plus en plus politique, et, en s’y combinant par la suite avec certaines nuances de l’esprit aristocratique, il contribua à former ces deux grands partis du whiggisme et du torysme, source féconde où s’est constamment rajeunie la vieille constitution britannique.

La nation, sevrée de gloire avec Élisabeth, dépensa dans des controverses ardentes une activité désormais sans aliment. Pendant vingt années, la doctrine de la prérogative parlementaire et celle de la prérogative royale se formulèrent d’une manière chaque jour plus distincte et plus tranchée, l’une s’appuyant sur l’énergie du sentiment religieux livré à lui-même, l’autre sur la puissance de la hiérarchie épiscopale. Esprit absolu et court, incapable de distraire l’opinion par une politique habile des profondes émotions auxquelles elle se laissait aller de plus en plus, Jacques Ier était un de ces hommes qui préparent des révolutions pour les générations qui les suivent, par l’audace de leurs prétentions, encore qu’ils y échappent pour leur propre compte par l’inconsistance de leur conduite.

Son fils recueillit cet héritage, amassé par l’imprudence paternelle et par la fatalité des temps. Il ne lui suffit pas, comme au pédant qu’il remplaçait, de disserter sur le droit divin des princes et leur inamissible autorité ; homme grave et convaincu, Charles Ier voulut mettre en pratique les maximes qu’il représentait, d’une part, comme successeur des Tudors, de l’autre, comme chef suprême de l’église anglicane.

Au fond, les choses étaient venues à ce point où elles tendaient depuis long-temps, qu’il fallait vider le conflit entre les prétentions du parlement et celles de la royauté. Quoique l’imprudence de Charles, en se lançant, au début de son règne, dans des expéditions militaires sans but et sans résultat, hâtât sans doute l’instant où il lui faudrait compter avec ses deux chambres, on ne voit pas qu’il fût possible d’éloigner désormais pour long-temps la solution du problème dès-lors posé entre la couronne et l’opposition puritaine, entre l’une, armée des théories de despotisme politique et religieux, et l’autre, pleine de confiance et d’audace, parce qu’elle dominait à Westminster, comme dans la partie la plus active de la nation.

Charles eût pu, sans doute, n’avoir pas Buckingham pour favori, ne pas s’épuiser tour à tour contre l’Autriche, la France et l’Espagne en efforts superflus, qui le mirent, par l’effet même de ses besoins financiers, à la merci de son parlement ; il eût pu éviter de s’engager dans les querelles religieuses de l’Écosse ; compromis même dans ces graves affaires, il aurait pu, rien de plus évident, s’y conduire avec plus de mesure, et ne pas tenter des résistances désespérées, pour finir par tout concéder, jusqu’à la tête de Strafford ; Charles eût pu, en un mot, être un grand roi, au lieu de se montrer prince mal habile ; mais eût-il reçu du ciel les plus éminentes qualités de l’intelligence, n’eût-il commis aucune des fautes si nombreuses de sa vie, qu’il aurait été interdit au fils de Jacques Stuart de prévenir la lutte de principes dont il devint la déplorable victime.

Plus d’expérience des hommes et des idées de son temps aurait détourné Charles d’engager avec ses communes cette lutte de vingt années, qui finit par un grand attentat ; des prétentions moins imprudemment énoncées auraient épargné à l’Angleterre les violences du parlement républicain, suivies de celles de la restauration, et peut-être ce pays aurait-il pu jouir un demi-siècle plus tôt du pacifique établissement de son mécanisme constitutionnel. Mais aucune puissance au monde ne pouvait faire que les doctrines consignées dans la fameuse Pétition de droit, imposée à Charles Ier par l’accord des deux chambres de son parlement, ne devinssent, en définitive, les doctrines fondamentales de l’Angleterre.

La Pétition de droit s’appuyait sur les plus respectables monumens de l’histoire nationale, depuis la grande charte et les lois d’Édouard Ier, et l’on pouvait remarquer avec quelle ardeur revenait l’Angleterre à ces souvenirs si puissans sur l’opinion, depuis que les controverses religieuses lui avaient rappris la liberté. Ce statut, et ceux non moins décisifs de 1641 pour la tenue périodique des parlemens ; l’abolition de la chambre étoilée et de toutes les juridictions exceptionnelles, contenaient en principe toutes les libertés devenues, après les guerres civiles et les luttes parlementaires de la restauration, le patrimoine incontesté de la Grande-Bretagne.

La Pétition de droit fut en quelque sorte la base de la déclaration des droits, imposée à Guillaume III comme condition de sa royauté. Si des violences et des réactions vinrent s’interposer entre l’époque où furent proclamés les principes nationaux et celle où ils triomphèrent, c’est qu’il est donné aux passions des peuples, comme à celles des princes, de rendre plus difficile l’établissement des idées sorties du travail des siècles, quoiqu’il leur soit interdit de ne jamais prévaloir contre elles.

Les imprudentes prétentions de Charles Ier amenèrent les résistances factieuses du long parlement ; les doctrines d’obéissance passive exaltèrent jusqu’à la frénésie le fanatisme religieux, et Bancroft prépara le ridicule Barebones. Chaque parti, poussé par ses propres passions, et plus encore par celles de ses adversaires, avait dévié de la vérité ; aussi fallut-il d’effroyables secousses pour rasseoir l’esprit national sur son centre de gravité.

Cependant, pour quiconque aurait apprécié de sang-froid l’état de cette contrée au plus fort même de la tempête, il devait demeurer évident qu’aucun intérêt n’y était sérieusement déplacé, que rien de fécond n’avait été introduit dans la vie de ce peuple par les réformateurs, et que son avenir appartiendrait infailliblement aux deux élémens vitaux de son histoire, l’aristocratie et la royauté.

On a comparé la république française après Louis XVI à la république d’Angleterre après Charles Ier. Rien de moins analogue que ces deux faits, du moins dans leurs conséquences sociales. Si, en Angleterre comme en France, l’anarchie suivit ses phases obligées, les puritains reculant devant les indépendans, ceux-ci tremblant à leur tour devant les niveleurs ; si la loi d’action et de réaction amena des crises de la même nature, là s’arrête une similitude plus apparente que réelle. Le sentiment évangélique, qui, en Angleterre, dominait les plus inflexibles agens de la puissance révolutionnaire, depuis Fairfax jusqu’à Cromwell lui-même, imprime à l’ensemble de cette longue crise un caractère constamment sévère et moral jusque dans ses plus criminelles violences. La convention d’Angleterre ne prépara pas les jours dépravés du directoire, plus dangereux peut-être pour un pays que ceux de la terreur eux-mêmes. Le règne des saints a, plus que toute autre époque, contribué à revêtir les mœurs nationales de cette gravité religieuse qui saisit fortement l’étranger, aujourd’hui même que le puritanisme, sorti de l’ordre politique, s’est réfugié dans la vie privée.

Une autre différence devrait être signalée entre ces deux périodes historiques. Si le gouvernement républicain bouleversa l’Irlande catholique, il ébranla peu le sol de l’Angleterre ; il ne fit pas surgir, comme la révolution française, une foule d’intérêts et d’existences aux lieu et place de tant d’autres brisés pour jamais. Un petit nombre d’hommes sortis des rangs du peuple et parvenus à quelques postes éminens de l’armée, un corps législatif choisi dans les dernières classes de la société, qui ne se sent pas la force de braver long-temps le ridicule dont le couvre l’opinion ; quelques nobles têtes roulant sur l’échafaud, une armée commandée par un homme supérieur et qui perd sa puissance d’intimidation du jour où le génie de Cromwell lui manque, voilà ce qui sortit d’une révolution qui ne sut pas, comme la nôtre, rendre infranchissable l’abîme placé entre le passé et l’avenir.

Aussi la restauration se trouva-t-elle accomplie du jour où le pays fut laissé à lui-même et où il se rencontra un homme qui sut comprendre le sentiment du pays.

Mais les Stuarts se trompèrent, comme d’autres princes se sont trompés après eux, sur la nature et la portée de ce sentiment lui-même. En entendant ces acclamations qui ne manquent jamais à un gouvernement qui commence, ils crurent que l’opinion avait abjuré les doctrines pour lesquelles elle s’était armée, et que la royauté, rappelée de l’exil, ne trouverait plus de résistance que l’enthousiasme populaire ne la mît en mesure de briser, ou que la corruption ne lui donnât le moyen de rendre inutile.

Cette erreur la perdit, car les destinées de l’Angleterre étaient dès-lors liées à des principes à la fois politiques et religieux qu’aucune influence n’était désormais en position d’ébranler. Si, dans le premier enthousiasme de la restauration, le parlement de Charles II parut faire bon marché de quelques théories constitutionnelles, on put voir bientôt que les passions religieuses avaient conservé toute leur énergie, et que, sous des formes peut-être moins factieuses, mais avec une égale persistance, elles maintiendraient contre la royauté, si celle-ci se trouvait en lutte avec elles, l’opposition qui n’avait reculé ni devant le détrônement ni devant la condamnation de Charles Ier.

La haute aristocratie, pépinière de la haute église, appartenait de plus en plus au protestantisme épiscopal par ces intérêts de fortune et de caste avec lesquels il n’est pas de transaction à tenter ; l’opinion presbytérienne dominait dans une partie de la noblesse provinciale et dans la bourgeoisie tout entière des villes corporées. Or, au XVIIe siècle, la bourgeoisie exerça une influence presque sans contrepoids au sein des communes d’Angleterre ; ce ne fut qu’au siècle suivant, après Guillaume et sous la reine Anne, que la seconde chambre devint, par l’influence chaque jour croissante de la pairie, une sorte d’annexe de la chambre héréditaire, à l’usage presque exclusif de ses branches cadettes.

Le presbytérianisme, contraint de transiger avec la royauté restaurée sur l’existence de l’épiscopat, sembla vouloir faire payer aux catholiques cette concession arrachée à ses plus vives répugnances. Il toléra les évêques sous condition que ceux-ci fussent plus persécuteurs qu’il ne l’était lui-même ; il n’accorda pas à l’église établie un bout de surplis, une nappe d’autel ou un grain d’encens, sans que les malheureux restés fidèles à la foi de leurs ancêtres, et qui, malgré de si longues persécutions, formaient encore une portion très considérable des sujets britanniques, ne vissent, en gage de la réconciliation de leurs communs ennemis, s’appesantir le joug qui vient à peine de se briser pour eux.

De son côté, l’église légalement établie, ayant conscience de son impopularité dans la bourgeoisie des villes et du mépris auquel l’avaient livrée les longues turpitudes de ses évêques, ne sut rien de mieux, pour conquérir quelque force, que d’en appeler aux plus grossiers préjugés, aux passions les plus sauvages. L’anglicanisme épiscopal, auquel, sous Charles Ier, l’archevêque Laud et toute l’université d’Oxford tendaient à imprimer une couleur de plus en plus catholique, subit, à cette époque, une transformation remarquable. Alors commença, contre la Babylone écarlate, cette croisade où la mauvaise foi le dispute à la brutalité populaire, et dans laquelle entrèrent à l’envi des prélats riches à millions et de pauvres fanatiques de carrefour.

Les tendances réactionnaires de la restauration n’auraient peut-être pas suffi pour entretenir au sein du parlement et de la nation cette irritation d’un quart de siècle qui fit accepter une nouvelle révolution comme une délivrance. On aurait pardonné à Charles II et la corruption de sa vie et sa politique soudoyée par la France ; on n’aurait pas exigé de Jacques II un compte plus sévère du sang versé par Jefferies, qu’on ne le demanda à son frère pour le sang de Russel et de Sidney, et, dans le calme des intérêts et des consciences, la royauté aurait ressaisi, on peut le croire, une partie notable de son pouvoir éclipsé. Mais les sentimens avoués du prince auquel appartenait le trône entretenaient la haine dans le présent, l’inquiétude dans l’avenir ; et les croyances catholiques de Jacques, bien plus que ses théories sur la prérogative royale, furent le motif d’une catastrophe dont l’approche n’échappait en Europe à aucun observateur attentif. Il n’y eut qu’une seule question sous ces deux règnes, l’anéantissement de la religion romaine et la mort civile des catholiques ; et le but fut atteint, comme on vient de le dire, par l’union de jour en jour mieux cimentée entre la noblesse épiscopale et la bourgeoisie presbytérienne.

Le principe d’une religion d’état exclusive et intolérante entra dès lors si profondément dans la constitution anglaise, qu’il en devint partie intégrante et ne parut plus pouvoir être arraché de ses fondemens sans entraîner pour l’édifice une chute inévitable et prochaine.

Louis XIV poursuivait sans doute les protestans avec une rigueur analogue à celle que le parlement anglais déployait contre les catholiques, et la révocation de l’édit de Nantes suivit de peu d’années l’acte fameux du test. Mais l’exil imposé aux religionnaires français par des passions peu éclairées ne fut qu’un accident dans notre histoire, tandis que la privation de tous les droits de patrie et de cité pour les non-conformistes devint une doctrine fondamentale de la monarchie britannique. Aussi, lorsque l’état civil fut rendu aux protestans, sous Louis XVI, y eut-il chez nous simple redressement d’une injustice, et personne ne considéra, par exemple, comme un évènement, la nomination, sous ce règne, d’un ministre protestant au contrôle-général des finances, tandis que l’émancipation catholique a été pour l’Angleterre le signal d’une ère nouvelle et de toute une révolution légale.

Les Stuarts se trouvaient placés dans la plus difficile des situations. Charles II, pour complaire à Louis XIV, Jacques II, pour satisfaire à sa propre conscience, aspiraient à adoucir les lois de fer qui pesaient sur leurs sujets catholiques. Ce dernier prince, quelles que pussent être ses arrière-pensées pour l’avenir, ne réclama jamais de son parlement autre chose qu’une simple tolérance, et sa fameuse déclaration en faveur de la liberté de conscience, déclaration qui fut la cause immédiate de sa chute, proclamait les principes mêmes qui forment aujourd’hui comme le droit public de l’Europe, droit précieux auquel la grande mesure de l’émancipation a fini par rallier l’Angleterre elle-même.

Mais l’association des intérêts protestans et des intérêts aristocratiques était alors si intime, le sort de la royauté se trouvait tellement lié à celui de l’épiscopat, dont elle était le chef suprême, qu’un vœu de tolérance émanant d’elle devenait une contradiction flagrante avec sa propre nature. Aussi, quelle que fût l’influence de la couronne, et celle-ci était grande au sein du parti tory, même aux temps les plus difficiles de Jacques II, cette influence rencontra-t-elle d’insurmontables obstacles à tous projets d’adoucissement aux lois pénales.

M. Hallam a fait remarquer avec une grande justesse que ce qui caractérise surtout le torysme, c’est la subordination des intérêts monarchiques aux intérêts de l’église établie, et une disposition constante à faire de ceux-ci la seule règle de son action politique. Cette tendance de l’opinion la plus favorable à la prérogative de la couronne put seule déterminer le concours des lords à la tentative du prince d’Orange, et l’expulsion des Stuarts consomma le triomphe d’une doctrine désormais politique autant que religieuse.

Il n’y eut pas, sous ces doux règnes, une crise parlementaire qui n’amenât un redoublement d’oppression contre les catholiques, surtout contre cette Irlande, terre de prédilection pour la rigueur divine, à laquelle la Providence, en compensation de toutes les misères supportées à la fois, doit sans doute d’éclatantes destinées, puisqu’il n’est pas de seconde vie pour les peuples.

Durant cette lutte acharnée contre une royauté catholique, la liberté politique étendait chaque jour ses conquêtes, et la constitution moderne de l’Angleterre s’élevait sur la double base de la souveraineté parlementaire et de la suprématie protestante,

La liberté individuelle recevait la solennelle garantie de l’habeas corpus. Les communes consacraient leur droit d’impeachment contre les ministres par le procès de lord Danby, pendant qu’elles établissaient leur initiative absolue en matière d’impôt, et la composition de cette chambre devenait fixe et régulière, d’arbitraire et incertaine qu’elle avait été jusqu’alors.

Si depuis long-temps, en effet, le nombre des députés des comtés restait fixé à soixante-quatorze, celui des députés des bourgs variait selon qu’il convenait à la couronne d’accorder ou de retirer la franchise. Henri VIII et Edouard VI, Marie, Élisabeth, et même Jacques Ier, créèrent successivement de nouveaux bourgs, selon leur bon plaisir, afin de maintenir leur influence dans les révolutions religieuses du temps. Après la restauration, ce droit cessa d’être revendiqué par la couronne, et les bourgs se trouvèrent alors en possession de cette existence indépendante et de cette sorte de légitimité historique qui a pu, jusqu’en 1832, résister aux incessantes attaques de l’esprit réformiste.

La chambre haute, de son côté, se dessinait, à la même époque, avec la physionomie qu’elle conserve encore de nos jours. Alors fut établi le principe que tout pair majeur reçoit son writ de convocation à l’ouverture de chaque parlement, et que la chambre ne commence point ses travaux si un seul de ses membres n’a pas été convoqué. À partir de cette époque, le writ de convocation fut considéré comme conférant une pairie héréditaire, transmissible de droit aux héritiers mâles et femelles. Le droit de voter par procuration, autrefois concédé par permission spéciale de la couronne, devint inhérent à toute pairie, et les lords acquirent la faculté de protester, avec celle de consigner les motifs de leur dissentiment sur les registres de la chambre.

Enfin, la royauté elle-même, par la suppression des tenures féodales et des émolumens seigneuriaux, entrait, avec les deux autres pouvoirs, dans les conditions de cette existence nouvelle, où la Grande-Bretagne les maintient encore aujourd’hui.

La restauration doit donc être considérée comme l’époque où le mécanisme constitutionnel de l’Angleterre atteignit son complet développement, et la révolution de 1688 eut bien moins pour but d’établir des principes nouveaux que de consacrer, par un grand acte de souveraineté parlementaire, les principes antérieurement proclamés.

Le bill des droits, ce premier acte des deux chambres après la révolution consommée, fonda toutes les institutions de l’Angleterre sur la doctrine qui avait provoqué cette révolution elle-même. On sait qu’il prononça l’exclusion formelle de la couronne contre tout prince en communion avec Rome, ou qui épouserait une catholique, déliant les sujets de leur serment d’allégeance, et stipulant, pour ce cas, la transmission au plus proche héritier protestant. Enfin, l’acte d’établissement (settlement-bill), qui fut pour la maison d’Hanovre un contrat bien plus rigoureux sous tous les rapports que le bill des droits ne l’avait été pour Guillaume et Marie, imposa la communion avec l’église épiscopale d’Angleterre comme la première condition de successibilité.

Guillaume III, tout entier à la seule pensée de sa vie, l’abaissement de la France, dut se prêter à des passions qui servaient sa politique, quoiqu’elles ne fussent pas dans son cœur. Pendant qu’il obtenait du parlement des adoucissemens successifs aux lois de non-conformité en faveur des dissidens de toute secte, il laissait passer le bill de 1700, lequel impose, à quiconque est né dans la religion catholique, l’obligation, à sa dix-huitième année, de prêter les sermens d’allégeance et de suprématie, et de souscrire, selon l’acte de Charles II, la déclaration contre la transsubstantiation et l’invocation des saints, sous peine de ne pouvoir posséder quelque bien-fonds que ce soit, et de voir sa propriété passer, de son vivant, au plus proche héritier professant la religion anglicane ; statut infâme, auquel les mœurs résistèrent sans doute, mais qui n’en régit pas moins pendant trop long-temps la condition légale des catholiques.

La révolution dynastique avait réglé le droit constitutionnel ; la lutte acharnée de Guillaume III contre Louis XIV fixa, pour tout le cours du siècle qui allait s’ouvrir, le caractère de la politique extérieure, et associa, pour l’opinion populaire, la haine de la France à celle du papisme.

D’un autre côté, la dette publique, qui sortit, sous ce règne, des nécessités même de l’état de guerre, créa dans le pays, en face de la propriété territoriale, une nouvelle nature de propriété et d’intérêt, destinée à exercer une influence considérable sur l’ensemble du mécanisme social. Alors naquirent la banque et le papier de crédit dont un poète a pu dire :

Can pocket states, can fetch and carry kings:
A single leaf shall waft an army o’er,
Or ship off senates to some distant shore
[3].

Après la paix d’Utrecht, et surtout durant le règne habile de George II, le système colonial et le commerce de l’Angleterre se développèrent dans des proportions chaque jour plus vastes. Cependant, quelle que fût la faveur avec laquelle l’Europe accueillait, au XVIIIe siècle, toutes les combinaisons de crédit, faveur qui alla jusqu’à livrer la fortune publique, en Angleterre, aux spéculateurs de la mer du Sud, comme, chez nous, aux charlatans du Mississipi ; quelque accroissement que procurassent à l’industrie nationale le monopole des Indes, arrachées à la France, et celui de l’Amérique, encore soumise à la métropole, l’influence aristocratique conquit bien plus de terrain que ne le fit, de son côté, l’influence financière.

Le gouvernement de la Grande-Bretagne passa aux mains de la pairie ; les communes cessant, comme elles l’avaient fait sous les Stuarts, de représenter des passions presbytériennes et d’exprimer, par cela seul, des idées démocratiques, réfléchirent presque exclusivement l’esprit de la chambre haute. Les bourgs pourris (rotten boroughs), devinrent l’apanage avoué des grandes familles assez riches pour en acheter les corporations électorales. Du jour où la maison d’Hanovre fut consolidée, la lutte qui n’existait plus entre les passions religieuses et politiques, s’établit entre deux factions parlementaires formées au sein du même corps, représentant au fond le même intérêt, malgré des dissidences secondaires d’une appréciation délicate et souvent fort difficile. L’acte passé sous George Ier qui étendit à sept années la durée des parlemens, triennaux depuis Guillaume III, contribua plus que toute autre cause à donner au gouvernement anglais cette fixité de traditions, à y entretenir ces ambitions patientes, ces coalitions fortes et habiles, que le génie aristocratique oppose avec complaisance aux entraînemens de la démocratie.

Alors la constitution britannique se trouva arrivée au point suprême de son développement, et un patriciat puissant s’établit en Europe, dans le temps même où les autres aristocraties, dégradées dans l’opinion des peuples, étalaient leur décrépitude dans les antichambres royales, prenant avec Louis XV les mœurs de mauvais lieux, ou se faisant philosophes avec Catherine II et Voltaire. Ce fut un imposant spectacle assurément, et bien digne d’occuper les contemporains. On n’a donc pas lieu d’être surpris que le dix-huitième siècle, dont les préoccupations se portaient si vivement sur l’organisme des sociétés, prêtât à l’Angleterre son attention la plus soutenue. Mais ce qui peut à bon droit étonner, c’est de voir ses observateurs les plus sagaces, ses publicistes les plus éminens, chercher dans la constitution de ce pays tout autre chose que ce qui s’y trouvait réellement, et descendre jusqu’à la subtilité pour expliquer, par une prétendue balance de pouvoirs rivaux, un gouvernement puissant surtout par l’unité qui en était l’ame. Une aristocratie divisée en deux chambres, tel était du temps de Montesquieu, bien plus encore qu’aujourd’hui, le régime de l’Angleterre.

Le gouvernement, il est vrai, n’était pas sorti d’une manière logique a priori du principe aristocratique, comme celui des États-Unis, par exemple, sort du principe opposé. Il admettait des faits souvent contradictoires entre eux, quelquefois inacceptables en eux-mêmes. Il ne reculait pas devant l’injustice de conserver des droits politiques à Oldsarom et à East-Redford en les refusant à Birmingham et à Manchester ; à côté d’une administration complètement indépendante de la métropole, il maintenait une centralisation exorbitante pour la distribution de la justice, et il fondait si peu, comme paraît le croire l’illustre auteur de l’Esprit des Lois[4], l’édifice entier des libertés publiques sur la séparation absolue du pouvoir judiciaire et du pouvoir législatif, que sa chambre haute était une cour d’appel en même temps qu’une assemblée politique ; enfin, à côté du droit d’aînesse, il laissait vivre dans un comté, celui de Kent, la loi du partage égal, et même dans quelques localités, l’usage plus bizarre de la transmission des biens-fonds au plus jeune des fils, à l’exclusion de tous autres[5] : tant il est vrai que pour ce gouvernement les faits historiques dominaient toutes les théories ! Mais, quelque incohérens que ces faits fussent entre eux, bien que la royauté parût quelquefois se produire dans toute sa hauteur féodale, à côté de la démocratie dans toutes ses violences, un même esprit animait cette grande machine et la faisait fonctionner avec une constante unité ; les intérêts de la haute église, unis à l’intérêt territorial, gouvernaient seuls les trois royaumes ; l’aristocratie restait souveraine lorsqu’elle s’agenouillait devant son roi aussi bien que lorsqu’elle recevait les insultes populaires en se montrant sur les hustings électoraux.

Mais cette noblesse était au moins de celles auxquelles un grand peuple peut commettre avec honneur le soin de ses destinées. Elle formait un ordre accessible à tous, et non pas une de ces castes où donne accès l’accident seul de la naissance. Ce patriciat exerçait une haute mission politique et point une insultante tyrannie de salon ; et, par un étonnant contraste, l’Angleterre s’est trouvée le pays du monde où la hiérarchie sociale a été le plus rigoureusement définie, en même temps que celui où l’accès aux grandes positions aristocratiques a été le plus facile. Il suffirait d’en apporter en exemple le nombre considérable de familles nouvelles élevées à la pairie par un seul ministre, M. Pitt. Absorber dans son sein toutes les existences qui s’élèvent par la fortune et par le talent ; leur conférer par le mariage une adoption aussi complète qu’au plus vieux sang de la conquête normande ; faire de la noblesse un prix pour tous les services, au lieu d’un monopole à l’usage de toutes les vanités, telle fut la tendance constante de l’aristocratie d’Angleterre ; ce fut ainsi qu’elle sut unir ses destinées nouvelles aux plus patriotiques souvenirs de l’histoire, le bill des droits à la grande charte.

Cependant la constitution anglaise avait à peine atteint son complet développement, que déjà, selon la triste loi qui préside aux choses humaines, elle tendait à s’altérer dans son esprit et jusque dans ses formes.

Si l’on se reporte aux luttes du whiggisme et du torysme pendant la première moitié du règne de George III, on voit succéder à l’administration nationale des beaux temps de George II des coalitions aussi peu morales dans leurs principes que mesquines dans leurs résultats. Ce fut surtout lorsque la grande insurrection américaine, soutenue par les efforts combinés de la France, de l’Espagne et de la Hollande, eut amené pour l’Angleterre les épreuves les plus terribles, qu’on put découvrir combien étaient profondes les plaies faites au patriotisme britannique par les ambitions et les rivalités parlementaires.

Une opposition acharnée accueillit toutes les victoires du pouvoir contre l’ennemi extérieur et contre l’insurrection comme des défaites pour elle-même, et salua toutes ses défaites comme des victoires. Tout ce que la mauvaise foi peut susciter d’obstacles, en faisant appel aux passions, fut employé dans cette longue querelle où lord Chatam compromit sa glorieuse vieillesse, où son fils vint apprendre l’art dangereux d’arracher le pouvoir : temps d’intrigues et d’inconsistance, où l’on vit les ennemis politiques se tendre la main avec impudeur, répudier sans hésitation leurs plans de la veille selon les circonstances du lendemain ; époque de cynisme politique où la chasse aux portefeuilles parut être devenue le but avoué de la vie parlementaire.

Dans une telle disposition des esprits, l’opposition devait grandir, et ce fut, en effet, sous ses drapeaux que tous les hommes d’avenir entrèrent dans les affaires publiques. Ainsi débutèrent, on le sait, Pitt et Burke eux-mêmes, qui vinrent prêter le secours d’admirables talens au vieux bataillon whig qui triomphait enfin. La liberté civile et religieuse était alors la devise de l’un et de l’autre, et Burke n’éleva pas moins de réclamations en faveur de l’Irlande opprimée, que Pitt ne présenta de plans en faveur de la réforme parlementaire[6]. L’esprit démocratique semblait s’élever de toutes parts et souffler sur la constitution anglaise. Le conseil communal de Londres, engagé dans des résistances séditieuses, présentait à la couronne des adresses républicaines ; de nombreuses associations entravaient dans les provinces l’action du gouvernement ; l’Irlande était en état presque permanent d’insurrection, et jusque sous les voûtes de Saint-Étienne, les doctrines les plus hardies se produisaient avec une menaçante confiance.

Et pourtant peu d’années s’étaient écoulées, que M. Pitt commençait, avec l’énergique assentiment du pays et de la représentation nationale, sa guerre à mort contre l’esprit de révolution, qu’Edmond Burke lançait contre lui son acte éloquent d’accusation, et que Charles Fox, en voyant se rompre une illustre amitié, versait ses larmes immortelles. C’est qu’un immense évènement était venu soudain donner un autre cours à l’opinion, et tendre le ressort fort relâché de la vieille machine politique. Pour qui veut se rendre compte de la situation de l’Angleterre, lors de la guerre d’Amérique, il devient évident que la révolution de 89 a retardé d’un demi-siècle le triomphe de la réforme chez nos voisins. La révolution de 1830 a eu un effet tout opposé, sans doute à raison de la différence de son caractère, sans doute aussi à raison de celle des temps, parce que les intérêts étaient déplacés, et que les idées étaient plus mûres. Nous essaierons de déterminer bientôt et les causes de cette réforme, et son véritable caractère.


L. de Carné
  1. Il suffirait de citer, entre mille exemples, les paroles sacramentelles de la sanction royale, donnée en français et en ces termes : pour les bills d’intérêt général : le roi le veut ; pour les bills d’intérêt privé : qu’il soit fait comme il est désiré ; pour les bills de subsides : le roi remercie ses loyaux sujets, accepte leur bénévolence et aussi le veut. (Delolme. On the const. of England, ch. IV.) On sait que cette sanction se donne à la chambre des pairs, à la barre de laquelle se tiennent les membres des communes, dans une attitude qui, pour avoir le mérite d’être historique, n’en aurait pas moins, à nos yeux, le tort d’être inconvenante.
  2. On sait qu’on désigne ainsi l’assemblée de l’église anglicane.
  3. Pope.
  4. Liv. II, chap. VI.
  5. Blackstone’s Commentaries, i, 74, ii, 84, iv, 409.
  6. La réforme était, à cette époque, l’objet d’une motion périodique, que l’alderman Sawbridge se chargeait ordinairement de présenter. Une tentative beaucoup plus sérieuse fut faite, en 1780, par le duc de Richmond, pendant que cent mille hommes entouraient Westminster, et troublaient par leurs cris les délibérations des deux chambres. Le duc demandait, comme MM. Atwood, Roëbuck, O’Connor et autres le demandent en ce moment, les parlemens annuels et le suffrage universel.

    En 1782, M. Pitt proposa au parlement un plan de réforme qu’appuyaient avec chaleur, dans tout le royaume, les associations patriotiques et les comités de correspondance. En 1783, après la démission de lord Shelbourne, il reproduisit la même proposition, et, pendant les années qui suivirent, il l’appuya constamment lorsqu’elle fut présentée. Mais, en 1792, on voit M. Pitt repousser avec violence les pétitions réformistes des Amis du peuple, présentées aux communes par M. Grey, en annonçant qu’il s’est pour jamais détaché de cette cause, comme de celle de toutes les innovations. Les réclamations des catholiques, présentées avec tant d’éclat par Burke et Grattan, subirent d’abord l’effet des mêmes causes. En 1787, une simple majorité de quelques voix avait repoussé une proposition d’émancipation politique ; en 1790, cette proposition fut à peine appuyée. Cependant le même motif qui décida soudain le duc de Wellington, en 1829, à la mesure dont il s’était montré jusqu’alors le plus implacable adversaire, une insurrection flagrante et la crainte de l’étranger, détermina le gouvernement de George III, en 1795, à faire à l’Irlande des concessions partielles. Celles-ci excitèrent ses espérances sans les restreindre, et la situation du gouvernement anglais devint, de ce jour, d’autant plus fausse, qu’il s’était départi de son vieux principe sans en proclamer un nouveau.