L’ANGLETERRE
DEPUIS
LES BILLS D’ÉMANCIPATION
ET DE RÉFORME.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

En rappelant la manière dont s’est développée la nationalité britannique sous la double influence de la féodalité normande et du protestantisme épiscopal, en retraçant la lutte récente de l’établissement de 1688 contre la liberté de conscience et l’esprit d’égalité, nous avons montré quel faisceau d’influences et d’intérêts résiste encore dans ce pays, à l’invasion de l’esprit nouveau. Ces forces, qui chaque jour perdent du terrain, mais ne le cèdent que pied à pied, en se retrempant au sein même de la défaite, sont, on le sait, au nombre de trois principales :

Un système administratif et judiciaire hostile à toutes les innovations, par la nature même des intérêts qu’il protège et de ceux sur lesquels il s’appuie ;

Une aristocratie maîtresse de la totalité du sol, qui paralyse l’opposition des fortunes nouvelles en les admettant dans son sein, et dont le patronage s’étend à tout, depuis le candidat à la chambre des communes jusqu’au pauvre qui réclame la taxe paroissiale ;

Une église dont les dignités sont le patrimoine presque exclusif de cette aristocratie elle-même, au service de laquelle elle met à la fois son immense fortune territoriale, son action religieuse et universitaire, et les priviléges dont elle est dotée.

La réforme parlementaire ne préparera pas pour la Grande-Bretagne des destinées bien différentes, tant que subsistera ce puissant ensemble dans la ferme cohésion de toutes ses parties ; jusqu’à ce que les influences actuelles soient déplacées, le chef de l’opinion conservatrice pourra s’écrier, comme il le faisait naguère dans une circonstance solennelle, que le gouvernement du pays ne peut manquer d’appartenir au parti soutenu par tout le clergé, par la magistrature, la gentry, aussi bien que par une grande partie de la classe commerçante[2].

Cependant celui qui prononçait ces paroles se dissimulait moins que tout autre les transactions qu’imposeraient dorénavant les nécessités du temps. Le parti même qu’il s’attache à organiser comme médiateur entre l’opinion libérale et la résistance aristocratique, repose sur un système de concessions continues, et si, dans ses discours, il assigne arbitrairement des limites à celles-ci, la force des choses le contraindrait bientôt à les reculer, comme il fit en 1829, comme il était très disposé à le faire en 1835. Le duc de Wellington et sir Robert Peel au pouvoir accorderaient peut-être à l’Irlande ce qu’ils lui refusent dans l’opposition ; ils se trouveraient conduits par l’irrésistible force des choses à faire subir aux vieilles institutions de l’Angleterre, sous le nom de practical reformes, des modifications qui toutes auraient pour effet d’en altérer le génie, tant il est vrai que l’esprit d’un siècle prévaut par sa seule puissance contre les doctrines les mieux assises !

Depuis le grand acte de 1832, l’hostilité systématique de la chambre des pairs contre l’administration whig, et la force croissante du torysme dans la chambre élective, ont arrêté presque toutes les conquêtes où des principes se trouvaient directement engagés. C’est ainsi que des propositions pour le vote au scrutin secret, pour la réforme de la pairie, la suppression du banc des évêques, le partage égal en cas de mort ab intestat, ont été repoussées par la majorité des communes, pendant que la plupart des bills pour la réforme des églises d’Angleterre et d’Irlande, ceux relatifs à l’admission des dissidens au sein des universités, à l’émancipation des juifs[3], aux cours locales, etc., bills passés aux communes, et pour la plupart itérativement reproduits par elles, sont tombés devant l’impassible veto des lords..

Néanmoins la Grande-Bretagne a, depuis six années, fait subir à l’ensemble de ses lois plus de changemens que pendant le cours de deux siècles. Elle a vu s’élever et grandir dans son sein, sous le titre d’école libérale, une opinion qui professe les principes français en matière de législation civile et d’administration publique ; et ces principes ont reçu, dans la nouvelle organisation municipale, dans les réformes judiciaires et les nouvelles lois des pauvres, une éclatante sanction parlementaire. D’un autre côté, des projets conçus dans l’esprit de centralisation et d’égalité menacent les antiques juridictions, et les influences territoriales ; et déjà, au désespoir de la magistrature et du barreau, ces doctrines ont été appliquées au droit criminel en même temps qu’elles ont porté quelque lumière dans le chaos du droit coutumier ; enfin, l’édifice aristocratique est ébranlé dans sa pierre angulaire, l’anglicanisme, par les catholiques et les dissidens : ceux-ci l’attaquant avec fracas, ceux-là s’élevant en silence, sur ses ruines ; situation critique dont les résultats, pour n’être pas imminens, n’en sont pas moins assurés dans un avenir que la prudence peut rendre long, que la témérité rendrait court autant que terrible ; irrésistible courant qui entraînera le parti conservateur lui-même, soit qu’il s’y laisse aller pour garder le pouvoir, soit qu’il se brise dans une résistance désespérée.

Lorsque ce parti, réduit, immédiatement après la réforme, à cent cinquante membres environ, dans la chambre des communes, eut doublé aux élections de 1835, pour conquérir presque une majorité à celles de 1837, il dut être évident qu’appuyé sur une telle force, dans le parlement et dans le pays, il ne laisserait passer désormais aucune mesure aussi décisive que celles de 1829 et de 1832, à moins d’avoir de nouveau la main forcée par le soulèvement de l’Irlande ou celui des populations ouvrières.

Des circonstances heureuses ont détourné, depuis six années, ces deux dangers également redoutables. O’Connell, acquis au ministère parce que le ministère est acquis à O’Connell, n’a pas ouvert l’antre d’Éole ; il a laissé passer l’acte de coercition de lord Grey et les rejets réitérés des bills d’Irlande par la pairie, méditant le mode et le moment d’une éclatante revanche. D’un autre côté, des récoltes abondantes, la paix européenne, et surtout le calme de la France, ont exercé sur les masses, en Angleterre, une action pacifique. Les sociétés démagogiques se sont fermées à mesure que les ateliers se sont ouverts, et les efforts infructueux qui se font, en ce moment même, pour agiter les populations industrielles, attestent que, pour quelque temps du moins, la force physique n’influera pas sur l’issue des grandes questions parlementaires. Et cependant combien le cabinet de la réforme, appuyé sur la coalition du whiggisme et du radicalisme modéré, n’a-t-il pas avancé de questions, malgré les efforts d’une opposition formidable ! Combien n’a-t-il pas, même sans en avoir pleine conscience, détaché de pierres des remparts de la gothique forteresse !

Au dehors, l’action de l’Angleterre s’est exercée dans un sens constamment libéral. En Belgique, elle a garanti l’existence d’un peuple placé dans notre immédiate dépendance, sacrifiant en cela les traditions de sa plus vieille politique ; seule, dans la Péninsule, elle a prêté à la cause constitutionnelle un concours sérieux. Dans les colonies, elle a aboli l’esclavage et consacré la sainteté d’un principe au prix de 500 millions, éclatant témoignage de cet esprit religieux qui fait le caractère comme la force de cette grande nation, mesure mal conçue peut-être dans ses détails, mais noble et généreuse jusqu’à l’imprudence. À l’intérieur, ce ministère s’est constamment attaché à rendre moins pénible la condition des masses. S’il n’a pas osé modifier les lois céréales, remanier un système financier qui laisse le revenu libre de tout impôt pour le porter exclusivement sur la consommation, il a, par d’heureuses combinaisons, réduit les taxes les plus accablantes, supprimé d’innombrables sinécures, en continuant de doter abondamment tous les services utiles. Après trois années écoulées au milieu des circonstances les plus difficiles, lord Althorp put, en 1834, présenter au pays plus de 75 millions de dégrèvement répartis sur les objets les plus usuels, bienfait immense qui fut, pour les classes laborieuses, l’application la plus populaire et la mieux comprise de la réforme.

L’Irlande est loin sans doute d’avoir conquis tout ce qu’elle est en droit d’attendre. La commutation des dîmes sur les bases où elle est établie n’a rien de vraiment sérieux ; la propriété de l’église épiscopale reste intacte par le rejet du bill qui consacrait l’appropriation de son excédant à l’éducation populaire, et le clergé de la majorité, dénué de ressources assurées, continue, de son côté, à rester à la merci des séductions les plus dangereuses ; enfin, l’élévation du taux de la franchise municipale par la pairie doit assurément diminuer les bons effets attendus de la réforme des corporations, en maintenant, du moins pour quelques villes, l’odieux despotisme des petits tyrans orangistes. Mais comment méconnaître néanmoins les redressemens importans obtenus par ce pays, objet spécial, on pourrait presque dire exclusif, de la sollicitude ministérielle depuis 1834 ?

Ses misères, étalées enfin à tous les yeux, sont l’objet des méditations approfondies de la législature ; les questions irlandaises absorbent les deux tiers de son temps, et des enquêtes consciencieuses se poursuivent sur tous les intérêts qui touchent à son repos et à sa prospérité. Un plan d’éducation nationale s’élabore ; la loi des pauvres vient, dans la dernière session, d’être étendue à l’Irlande ; et, quelles que puissent être en ce pays les difficultés très sérieuses de son application, elle aura du moins pour effet, on doit l’espérer, d’épargner désormais au monde chrétien l’horrible spectacle de populations succombant à la faim sous l’impassible regard de grands propriétaires dont la propriété reste libre de toute taxe au sein de la misère publique. Sans toucher à sa fortune, le bill de 1834 a notablement diminué pour l’avenir le personnel de l’église établie ; et la population catholique s’est trouvée délivrée de l’impôt qui pesait le plus à sa haine, celui qu’elle était contrainte d’acquitter pour l’entretien des édifices consacrés au culte protestant, là même où il n’existait aucun membre de cette communion, contribution effroyable qui maintenait comme des monumens de servitude ces temples insolens et vides en face de chapelles pleines de peuple et couvertes de chaume !

Du reste, les questions irlandaises sont tellement spéciales par leur nature, que nous ne pouvons songer à les traiter ici ; c’est matière à étudier à part, et jusqu’à présent nous n’avons envisagé l’Irlande que relativement à son action sur les destinées de l’Angleterre, action grande dans le passé, plus grande peut-être dans l’avenir, et qui, par les dangers qu’elle suscite et qu’elle prépare, se présente, vis-à-vis de la Grande-Bretagne, avec une sorte de caractère expiatoire et fatal.

Notre seul but, ici, est de reconnaître ce que l’émancipation religieuse et la réforme parlementaire ont introduit de germes nouveaux au sein de la société anglaise, et de montrer par combien de brèches à la fois est sapé l’édifice du Church and state. Or, tout inébranlable qu’il apparaisse, celui-ci est visiblement menacé dans son triple fondement, le système administratif et judiciaire, le patronage aristocratique et la prépondérance de l’église ; et si la résistance peut être longue, dès ce moment le résultat définitif ne doit, ce semble, échapper à personne.

La constitution anglaise, comme on l’a déjà dit, ne s’est pas fondée selon les théories des publicistes ; elle vit en dehors de ces théories, et, pour ainsi dire contre elles. L’union du pouvoir administratif et judiciaire s’y présente sous toutes les formes et à tous les degrés de la hiérarchie, depuis le bench des juges de paix jusqu’à la barre de la chambre des lords. La législation civile, amas confus des libres et populaires traditions saxonnes et des lois rigoureuses de la féodalité normande, est un inextricable mélange où des lambeaux de droit ecclésiastique s’unissent à des formules d’actions que la subtilité romaine envierait aux docteurs de Westminster-Hall. Cette incohérente mosaïque ne s’est maintenue jusqu’à nos jours que par l’autorité politique de la magistrature appelée à l’appliquer. Celle-ci, et le barreau de complicité avec elle, ont défendu avec chaleur les mystères des cours de common law et d’équité, comme les fondemens même de leur puissance. Tout ce qui porte perruque en Angleterre, depuis le lord chancelier jusqu’au dernier procureur, a compris que les théories judiciaires de Bentham étaient pour eux plus redoutables que ses théories philosophiques. Ils ont vu dans les codes français de l’empire quelque chose de plus grave que dans le reform-bill, et ils pleurent les fines et les recoveries[4] aussi amèrement, que les bourgs pourris et les corporations fermées. La magistrature et le barreau de Londres, avec ses légions de clercs, d’attorneys et de sollicitors, sont le centre où s’organisent toutes les résistances aux innovations dont l’utilité est le plus manifestement démontrée. Aussi, lorsque le ministère de la réforme a commencé sa mission par attaquer ce corps redoutable, lorsqu’il a simplifié la procédure, prescrit la codification des lois et statuts, aboli certaines actions dont les termes sacramentels exposaient les plaideurs à la perte de leur fortune, par le seul fait d’un mot omis dans une formule barbare ; lorsqu’il a réformé surtout cette cour de chancellerie, dont rien ne saurait faire comprendre à des justiciables français, ni l’arbitraire des décisions ni la lenteur des procédures, et qu’en portant la sape dans ces sombres régions du patronage et de la chicane, il a diminué les frais d’instance de plusieurs millions par année, ce ministère a préparé pour l’avenir des résultats sociaux, tout en ne poursuivant dans le présent que des réformes sans caractère politique.

Les cours ecclésiastiques, l’un de ces innombrables liens entre l’église et l’état, ont subi une refonte qui, sans être complète, en change absolument la physionomie. Les causes qui se rapportent aux dispositions testamentaires seront jugées désormais d’après le droit commun ; et selon les formes de la juridiction ordinaire ; et le pouvoir, encore reconnu à ces tribunaux, quoique tombé en désuétude, d’infliger des peines pour les crimes de diffamation, d’adultère, d’inceste, etc., leur est aujourd’hui formellement enlevé.

Enfin, pour ce qui regarde le conseil privé, où se règlent souverainement les intérêts de toutes les nations soumises au sceptre britannique dans toutes les parties du monde, la substitution d’une cour spéciale composée de plusieurs juges au magistrat qui appliquait seul le vieux droit du duché de Normandie au plaideur de Jersey, en même temps que les textes sacrés des Védas aux peuples du Gange, a été un bienfait véritable, aussi bien qu’une satisfaction donnée à notre principe français de la pluralité des juges, principe repoussé par la loi anglaise à tous ses degrés de juridiction[5].

Que l’Angleterre conserve long-temps ce qui a fait la force de sa législation civile et criminelle, la publicité des débats et la loyauté de son jury. Mais qu’elle ne se fasse nulle illusion ni sur l’arbitraire de ses jurés spéciaux, ni sur le vice de ses juridictions confuses qui rendent la justice presque partout inabordable ; qu’elle comprenne que l’institution d’un ministère public, dont elle est dépourvue, peut être une précieuse garantie pour tous les intérêts privés, sans devenir nécessairement, comme elle affecte de le croire, un instrument de servitude politique ; que son gouvernement mette la justice à la portée de tous les citoyens, et fasse de ses magistrats un corps instruit dans une science accessible à tous, au lieu d’un mystérieux collège d’augures ; en agissant ainsi, il avancera, tout autant que par des lois constitutionnelles, la transformation si difficile de cette société.

C’est parce que le bill de 1833, pour l’établissement des cours locales, avait précisément ce caractère, qu’il échoua devant les résistances de la chambre haute. En vain des témoins, appartenant à toutes les classes de la société, attestèrent-ils, dans l’enquête préalable, que la concentration des affaires civiles aux cours de Westminster rendait le recouvrement des petites dettes presque impossible, et qu’il y avait déni de justice pour la plupart des causes qui ne se rapportaient pas à un intérêt majeur. Les lords n’admirent pas que des magistrats pussent rendre une justice impartiale, à moins de recevoir, comme ceux du banc du roi, 50,000 écus par année. Ils reculèrent, d’une part, devant la peur d’entamer une puissance considérée comme le plus ferme soutien, après l’église, de la constitution de l’état ; de l’autre, devant la crainte de mettre des emplois nombreux à la disposition du ministère, et de créer ainsi dans les villes de province de nouveaux foyers d’influence opposée à celle des magistrats ruraux aux mains desquels se concentrent presque tous les pouvoirs judiciaires et administratifs.

L’Angleterre a fait de longs efforts pour se persuader à elle-même et pour persuader à la France que la supériorité qu’elle attribue à son gouvernement sur le nôtre, tient surtout à l’absence de toute administration spécialement constituée ; et nulle part, autant que chez nos voisins, on n’a méconnu le véritable caractère de l’élément unitaire et centralisateur qui fait fonctionner notre machine gouvernementale. Mais, à cet égard, si l’Angleterre a été long-temps injuste, elle accorde aujourd’hui à la France des réparations éclatantes, car elle l’imite, la copie et tend à se rapprocher de plus en plus du type qu’elle avait d’abord falsifié à plaisir. Rien ne s’explique mieux que ces nouvelles dispositions de l’opinion publique.

Lorsque les relations des hommes entre eux sont rares encore et peu étroites, quand la fortune et l’importance sociale sont l’attribution presque exclusive d’une caste, il est tout simple que l’administration locale et la distribution de la justice elle-même deviennent, pour cette classe privilégiée, la condition aussi bien que la garantie de ses avantages. Ce fut ainsi que les juridictions seigneuriales sortirent, dans toute l’Europe, du droit féodal, et que, par une autre application du même principe, ce qu’il y avait alors d’administration locale se trouva mis à la charge des propriétaires du sol, comme un impôt payé à la société tout entière.

Tant que les classes moyennes et inférieures acceptèrent la protection du patronage, et jusqu’à ce qu’elles eussent la volonté de se défendre elles-mêmes au lieu de s’abriter derrière la force d’autrui, le système qui confiait aux mains des seuls hommes vraiment indépendans la protection de la société ou le dépôt de la loi criminelle, la garantie des intérêts privés ou la justice civile, enfin la surveillance et la direction de tous les services publics, n’avait rien que de parfaitement rationnel. Tous les pouvoirs étaient concentrés là où reposaient toutes les influences. Au moyen-âge, ce système s’est trouvé établi, sans nul effort, et comme de lui-même, dans les contrées les plus étrangères les unes aux autres. C’est ainsi qu’en Portugal, dont l’administration se rapproche singulièrement des formes de l’administration anglaise, vous trouvez une organisation militaire et une magistrature hiérarchisée selon la tenure territoriale, et des agens participant d’un triple caractère administratif, judiciaire et financier. Dans les deux pays, tous les pouvoirs confondus se groupent autour d’un patronage commun. Souvent vous entrevoyez des analogies qui touchent à l’identité, si ce n’est que les fonctionnaires, qui, au bord du Duero, s’appellent capitao-mor, juizes de fora, coregedores ou desembargadores, se nomment, au bord de la Tamise, colonel, shérif, juges de paix, ou juges du banc du roi. C’est ainsi que deux nations auxquelles étaient réservées des destinées si différentes se sont organisées selon les mêmes lois, tant il est vrai que les institutions ne décident pas seules du sort des peuples, et que leur génie fait leur fortune.

L’esprit saxon, sur lequel s’est greffée la féodalité normande, introduisit, il est vrai, dans l’ensemble de cette organisation des institutions libérales en complet désaccord avec elle ; de là ces anomalies perpétuelles entre l’arbitraire du magistrat et la libre procédure par jurés, par exemple, et tant d’autres incohérences qui ont permis de voir et de présenter la Grande-Bretagne sous les aspects les plus opposés. Quoi qu’il en soit, si la forme féodale n’a point arrêté l’essor de l’Angleterre moderne, comment nier qu’elle ne s’y sente à la gêne, et qu’elle n’aspire à la briser, comme la dernière expression d’un mode de sociabilité qui n’est plus ?

Voyez combien cet ordre de choses correspond peu aux besoins si multiples et si divers d’un gouvernement, intermédiaire forcé dans la masse toujours croissante des transactions individuelles ; voyez tout ce qu’il faut d’esprit public, et en même temps d’artifice, pour s’accommoder d’un système duquel on n’ose rien attendre de mieux que de n’être pas un obstacle aux améliorations progressives !

Lorsque la nécessité d’une loi se fait sentir, soit au parlement, soit au cabinet, les pouvoirs publics restent dénués de tous moyens d’information. À qui s’adresserait en effet le gouvernement central, lorsqu’il s’agit de mesures affectant la police générale, la viabilité, les subsistances, etc ? Quel concours suivi peut-on attendre et quelles recherches laborieuses réclamer d’agens gratuits placés hors de tout contrôle, et toujours choisis par le seul fait de leur position sociale ? S’il s’agit de modifier la législation financière, d’étendre ou de restreindre la circulation du papier-monnaie, de faire face aux exigences de ces crises soudaines, si fréquentes dans un pays où le numéraire métallique est dans une telle disproportion avec la masse de la richesse nationale, l’échiquier n’est-il pas exposé à manquer de données précises et de concours, lorsqu’à part les nombreux agens de l’excise, qui sont des collecteurs de deniers plutôt que des administrateurs dans le sens propre de ce mot, le crédit public n’est pas soutenu, dans les comtés, par des hommes spéciaux, et que le ministère des finances se résume, à proprement parler, dans un compte courant avec la banque d’Angleterre ?

Les difficultés sont plus grandes encore pour les services complètement indépendans de leur nature, comme l’instruction publique. Ici la législature, aussi bien que le gouvernement, se trouvent privés de tout enseignement sur le véritable état des choses, de tout moyen de corriger les abus même les plus révoltans. Quant à une impulsion pour l’application des meilleures méthodes, le pouvoir excéderait ses attributions, s’il songeait seulement à y aspirer. Les universités et en général tous les établissemens d’instruction sont des unités indépendantes l’une de l’autre, aussi bien que du gouvernement central ; elles sont parce qu’elles sont ; et toute interférence de l’état en ce qui touche au mode de l’enseignement comme aux exclusions qu’il leur convient de porter, toute ingérence dans la discipline ou les statuts d’établissemens vivant ainsi par eux-mêmes, serait évidemment contraire à l’esprit de la constitution britannique. Ceci a été établi avec succès, même depuis la réforme, pour écarter les réclamations des dissidens, auxquels demeure interdit l’accès des universités où se confèrent les grades académiques, puisque la signature des 39 articles de la confession anglicane est encore une condition préalable d’admission.

Relativement à l’éducation populaire, un tel état de choses a produit ses inévitables conséquences ; des services admirables sont organisés dans certaines paroisses, pendant que les localités voisines restent dénuées de tout moyen d’instruction. En changeant de ville, on croirait changer de siècle : ici des fondations modèles ; quelques milles plus loin, un abrutissement à peine concevable. Les deux extrêmes de l’intelligence humaine en contact l’un avec l’autre, comme le dénuement face à face avec l’opulence ; la société toujours menacée par l’excès en toute chose, et le monde civilisé écoutant à la fois les belles harangues de Saint-Étienne et les sauvages prédications de Tom Courtenay ; ainsi se présente cette Angleterre où la force sociale maintient une imposante harmonie.

Aussi combien n’est pas profond, combien ne se développe pas, de jour en jour le sentiment intime de ce danger, et de quel côté n’entend-on pas s’élever des vœux pour que le système d’instruction soit radicalement changé, pour que le gouvernement présente à cet égard des vues d’ensemble, et qu’il produise un plan propre à donner enfin des garanties à la société compromise par le manque de toute surveillance publique ! Qu’on lise toutes les enquêtes publiées, depuis la réforme sur l’état de l’instruction populaire en Angleterre, en Écosse et en Irlande ; qu’en étendant ensuite ses investigations, on parcoure les volumineuses evidences données devant les comités des deux chambres sur toutes les questions administratives, depuis le système municipal jusqu’aux lois des pauvres, et partout l’on verra se révéler cette tendance à conférer au pouvoir des attributions nouvelles à raison de faits nouveaux. Il n’est pas un de ces documens qui ne constate la nécessité d’associer au principe volontaire et local le principe coercitif et centraliste, qui ne révèle enfin les progrès rapides de l’opinion hors des voies où elle s’est si long-temps maintenue.

Nous venons de rappeler ces evidences qui précèdent, au parlement d’Angleterre, la discussion de toutes les questions administratives, et c’est ici que se révèle la première conséquence d’une organisation en quelque sorte négative, dont les résultats ne sont atténués que par la vitalité même du génie national. Ne pouvant puiser de renseignemens à aucune source officielle, la législation est contrainte de faire elle même l’instruction complète de toutes les affaires qui surgissent devant elle. Il ne s’élève pas une question, qu’elle se rapporte aux intérêts généraux de l’empire britannique ou à ceux d’une obscure localité, qu’il s’agisse de lois céréales ou d’un rail-way de quelques milles, où le parlement ne remplisse lui-même durant des mois, quelquefois durant des années, l’office dont s’acquittent régulièrement en France les préfets, les ingénieurs, les directeurs des divers services financiers. De longs jours et de longues nuits s’écoulent à entendre des témoins cités de toutes les parties des trois royaumes, à réunir et à imprimer leurs interrogatoires et à tirer de ces sources nécessairement confuses des renseignemens presque toujours incomplets. Quand on songe qu’une seule des questions soulevées depuis 1832, celle des pauvres, a fourni matière à des centaines d’in-folio, et que notre Moniteur disparaîtrait inaperçu sous les monceaux des parliamentary reports, il est assurément permis de douter de l’efficacité de ce mode d’instruction préparatoire, où, sans le labeur des reviewers, voués à la pénible mission de dépouiller ces compilations colossales, le public et le parlement lui-même devraient renoncer à puiser quelque lumière.

En France, le droit d’enquête ne saurait en aucune façon être contesté aux deux chambres ; ce droit a même reçu des applications récentes et formelles. Si l’usage en est rarement réclamé, si ses résultats pratiques restent à peu près nuls, c’est que ce ressort est, pour ainsi dire, excentrique dans le gouvernement d’un pays où, chaque jour, de toutes les extrémités du royaume, les résultats aboutissent au centre pour s’y coordonner, tandis que, dans l’enfance de l’art administratif, il devient indispensable sans être pour cela plus efficace.

Si l’on répondait en nous montrant l’Angleterre sillonnée de chemins de fer et de canaux, ou couverte de monumens admirables, nous établirions fort aisément, ce semble, que cette prospérité est parfaitement indépendante d’un système qui souvent arrête, mais jamais ne seconde une tentative industrielle ou une spéculation hardie. L’administration aristocratique de la Grande-Bretagne a eu pour contrepoids le génie d’association et d’entreprise, qui a prévalu contre l’esprit de ses lois elles-mêmes. L’Angleterre est l’une des plus grandes nations du monde, d’une part, parce qu’elle est restée profondément religieuse au sein de la dissolution protestante ; de l’autre, parce qu’elle a pris l’initiative des innovations même les plus aventureuses, en dépit d’institutions dont la tendance naturelle était d’immobiliser les idées comme les intérêts. Des principes qui n’ont pas porté leurs conséquences, ou plutôt des principes opposés coexistant l’un avec l’autre, l’harmonie dans le contraste, et par le contraste même, telle est pour l’Angleterre la formule de sa vie sociale.

Cependant, à mesure que le commerce et l’industrie élevaient des existences indépendantes, celles-ci, comprimées par un système qui ne leur faisait aucune place, durent réclamer une participation au pouvoir local en même temps qu’au pouvoir politique ; mais ces réclamations souvent produites n’étaient pas en mesure d’être accueillies tant que le dogme de la prescription historique servirait de base à la constitution anglaise. Les corporations municipales défendaient leur monopole administratif au même titre que les bourgs pourris maintenaient leur privilége politique. Aussi, dès que, par le grand acte de 1832, l’Angleterre eut rompu la chaîne des temps, comprit-on, même dans les rangs du parti tory, l’impossibilité de défendre, en se plaçant sur le terrain des faits, le seul qui restât désormais à la discussion, une corruption qui avait perdu sa seule égide. De là cette réforme des corporations municipales et ce bouleversement complet du vieux système administratif, consommé en 1833 pour l’Écosse et en 1835 pour l’Angleterre.

Les populations saxonnes aux mœurs indépendantes et au génie pacifique, opprimées par une domination guerrière, s’en étaient successivement dégagées par l’effet des luttes intérieures où leur intervention pesa d’un si grand poids. Conquérant des priviléges, tantôt contre leur seigneur direct, le plus souvent contre leur suzerain, les bourgs que le gouvernement normand avait pour la plupart déclarés terres royales (terræ regis) obtinrent des chartes municipales sous condition de service militaire ou maritime, ou sous celle d’acquitter une rétribution fixe en argent. Les rapports du prince avec les villes de ses états prirent ainsi le caractère d’un bail perpétuel ; et le contrat primitif qui déterminait, d’un côté les concessions, de l’autre les redevances, resta comme le gage et le titre même de toutes les libertés locales.

Le texte de presque toutes ces chartes établissait que les habitans et leurs successeurs seraient considérés comme bourgeois. Mais lorsque ceux-ci furent en possession de ces avantages, ils imposèrent de telles conditions à l’acquisition du domicile, que tous les étrangers se trouvèrent exclus des prérogatives consignées dans les chartes, de telle sorte que ces avantages se concentrèrent graduellement parmi les seuls descendans des bourgeois auxquels le titre originaire avait été concédé. Réunis dans leur guild, ils s’arrogèrent bientôt le droit de se donner de nouveaux confrères, et se recrutant à leur gré par l’élection, ils firent du pouvoir local une sorte de propriété indépendante de tout contrôle populaire. Les corporations, perdant alors tout caractère représentatif, ne furent plus guère que des communautés dotées de prérogatives personnelles et toutes spéciales.

La royauté anglaise, dont le premier souci avait été l’abaissement de la noblesse féodale, et qui, après sa longue lutte contre celle-ci, en avait sans transition engagé une autre contre l’esprit démocratique, alors étroitement lié au puritanisme religieux, envisagea le progrès de ces usurpations municipales d’un œil presque toujours favorable. Sa politique consista d’abord à séparer les corporations des seigneurs, puis à les rendre indépendantes de la masse des citoyens. Telle fut surtout l’œuvre des Stuarts, qui, comme condition d’une indépendance avantageuse à leurs vues autant qu’aux intérêts privés des membres des corporations, imposèrent à celles-ci des restrictions nombreuses. Quelques-unes acceptèrent, au prix qu’y mit la couronne, la consolidation d’un pouvoir qu’accompagnaient des avantages pécuniaires et des priviléges de tous genres ; d’autres résistèrent avec énergie et avec succès, à ce point que les infructueuses tentatives de Jacques II pour bouleverser le régime intérieur des communes ne contribua pas peu au succès de la révolution de 1688.

Le prince qui avait écrit sur sa bannière : Je maintiendrai, ne pouvait attaquer les vieilles corporations plus que le vieux système électoral. La famille d’Hanovre les respecta scrupuleusement comme les piliers de l’état et de l’église ; et c’est ainsi qu’appuyées sur le principe d’immobilisation de tous les abus si singulièrement introduits par une révolution libérale, elles se sont maintenues jusqu’au jour de la réforme, étalant à tous les regards le cynisme de leur corruption tarifée.

Une longue enquête ouverte par des commissaires spéciaux sur tous les points du territoire avait précédé la présentation du bill soumis à la chambre des communes[6]. Le dépouillement de ces innombrables evidences révéla une telle masse d’abus, pour ne pas dire de monstruosités, que le parti tory dut renoncer à en combattre le principe, se réservant d’en faire modifier les détails lors de la discussion en comité. Il demeurait constaté qu’une séparation profonde existait partout entre la masse des citoyens probes et les corporations locales, et que l’influence exercée par celles-ci sur les classes inférieures, lors des élections parlementaires, devait être signalée comme l’une des causes les plus actives de la démoralisation publique. Des témoignages irrécusables établissaient que dans la distribution des fonds des villes ou des fonds de charité, les deux tiers, quelquefois les trois quarts, étaient répartis parmi les membres du corps administratif, tantôt appliqués à des bénéfices directs, le plus souvent à des réjouissances et festins destinés au petit nombre d’individus aux mains desquels reposait un pouvoir irresponsable et sans contrôle. L’élection politique était surtout l’intérêt dominant de la corporation. C’était là ce qui donnait au titre de membre d’un town council une valeur annuelle que l’enquête constatait à raison de l’importance des lieux.

Nourris dans les maximes et la pratique du droit commun, nous concevons à peine qu’au XIXe siècle, dans la contrée depuis si longtemps saluée comme le siége de la liberté européenne, il existât, voici moins de trois années, des lois attribuant héréditairement à une douzaine d’individus la jouissance des pâturages communaux, par exemple, ou bien imposant, comme à Exeter, pour ne citer qu’un fait entre mille, une taxe annuelle de 100 livres sterl. pour certains péages, en dispensant quelques citoyens de cette lourde charge au seul titre de membres du corps municipal. Nous avons peine à comprendre que de tels abus puissent se défendre à titre de droits acquis, et que pour obtenir d’un parlement réformé des dispositions nouvelles, le ministère ait été contraint de composer avec eux. Tous les efforts du parti tory, dans les deux chambres, tendirent, en effet, à maintenir pour la génération présente des priviléges passés à l’état de propriété ; et les larges principes posés par l’avenir n’évitèrent le veto des lords qu’en se produisant derrière bon nombre de concessions transitoires.

Le bill établit un système uniforme d’administration aux lieu et place des anciennes chartes qui demeurent supprimées ; il accorde à tous les bourgs non corporés la faculté d’être admis sur leur demande au bénéfice de la loi rendue commune à tout le royaume.

Cet acte asseoit la franchise électorale sur une base uniforme. Il confère le droit de voter aux élections municipales à tout propriétaire ou locataire d’une maison ou d’une boutique payant depuis trois ans la taxe des pauvres dans la paroisse[7]. Tout conseiller municipal élu doit posséder un capital de 1000 à 500 liv. sterl., selon l’importance des bourgs (sect. 28). Le maire est président du conseil de ville et chef de l’administration locale ; il est choisi par le conseil entre les membres qui le composent. Il devient juge de paix de la ville ipso facto dans l’année où il quitte ses fonctions (57). Les aldermen, unis au maire et aux conseillers, forment le corps administratif qui est réélu tous les ans par tiers (31).

Ce corps est investi, par l’acte de 1835, de toutes les attributions que la loi française départit aux conseils municipaux. Il règle dans quatre sessions trimestrielles tout ce qui se rapporte à l’administration locale ; il peut, en cas d’insuffisance des revenus communaux, imposer des taxes spéciales ; il passe les baux n’excédant pas un certain terme, et se pourvoit, pour les autres, aussi bien que pour toutes les ventes d’immeubles, de l’autorisation de la trésorerie[8].

Des fonctionnaires spéciaux, également nommés par l’universalité des citoyens censitaires sous le titre d’auditeurs, sont chargés d’écouter et de débattre tous les comptes de finances (37-93) ; des assesseurs sont annuellement élus pour réviser avec le maire les listes électorales ; enfin des magistrats de l’ordre judiciaire, un coroner, un juge de paix ou un shérif, selon l’importance du bourg, viennent compléter cet ensemble (61,62,98), et créer des juridictions urbaines indépendantes et rivales de celles des comtés où domine sans contrepoids l’influence aristocratique.

Ce bill, dont les dispositions principales sont, comme on voit, analogues à celles qui régissent chez nous les intérêts du même ordre, dépasse souvent la réserve des maximes françaises et se rapproche sous certains rapports de l’esprit de la loi belge. Toutefois, à l’égard des fonctions municipales conférées par l’élection, la loi anglaise consacre un principe puisé à une tout autre source, et auquel nos mœurs résisteraient avec énergie. Elle les rend obligatoires sous peine d’amende. Ainsi l’acte dont nous donnons la substance impose au conseiller qui refuserait la charge de maire, une amende de 100 liv. sterl., et aux autres fonctionnaires élus qui refuseraient le mandat à eux départi, une amende de 50 liv. sterl. (sect. 51). Remarquons en passant que les mandats politiques ne font pas exception à cette règle : tout membre nommé pour servir en parlement se trouve tellement engagé par le choix fait de sa personne, qu’il ne saurait donner en aucun cas une démission pure et simple, et que lorsqu’il veut quitter les affaires avant l’expiration de son mandat, par une de ces fictions si communes dans le droit de la Grande-Bretagne, il est censé accepter une fonction illusoire qui le rend incapable de siéger aux communes. Si l’on remontait à l’origine d’une telle obligation, on trouverait, ce semble, qu’elle touche au principe du droit féodal, selon lequel le service public était la condition et comme le paiement du privilége : ainsi des maximes de toutes les civilisations et de tous les âges se confondent dans les législations modernes, comme des terrains de toutes les formations dans le sol que nous foulons aux pieds.

Le bill de 1835 fut accueilli, par l’opinion libérale en Angleterre, comme une arme puissante. Les résultats de cette réforme se firent bien moins attendre que ceux de la réforme politique ; et les premières élections municipales, opérées conformément à ses prescriptions, assurèrent presque partout à l’opinion whig et radicale une éclatante victoire : succès d’autant plus précieux pour le ministère Melbourne, que la dissolution récemment faite par sir Robert Peel venait de renforcer de plus de cent membres l’opposition tory de la chambre des communes.

Tout se tient dans l’ensemble des institutions politiques, et la brèche ouverte alors ne tardera pas à s’élargir. Des innovations tout aussi importantes, d’ailleurs, avaient précédé l’adoption de l’acte municipal, et venaient d’introduire dans l’administration de l’Angleterre un élément nouveau dont peu d’esprits mesurèrent d’abord la haute portée.

On sait ce qu’était le paupérisme pour ce pays, et de quel danger le menaçait cette plaie de jour en jour plus profonde. Ce que l’Europe sait moins généralement, c’est que le système des poor-laws a été radicalement réformé en 1834, et que par suite de mesures habilement concertées, une taxe qui, pour la seule Angleterre[9], ne s’élevait guère moins haut que le principal de la contribution foncière de la France, a diminué depuis 1834 dans une proportion qui dépasse toutes les espérances. Ce dégrèvement, qui rend à la Grande Bretagne des ressources si déplorablement employées jusqu’ici, ses effets sur la morale en même temps que sur la fortune publique, exigeraient seuls de notre part la plus sérieuse attention. Mais cette attention ne nous est-elle pas encore plus impérieusement commandée lorsque nous voyons, dans cette décisive circonstance, l’Angleterre répudier toutes ses traditions administratives pour demander son salut au principe naguère le plus vivement repoussé par elle, et fonder une organisation complètement nouvelle sans se rendre compte des résultats prochains d’un tel établissement ? Combien n’est-il pas important d’apprécier un essai destiné à servir de type à la réforme de la plupart des autres services publics ?

Durant le moyen-âge, la population indigente de ce pays, comme celle du reste de l’Europe, avait eu pour ressource, et en quelque sorte pour patrimoine, ces biens de main-morte qui formaient la réserve et comme le fonds commun de toutes les misères humaines. De telles institutions offraient sans doute des inconvéniens graves dans la corruption de l’esprit monastique ; mais quelle loi n’a pas les siens, et quels reproches pourrait adresser à la charité catholique la bienfaisance protestante ? Si le pain distribué à la porte des monastères provoquait quelquefois l’indolence, l’aumône faite au nom de Dieu n’abaissait pas au moins celui qui recevait chaque matin cette manne du ciel. Mais à quelle dégradation profonde de l’humanité ne conduit pas cette taxe forcée qui, pour les riches, fait des pauvres un objet de terreur, qui, pour les pauvres, avait fini par recréer une sorte de glèbe paroissiale, servitude légale dont ils se vengeaient en pullulant comme des bêtes immondes, dernier bonheur compatible avec leur dégradation, bonheur d’autant plus doux qu’il leur apparaissait en même temps comme une vengeance !

L’institution d’un fonds public prélevé par voie d’impôt pour sustenter les pauvres entraîne nécessairement deux résultats corrélatifs. D’une part, elle tarit les sources de la charité privée en remettant à la loi seule le soin de soulager des misères qu’on ne connaît plus que par ce qu’elles coûtent ; de l’autre, elle crée chez les pauvres des habitudes de paresse et de fraude, et leur fait considérer comme un droit ce qu’ils reçoivent de la munificence publique. Assurés que cette ressource ne leur manquera jamais, qu’elle est indépendante de leur bonne conduite aussi bien que de leur reconnaissance, les pauvres reçoivent le salaire de leur oisiveté avec autant d’impassibilité que la loi le leur accorde. Ainsi se propagent l’indolence, l’imprévoyance paternelle, les unions prématurées ou illicites dont les fruits donnent des titres à des secours nouveaux ; ainsi s’organise au sein des sociétés une sorte de lutte intérieure dans laquelle le riche se défend par l’insensibilité contre le pauvre qui l’attaque par la dissimulation. Ces résultats se manifestent plus ou moins partout où domine le principe de la contribution forcée, en Danemark, en Suède, dans le Mecklenbourg, le Wurtemberg, le canton de Berne, etc. Si les effets politiques de la taxe ont été, dans ces contrées, moins désastreux qu’en Angleterre, c’est que dans la plupart d’entre elles ces effets sont contrebalancés par des causes morales ou des institutions particulières. On pourrait en apporter en exemple celle du pium corpus en Wurtemberg, antique dotation formée des biens du clergé catholique auxquels ce gouvernement, en embrassant la réforme, a conservé leur destination primitive. L’Allemagne et les états du Nord n’ont pas, d’ailleurs, à nourrir une immense population ouvrière ; ils ne connaissent pas, dans le cours de leur existence paisible et réglée, ces alternatives soudaines qui réduisent des populations florissantes aux dernières angoisses du besoin et du désespoir ; ils sont placés de manière à pouvoir résister à leurs lois, tandis qu’il devenait de plus en plus manifeste que l’Angleterre périrait par les siennes.

Jamais d’ailleurs mauvaises lois ne furent rendues plus détestables par une inepte application ; et c’est ici surtout que l’on touche au doigt les conséquences de cet uncontrolled self-government, exposé, dans le cours de longues enquêtes, au feu croisé de toutes les attaques[10].

Le statut de la quarante-troisième année d’Élisabeth a servi de point de départ à toute la législation anglaise sur cette importante matière. Il dispose en résumé que des inspecteurs (overseers) choisis par les juges de paix devront se charger de faire travailler toutes les personnes valides et sans moyen de subsistance. Il rend le travail obligatoire pour celles-ci sous peine de prison, prescrit la construction d’hospices où habiteront en commun les personnes hors d’état de travailler, et il établit un impôt modique spécialement consacré à couvrir ces dépenses.

Quoique contenant un principe dangereux, ces dispositions étaient simples, mais elles furent bientôt démesurément étendues en même temps que détournées de leur sens formel par l’imprévoyance des administrations locales et souvent à raison de la terreur inspirée par les menaces des pauvres. Si le principal but du statut d’Élisabeth avait été d’imposer des habitudes laborieuses aux hommes valides, l’effet de la loi, telle qu’elle se trouvait appliquée jusqu’en 1834, fut de donner une prime à la paresse, en rendant la condition du pauvre inoccupé meilleure que celle du laboureur remplissant sans secours ses plus pénibles devoirs. Les enquêtes révèlent à cet égard un état de choses que, grace au ciel, la France concevrait à peine. Les pauvres, devenus les tyrans et l’effroi des communes au sein desquelles la loi du domicile (settlement) les parquait rigoureusement, afin qu’ils n’augmentassent pas le fardeau déjà trop lourd des autres localités, recevaient chez eux en pleine santé, et dans toute la vigueur de l’âge, des secours qui suffisaient à les faire vivre sans travail, surtout lorsqu’ils pouvaient les réclamer au nom d’une famille nombreuse. La taxe était devenue tellement accablante, que, dans quelques paroisses, elle avait motivé l’abandon des cultures et la désertion de la population agricole. Quoique le prix de cet impôt fût censé être acquitté par les pauvres en travaux d’utilité communale, ceci était devenu une pure fiction par l’impossibilité de les employer utilement. C’est ainsi, pour n’en citer qu’un seul exemple, qu’il fut établi en 1832 que, sur une somme de 7,036,968 livres sterling consacrée aux pauvres, moins de 340,000 livres sterling avaient été dépensées pour travail réellement accompli.

Enfin, l’incurie des juges de paix, suprêmes arbitres des décisions des overseers, avait laissé prévaloir presque partout le désastreux système des supplémens de gage (allowances), par suite duquel la paroisse était contrainte d’acquitter une portion du salaire des ouvriers, jusqu’à concurrence d’un minimum fixé par tête. De là cette profonde apathie du travailleur, assuré, quelque abaissement que sa paresse fît subir au taux de son salaire, d’y trouver un supplément dans la caisse publique ; de là ces mariages précoces et ces unions criminelles où l’esprit de spéculation venait rendre la débauche plus infâme, et cette rupture de tous les liens de famille à l’âge où l’enfant était en droit de réclamer pour lui-même la subvention communale.

Lorsqu’une telle masse de faits authentiques, recueillis dans toutes les parties du royaume par des commissaires spéciaux, fut mise sous les yeux du public, on comprit qu’un impôt de près de deux cents millions de francs, prélevé sur quatorze millions d’hommes, n’était pas encore le plus funeste résultat d’un tel état de choses. Il ne put échapper à personne que la condition du pauvre avait perdu son véritable caractère, et qu’en assurant à la paresse une existence plus facile que celle acquise à l’honnête ouvrier au prix de ses sueurs, elle était acceptée avec joie, recherchée avec empressement ; on vit que les pauvres, de plus en plus démoralisés, formaient un corps de plus en plus compact et redoutable, et que la société devait rompre cette coalition menaçante sous peine de se voir brisée par elle.

Si l’imminence du danger devint manifeste, ses causes principales se révélèrent d’une manière non moins patente. Comment n’aurait-on pas mis au premier rang de celles-ci une magistrature, sans lien et sans contrôle, soumise à tous les abus du patronage, à tous les effets de la négligence et de la peur, dans le sein de laquelle l’expérience des uns ne profitait jamais aux autres ? Personne ne s’y trompa. On sentit qu’il fallait chercher le remède loin des voies où s’était engendré le mal ; et l’instinct public provoqua, d’une part, la création d’un pouvoir central pour diriger l’œuvre de la réforme, de l’autre celle du principe électif pour en vivifier l’application.

Des administrations choisies par tous les contribuables, dans des circonscriptions assez larges pour amortir l’effet des influences locales, au siége du gouvernement un bureau central d’où partiraient toutes les instructions et auquel aboutiraient tous les renseignemens, tel fut le double pivot du nouveau système proposé par le cabinet et adopté par le parlement. Son idée mère était fort simple : les facilités de la loi avaient multiplié les pauvres ; il fallait que ses rigueurs en restreignissent désormais le nombre ; il fallait surtout que la loi leur imposât l’obligation de rechercher le travail avec le même soin qu’ils mettaient à l’éviter ; et tout en maintenant des secours aux hommes valides (able bodied) en cas de véritable nécessité, elle aurait à constater cette nécessité de la manière la plus irréfragable, et ce but serait atteint, si elle ne distribuait les secours que dans un lieu frappé de réprobation par la terreur populaire, et dont on ne pût franchir la porte sans abdiquer sa liberté.

L’acte de 1834 a supprimé tous les secours à domicile distribués aux mendians valides sous quelque dénomination que ce puisse être. À la subvention en argent, il a substitué l’entretien dans des maisons de détention, où le travail est forcé, le régime sévère, la séquestration absolue. L’hospitalité de ces tristes demeures n’est déniée à personne ; mais quiconque y pénètre poussé par le désespoir et la faim, voit se rompre pour lui, tant qu’il en habite la sombre enceinte, toutes les affections de la famille, tous les liens qui l’attachent à la terre. La misère l’ensevelit vivant, et le malheur lui prépare un sort aussi terrible que le crime.

Disons sans hésiter que c’est là une loi de fer, et qu’une pareille extrémité est cruelle pour un peuple chrétien. Mais une réaction était inévitable contre les abus engendrés par un dangereux principe et une détestable administration. Si le pouvoir n’était parvenu à faire du workhouse un objet d’effroi par l’appareil dont il l’environne, il n’eût pas produit dans les classes pauvres cet ébranlement général qui a soudainement changé le cours d’habitudes invétérées, inspiré aux paresseux le goût du travail, arrêté les unions imprudentes, élevé partout le prix des salaires, en abaissant de plus de 43 pour 100 le montant de la taxe en moins de trois années[11].

Le poor-law amendment act peut être considéré comme l’évènement le plus considérable survenu en Angleterre depuis la réforme. Si la nature de ce travail nous interdit toute considération développée sur ses conséquences morales et financières, elle nous prescrit d’apprécier la portée des innovations administratives dont il a été l’occasion. Il suffira d’en indiquer les dispositions générales pour montrer que son importance n’est pas moindre sous ce rapport que sous tous les autres.

L’administration des lois concernant les pauvres était, comme on sait, jusqu’en 1834, confiée à des inspecteurs annuels, aux juges de paix et à la réunion paroissiale désignée sous le nom de vestry. Le premier effet de l’acte a été de substituer aux inspecteurs et aux magistrats des fonctionnaires spéciaux, salariés, choisis par tous les contribuables à la taxe des pauvres, mais révocables en cas de faute par une autorité supérieure. Au concours illusoire des vestries il a substitué celui d’un corps dit des gardiens (board of guardians), lesquels sont également choisis par l’universalité des contribuables (cl. 38-40-53-54).

À ce corps remontent les appels contre toutes les décisions rendues par les agens spéciaux ; il statue sur toutes les difficultés concernant la répartition de la taxe, fait les réglemens pour les maisons de travail, le tout sous l’approbation d’un bureau supérieur établi à Londres.

Ce bureau, composé de trois commissaires nommés par la couronne, est juge souverain de toutes les questions, centre de tous les renseignemens ; les administrations locales sont en communications incessantes avec lui, comme il l’est lui-même avec le secrétaire d’état de l’intérieur. Les commissaires royaux se choisissent neuf commissaires suppléans, des secrétaires, des clercs et autres officiers. Ils peuvent, ainsi que leurs suppléans, ouvrir des enquêtes, citer des témoins, contraints, sous peine de misdeamanour, de comparaître devant eux, et doivent présenter au ministère, pour être soumis au parlement, un rapport annuel sur l’application de la loi dans tout le royaume (15-52).

Dans le triple but d’égaliser les charges, de subvenir aux frais de construction des maisons de travail, de créer des administrations plus éclairées aussi bien que plus indépendantes, cet acte a fondé les unions de paroisses (26-37). Il a conféré au bureau central de Londres le pouvoir de réunir un certain nombre de communes pour l’entretien de leurs pauvres, la construction d’un workhouse commun, et généralement pour tout ce qui se rapporte à l’application de la loi. Le corps électif des gardiens exerce ses attributions dans toute l’étendue de l’union, correspondant à peu près à notre ancienne circonscription de district ; il en devient l’autorité constituée et le centre administratif. C’est en ceci que se révèle la gravité d’une innovation qui ne va à rien moins qu’à diviser le sol du royaume selon des bases entièrement nouvelles, créant ainsi des intermédiaires tout nouveaux entre la paroisse et le comté, c’est-à-dire en dehors de l’action de l’église établie et de l’aristocratie territoriale.

Lorsque la pairie a laissé passer un tel bill, elle a sans doute ou manqué de pénétration et mal jugé l’avenir, ou cédé à l’urgence de décharger le présent d’un intolérable fardeau, même au prix de l’abandon de ses plus vieilles maximes. Des dispositions relatives au domicile et à la manière de l’acquérir, une refonte générale des anciennes lois sur la bâtardise[12], ont fait de l’acte du 14 août 1834, l’un des plus efficaces et des plus complets qui soient émanés de la législature britannique. Quoique cette mesure ne doive pas être rangée au nombre des conquêtes de parti, l’entraînement de la réforme et l’ébranlement d’idées qui suit toujours une entreprise décisive, l’ont seuls rendue possible : par elle s’est introduit dans l’administration anglaise un élément que le torysme n’en arrachera plus, élément si puissant déjà, que, par sa présence même, il affaiblit tout ce qui existe et qu’il profite de tout ce qui tombe.

L’aristocratie, attaquée au sein du parlement dans ses prérogatives héréditaires, insultée par M. O’Connell lors de son imprudente croisade de 1835 à travers l’Angleterre et l’Écosse, s’est trouvée assez forte pour résister à ces bruyans assauts et provoquer une réaction au sein de l’opinion alarmée. Mais lorsqu’au lieu de combattre contre les passions, elle a dû lutter contre les intérêts, la question a changé de face ; et quand elle maintenait avec le plus d’éclat sa puissance politique, elle était vaincue dans tout ce qui touchait aux fondemens de cette puissance même.

Un mouvement analogue s’est opéré en ce qui concerne l’église anglicane. Assez puissante pour parer les coups directement portés à son organisation religieuse et à sa fortune territoriale, l’établissement est désormais trop affaibli pour résister aux énergiques réclamations des dissidens. Réduit à se défendre et n’osant plus attaquer, il ne tente aucun effort pour rompre la ligne de circonvallation dont ses ennemis l’enveloppent de plus en plus.

Le retrait des incapacités affectant les protestans séparés de la communion anglicane avait précédé d’une année l’émancipation catholique. En plaçant les dissidens, par le rapport du corporation act, sur le même pied que les épiscopaux, en ce qui concerne l’administration municipale, la législature leur donnait pour l’avenir un gage de la conquête du droit commun. Comment s’expliquer, en effet, que l’éducation universitaire et les grades académiques pussent rester inaccessibles à des citoyens admis à la plénitude du pouvoir politique et local, classe qui, dans la Grande-Bretagne, représente plus du tiers de la nation, et forme dans beaucoup de villes la majorité de la bourgeoisie ? Une telle anomalie serait sans doute impossible dans les contrées de l’Europe où l’enseignement est un service public ; mais il est moins facile d’y obvier en Angleterre, où les établissemens scientifiques se maintiennent par des dotations primitives ou des souscriptions volontaires dans une indépendance absolue vis-à-vis de l’état. Aussi cette question, parfaitement simple pour nous, n’est-elle pas encore vidée. Cependant la convenance d’admettre les dissidens aux avantages attachés à l’instruction universitaire n’est plus niée au sein du parti conservateur, et les hommes principaux de ses deux nuances, sir Robert Peel comme lord Stanley, confessent la nécessité de supprimer dorénavant la signature du formulaire religieux. Si les résistances de la pairie ont retardé sur cette question un succès d’ailleurs assuré, les dissidens ont fait chaque année, sur l’établissement anglican, des conquêtes bien plus funestes à la prépondérance de celui-ci.

L’église a perdu l’état civil ; elle a cessé de recevoir dans les circonstances principales de l’existence humaine ce solennel hommage qui en faisait, pour ses adversaires aussi bien que pour ses sectateurs, le sacerdoce de la société et comme l’ame même de l’état.

Jusqu’en 1836, l’Angleterre n’avait pas de registre pour les naissances, mariages et décès : ceux-ci n’étaient constatés que par la mention de la cérémonie religieuse célébrée par les ministres de l’église établie ; dès-lors les catholiques et les dissidens, c’est-à-dire près des deux tiers de la population totale du Royaume-Uni, se trouvaient sans aucun moyen d’établir légalement leur état. Un bill sanctionné par les deux chambres, non sans de vives discussions, a enlevé à l’église épiscopale ce qui pouvait être considéré comme sa plus haute prérogative. Les mariages sont désormais validement contractés aux yeux de la loi, lorsqu’ils sont célébrés par des ministres de toute religion et de toute secte. Des fonctionnaires civils sont établis pour recevoir les actes de mariage, naissance et décès, dans des formes, et sous des pénalités analogues à celles imposées par la loi française, et cette administration des pauvres, à laquelle nous avons reconnu tant d’avenir, est devenue le centre de toute l’organisation civile du royaume. Des enregistrateurs locaux sont nommés par elle, un surintendant est créé dans chaque union ou district, lequel doit adresser directement ses registres au bureau central à Londres. Ainsi l’Angleterre nous dépasse dans ces voies où elle a si long-temps refusé de nous suivre ; et pendant que nous plaçons l’état civil de nos communes sous la garde des greffiers de première instance, elle fait arriver jusqu’à Sommerset-House les noms et prénoms du dernier de ses sujets.

Il n’est pas besoin de faire remarquer tout ce qu’offre de grave, dans l’ordre logique, un changement qui, arrachant à une religion d’état son caractère public et le sceau même de sa suprématie, tend à n’en plus faire qu’un culte dont l’exorbitante richesse contrastera de plus en plus avec le nombre chaque jour décroissant de ses sectateurs.

L’esprit politique s’est tellement superposé à l’esprit religieux dans l’église anglicane, que celle-ci ne saurait supporter sans se dissoudre une séparation dans laquelle d’autres cultes ont pu retremper une énergie plus vivace. L’établissement d’Henri VIII et d’Élisabeth ne saurait être conçu sous la forme de pure croyance. Créé pour des nécessités d’état, il ne vit que par son association avec l’ordre politique, et chaque lien qui se brise le précipite vers sa ruine. Quelle est, d’ailleurs, au point de vue moral et sous le rapport statistique, la situation actuelle de cette église ; et quelle témérité y a-t-il à prévoir pour l’Angleterre une grande révolution religieuse lorsque les symptômes en éclatent avec tant d’évidence ?

Les longs efforts du clergé épiscopal contre l’émancipation, sa lutte acharnée contre la réforme, ses prodigieux efforts pour en arrêter les conséquences et provoquer la réaction aristocratique qui l’a suivie, se comprennent assurément lorsqu’on voit le nombre de ses fidèles décroître dans une proportion véritablement effrayante pour le sort du Church and state.

En 1821, on établissait ainsi qu’il suit le chiffre des diverses communions chrétiennes dans le Royaume-Uni.

ANGLETERRE. ÉCOSSE. IRLANDE. TOTAUX.
Anglicans 
6,000,000 52,000 1,960,487 8,015,487
Catholiques 
500,000 40,000 4,838,000 5,378,000
Dissidens 
5,468,000 2,000,000 45,000 7,503,460
Totaux 
11,958,000 2,092,000 6,846,000 20,896,000

Les données authentiques recueillies sur l’état religieux de l’Irlande en 1833 et déjà citées dans la deuxième partie de ce travail, établissent que le chiffre attribué au culte anglican dans cette île est exagéré des deux tiers, et celui des catholiques diminué d’autant. Dans le tableau suivant, emprunté à la statistique de M. Moreau de Jonnès, les progrès des sectes dissidentes sur l’église épiscopale sont exprimés par des chiffres irréfragables, qui indiquent le nombre des lieux consacrés aux divers cultes dans les six plus populeux comtés du nord du royaume.

ÉGLISE ANGLICANE. MÉTHODISTES. CATHOLIQUES. TOTAUX.
Northumberland 
97 117 19 233
Durham 
91 163 14 268
Cumberland 
139 101 4 244
Westmoreland 
68 39 2 109
Yorkshire 
809 973 46 1,782
Lancashire 
287 423 81 791
Totaux 
1,491 1,816 166 3,473

Entre les sectes dissidentes, le méthodisme seul, qui, il y a moins de cinquante ans, ne comptait que cinq cent onze ministres et cent trente-cinq mille cinq cent quatre-vingt-quatre sectaires, a, d’après le dernier relevé, quatre mille deux cent soixante-treize ministres et un million quarante-neuf mille neuf cent quatre-vingt-neuf coreligionnaires.

Mais les progrès du catholicisme sont de nature à préoccuper bien plus vivement encore l’attention de l’église épiscopale.

Au commencement du règne de George III, soixante-quatre mille individus restaient seuls fidèles au culte de leurs ancêtres dans toute l’étendue de l’Angleterre et de l’Écosse. Ce même culte figure au recensement de 1821 pour un total de cinq cent mille sectateurs, et il en compte aujourd’hui plus d’un million, pour nous restreindre à un chiffre certain et sans admettre les supputations exagérées que s’attachent à présenter les sociétés anti-catholiques, afin de rallier le protestantisme de plus en plus divisé contre lui-même. Six cents chapelles, neuf grands colléges, une centaine de pensions des deux sexes, une foule d’autres fondations de charité[13] suffiraient pour attester avec quelle indicible ardeur le catholicisme se remet à l’œuvre sur cette terre arrosée du sang de ses martyrs, et quelles espérances il entretient pour l’avenir de cette noble race qui ne se reposera pas dans le scepticisme, si sa foi vient à défaillir.

Le clergé romain d’Angleterre et d’Écosse porte, dans la grande entreprise, chaque jour plus fortement combinée sur tous les points du royaume, une persévérance et un sang-froid qui tiennent également, et à l’église dont il est membre, et à la nation à laquelle il appartient. Une confiance de plus en plus énergique dans le résultat final, se combinant avec une prudence dans les moyens qu’on serait tenté de taxer de froideur, si l’on ne descendait au fond de ces ames ardentes et concentrées ; tel est le plus saillant caractère de cette apostolique mission qui préoccupe aujourd’hui les plus hautes intelligences au sein de la Grande-Bretagne.

Par une appréciation parfaite de sa position, le clergé catholique compte moins sur ses propres efforts que sur l’immense dissolution qui s’opère autour de lui. Ferme dans sa foi autant qu’impassible dans son attitude en face des nombreuses sociétés qui s’organisent de toutes parts pour s’opposer à ses progrès, il laisse passer sans s’émouvoir les déclamations furieuses d’Exeter-Hall, répétées dans une enceinte plus élevée[14] ; il voit tomber chaque jour autour de lui le fanatisme et la haine ; et s’il n’entame guère la population agricole des comtés, qui se maintient presque tout entière dans le giron de l’église établie, le peuple et la bourgeoisie des villes lui deviennent de plus en plus favorables. Des hourras frénétiques ont accueilli dans la cité puritaine de Jean Knox la profession de foi d’O’Connell, ce révolutionnaire à sa façon, qui fait des retraites à la Trappe et communie tous les dimanches, enveloppé de son manteau.

Comment s’étonner de ce retour au sein d’une nation profondément religieuse, sur les lèvres de laquelle l’esprit de secte brise chaque jour le vase où elle se désaltère ? Et puis, comprenez-le, ces prêtres-là n’ont ni femmes ni enfans dont le souvenir les détourne d’un lit de mort ; la pauvreté ne les effraie pas, car ils n’ont pas les soucis de la famille, les seuls par lesquels la pauvreté soit terrible. On ne les voit pas emporter la gerbe du laboureur, exiger pour l’entretien de leurs temples le denier de l’artisan qui refuse de s’agenouiller à leurs autels. Heureusement dégagés en Angleterre de la dangereuse position que de funestes circonstances leur font en Irlande, les prêtres catholiques ne passent pas leur vie, comme les curés anglicans, à recueillir des signatures et à présider des meetings contre toutes les réformes, à maudire toutes les conquêtes de la liberté, à mettre sous l’immédiate protection du ciel un revenu de cent vingt millions de francs. Ministres d’une foi qui se préoccupe peu des révolutions de l’avenir, parce qu’elle a survécu à celles du passé, ils ne confondent pas dans un même symbole la constitution et l’église ; et, au lieu de se montrer les créatures dévouées de l’aristocratie, ils se disent, à l’exemple de leur chef suprême, les serviteurs des serviteurs de Dieu.

Au sein même de l’église établie se développent en ce moment des tendances d’une incalculable portée, et un mouvement provoqué par le besoin de renforcer la hiérarchie ecclésiastique semble devoir rendre sa dissolution plus prochaine.

Rongée par le latitudinarisme, envahie durant le cours du XVIIIe siècle par les doctrines sociniennes, et menacée de n’être bientôt plus qu’un corps de docteurs enseignant une morale sans aucune sanction dogmatique, l’église épiscopale essaie une réaction contre le principe du libre examen, et tente un hardi retour au protestantisme du temps de Charles II, cet âge d’or de la haute église. Oxford a entrepris ce rajeunissement de croyances religieuses et politiques dont elle fut le centre ; et dans une récente controverse avec le docteur Hampden, dans les livres du docteur Pusey surtout, on a vu refleurir des maximes qui ont eu pour les anglicans du XIXe siècle tout le piquant de la nouveauté. Lisez les Tracts for the Times, et, à votre grand étonnement, vous trouverez la doctrine du jugement particulier énergiquement désavouée, l’infaillibilité de la tradition attribuée à l’épiscopat de Cranmer aussi bien qu’à la chaire de Saint-Pierre, la présence réelle dans le sacrement de la cène formulée en des termes que ne désavouerait pas Bossuet ; vous verrez, en un mot, toutes les pratiques catholiques conseillées ou justifiées, depuis l’invocation des saints jusqu’à la commémoration des morts. Enfin cet archaïsme de l’anglicanisme primitif est arrivé à ce point qu’au sein de la première université d’Angleterre, le docteur chargé de célébrer, selon une séculaire coutume, l’anniversaire de la révolution de 1688, n’a pas craint d’attaquer en face la gloire de Guillaume d’Orange, et de réhabiliter les doctrines du droit divin, en des termes qu’auraient applaudis les Stuarts[15] : réaction inattendue qui, dans les défaillances de l’église épiscopale, a tous les caractères d’un quitte ou double, audacieuse entreprise qui expose en ce moment l’université d’Oxford à de violentes attaques, parties du sein de l’anglicanisme lui-même.

Ne blâmons pas légèrement ces tentatives à l’aide desquelles de nobles esprits essaient de reconstituer par l’étude ce monde de la foi qui leur échappe ; sachons comprendre et ces illusions de l’intelligence et ces profondes souffrances de l’ame que la science ne suffit pas à guérir. L’Angleterre est en ce moment remuée par un souffle religieux ; il en ébranle et soulève le sol, malgré l’industrie qui bruit à sa surface ; et si, dans nos espérances de croyant, et selon nos impressions de voyageur, nous nous trompons en saluant le retour des trois royaumes à l’unité catholique, nul ne saurait contester au moins que le résultat d’une crise aussi grave ne doive exercer une immense influence sur les destinées politiques de la Grande-Bretagne.

Ainsi, pour peu qu’on analyse le grand corps du Church and state, on y découvre de toutes parts des germes de dissolution. Que le parti conservateur renverse les whigs et s’installe à leur place, qu’à force de concessions il se maintienne quelques années au timon des affaires publiques, là s’arrête son avenir, et tout autre lui échappe. Il n’est pas une maxime antique qui ne soit primée par une idée nouvelle, et si ces idées ne prévalent pas encore, au moins ont-elles conquis des positions où elles sont déjà inexpugnables.

Que le parti radical s’irrite de la lenteur d’un mouvement qu’il avait attendu plus rapide, c’est là son rôle et sa mission ; mais nous qui venons d’observer l’Angleterre de 1838 après l’avoir étudiée telle que les siècles l’avaient faite, nous ne saurions méconnaître que ce pays ne soit irrévocablement engagé dans l’évolution sociale parcourue par la France. En matière politique, la barrière de la prescription est brisée, et le droit électoral, assis naguère sur une base historique et immuable, repose aujourd’hui sur une base rationnelle et mobile ; en fait d’administration, le patronage local s’abaisse devant le principe électif se combinant avec le principe centralisateur ; enfin l’église établie, contrainte de supporter la concession du droit commun étendu à toutes les croyances, tend à devenir une minorité en Angleterre même, comme elle l’est depuis long-temps dans l’empire britannique, et sa ruine n’est pas moins avancée par les efforts de ses adhérens que par les attaques de ses ennemis.

L’esprit public est remué aussi profondément que les institutions elles-mêmes. En face de la force hiérarchique qui domine encore le parlement et le corps électoral, s’élève chaque jour plus compacte une opinion libérale ou bourgeoise, pour employer une expression qui a cours aussi de l’autre côté de la Manche. Cette opinion s’efforce de se dégager des passions démagogiques et des précipitations de l’inexpérience ; elle devient plus réservée à mesure qu’elle se sent plus puissante et moins éloignée du pouvoir.

Le parti conservateur est fort sans doute par les intérêts nombreux qui lui rattachent l’église, le barreau, la magistrature, les classes agricoles, aussi bien que par l’habileté pratique de ses chefs, et ses théories sociales peuvent se défendre par des raisons sinon solides, du moins ingénieuses. Ainsi le font en Angleterre des publicistes éminens, ainsi l’a tenté en France, à un point de vue bien plus philosophique, le comte de Maistre, qui est un tory catholique, c’est-à-dire un tory conséquent ; car quoique le catholicisme puisse très bien ne pas aboutir au torysme en politique, le torysme devrait logiquement conduire au catholicisme en religion. Mais il est bien évident que nul n’est tory s’il n’a ses raisons pour cela, à savoir, s’il n’a intérêt personnel à maintenir les gros bénéfices, le droit d’aînesse, les lois céréales, la confusion des juridictions, etc.

Aussi, dans les rangs de l’aristocratie elle-même les cadets sans existence, dans les professions libérales les hommes de lettres et les artistes, dans les ordres sacrés tous les ministres dissidens, dans la masse de la nation les classes moyennes tout entières, à l’exception de la partie qui recherche et espère l’adoption aristocratique, la plupart des artisans de leur propre fortune enfin appartiennent à cette opinion libérale, la plus nombreuse fraction de la chambre des communes après le parti tory, opinion qui, sous la dénomination de radicalisme modéré, s’efforce de se tracer une voie distincte entre le parti révolutionnaire et le parti whig, repoussant les violences de l’un et restant étrangère aux scrupules de l’autre, sans renoncer pourtant à s’appuyer sur celui-ci dans les chambres, et sur celui-là dans la nation.

La situation d’un tel parti est délicate assurément, pressé qu’il est entre une force parlementaire disciplinée de vieille date, et une force brutale qui le compromet plus souvent qu’elle ne le sert. Aussi le voit-on, malgré les cent cinquante voix dont il dispose, incertain dans ses plans, timide dans ses allures, quelquefois compromis par les déclamations de la place publique, le plus souvent contraint de s’effacer derrière l’aristocratie whig, et plus habile à ajourner les difficultés qu’à les résoudre.

Cependant, lorsqu’on veut étudier ce parti en lui-même sans s’arrêter aux embarras de sa position équivoque, il devient possible d’indiquer assez clairement, sinon son but définitif, du moins son symbole actuel. Pendant que les plus violens radicaux ont, depuis la réforme, succombé aux élections, la phalange des radicaux modérés s’est notablement agrandie, et son drapeau a été rallié par plusieurs adhérens du ministère whig.

« Cette opinion, dit son principal organe périodique, compose la grande majorité du parti réformiste dans la haute et la moyenne classe. Elle est spécialement formée d’hommes qui arrivent à la vie politique, ou dont les opinions ont marché avec les évènemens. N’approuvant pas les attaques contre le cabinet, ils désirent sincèrement pouvoir appuyer les ministres. Ils veulent très formellement un roi, une chambre des pairs et une chambre des communes. Il ne leur est pas généralement démontré qu’un changement organique soit rigoureusement nécessaire dans la constitution de la pairie. Ils sont opposés au suffrage universel. Un certain nombre d’entre eux veulent le maintien de l’établissement ecclésiastique, non pas tel que les tories l’ont fait, mais cependant beaucoup moins radicalement modifié dans sa constitution que nous l’estimerions nécessaire dans le double intérêt de la religion et de l’état.

« Mais ces hommes, tout opposés qu’ils soient aux opinions extrêmes, sont unanimes pour réclamer le vote secret, la seule mesure qui puisse assurer le maintien au pouvoir du cabinet whig lui-même, la conquête la plus morale et la plus urgente à tenter… Ces mêmes hommes sont favorables à des mesures qui abrégeraient la durée des parlemens et réduiraient les dépenses des élections ; ils demandent l’abolition du paiement préalable des taxes[16], la réunion en districts des petites circonscriptions électorales ; ils sont pour le changement des lois céréales. Dévoués, comme plusieurs le sont, au principe de l’établissement religieux en Angleterre, ils ne reconnaissent aucune des conditions qui légitiment une institution semblable dans la monstrueuse anomalie désignée sous le nom d’église d’Irlande, église imposée à un peuple conquis par une poignée d’étrangers qui ont confisqué leurs terres, et les ont poursuivis pendant des siècles comme des bêtes fauves. Telles sont, nous l’affirmons, les doctrines dominantes chez les nouveaux membres libéraux, telle est la moyenne de l’opinion réformiste[17]. »

Sans partager avec l’écrivain distingué auquel nous empruntons ces paroles des espérances que les évènemens permettent en ce moment de taxer d’illusions, nous croyons cette appréciation aussi exacte que les conseils qui l’accompagnent sont judicieux. Les questions indiquées comme points de ralliement de l’opinion libérale sont, en effet, les premières, pour ne pas dire les seules, à vider. L’issue n’en sera pas douteuse, si, au lieu de la demander à une seule session, on se résigne à l’attendre d’une période peut-être décennale. Le temps est le plus puissant des réformateurs, et c’est surtout en Angleterre qu’il leur devient un allié indispensable. Quiconque prétend agir sans s’en assurer le bénéfice recule au lieu d’avancer. L’Angleterre est quelquefois violente, mais elle n’est jamais pressée ; et si, dans ses jours de fièvre, elle ne recule pas devant la perspective d’une révolution, dans ses jours de calme elle n’aborde guère plus d’une question à la fois. On dirait qu’elle se complaît dans la lutte méthodique autant que dans le triomphe lui-même. Telle est la disposition naturelle de son génie, que quiconque apporte une idée nouvelle est comme obligé de se la faire pardonner, et que les mesures aventureuses sont presque toujours repoussées par l’opinion. C’est pour cela que la portion modérée du parti radical ne se séparera pas avec éclat du cabinet whig pour frayer aux tories les voies du pouvoir. En France, un tel résultat sortirait immanquablement de l’état actuel des choses. Les radicaux puissans dans la chambre, et paralysés dans toutes leurs réclamations par un ministère auquel leur concours est indispensable, n’hésiteraient pas à le lui retirer, dans l’espérance de provoquer, par le seul fait de l’entrée des tories aux affaires, une réaction éclatante au sein de l’opinion publique.

Dans la Grande-Bretagne, des conseils analogues ne manquent pas non plus aux réformistes ; mais ceux-ci préfèrent la certitude d’obtenir quelque chose des whigs qu’ils maintiennent aux affaires, à la chance d’obtenir beaucoup en exploitant le nom des tories et les irritations que ce nom pourrait exciter. Ils comprennent qu’après tout, si les whigs agissent mollement en leur faveur, ils n’agissent jamais contre eux ; qu’une administration faible ne peut leur rien refuser en fait de faveurs personnelles, et qu’à ce titre elle est plus propre que toute autre à dissoudre graduellement le faisceau formidable des influences aristocratiques. Les tories perdent de jour en jour les positions dont ils avaient depuis cinquante ans le monopole. La mort ou la disgrace atteignent leurs créatures dans les cours de justice comme dans les rangs les plus obscurs de l’excise, et ce que M. O’Connell conquiert pour l’Irlande, les réformistes l’obtiennent avec moins d’éclat pour l’Angleterre.

Ils continueront, on peut le croire, de suivre cette marche indiquée par la prudence, et défendront, en lui imposant des concessions, un ministère qu’ils sont dans l’évidente impossibilité de remplacer. Il est difficile pourtant de prévoir ce que le cours des évènemens et des passions peut amener dans une situation aussi flottante. Aujourd’hui que le cabinet whig a usé la force puisée par lui dans l’avénement d’une jeune princesse, en face de la pairie et de l’opposition des communes, enivrées de leurs succès et tout entières à leurs espérances, avec les embarras permanens de la situation intérieure compliqués de ceux qu’on s’est préparés au Canada, comment n’y aurait-il pas des chances ouvertes à toutes les ambitions, des paris à tenir pour les combinaisons les plus inattendues.

Une autre observation se présente ici. Quoique la politique anglaise repose sur un fonds de traditions invariables, la Grande-Bretagne est peut-être, entre tous les états européens, celui où l’imprévu peut changer le plus brusquement le cours naturel des choses. La condition des masses y est tellement précaire, leurs moyens de sustentation sont soumis à des éventualités tellement incertaines, qu’elles peuvent venir poser soudain un poids terrible dans la balance. Qu’une crise commerciale atteigne le crédit public à ses sources, que l’insurrection renaisse au Canada, et que ces difficultés déjà si graves se compliquent d’une lutte avec les États-Unis ; que l’Angleterre ait à faire face aux sacrifices imposés par une guerre maritime et aux dangers qu’entraînerait pour les populations manufacturières la cessation des commandes américaines, et de ce jour aucune garantie ne pourrait rassurer sur le sort de ce pays.

Il ne faut pas sans doute attacher une valeur exagérée à ces manifestations populaires que le dernier déclamateur est habile à provoquer. La table d’où pérorait Camille Desmoulin, dans les groupes du Palais-Royal, était une tribune plus redoutable que les hustings sur lesquels montent les apôtres du suffrage universel dans des meetings de cent mille hommes. À la voix de Desmoulin, le peuple se ruait sur la Bastille, et le résultat ordinaire du speech le plus véhément est une collecte de signatures. Comment ne pas voir cependant que cet élément populaire exerce déjà sur les destinées de la Grande-Bretagne une influence bien plus décisive que ses hommes politiques ne consentent habituellement à l’avouer ? L’émancipation religieuse fut arrachée par l’insurrection de l’Irlande, la réforme politique a été concédée à l’insurrection imminente de l’Angleterre, exemples récens qui ne seront perdus pour personne. Ce ressort dangereux n’est point brisé ; les évènemens peuvent assurément le retendre. N’est-il pas vingt sujets qui touchent bien plus directement que ceux-là des masses livrées aux excitations de la misère, et dont la grossièreté sauvage est à la fois une honte et une épreuve pour la civilisation britannique ?

C’est en ceci surtout que les questions irlandaises sont d’une incalculable portée, et qu’elles enchaînent l’Angleterre au sort d’une contrée qui lui rend en embarras et en périls le prix de ses longues calamités. L’Irlande, souvent comparée à la tunique fatale, enlace sa superbe dominatrice ; avec ses haillons qu’elle agite, elle ferme peut-être pour toujours l’accès du pouvoir au parti qu’une réaction parlementaire semblait convier à y entrer. Une étude spéciale des nombreuses questions qui se rapportent à ce pays pourrait seule mettre en mesure de présenter, sur les éventualités de la politique anglaise, des conjectures fondées et des résultats quelque peu concluans. Nous pourrons essayer plus tard cette étude, complément obligé de celles que nous terminons ici.

Nos lecteurs seront alors en mesure de tirer quelques conclusions précises des faits nombreux qui viennent de repasser trop rapidement sous leurs yeux ; alors il restera démontré pour eux, comme il l’est déjà pour nous-même, que des destinées analogues aux nôtres attendent aussi l’Angleterre, qu’elle connaîtra à son tour cette égalité chaque jour plus grande dans la dispensation du bien-être social ; bienfait immense sans doute, mais auquel la Providence semble imposer pour contre-poids des ambitions sans grandeur, des désirs sans frein, une mobilité sans limite et sans règle.

Cet avenir peut sortir de catastrophes inattendues, et s’acheter au prix sanglant dont nous l’avons payé ; il peut, comme un fruit mûr, tomber de l’arbre des siècles, après des luttes régulières qui resteraient, pour les générations futures, comme le plus éclatant exemple de ce que peuvent sur un grand peuple l’autorité des mœurs et le saint prestige de la loi.

Que la Grande-Bretagne répudie envers l’Irlande les restes du droit païen de la conquête, qu’elle ne conçoive plus ses lois économiques et financières dans un intérêt exclusif ; qu’elle fasse cesser le contraste de tant de souffrances avec tant de superflu, et les applaudissemens du monde ne manqueront pas à quiconque avancera cette œuvre. Mais ce spectacle serait bien plus grand encore, si, en entrant dans sa nouvelle carrière, l’Angleterre savait conserver cette forte politique qui contient toutes les factions par le patriotisme, toutes les ambitions individuelles par le respect de soi-même ; merveilleux mécanisme, qui donne à chaque parti une discipline et un chef, impose à chaque homme public l’obligation de représenter une idée, et ne fait du talent une puissance que lorsqu’il exprime un intérêt !

La tâche du publiciste ne consiste pas à mettre en lumière un seul côté des choses humaines pour rejeter tous les autres dans l’ombre ; son admiration pour de belles combinaisons politiques ne lui interdit pas de montrer ce qui se cache de douleurs individuelles sous l’appareil des institutions les plus majestueusement ordonnées. Il a le droit de faire ressortir la grandeur des gouvernemens aristocratiques, en même temps que celui de prouver à quel prix les peuples achètent d’ordinaire l’éclat des destinées que ces gouvernemens leur préparent. Par la même raison, il devrait aussi, ce semble, conserver la faculté de constater tout ce que le gouvernement des classes moyennes garantit de bonheur domestique aux nations, sans être contraint de dissimuler ce qui peut manquer encore à ces classes elles-mêmes pour se trouver tout d’abord à la hauteur de leurs nouvelles destinées. Il doit lui être permis de dire qu’en fait de traditions gouvernementales et diplomatiques, la garde nationale n’est pas le sénat romain, ni même le patriciat d’Angleterre, quoiqu’assurément, et du plus profond de son cœur, il préfère, pour l’humanité, le pacifique avenir que lui prépare la bourgeoisie marchant sous le drapeau de 89, au spectacle grandiose de la politique romaine ou britannique.

C’est pourtant ce droit de dire à tous la vérité toute entière, droit sans lequel la mission de l’historien contemporain serait celle d’un sycophante, que certains critiques prétendent refuser à l’auteur de ce travail. L’écrivain qui a le plus minutieusement recherché dans toute l’Europe les germes du pouvoir de la bourgeoisie, qui a mis le plus de soin à démontrer par l’histoire la légitimité de ce pouvoir lui-même, à signaler dans l’avenir ses conditions et ses formes, celui qui pouvait craindre de se voir imputer à cet égard des préoccupations trop exclusives, s’est entendu accuser d’attaquer les classes moyennes !

Nous nous sommes expliqué une telle accusation lorsqu’elle a pu mener à quelque chose, et satisfaire des passions que nous comprenons trop bien, quoique nous puissions nous étonner de les avoir provoquées. Mais il ne faut pas que faute de se défendre, ou faute au moins de protester, une si ridicule imputation s’établisse à l’état de lieu commun chez quelques organes de la presse, lorsqu’ils nous font l’honneur, très peu convoité, de s’occuper de nous. Livré à des études qui réclament un grand dégagement d’esprit au sein de toutes les choses présentes, nous avons le droit de demander un examen sérieux pour des pensées sérieuses. Nous continuerons à les énoncer sans nul détour et sous toutes leurs faces, car il ne peut nous convenir de nous faire le flatteur de qui que ce soit. Après nous être attaché à établir pourquoi l’avenir du monde échappe à l’aristocratie, nous persisterons à rechercher sous quelles conditions les classes moyennes peuvent conquérir ce vacant héritage, et, chose plus difficile, le conserver en face des passions démocratiques qui les pressent.


L. de Carné.
  1. Voir les livraisons du 15 octobre et du 15 novembre.
  2. When I see such numbers around me, I cannot but recollect the great interests wich you represent. When I recollect that you are supported by the clergy, the magistracy, the yeomanry, and the gentry of the country, as well as by a great proportion of the trading community, it would be vain to disguise the influence we possess in the national councils. Sir R. Peel’s speech in the conservative festival at Tailor’s-Hall, Mai, 1838.
  3. Les incapacités qui affectent les juifs n’ont été levées ni par le bill d’émancipation ni par aucune mesure postérieure.
  4. Formules d’actions civiles supprimées par un bill de lord Brougham. La fine était ainsi appelée parce qu’elle indiquait la fin d’un procès, et que la formule du jugement portait : Hœc est finalis concordia, etc. La recoverie était une action fictive supportée dans tous les cas de substitution. On supposait une revendication prétendue de propriétés faite par un demandeur, qui obtenait gain de cause, et repassait alors la propriété au défendeur libre de toute substitution.
  5. voyez, sur les réformes judiciaires opérées en 1832 et 1833, la brochure traduite en Français sous ce titre : le Ministère de la réforme et le Parlement réformé. Paris, chez Paulin.
  6. Ce bill fut présenté par lord John Russell, secrétaire de l’intérieur, le 5 juin, et reçut la sanction royale le 9 septembre 1835.
  7. 5 et 6. William IV, chap. LXXVI, sect. 3.
  8. 92-94 et 6 et 7. William IV, chap. CIV, sect. 2.
  9. La législation écossaise reposait sur des bases différentes, et l’Irlande n’avait pas jusqu’à présent de loi des pauvres.
  10. Aucun document ne projette plus de lumière sur la situation intérieure de l’Angleterre et les destinées qui se préparent pour elle, que les enquêtes faites par les poor laws commissionners, d’abord en 1833, sur l’ancien état des choses, puis en 1837, sur l’effet des lois nouvelles. La substance de ces documens a été publiée en 8 vol. in-8o. On consultera surtout avec fruit, sur cette grave mesure et les questions d’économie politique qu’elle soulève, les importans travaux de M. Nassau W. Senior, l’un des esprits les plus distingués de la Grande Bretagne.
  11. Les nouvelles lois des pauvres réclameraient un travail tout spécial. Nous ne pouvons qu’en constater sommairement les résultats en mettant sous les yeux des lecteurs les chiffres officiels suivans, qui présentent en regard les effets de l’ancienne et de la nouvelle législation jusqu’en 1837 :

    COMTÉS. Nombre d’Unions NOMBRE
    de
    PAUVRES
    secourus
    dans
    l’ancien
    système.
    NOMBRE
    de
    PAUVRES
    secourus
    dans les
    work-
    houses.
    DÉPENSES
    annuelles
    sous
    la nouvelle
    loi.
    DÉPENSES
    sous
    l’ancienne
    législation.
    ÉCO-
    NOMIE
    annuelle.
    Proportion par
    100 d’économie.
    Buckhingham 
    3 6935 1,385 36,669 79,58 43,089 54
    Berks 
    11 8,478 4,142 63,649 128,434 64,783 31
    Kent 
    21 23,813 10,104 118,292 241,726 123,434 51
    Oxford 
    4 3,482 1,650 33,577 70,687 37,110 50
    Bedford 
    6 6,374 2,575 42,427 83,532 41,105 46
    Cambridge 
    4 4,113 420 23,006 45,032 22,026 49
    Dorset 
    9 5,188 1,290 27,262 53,372 26,110 48
    Worcester 
    2 1,821 100 7,304 13,638 6,324 46
    Sussex 
    18 12,221 5,440 110,102 198,639 88,537 44 1/2
    Wiltz 
    13 15,875 3,601 78,069 139,917 61,828 44
    Middlesex 
    1 451 150 4,920 8,368 3,648 42 1/2
    Essex 
    12 11,542 3,589 94,179 162,164 67,985 42
    Northampton 
    10 10,225 2,181 660,829 104,927 44,098 42
    Suffolk 
    12 11,995 5,718 123,236 203,571 82,335 40
    Somerset 
    3 4,326 140 22,866 38,279 15,413 40
    Herts 
    10 6,098 2,745 50,654 84,480 33,826 40
    Hamps 
    22 15,804 4,780 93,997 151,484 57,487 38
    Lincoln 
    4 2,795 1,836 53,539 56,422 12,883 35
    Gloucester 
    6 3,762 990 22,046 32,699 1,653 32
    Norfolk 
    5 6,627 1,305 35,844 53,124 16,280 31
    Leicester 
    2 2,474 230 16,736 21,676 4,940 23
    Devon 
    5 5,564 623 42,832 52,980 10,148 19
    Total 
    187 175,030 55,196 1,133,055 2,007,199 874,044 43 1/2
  12. Dans un moment où la condition des enfans naturels préoccupe si vivement l’opinion tant sous le rapport des mœurs que sous celui de la charge toujours croissante que leur entretien impose aux départemens, il serait d’une haute importance d’appeler, par des travaux spéciaux, l’attention publique sur le système suivi par nos voisins dans cette grave matière. Là nous voyons prévaloir des principes et des usages complètement opposés à ceux qui sont consacrés chez nous ; et sans prétendre établir en rien leur supériorité, il nous semble que ce que l’une des plus riches et des plus religieuses nations de l’Europe fait et pense souvent en pareille question, a droit d’être apprécié d’une manière grave et sérieuse.

    L’Angleterre n’ouvrant aucun asile spécial aux enfans naturels, ceux-ci restent à la charge de leurs mères, et la condition de fille-mère se trouve en ce pays établie et en quelque sorte légalisée par la loi. On ne voit pas pourtant que ce système y détermine, comme il serait naturel de le craindre, un nombre d’infanticides plus grand qu’en France, et que les mœurs publiques y soient plus corrompues par cette publicité donnée aux désordres. Cette observation conduit parfois à se demander si les facilités indirectement accordées au libertinage par des institutions assurément admirables en elles-mêmes, mais dont le vice ne manque pas d’abuser, ne provoqueront pas en France une de ces réactions, rigoureuses jusqu’à la cruauté, analogue à celle dont sont sorties, pour l’Angleterre, ses nouvelles lois des pauvres.

    La loi anglaise proclame et applique chaque jour un principe que nous avons tous été enseignés à proscrire comme inique et comme inadmissible, la recherche de la paternité, avec l’obligation imposée au père déclaré tel par jugement de pourvoir aux besoins de l’être malheureux auquel il a communiqué la vie. Jusqu’à la réforme de 1834, cette maxime recevait une application abusive, et l’on peut dire absurde. D’un côté, lorsqu’une fille déclarait un père putatif, celui-ci se trouvait dans l’impossibilité de se défendre, et la déclaration de la mère valait preuve légale ; de l’autre, la pension à laquelle le père était condamné ipso facto, profitait plutôt à la fille qu’à l’enfant. De là ce résultat, que des fautes multipliées assuraient à la femme une existence d’autant plus douce, qu’elle était descendue plus bas dans le vice. Le poor-law amendement act a corrigé ces abus, tout en maintenant rigoureusement le principe de la recherche de la paternité. Aujourd’hui, celle-ci doit être prouvée devant les quarter sessions, à la diligence des gardiens ou inspecteurs, par le témoignage de la mère, aussi bien que par tout autre moyen, selon un mode de procédure spécialement déterminé (cl. 73-75). Lorsque cette preuve est faite, le père demeure, mais non plus par corps, condamné à soutenir son enfant jusqu’à l’âge de sept ans, la mère restant, dans tous les cas, chargée de lui jusqu’à l’âge de seize, et l’enfant devant suivre, dans tous les cas, la condition et le domicile de celle-ci.

    Si nous reculions pour notre propre compte devant le danger, pour la morale publique, de constituer l’état de fille-mère au sein de la société, comme il l’est en Angleterre, nous admettrions sans nulle répugnance la recherche de la paternité, dans certaines conditions et sous certaines réserves. On ne voit pas pourquoi l’un des sexes aurait le monopole du libertinage et le privilége de l’impunité ; et s’il était un moyen quelconque en dehors des prescriptions religieuses de diminuer le nombre des enfans naturels, ce serait assurément celui dont l’Angleterre n’hésite pas à faire usage.

  13. Voyez le Laity’s Directory for the church, annuellement publié par les évêques catholiques d’Angleterre.
  14. Motion du duc de Newcastle à la chambre des pairs, 30 mars 1836, à l’effet d’obtenir des renseignemens précis sur les progrès alarmans du catholicisme, tant sous le rapport du nombre de néophytes que sous celui des chapelles bâties ou en construction, colléges, monastères, etc.
  15. Patience and confidence the strength of the church. A sermon preached at the 5th of november, before the university of Oxford. By the reverend E.-B. Pusey, D. D. regius prof. of hebrew, Oxford, 1837.
  16. The rate paying clauses. Ceci s’applique à l’obligation aujourd’hui imposée au censitaire d’acquitter sa taxe avant d’user de son droit, difficulté qui, selon l’opposition, aurait considérablement réduit le corps électoral comparativement à ce qu’il devait être d’après le reform-bill.
  17. The London and Westminster Review, parties and ministry, Octob. 1837.