L’Anarchiste (Recueil — Vaudère)/Une Vengeance

L’AnarchistePaul Ollendorff, éditeur (p. 175-232).

UNE VENGEANCE


I

« L’amour est plus fort que la mort » a dit Salomon.

Il existe certainement un lien mystérieux qui nous rattache à l’être que nous avons le plus aimé ; lien qui se révèle dans l’éloignement par les pressentiments, et ne se déchire pas toujours lorsque l’un des deux a cessé de vivre.

Un soir, en rentrant chez moi, sur les onze heures, à l’issue d’une séance de spiritisme des plus suggestives, je me sentis sous l’influence de ce spleen héréditaire dont la noire obsession déjoue les efforts de notre volonté, et ne s’explique que par l’effleurement de l’aile invisible du malheur planant au-dessus de nous, dans l’ombre.

En allumant un cigare devant la glace de ma cheminée, je m’aperçus que j’étais mortellement pâle, et il me sembla qu’un visage fluide, spectral se détachait derrière le mien, comme un reflet.

L’idée de m’éloigner de Paris me vint immédiatement, et le nom d’un ami que je n’avais pas vu depuis des années expira sur mes lèvres : Georges d’Ambroise, murmurai-je, mais, où le trouver ?… Puis, une sorte d’angoisse m’étreignit à la gorge, il me sembla, en jetant un nouveau coup d’œil dans la glace, que la silhouette pâle que j’avais remarquée déjà se détachait clairement à côté de ma propre image, et que ce fantôme avait les traits de Georges !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, mon valet de chambre m’apporta une dépêche, et ce fut presque sans surprise que j’appris que mon ami était à l’article de la mort. Je partis immédiatement pour recevoir le dernier adieu de celui qui avait été mon compagnon d’enfance le plus cher et le plus fidèle.

Le château qu’il habitait avait, d’un côté, vue sur un immense étang bordé d’arbres séculaires, et de l’autre sur le plus admirable paysage que l’on pût imaginer : c’était un grand bâtiment fort ancien, d’un aspect monacal et sombre. Tout un rideau de plantes grimpantes enchevêtrées recouvrait une partie des murs et voilait les fenêtres ogivales qui semblaient s’ouvrir déjà, comme à regret, à la vie et au soleil.

Georges était très riche, et je fus étonné qu’il n’eût pas restauré sa demeure et tiré parti de ce site admirable. Avec une somme relativement minime on eût obtenu des merveilles ; et, tout en longeant l’allée de platanes qui conduisait à la grille d’honneur, je me plaisais à imaginer des changements dans les dispositions du parc et du jardin anglais pour le moment envahis par les ronces et les hautes herbes.

Une grande tristesse se dégageait du château qui, à l’exemple de certain vieux castel décrit par Edgard Poe, était entouré d’une atmosphère spéciale due, sans doute, à l’étang voisin dont la surface trouble se couvrait de lentilles d’eau et de nénuphars aux larges fleurs jaunes. Des vols de corbeaux passaient lourdement, et le coassement des grenouilles vibrait dans la mélancolie des choses.

L’horizon rougeoyait sur les forêts de chênes lointains et de pins sauvages où les dernières brises s’envolaient dans le soir ; les eaux, immobiles comme de grands miroirs tombés, réfléchissaient le sang du ciel avec une solennelle horreur.

Que de rêves ont dû se briser là, dans la sinistre réalité de la mort et de la destruction ! pensai-je. Que de réveils ont creusé des rides et blanchi des cheveux ! Que d’heures ont sonné dans la solitude et l’abandon !… J’étais dans cet état de lassitude où les nerfs sensibilisés vibrent aux moindres excitations. Une feuille tomba près de moi ; son bruissement furtif me fit tressaillir, et, incapable de faire un pas de plus, je m’assis sur la mousse, les regards tristement tournés vers la demeure de mon ami. De longues lézardes couraient sur les murs, les carreaux, illuminés par les rayons d’agonie du soir, brûlaient d’une lueur intense aux étages supérieurs, tandis que des ombres sinistres montaient comme une mer, noyant le bas de la maison qui semblait s’engloutir peu à peu comme un vaisseau naufragé.

Ces sortes de visions étant plutôt morales que physiques s’effacent avec rapidité. J’étais, à n’en pas douter, la victime de cet abattement intellectuel que nous subissons mystérieusement à certains moments de la vie, et qui est comme un avertissement du néant de nos efforts et de nos ambitions.

Je résolus, s’il en était temps encore, d’enlever Georges de ce lieu malsain qui avait dû favoriser le mal dont il souffrait ; et, secouant ma torpeur, je me remis en route.

En arrivant à la grille, je vis un chien de Terre-Neuve étendu sur le sol ; une écume sanglante lui sortait de la gueule, il ne remuait plus. Je le tâtai, il était chaud encore, et venait d’être tué d’un coup de fusil, au cœur.

Pourquoi cet acte de cruauté ?… Je me promis de demander une explication au premier domestique que je rencontrerais.

La maison, cependant, semblait déserte ; l’air de désolation répandu sur toutes choses me fit craindre un événement funeste, et, l’esprit empli de trouble, je m’engageai rapidement dans le vestibule aux dalles sonores. Un escalier de pierre se dressait devant moi : je le pris, à tout hasard, ne voyant personne et n’entendant aucun bruit.

Après avoir ouvert rapidement au premier étage une dizaine de pièces humides et délabrées, je me trouvai devant une porte capitonnée de drap noir qu’une faible lueur éclairait par le bas : je la poussai, et le spectacle que j’eus sous les yeux ne me sortira jamais de la mémoire :

Georges livide, hagard, était étendu sur son lit, et de ses bras tremblants cherchait à repousser de sinistres visions. Un gémissement sortait de sa bouche, ses yeux larges, effroyablement dilatés, restaient dirigés vers un endroit de la chambre que l’obscurité m’empêchait d’examiner.

— Georges, c’est moi, dis-je.

Il se tourna de mon côté, un faible sourire se dessina sur son visage.

— C’est toi ! Oh quel bonheur ! Je ne serai plus seul. Tu vas t’installer à mes côtés, tu ne me quitteras plus !

Je m’approchai, et l’examinai plus à l’aise.

Ses cheveux fins, coupés ras, grisonnaient sur les tempes, son front élevé et bombé avait la couleur de la cire. Son nez se pinçait aux narines, ses lèvres rentraient. Sans l’extraordinaire éclat de ses prunelles, il eût semblé déjà appartenir à la tombe.

— Tu n’as donc personne pour te soigner ?… demandai-je.

À cette question, un être accroupi près du lit se dressa lentement. C’était un nègre petit et chétif, au visage effaré, aux lèvres lippues.

Georges me l’indiqua de la main.

— J’ai Porto, mais il est si poltron qu’il tremble au moindre bruit et se sauve au moindre prétexte. Ma tête de l’autre monde lui semble évidemment peu agréable à contempler quand la nuit est venue.

Porto balbutia quelques mots inintelligibles, et, son maître l’ayant congédié, il partit avec une évidente satisfaction.

— Si tu n’as que ce moricaud ici, dis-je, tu es inexcusable de ne m’avoir pas appelé plus tôt.

— J’ai encore une femme de ménage, mais je préférerais n’avoir personne.

— Je ne te comprends pas. Dans ton état tu as besoin de dévouement, de soins empressés. Qui donc, ici, pourrait te secourir en cas d’aggravation du mal ?…

Georges mit un doigt sur ses lèvres.

— Il est des choses dont il ne faut point parler, dit-il. Il est d’effroyables secrets qui doivent descendre dans la tombe…

— Des secrets ?…

Il tressaillit, et reprit avec un rire convulsif.

— Je ne sais ce que je dis, je suis fou !… Au moins, cette nuit, je dormirai tranquille : Clairon est mort !

— Clairon ?…

— Oui, mon chien. Il hurlait sans trêve, je l’ai fait tuer.

— Ah ! cette pauvre bête que j’ai trouvée sanglante au seuil de ta demeure ?…

— Ne m’en parle pas. Depuis une date fatale il me torturait de ses horribles plaintes ; mes cheveux en ont blanchi !

— Tu aurais pu l’enfermer, de façon à ne plus l’entendre ou bien en faire présent à quelqu’un.

— J’ai tout essayé ; il revenait sans cesse sous mes fenêtres. On l’a battu, martyrisé, privé de nourriture, rien n’y a fait. Aussi me suis-je décidé à employer un moyen radical.

Pendant que mon ami parlait, je voyais son regard se diriger vers le même point sombre de la pièce, et ses pupilles dilatées faisaient deux taches noires presque aussi larges que l’iris de ses yeux.

Je tâchai de me rendre compte de ce qui attirait ainsi son attention ; mais la chambre très grande, était plongée dans les ténèbres, à l’exception de l’endroit où se trouvait le lit.

— Si tu désires que je reste auprès de toi, mon cher Georges, dis-je avec enjouement, il faudra mieux éclairer ton logis, car l’obscurité m’enlève le peu d’entrain que je puis avoir. Permets-moi donc d’allumer les bougies de ces torchères que j’entrevois là-bas.

Je me levai, mais il me saisit le bras avec terreur.

— Non, non, reste auprès de moi. Je ne veux pas voir clair.

« Elle est là, elle me guette, j’ai peur ! »

Il poussa un cri d’angoisse et se cacha le visage sous les couvertures.

Je commençais à être péniblement impressionné moi-même, et je regrettais presque d’être venu. Pourtant, Georges d’Ambroise était un ami d’enfance. Nous avions entretenu, jadis, d’excellentes relations, et depuis quelques années seulement des événements mystérieux nous avaient séparés.

Je savais vaguement qu’une passion irrésistible avait bouleversé son existence, et, qu’après avoir enlevé une jeune femme à son mari, il l’avait jalousement gardée dans la solitude, l’entourant de soins et d’amour. Pourquoi se retrouvait il maintenant abandonné, malade et désespéré ?

L’aventure, d’ailleurs, avait fait peu de bruit ; les parents très honorables de la personne en question, ayant cherché à étouffer l’affaire. À part deux ou trois intimes qu’il avait fallu forcément mettre dans la confidence et qui avaient juré de se taire, nul ne soupçonnait cette liaison.

II

Georges ne bougeait plus. J’aurais pu le croire endormi si ses yeux n’étaient demeurés grands ouverts, si l’imperceptible tremblement de ses lèvres se fût arrêté.

Vers trois heures du matin, il perdit connaissance, et j’eus une telle frayeur de le voir mourir entre mes bras que je poussai des appels désespérés.

Bientôt la porte s’entrebâilla silencieusement, et la face grimaçante du nègre apparut dans l’ombre.

— Porto, dis-je, viens ici. Ton maître ne bouge plus, que faut-il faire ?

— Oh ! rien, Monsieur, cela lui arrive fréquemment, ne vous inquiétez pas, c’est cette statue qui le tourmente.

— Quelle statue ?…

— Vous ne savez pas ?… Vous la verrez demain, elle se venge ?… Oh ! monsieur, laissez-moi partir ! Mes soins sont inutiles, puisque vous surveillez mon maître… Son évanouissement cessera avec les lueurs de l’aurore. Que pourrait un pauvre nègre malade et plus faible qu’un enfant !

Porto s’était presque agenouillé en me tendant ses mains suppliantes. Son visage sous l’influence de la peur se contractait, se ridait, et semblait tout mince, comme une pomme desséchée sur l’arbre.

Je me sentais mal à l’aise, et, prenant la lampe qui brûlait auprès du lit, je m’avançai dans la chambre décidé à en explorer les moindres recoins.

Sur les murs pendait une tapisserie des Gobelins représentant le triomphe d’Amphitrite d’après Boucher, le plafond formé de poutrelles de chêne noircies portait à ses angles l’écusson de la famille : d’azur à une bande de sable chargée de quatre besants d’or, et, à chaque quartier une croix d’or patriarcale avec cette devise : Una fides unus dominus. Les meubles en tapisserie au petit point ou en brocart changeant avaient des formes raides et surannées ; une vague odeur de moisissure et de potions pharmaceutiques flottait dans l’air.

Porto écroulé sur le tapis, se cachait le visage de ses mains : il poussait des gémissements aigus qui me crispaient effroyablement les nerfs.

Je ne vis rien d’anormal dans cette vaste pièce, et j’allais me rasseoir au chevet du moribond, quand une sorte de voile noir, jeté sur un objet que je ne pouvais définir, attira mon attention. Je le soulevai avec précaution et dégageai une statue de femme de grandeur naturelle, d’un métal clair et brillant comme de l’argent.

Elle avait les bras tombants le long du corps qui s’infléchissait un peu en avant, et la tête inclinée sur l’épaule gauche. Je levai la lampe pour mieux voir le visage, et je le trouvai singulièrement expressif, mais d’une expression effrayante d’angoisse et d’horreur. Le corps entièrement nu, fin et pur, avait cependant une raideur bizarre, maladroite, qu’on ne s’expliquait pas dans un travail aussi scrupuleux, car les moindres plis de la chair, les pores mêmes de la peau étaient rendus avec une fidélité exagérée. Je cherchai le nom de l’étrange sculpteur qui avait exécuté cette œuvre ; je ne le trouvai pas, le piédestal de bronze ne portait ni date, ni signature.

— Quelle est cette statue ? demandai-je au nègre, après m’être éloigné de quelques pas pour mieux la voir dans son ensemble.

— Je ne sais pas, répondit-il d’une voix saccadée. Elle est venue toute seule. Monsieur l’a trouvée installée dans sa chambre un soir en rentrant. C’est depuis ce moment qu’il est tombé malade.

— Que me racontes-tu là ? mon pauvre Porto ! La frayeur t’a troublé la raison : ton maître a dû acheter cette figure à quelque sculpteur de ses amis ; mais je ne comprends pas trop le sentiment qui a guidé son choix. C’est un emblème de désespoir ou de remords et l’esprit affaibli de ce pauvre Georges ne s’est certainement pas raffermi à le contempler. Si tu m’en crois, nous porterons cet ornement dans une autre chambre, à moins que nos forces ne soient insuffisantes.

À cette proposition le noir se leva comme mû par un ressort et s’enfuit en criant. Je reportai la lampe où je l’avais prise, et restai plongé dans de singulières pensées. Que signifiait cette terreur du maître et du domestique ? pourquoi ce mystère ? Comment la vue d’une statue pouvait-elle, à ce point bouleverser des êtres sensés, et quel remède était-il possible d’apporter à cet état de choses ?

Georges demeurait immobile ; une légère coloration lui était revenue aux pommettes et sa respiration reprenait régulièrement.

Je tâchai de dormir un peu, afin de retrouver, avec le repos du corps, la pleine possession de ma raison. Mais, comme je fermais les yeux, un soupir me tira de cette sorte d’engourdissement vague qui précède le sommeil. Mon ami avait fait un mouvement, et, bientôt, je l’entendis qui murmurait :

— Jean, ne me quitte pas ! Protège-moi !… Elle est là, je la sens, je la vois… Oh ! qui me délivrera de son spectre terrible !

— Écoute, lui dis-je avec aigreur, je ne comprends rien à tes imaginations. À qui en as-tu, et quel danger te menace ? Depuis mon arrivée ici, je flotte dans un monde fantastique où mon esprit s’égare. Je veux soigner les malades, mais je suis impuissant à guérir les fous.

Georges se mit à pleurer.

— Que deviendrai-je si tu m’abandonnes ?… Ta charité ne s’exercera pas longtemps, d’ailleurs, je sens que je m’en vais. Ce n’est pas la mort qui m’épouvante, mais les visions terribles qui accompagnent ma lente agonie. Oui, j’aurais dù plus tôt me confier à toi, délivrer mon cœur du secret qui l’oppresse ; mais je n’osais pas, j’avais promis de me taire…, tu comprends, l’honneur d’une femme…

— Tu peux parler sans crainte, je sais qu’un violent amour a bouleversé ta vie, mais je ne m’explique pas, à présent, ta solitude et ton désespoir.

— Comment expliquer l’inexplicable ? Oui ! je suis fou ! Je souffre comme un damné, et l’idée du suicide s’impose à moi, irrésistiblement. Tout, plutôt que l’effroyable mystère contre lequel je lutte avec rage et désespoir ! Cette statue… Oh ! cette statue qui me hante, me martyrise et me tue !… D’où vient-elle, que veut-elle ?… Toi qui raisonnes et comprends, dis-moi sa volonté ! Tu vois bien qu’elle me torture sans pitié et que je succombe de crainte et d’horreur !

— Il serait plus simple de l’éloigner de cette pièce, et, si tu veux, je te délivrerai de sa vue.

Je fis un pas vers la statue ; mais Georges se dressa sur son lit, les regards étincelants, la lèvre tordue.

— M’enlever Bérénice ! hurla-t-il, jamais entends-tu, je te le défends ! Nous descendrons ensemble dans la tombe. Tu me crois donc bien faible ou bien lâche ?…

Il éclata d’un rire effrayant qui le rabattit sur l’oreiller, la face cadavéreuse, les yeux convulsés.

— Calme-toi, suppliai-je, je n’avais pas l’intention de te contrarier.

Au bout d’un moment, il reprit ses sens, et me saisissant le bras, il me fit jurer solennellement de ne jamais toucher à la sombre image de sa bien-aimée, ajoutant qu’il se tuerait sous mes yeux, si je lui désobéissais.

Lorsqu’il eut reçu mon serment, il poursuivit :

— Bérénice est morte, vois tu, car, vivante, elle ne resterait point immobile auprès de mon lit, avec sa face rongée et ses paupières vides.

— Mais ce n’est qu’une statue ! m’écriai-je, une statue qui, sans doute, ne ressemble en rien à ta maîtresse. Tu délires, mon pauvre ami !

Georges secoua la tête.

— C’est elle, te dis-je ! Ils l’ont assassinée !… Penses-tu qu’un amour comme le nôtre puisse s’éteindre sans raisons, ainsi que les vulgaires caprices du monde ?… Nous étions liés, l’un à l’autre, par le plus pur, le plus ardent sentiment ; tout ce qui existe, ici-bas, était, pour nous, subordonné à cette tendresse, et je meurs de ne plus la sentir battre des ailes autour de moi comme un oiseau du paradis.

Je pris la main de Georges, et la serrai doucement, ne trouvant pas de paroles assez éloquentes pour apaiser sa peine.

Il continua d’une voix étrange qui passait rapidement d’une indécision tremblante à cette espèce de brièveté énergique, à cette énonciation abrupte sonnant le creux que l’on observe chez les fous ou les fumeurs d’opium.

— Lorsqu’on a goûté ces délices et qu’on en a vécu, on ne peut imaginer qu’il puisse y avoir bonheur et consolation ailleurs. C’est comme le jus d’un fruit qui empoisonne peu à peu, mais dont la saveur est si suave et si capiteuse qu’y goûter une fois suffit pour donner le désir de s’en enivrer jusqu’à la mort.

— Elle était donc bien belle, cette femme que tu as perdue ?

— Elle était plus que belle. Que me font la régularité des traits, l’harmonie des contours si la flamme qui embrase le cœur, charme la pensée, ensorcelle et communique la science d’amour fait défaut à l’œuvre de Dieu ?… Bérénice n’était pas un beau morceau de marbre, pâle et insensible, elle incarnait la femme, la vraie, éternelle et unique, l’être enlaçant et doux, nerveux et passionné dont les larmes et les baisers sont aussi nécessaires à l’homme intelligent que le pain qu’il mange et l’air qu’il respire.

Georges laissa tomber sa tête sur l’oreiller, et des larmes ruisselèrent lentement de ses joues.

— Elle reviendra, sans doute, dis-je, afin de remettre un peu d’espoir en ce cœur ulcéré.

— Elle ne reviendra pas, parce qu’elle ne serait pas partie. Tiens, voici notre histoire ; aussi bien, tu m’aideras, peut-être, à découvrir la vérité, car le chagrin m’enlève la faculté de juger les choses sainement. Peu importe l’endroit où je la rencontrai. Ce fut en Suisse, en Espagne ou en Italie. Quand je la vis, il me sembla que je commençais seulement à sentir et à penser, tant mon existence, jusque-là, avait été environnée de brumes. Comme le papillon sortant de sa chrysalide, je m’aperçus que le soleil brillait et que des fleurs s’entr’ouvraient sur leurs tiges. Un grand souffle de bonheur gonfla ma poitrine : tout ce qui m’avait semblé terne et misérable devint un enchantement. Tel, sans doute, le juste, au seuil du paradis, se sent inondé d’une félicité sans bornes, et trébuche dans l’azur sous l’ivresse de ses impressions. Nous nous aimâmes dès le premier jour, et, comme elle ignorait la feinte et le mensonge, elle quitta son mari pour me suivre, en me suppliant de la cacher dans une retraite ignorée de tous. Elle craignait, a juste titre, la fureur de cet homme que des parents cupides avaient lié à elle, sans consulter son cœur. Il était puissamment riche, et la balance avait penché en sa faveur, malgré sa dépravation notoire, sa rudesse et la crainte qu’il semblait semer autour de lui. Bérénice était sa compagne depuis trois ans et deux enfants étaient nés de cette union, deux pauvres êtres élevés au loin que la mère ne voyait jamais, malgré ses prières et ses pleurs. Rien ne l’attachait donc à ce mari que la parole donnée devant les hommes et devant Dieu. Mais le divorce dénoue ce que les humains ont uni, et Dieu ne peut vouloir ce qui est injuste et cruel.

» Un soir, je vins donc l’attendre devant ses fenêtres, et elle ne tarda pas à paraître, si soigneusement voilée, qu’il eût été bien difficile de la reconnaître.

» Je lui jetai un manteau sur les épaules, et nous partîmes comme deux criminels, l’esprit rempli d’angoisse et l’âme exultante de joie. Quand nous nous retrouvâmes seuls dans le wagon qui nous emportait vers le bonheur, nous nous étreignîmes à nous étouffer, riant, pleurant d’allégresse, les lèvres sèches, les yeux étincelants de fièvre et d’amour. Il faut avoir connu cette extase de deux êtres jeunes, éperdument épris, vibrants de désirs et d’audace, réunis enfin après mille périls, pour comprendre ce que nous ressentîmes.

» Le mari de Bérénice me connaissait à peine, heureusement, et notre fuite avait été si adroitement combinée que nous pûmes espérer qu’il ne retrouverait jamais nos traces.

» Ma fortune me permettait de vivre à ma guise, et je pensai immédiatement que ce vieux manoir abandonné serait un nid charmant pour nos tendresses.

» Aussitôt arrivé, je pris une femme de ménage dans les environs, et fis venir Porto que j’avais recueilli tout jeune et élevé avec assez de sollicitude pour qu’il me fût reconnaissant et dévoué.

» Bérénice passa pour ma femme, et comme on ne me connaissait que de nom dans le pays, nul ne s’inquiéta de nos antécédents. Les choses ayant été arrangées pour le mieux, je pourrais, me semblait-il, vivre sans crainte, et savourer en liberté ce suprême bonheur que, dans mes visions les plus ambitieuses, je n’aurais osé espérer.

» Nous faisions de longues promenades à cheval, nous dessinions, nous lisions et surtout, oh ! surtout ! nous nous aimions avec la fureur du premier amour. Jamais nos lèvres n’avaient assez de baisers, jamais mes bras n’avaient assez d’étreintes. Je ne comprenais pas que l’on pût se lasser de la possession. Mes désirs renaissaient de leur assouvissance et, lorsque je m’endormais en serrant contre moi ce corps souple qui s’abandonnait, le sommeil continuait l’extase interrompue. Nous vivions dans une communauté parfaite de pensées et de sentiments. Bérénice lisait en moi comme je lisais en elle, et notre seule préoccupation était de prévenir nos souhaits. Jamais le moindre heurt, la moindre dissonnance dans ce duo de deux âmes égales faites pour se com prendre et se chérir. Je crois que la conception de la félicité humaine ne peut aller au delà, et que, lorsqu’une passion est tout pour nous et nous donne la dose de jouissance que nous pouvons ambitionner, nous avons la plénitude du bonheur terrestre. »

— Peut-être, dis-je pensivement, mais tu te serais lassé de ce bonheur même, et tu aurais brisé ces chaînes fleuries.

— Non ! car Bérénice n’était jamais pareille à elle-même. Pénétrant mes désirs les plus secrets, elle se montrait tour à tour joyeuse, ardente, attendrie ou sévère. Elle incarnait toutes les formes de l’amour, et l’être le plus capricieux eût été satisfait. Physiquement même, son apparence, ses allures changeaient. Était-ce l’effet d’une coiffure nouvelle ou d’un vêtement différemment coupé, toujours est-il que ses aspects étaient aussi variés que ceux du ciel et de l’onde.

— Et combien de temps dura votre enchantement ?

— Deux ans ! Deux ans qui passèrent avec une rapidité prodigieuse, bien que semés de souvenirs aussi nombreux que les étoiles d’une nuit d’été.

III

Depuis un instant un singulier soupçon m’était venu à voir le corps amaigri, les paupières rongées et les yeux fous de Georges d’Ambroise. Je pensais que cette femme dont il parlait avec tant d’exaltation avait volontairement pris ses forces et bu sa vie, accomplissant son œuvre maudite avec la perversité de certains êtres voués au mal. Ensorcelleuse et libertine elle lui avait prodigué avec un dilettantisme de féline et de succube les caresses qui, brûlent et dévorent, le laissant névrosé, sans énergie, les moelles et le cerveau fondus comme du plomb au creuset d’un alchimiste. S’il en était ainsi tout n’était pas perdu. N’est-on pas arrivé par les progrès de la science à combattre et à corriger toutes les faiblesses et tous les marasmes qui dépriment la dolente humanité ? N’a-t-on pas remédié à la misère physiologique quelles qu’en puissent être les causes, la genèse et les formes ? N’a-t-on pas remis sur pied ceux que la maladie, les excès, l’épuisement ont abattus et vidés ? Ne s’occupe-t-on pas spécialement des névropathes, des paralytiques, des ataxiques et des hypocondriaques ?… Mais, comme s’il eût pénétré mes secrètes réflexions, Georges d’un seul coup, les réduisit à néant.

— Bérénice n’était pas la femme que tu pourrais croire. Son cœur était aussi tendre et généreux que son intelligence était vive. Et, bien souvent à la pensée de ses enfants elle versa d’abondantes larmes, se désolant de ne les avoir jamais pressés dans ses bras et de ne rien connaître de leur chère existence. Ah ! si elle avait pu parvenir jusqu’à eux et les emporter, les conserver toujours comme une pure sauvegarde, son bonheur eût été sans nuage !

— Et le mari de Bérénice ne découvrit pas votre cachette ?

— Nous ne sûmes ce qu’il était devenu, et, comme bien tu penses, nous ne cherchâmes pas à l’apprendre, souhaitant, au contraire, qu’il demeurât toujours dans l’ignorance de notre sort. Pourtant, lorsque je me rappelle les détails de la disparition de mon amie, je ne puis m’empêcher d’y associer la pensée de cet homme. Pour quelle raison m’eût-elle quitté ? Nous nous chérissions comme au premier moment, elle était heureuse et ne désirait rien de plus. Je crois, vois-tu, qu’il l’a attirée dans un guet-apens, enlevée, séquestrée ou peut-être tuée. J’aurais, sans cela, reçu de ses nouvelles d’une manière ou d’une autre…

— Il y a longtemps qu’elle est partie ?

— Six mois : six mois d’effroyables tortures, de plaintes et de larmes.

— Comment est-ce arrivé ?…

— Oh ! d’une manière fort étrange, tu vas voir.

» Nous étions assis dans cette chambre, c’était en mars ; il faisait froid et un grand feu pétillait dans l’âtre. Bérénice, depuis deux jours, me semblait taciturne ; elle si confiante, si sincère, détournait la tête lorsque je l’interrogeais et ne répondait pas à mes questions. Ses regards inquiets erraient au hasard ; l’oreille attentive au moindre bruit, elle tressaillait par moment de tout son corps, une pâleur extrême se répandait sur son visage. Je me tourmentais, et ne parvenais point à pénétrer les motifs de cet état singulier. Elle voulut me faire la lecture, mais sa voix faible s’arrêta tout à coup, sa main tremblante laissa tomber le volume.

— » Tu te fatigues, Bérénice, lui dis-je, ce roman ne t’intéresse pas.

— » C’est vrai, reprit-elle avec vivacité, comme délivrée d’un grand poids ; je vais, si tu le veux, en prendre un autre dans la bibliothèque.

— » Laisse moi le choisir à ta place, il fait froid, je crains que tu n’attrapes du mal.

Mais elle insista pour y aller, avec un ton impératif que je ne lui connaissais pas.

— « Au moins, permets-moi de t’accompagner, j’emporterai les livres que tu me désigneras, et je t’éclairerai dans les longs corridors.

— » Porto suffira pour cette besogne. N’insiste pas, je t’en prie.

» Sans force contre sa volonté, j’appelai le nègre qui parut aussitôt, comme s’il avait été en embuscade derrière la porte. Il prit un des flambeaux, et sortit silencieusement, suivi de Bérénice.

» Un quart d’heure s’écoula, et, n’entendant aucun bruit, je descendis à la bibliothèque qui se trouve juste au-dessous de cette pièce. Elle était déserte, les volumes n’avaient point été dérangés. Je parcourus tout le rez-de-chaussée inutilement ; puis, je remontai au premier étage, et visitai toutes les chambres, en appelant avec inquiétude. Le manoir était sombre et silencieux, aucune voix ne répondit à mes cris.

» Je redescendis alors et visitai les communs, les cours, le parc, sans pouvoir découvrir aucune trace de fuite. Que faisait-elle, où pouvait-elle bien être ?

» Je pleurai, je sanglotai, faisant retentir les échos de mes appels désespérés. Tout à coup Clairon se mit à hurler d’une façon lamentable et continue ; je le détachai, il partit comme un trait dans la direction des bois. Une maisonnette de garde se trouve à deux kilomètres d’ici : le chien semblait s’y rendre, précipitant ses aboiements, tout le poil hérissé, le museau baissé vers la terre, comme suivant une piste. Nous arrivâmes bientôt, et je frappai contre les volets qui étaient clos. Une voix ensommeillée me répondit, et la femme du garde, vêtue à la hâte d’un jupon vint m’ouvrir. Clairon hurlait avec une furieuse obstination : je demandai en tremblant si madame d’Ambroise n’était point dans le logis. Mais, ces gens ne l’avaient point vue ; ils semblaient hébétés, me regardaient sans comprendre.

» Je repris le chemin du château, dans l’espoir que Bérénice serait rentrée pendant mon absence, et je me pénétrai si bien de cette idée, que je me mis à courir, sans me préoccuper davantage de Clairon qui était demeuré dans la cabane du garde, et n’aboyait plus.

» De loin, je vis Porto debout sur le perron.

— » Où est Madame ? lui criai-je impétueusement.

— » Mais, je l’ai laissée dans la bibliothèque, il y a longtemps déjà. Comment Madame n’est-elle point remontée ?…

» Le nègre me barrait le chemin ; je l’écartai brutalement, et me précipitai à travers les chambres, criant, vociférant de désespoir et de rage.

» La nuit se passa ainsi. Aux premières lueurs de l’aube, je partis dans la campagne, au hasard, sondant les buissons, écartant les hautes fougères, jetant, de tous côtés, des regards obscurcis par les pleurs.

» À midi, je rentrai, brisé, exténué ; elle n’avait pas reparu.

» Pendant huit jours, j’errai dans les bois, interrogeant les paysans, fouillant tous les recoins feuillus, toutes les anfractuosités, tous les ravins, plus malheureux que le plus misérable vagabond, plus abandonné que le chien perdu au fond d’un précipice. J’enviais le casseur de pierre qui, sous le soleil de midi poursuit son rude labeur ; j’aurais voulu ensanglanter mes mains, broyer mes os, martyriser mon corps pour ne plus rien sentir que la douleur physique.

» Pas un indice, rien ! Porto l’avait laissée dans la bibliothèque, il ne savait ce qu’elle était devenue, et semblait désolé de sa disparition.

» Pourtant, j’espérais encore : Nous n’avions pas d’ennemis, et aucun meurtre n’avait jamais été commis dans la contrée. Quel mobile aurait pu guider un criminel ? Le vol ? Bérénice n’avait pas d’argent sur elle. Sa beauté, il est vrai, pouvait faire naître le désir d’un crime plus grand ; mais, j’aurais entendu ses cris, j’aurais suivi ses traces, morte ou vivante, je l’aurais retrouvée. Et la torture de ne rien savoir, de ne rien pouvoir imaginer, s’ajoutait aux autres souffrances. Je m’étais enfermé dans un silence farouche, la vue même du nègre m’exaspérait. N’aurait-il pas dù rester auprès de Bérénice, la protéger, la guider ? J’étais le maître après tout, pourquoi m’avait-il désobéi en quittant la bibliothèque ?

» Porto se faisait tout petit, ne levait les yeux sur moi qu’en tremblant, et poussait des gémissements au moindre reproche.

» Un soir, après avoir bu quelques gorgées de vin d’Espagne, je me sentis tout ensommeillé ; la tête me fit mal, une extrême lassitude me força de m’étendre sur le lit, et je ne tardai pas à perdre connaissance.

» D’effroyables visions me hantèrent alors, sans qu’il me fût possible de secouer l’engourdissement de ma pensée et de mon corps. Un poids intolérable m’écrasait la poitrine, je faisais d’inutiles efforts pour appeler à l’aide.

» Je ne sais combien de temps je restai ainsi, mais cela me parut un siècle. Enfin, les brumes qui m’enveloppaient s’évanouirent tout à coup, je me dressai sur mon séant en cherchant à reprendre mes sens.

» Une bûche à demi consumée avait roulé jusque sur les chenêts, et une grande flamme oblique éclairait la chambre. Je sentis tous mes cheveux se dresser sur ma tête, et, sans voix, sans mouvement, je restai les yeux dilatés par l’épouvante.

» Bérénice était là, ou, plutôt, son image déformée, hideuse, terrible. Elle se tenait immobile près de mon lit, son corps brillait d’une lueur livide. Je voulus crier, mais ma gorge contractée ne laissa passer qu’un râle d’agonie. Pendant une heure, je restai à la contempler, sentant mes idées se heurter éperdûment dans ma tête, et les battements de mon cœur marteler ma poitrine. Je me refusais à admettre ce que je voyais. À la fin, pourtant, cela entra dans mon âme, de force, victorieusement ; cela s’imprima en feu sur ma raison frissonnante. Elle était morte, oh oui ! je ne pouvais plus en douter, et son spectre lamentable revenait auprès de celui qu’elle avait uniquement chéri, ici-bas. Clairon l’avait également reconnue, car il hurlait dans la cour comme au moment du crime. Je tendis les bras vers elle, et l’appelai doucement d’une voix trempée de larmes.

» Il me sembla que son visage se contractait, que ses lèvres s’entr’ouvraient pour me répondre ; mais elle demeura à la même place, et l’expression désolée de ses traits me glaça jusqu’aux moelles. Je lui parlai encore, malgré l’épouvante qui me dominait, je la suppliai de me faire comprendre par une manifestation quelconque qu’elle m’entendait, me plaignait, m’aimait encore. Mais, elle ne bougeait pas, et je ne pouvais plus supporter l’expression terrifiante de sa figure. Je me levai, et étendis la main vers elle en fermant les yeux pour ne pas m’évanouir. Je rencontrai un corps rigide, glacé, tout trempé de l’humidité du tombeau. Ne pouvant en supporter davantage, je tombai à la renverse.

» Quand je revins à moi, Porto et la femme de ménage, plus pâles que des cierges, se tenaient à mes côtés. Je leur racontai brièvement ce qui m’était arrivé, heureux de me retrouver avec des êtres vivants. Ils se regardèrent et chuchotèrent tout bas, comme si le son de leur propre voix les eût épouvantés. Je me mis à rire bruyamment, dans la crainte de sentir la folie me gagner.

— » C’est un rêve, n’est-ce pas ?… Personne n’est venu cette nuit, vous n’avez rien vu !…

» La femme se signa, et Porto tomba à genoux en joignant les mains.

» Je les considérai avec irritation.

— » Voyons, parlez ! Je ne tolérerai pas que l’on se joue de moi ! Je veux savoir ; assez de grimaces ! Le noir m’indiqua un coin obscur de la chambre, et j’aperçus le spectre hideux de Bérénice, debout comme je l’avais vu, la nuit, à mes côtés.

» Dans la cour, le chien pleurait toujours, et cette plainte profonde exaspérait mon angoisse. Alors, j’eus une atroce crise de nerfs, la fièvre me gagna, et, depuis, je m’en vais lentement. Encore quelques pas et je l’aurai rejointe, la chère, la douce aimée ! Elle m’attend d’ailleurs, elle me guette, je l’entends qui m’encourage à mourir. Oh ! ce ne sera pas long ! »

Georges d’Ambroise poussa un soupir, et un peu d’écume lui vint aux lèvres. Je lui tendis une potion préparée sur le guéridon ; il but quelques gorgées, et, m’ayant pris la main, il la serra doucement.

— Je t’ai fait venir, vois-tu, pour que tu m’ensevelisses avec elle.

— Quoi ! avec cette statue ?

— Ce n’est pas une statue ; c’est son corps arraché de la tombe qui ne peut y reposer sans moi. Tu me promets d’accomplir ma volonté ?…

— Soit, lui dis-je, ne voulant pas exaspérer sa folie ; mais nous te sauverons, je l’espère.

Il secoua la tête.

— Je ne saurais plus vivre, laisse ma destinée s’accomplir.

» Je me tuerais, d’ailleurs, si la mort tardait trop.

» Maintenant, va reposer ; le moment n’est pas encore venu.

IV

Toutes ces émotions m’avaient brisé. Je sentais ma raison s’obscurcir ; et, les jambes molles, les mains glacées, je sortis de la chambre pour tâcher de reprendre possession de moi-même et goûter un moment de repos.

Je me jetai tout habillé sur un divan, dans une pièce contiguë, afin d’être prêt au moindre bruit, et ne tardai pas à m’endormir. Mon sommeil dura longtemps : cinq ou six heures peut-être, et j’eus quelque peine, au réveil, à me rappeler les événements fantastiques qui m’avaient bouleversé. Dès que le souvenir m’en revint, je courus auprès de Georges qui me serra la main, et m’accueillit avec le pâle sourire qui semblait maintenant figé sur ses lèvres.

Cette journée s’écoula tranquillement : le malade ne voyait que sa chère Bérénice, et constamment l’entretenait de mille choses légères et tendres, s’arrêtant, parfois, comme pour écouter ses réponses.

Des phénomènes singuliers se passaient en lui maintenant : il confondait l’imaginaire et le réel, n’ayant même plus conscience de son état. Une présence flottait dans l’air, une âme l’appelait, s’efforçait de transparaître, de s’assimiler à la sienne. Il vivait double, en illuminé. Un visage se penchait sur le sien, un baiser lui fermait la bouche, au moment où il allait parler ; des affinités de pensées féminines s’éveillaient en lui, répondant à ce qu’il disait, c’était un dédoublement de lui-même tel, qu’il sentait comme en un brouillard fluide le parfum vertigineusement subtil de sa bien-aimée ; et, la nuit, entre la veille et le sommeil, des souffles entendus très bas le secouaient comme un courant électrique. La morte le possédait déjà, ainsi que l’avait fait la vivante, complètement, exclusivement.

Dans ses rares instants de lucidité, il ne se plaignait pas ; sa douleur était trop profonde pour s’exhaler en lamentations banales.

Pour ceux qui jugent superficiellement, les peines muettes n’existent pas, et les grands esprits, suivant l’opinion de la foule, doivent sentir s’émousser en eux, la faculté de subir réellement les tourments ou les voluptés qui leur sont dévolus. Les fibres cérébrales affectées par les sensations de joie ou de chagrin leur paraissent comme détendues, insensibilisées, mortes !… Elles ne sont, au contraire, que sublimées et douées d’une sensibilité presque maladive chez certains êtres privilégiés. Les autres hommes semblent gratifiés de propriétés de tendresse mieux conditionnées, de passions plus franches, plus sérieuses enfin, lorsque la tranquillité de leurs organismes, obscurcis encore par l’instinct, les porte à nous donner pour de suprêmes expressions de sentiments, de simples débordements d’animalité. Leurs cœurs et leurs cerveaux, desservis par des centres nerveux ensevelis dans une torpeur habituelle, résonnent en vibrations plus sourdes et moins nombreuses. Ils se hâtent de dissiper en clameurs leurs impressions, pour se donner une illusion d’eux-mêmes, et se justifier d’avance de l’inertie où ils sentent qu’ils vont rentrer. On les appelle des gens « à caractère, » lorsque ce ne sont que des êtres incomplets et nuls.

Georges n’était point de ceux-là. À partir du moment où il me fit le récit de son malheur, il n’en reparla plus ; et, cependant, je vis bien qu’il en mourait lentement ayant épuisé la souffrance jusqu’à la lie, ainsi, que la lampe s’éteint lors qu’elle a donné toute son huile.

Un soir, il me sembla transfiguré : sa parole était claire, ses lèvres souriantes, ses yeux brillants.

— Tu te sens mieux, n’est-ce pas ? lui demandai-je avec sollicitude.

— Oui, dit-il, c’est la fin.

Il joignit les mains, poussa un profond soupir, et retomba sur l’oreiller.

Je m’approchai ; il était mort !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand il fut prêt pour le cercueil, je songeai au vœu bizarre qu’il avait formé, et que j’avais promis d’accomplir. Je commandai donc deux bières : l’une pour Georges, l’autre pour la statue qui était restée au pied de son lit, lugubre, à la lueur des cierges qui se consumaient lentement. C’était la dernière nuit : personne n’avait voulu veiller auprès du corps, et je m’étais étendu dans le fauteuil que j’avais si souvent occupé pendant la maladie de Georges.

Tout était calme, un grand feu brûlait dans la cheminée car, bien qu’on ne fût encore qu’en septembre, les murs de cette vieille demeure se marbraient de taches humides et le vent pleurait sinistrement dans les longs corridors. Je contemplai le pâle visage de mon ami qui semblait dormir, tant les traits avaient repris la souplesse et la sérénité de la vie. Je pensai à notre jeunesse, à nos jeux dans les cours du collège. Une foule de faits lointains, et oubliés déjà, me revinrent soudain à la mémoire. Georges d’Ambroise était, alors, le plus gai de mes camarades, le plus sincère, le plus serviable. Nous nous étions promis une amitié éternelle, et, sans ce fatal amour, nous n’eussions jamais cessé de nous voir…

Qu’il faut peu de chose pour bouleverser l’existence humaine ! Quelques pas de trop, me disais-je, l’ont conduit sur la route de cette femme. Est-ce hasard, ou fatalité ? En somme, rien n’est indifférent, ici-bas, puisque les circonstances les plus minimes décident parfois de notre sort : un voyage, une promenade, un regard distrait, une parole inconsciente, nous engagent malgré nous, et tous nos efforts ne sauraient délier ce qu’un événement banal a uni à jamais. Cette femme qui passe, indifférente, dans sa toilette sombre, sera peut-être bientôt l’élément nécessaire à notre vie ; ses yeux qui se sont à peine tournés vers nous se mouilleront des larmes de la passion la plus ardente ; sa bouche qui est muette se collera à la nôtre avec des cris et des sanglots. Hier, nous ne nous étions rien, demain nous ne pourrons plus nous passer l’un de l’autre ; hier un monde nous séparait, demain nous ne ferons plus qu’un. Quel abîme de joie et de tristesse ! Quelle force et quelle fragilité !…

Je demeurais immobile, enfoui dans les brumes du rêve. Pourtant, le vol des minutes était lourd et douloureux ! Ma pensée, comme un oiseau blessé revenait sans cesse à son point de départ, l’aile brisée, endolorie. L’accès de spleen devenait pénible jusqu’au malaise, jusqu’à l’étouffement. Il me semblait voir s’agiter les rideaux qui pendaient devant les fenêtres, pareils à des linceuls, et je tressaillais au moindre bruit. Le seul qu’on entendît, cependant, était le lent égouttement de la pluie au dehors, le murmure lointain d’une chute d’eau et ce gémissement monotone du vent qui se brise aux angles des grands édifices et s’abat dans les cheminées comme un vol de chauves-souris. Je restai ainsi pendant longtemps évitant de sonder les profondeurs noires de la chambre, lorsqu’un léger frôlement me fit tressaillir ; je me retournai avec effroi : c’était Porto dont la tête grimaçante paraissait dans l’entrebâillement de la porte. Je lui fis signe de remettre du bois dans l’àtre, car j’étais transi jusqu’aux os. Il jeta quelques bûches dans la cheminée, et disparut avec une hâte fiévreuse. Une grande flamme jaillit, éclairant l’écusson de la famille d’Ambroise, au-dessus des hautes tapisseries à personnages fabuleux. Je pris un livre, au hasard, et m’apprêtai à lire pour tromper mes inexplicables appréhensions. Les quelques jours que j’avais passés dans ce lieu bizarre avaient suffi pour m’enlever le scepticisme dont je faisais habituellement parade : mes nerfs vibraient terriblement et la solitude me devenait intolérable. Je ne pus fixer mon attention sur le volume que je tenais, mes yeux seuls suivant, sur la page blanche, les caractères alignés. Les événements inattendus acquièrent ou perdent de leur gravité, selon les dispositions d’esprit ou selon les circonstances plus ou moins étranges dans lesquelles on se trouve. Il arrive parfois qu’on est appelé à veiller un être cher, et, ce devoir bien que douloureux n’a rien de surprenant ; mais, si l’existence qui vient de s’éteindre a eu un dramatique et mystérieux passé, si de sinistres pressentiments nous enveloppent depuis quelque temps, tout devient fantastique et terrible, et il n’est pas peut-être de pire supplice que celui de la terreur. C’est dans l’isolement surtout que le pâle fantôme vient nous tourmenter. L’être le plus faible, un chien qui nous caresse, un enfant qui nous sourit, quoi que ni l’un ni l’autre ne puissent nous défendre, sont des appuis pour le cœur, sinon des armes pour le bras. Je restais immobile, la sueur de l’effroi sur le front. J’écoutais sonner à la pendule les tristes heures de la nuit, et à ce bruit si naturel pourtant, je me cramponnais au bras de mon fauteuil, avec une inexprimable angoisse. Un rat, parfois, faisait craquer la boiserie, et je restais les yeux fixes, n’osant les détourner du point que je regardais, dans la crainte qu’ils ne rencontrassent, en se retournant, quelque cause de stupeur réelle. Puis, j’eus honte de ma faiblesse, et, me levant, je pris un flacon qui contenait un cordial énergique et m’en versai quelques gorgées.

En revenant à ma place, il me sembla (pure illusion certainement) que la statue de Bérénice avait changé de position. La tête inclinée sur l’épaule s’était redressée avec un air de défi, les mains s’étaient un peu écartées du corps.

Il pouvait bien être minuit ; peut-être plus tôt, peut-être plus tard, car je n’avais plus conscience de l’heure ; mais, il me semblait que j’étais là depuis des siècles, jamais semblable angoisse ne m’avait étreint.

Je restais, les yeux fixés sur la statue, m’efforçant à découvrir un mouvement quelconque, mais je n’en aperçus pas le moindre.

Tout à coup une sorte de gémissement très bas, très léger frappa mon oreille. Je voulus douter, me persuader que je m’étais trompé, et, pour tant, mon esprit était bien éveillé en moi : j’entendais distinctement les battements de mon cœur, et, en étendant le bras, je palpai les mains mortes de Georges étendu sur sa couche glacée.

Ce contact me fit mal ; mais je maintins résolument et opiniâtrement mon attention clouée à l’image de la jeune femme.

Quelques minutes s’écoulèrent sans aucun incident. À la longue, il devint évident que le sein s’était gonflé et qu’un imperceptible tremblement agitait les lèvres.

Sous la pression d’une horreur et d’une terreur inexprimables pour lesquelles le langage de l’humanité n’a pas d’expressions suffisamment énergiques, je sentis les pulsations de ma poitrine s’arrêter et mes membres se raidir sur place. Par un effort surhumain, je parvins cependant à me lever, et, prenant un cierge, je le tendis devant le visage de Bérénice, afin de dissiper toute illusion ; mais les symptômes qui m’avaient frappé ne se renouvelèrent pas.

Je retombai en frissonnant sur le fauteuil que j’occupais près de Georges, et je m’abandonnai à toutes les terreurs d’une âme troublée. Cette fois, mon imagination éperdue avait réellement cru voir et entendre, et je me pris à trembler sur moi. même comme si j’avais senti les griffes de la folie entrer dans ma chair. Au dehors, le vent soufflait en tempête, la flamme des cierges oscillait et prenait des teintes bleues ou vertes plus visibles par l’agonie du feu que je n’osais alimenter dans l’âtre. Chaque objet était devenu mobile comme la lueur incertaine qui l’animait. Les portes se balançaient, les tentures tressaillaient, de longues ombres mouvantes passaient sur le plafond, et mon ami, sur sa couche mortuaire, semblait se tordre comme un damné en proie aux tourments de l’enfer.

Je sentais que j’étais prêt de me trouver mal, et je n’étais préservé de l’évanouissement que par la terreur même.

Tout à coup, je crus percevoir un frôlement à mes côtés, et je tournai la tête, le cou raidi, retenant mon haleine, la main crispée à la main glacée du cadavre. J’aspirai le silence, doutant encore, dans une indicible agonie d’angoisse ; mais rien d’anormal ne se produisit. Une heure s’écoula ainsi, et je retombais peu à peu dans mes vagues rêveries, quand j’eus de nouveau la perception d’un bruit léger qui partait du fond de la pièce. J’écoutai au comble de l’horreur, le son se fit entendre de nouveau : on eût dit un soupir. Je me précipitai vers la statue, et je vis les lèvres se relâcher, découvrant une ligne brillante de dents nacrées. La stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec l’indicible terreur qui l’avait dominé jusque-là. Je sentis que ma vue s’obscurcissait, que ma raison s’enfuyait, et je poussai un cri aigu. Pourtant, j’essayai encore de me persuader que j’avais été le jouet d’une hallucination. Fermant les yeux pour ne plus rien voir, je cessai tout mouvement, et restai cloué sur mon siège, désespérément englouti dans un tourbillon d’émotions violentes qui figeaient le sang dans mes veines et me pénétraient d’un froid de glace.

Bientôt, un craquement strident semblable au brisement d’une tige de métal retentit, et il me parut clairement que Bérénice avait bougé de nouveau. Elle s’inclinait, se penchait de plus en plus, tout le corps tendu vers le lit mortuaire. Elle semblait, par un suprême effort, vouloir se lancer, se projeter en avant, et je reculai jusqu’à la porte, prêt à m’enfuir, à abandonner cette chambre effroyable. Déjà, je tournais le bouton de la serrure, quand le même déchirement métallique que j’avais entendu résonna de nouveau, et la statue tout d’un bloc roula à mes pieds.

Je la considérais d’un œil terne, hébété, quand un fait singulier se produisit : comme si le corps se fut dédoublé, une sorte de cuirasse d’argent qui l’enveloppait étroitement se fendit et se détacha. Alors, j’aperçus, au comble de la stupéfaction, la dépouille humaine qu’elle avait fidèlement recouverte : c’était un cadavre de femme, et je ne doutai pas que ce fût celui de la maîtresse idolâtrée de mon pauvre ami. Je n’osais toucher ces restes noircis, rongés, hideux comme ceux qui ont séjourné longtemps dans le cercueil. Bouleversé par l’étrange événement, il me semblait que Bérénice s’agitait encore dans toutes les convulsions et les affres de l’agonie, malgré l’état de décomposition évidente de son corps. Je faisais de vains efforts pour comprendre. Certes, il y avait crime, mais pourquoi cette monstrueuse figure de chair et de métal avait-elle été apportée en cette chambre de douleur ?… Était-ce pour y maintenir l’obsession de la mort, le navrement de l’horreur et l’angoisse affolante du cauchemar ?… Était-ce une vengeance, enfin ?…

Le trouble, les hésitations de Porto me revinrent à la mémoire :

Peut-être en savait-il plus long qu’il ne voulait l’avouer. Son silence même ne prouvait-il pas sa culpabilité ?

Je résolus d’éclaircir la chose immédiatement, et je sonnai le nègre qui devait toujours se tenir prêt à descendre au moindre appel.

Il ne tarda pas à paraître, en effet.

Je m’étais placé de façon à cacher les débris de la soi-disant statue, afin de les lui dévoiler tout d’un coup et d’arracher à son épouvante l’aveu que, sans doute, je ne pourrais obtenir autrement.

— Porto, lui dis-je, tu as toujours été fidèle à ton maître ?

Il me regarda avec anxiété.

— Oh ! oui, Monsieur.

Il t’a recueilli, soigné, élevé ; tu lui dois donc la plus grande reconnaissance.

— Je me serais fait tuer pour lui !

— Es-tu sûr de l’avoir toujours servi avec dévouement, avec affection ?

— J’ai fait tout ce qu’un pauvre serviteur peut faire, je ne crois pas avoir le moindre reproche à m’adresser.

— Voyons, tu dois me dire, à moi, ce que sa sensibilité maladive l’eût empêché d’entendre. Il est inadmissible que madame Bérénice ait disparu ainsi, sans que tu n’aies rien vu ni entendu. Je ne te gronderai pas, sois sincère, cela vaudra mieux, je t’assure.

Il balbutia en grimaçant, cherchant à lire sur mes traits où j’en voulais venir.

— Je ne sais rien, Monsieur, je le jure ! Je ne sais rien de plus que ce que j’ai dit !

Voyant que la douceur était inutile, je démasquai soudain le cadavre de Bérénice, et, saisissant le noir qui hurlait d’angoisse, je le fis tomber à genoux.

— Parleras-tu maintenant, misérable drôle ? Je sais ton crime, et ton compte est bon !

Il tremblait comme la feuille, ses gros yeux roulaient désespérément dans leurs orbites.

— Ce n’est pas moi qui l’ai tuée ! gémit-il.

— Qui donc, alors ?

— Grâce ! Vous ne me ferez pas de mal ?… Aurez-vous pitié, si je dis tout ?

— Parle, d’abord, nous verrons ensuite.

— Eh bien, c’est son mari qui l’a étranglée, dans le bois.

— Et tu l’assistais, sans doute ?

— Oh ! non, je revins tout de suite au château.

— Vile canaille ! murmurai-je, en frappant du pied cette larve humaine nuisible et hideuse. Il t’a donc donné beaucoup d’argent pour cela ?

— Hélas ! comment, autrement, aurais-je pu trahir un si bon maître ?

— Mais Bérénice ne sortait jamais ; par quelle fatalité est-elle tombée au pouvoir de cet homme ?…

— Il a joué de ruse. Depuis longtemps il errait dans le pays, n’attendant qu’une occasion. Je ne sais comment, à force de recherches, il était arrivé à découvrir la retraite de mes maîtres ; mais, un jour, je le vis dans le parc. Il m’était, alors, complètement inconnu, et je me préparais à annoncer sa visite au château, quand il me fit signe de venir lui parler. Je le suivis avec méfiance dans un endroit écarté.

— « Mon ami, me dit-il, il y a cinq louis pour toi, si tu remets cette lettre à madame Bérénice, mais à elle seule, entends-tu, et lorsque personne ne pourra vous voir. »

Cent francs sont toujours bons à prendre, et, à tout bien considérer, je ne faisais de mal à personne en accomplissant ce message. J’étendis donc la main et je reçus le billet.

— « J’attendrai demain, à la même place, poursuivit l’étranger, il y aura, sans doute, une réponse.

Le soir même, je remis la lettre à Madame, qui devint pâle comme un marbre en la lisant, et traça, à la hâte, quelques mots qu’elle me chargea de porter le plus tôt possible au mystérieux voyageur. »

— Tu n’as pas su ce que contenaient ces billets ?… Un garçon avisé comme toi trouve bien un moyen de se renseigner.

Le nègre sourit, flatté dans son amour-propre.

— Le premier, dit-il, annonçait à la jeune femme la mort d’un de ses enfants, et la suppliait de se trouver le lendemain dans le bois, vers dix heures du soir pour apprendre de la bouche d’un ami, le récit de cette fin et l’adresse du pauvre petit abandonné qui lui restait et que, sans doute, elle désirait revoir.

— Comment n’a-t-elle rien soupçonné, et pourquoi ne s’est-elle pas ouverte de cet événement à Georges ?

— Je ne sais pas. Madame semblait comme affolée ; elle était certainement trop innocente pour craindre un piège.

— Mais toi, misérable ! tu aurais dû parler, avertir ton maître !

Le nègre, devant ma colère, se blottit dans un coin, et leva le bras contre sa tête dans un geste de naïve terreur.

J’eus peur de ne point en apprendre davantage, et je repris d’un ton radouci :

— Allons, parle, c’est le seul moyen de sauver ta peau.

— Vous me promettez de m’épargner, Monsieur ?

— Je ne te promets rien, coquin ! Songe que je t’écraserais comme un ver, si tu me poussais à bout.

Porto se mit à trembler de tous ses membres.

— Je dirai ce que je sais. Mais, je jure que je ne suis pas coupable du crime ! Si j’avais pu prévoir cet effroyable malheur, je me serais fait tuer plutôt que d’y participer ! Je portai donc la lettre à l’inconnu dans la journée qui suivit, et il me donna les cinq pièces d’or qu’il m’avait promises.

» Le soir, Madame sortit à l’heure convenue, en prétextant le choix d’un livre à la bibliothèque. Nous traversâmes à la hâte les longs corridors et, sur le perron, nous rencontrâmes l’étranger.

Dès qu’elle l’eut vu, elle chancela et fit un pas en arrière comme pour rentrer dans le château. J’entendis ce mot qu’elle gémit faiblement : Mon mari !

» Mais l’homme qui était grand et fort lui lia un mouchoir sur la bouche, et l’emporta en courant.

Je n’ai rien vu de plus, Monsieur, j’en atteste le ciel ! ce qui suivit est tellement extraordinaire que je me demande à tout moment si je ne suis pas le jouet d’une hallucination :

» Mon maître, après de terribles crises de désespoir, me paraissait plus calme, presque raisonnable. Il avait l’intention de parcourir la France, l’Espagne et l’Italie pour tâcher de retrouver les traces de sa compagne qui, jadis, avait habité ces trois pays. Ses préparatifs de départ étaient terminés ; mais par une sorte de pressentiment, il différait de jour en jour l’exécution de son projet. Habitué à ses bizarreries, j’obéissais sans mot dire, pensant que madame Bérénice reviendrait bientôt rendre la vie et la joie au vieux logis.

Un matin, comme je me préparais à sortir de ma chambre, j’entendis un grand cri qui semblait partir de l’appartement de mon maître. J’accourus, ainsi que la vieille bonne, et je le trouvai évanoui avec cette horrible statue au pied de son lit. Comment s’était-elle trouvée là, sans que personne ne l’eût jamais vue, c’est ce que je n’ai pu savoir. Quand Monsieur revint à lui, il entra dans une grande exaltation qui nous épouvanta à tel point que nous voulûmes briser cette maudite figure. Mais il se jeta sur nous avec rage et nous défendit d’en approcher jamais. Ce pauvre Clairon, à partir de ce matin, se mit à hurler à la mort de si lamentable façon que je l’attachai au fond du parc. Il rompit sa chaîne et revint pleurer sous les fenêtres ; je le rouai de coups, je le perdis dans la campagne, rien n’y fit. Enfin, à bout de patience, monsieur Georges m’ordonna de le tuer pour avoir un peu de repos……

V

Le nègre n’en dit pas davantage. Je n’avais appris qu’une chose : c’est que l’assassin de Bérénice était son mari. Il est vrai que cette révélation suffirait sans doute pour éclairer la justice qui n’aurait plus qu’à s’emparer du meurtrier et à lui arracher l’aveu de son crime. Je le dénonçai immédiatement, et l’on procéda à une enquête minutieuse.

Le coupable, instruit par les journaux, se livra d’ailleurs lui-même, et raconta les faits sans se faire prier.

Les détails de cette affaire originale furent particulièrement intéressants, et tout le monde voulut voir ce mari justicier.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, au visage blafard et ravagé, aux yeux perçants. Ses larges épaules, ses mains velues et nerveuses témoignaient d’une force peu commune.

— Cette femme me trompait avec une impudence sans égale, dit-il, en promenant son regard ironique sur l’assistance. Elle s’était enfuie avec son amant, et, pendant deux ans, je la cherchai, sans découvrir le moindre indice qui pût me mettre sur ses traces. Je m’étais promis de me venger, et, lorsque le hasard me fit enfin trouver les amoureux, je méditai longuement sur le châtiment qu’il convenait de leur imposer.

» Pour enlever une femme, au temps où nous vivons, et se murer avec elle dans un vieux château lugubre et délabré, il fallait que le ravisseur fût un être déséquilibré, exalté, maladif, romanesque : une espèce absolument rare et singulière. Je cherchai donc un châtiment approprié au caractère de cet amant émérite. Ayant résolu, tout d’abord la mort de Bérénice, je pensai qu’il serait inutile de commettre un second crime, et que la vue constante du cadavre chéri de l’amante suffirait à tuer l’amant. Il ne s’agissait plus que de donner à ce cadavre une forme décente et acceptable.

» J’eus recours aux étonnantes découvertes de la science pour atteindre ce but : Un de mes amis, le savant docteur X…, dont vous connaissez les remarquables travaux, s’occupe spécialement de la conservation des corps, non pas selon l’ancienne méthode de l’embaumement ou de la momification, mais grâce à la métallisation, procédé des plus simples qui reproduit avec l’exactitude d’une photographie en relief les plus menus détails, les saillies des os et des muscles, les rides et jusqu’au frisson brusquement pétrifié de la vie.

» Après avoir tué Bérénice avec l’aide du garde que je couvris d’or, oh ! sans la faire souffrir, elle était si frêle et si délicate ! je l’enfermai dans une cachette que j’avais fait pratiquer sous ma voiture et dont on ne pouvait se douter qu’après un examen des plus attentifs, et je l’apportai au docteur X… Ce dernier, parfaitement innocent, ne soupçonna point le meurtre n’ayant trouvé sur le corps que je lui livrai aucune trace de violence. »

VI

Je reproduis, à titre de curiosité la déposition du célèbre médecin qui, appelé à la barre, s’étendit complaisamment sur les merveilles de sa découverte, et engagea les personnes présentes à en profiter. Avec lui : « Plus de lentes décompositions dans l’horreur du cercueil, malgré l’embaumement qui n’empêche pas les tissus de tomber en déliquescence, les chairs de se dessécher et la peau de noircir. Plus de désespoir devant le corps à peine refroidi, qui, bientôt, ne sera plus qu’un objet de dégoût ! La métallisation a changé tout cela ; grâce à l’électricité, cette bienfaitrice universelle, on métallise les momies comme on galvanise une cuiller, une plante, ou un insecte. »

Ici, le docteur X… avança les mains comme s’il eût voulu grouper des fleurs, et, le sourire sur les lèvres : « J’immerge le sujet, dit-il, dans un bain chimique formé d’un sel soluble de nickel, de cuivre, d’argent ou d’or (au gré des goûts et des munificences), à travers lequel je fais passer un courant. Sous l’influence de l’électrolyse le sel se décompose, et le métal vient se déposer, en une couche plus ou moins épaisse, à la surface du cadavre dont il reproduit fidèlement les formes et finit par enfermer du haut en bas dans une enveloppe métallique du plus séduisant effet. Dans la pratique la chose se complique, il est vrai, de quelques difficultés, et l’anthropoplastie exige toute une cuisine préalable dont la description peut paraître cruelle aux profanes et que je passerai sous silence. J’affirme que mon procédé est inaltérable, et si, dans le cas présent, l’enveloppe d’argent qui enfermait le corps de cette malheureuse s’est rompue, c’est que mon client, étrangement pressé, ne m’avait pas laissé le temps de perfectionner mon travail. Il faut, en effet, pour obtenir un résultat complet, régler minutieusement le débit du fluide et le dépôt métallique, son adhérence, sa solidité, son épaisseur. Il faut sauvegarder l’élasticité et l’imputrescibilité de la peau, la souplesse des membres, la stabilité des attitudes. Il faut prévenir la distension ou le resserrement des pores, les déformations, les fêlures et les effervescences explosives ! Problèmes délicats et compliqués qu’on ne peut résoudre en vingt-quatre heures. Il est même parfois nécessaire, pour éviter un retour de fermentation posthume, de faire recuire le cadavre, de le perforer pour laisser libre issue à l’épanchement des vapeurs et des graisses et, enfin, de le replonger dans un four chauffé à cent degrés. Mon client, je le répète, ne m’a pas laissé le temps d’obtenir une dessiccation et une stérilisation complètes ; le corps sous son enveloppe d’argent n’était pas suffisamment incorruptible. Quelques globules d’air restés entre la chair et le métal incomplètement adhérent, ont permis la décomposition qui, en gonflant les tissus a amené la rupture de l’appareil. Mais, c’est un pur accident qui ne saurait se renouveler.

» Quel bonheur pour un mari (et je croyais que c’était le cas de l’accusé) de voir se pencher, au dessus de sa couche, dans une pose préférée, sa jeune femme aussi belle et gracieuse que dans la fleur de sa lune de miel ! Quelle consolation pour une mère de retrouver les traits chéris de son enfant fixés dans une expression de joie éternelle ! Quelle satisfaction pour un gendre… »

Ici, l’auditoire protesta, et le docteur X… se retira avec dignité.

Le meurtrier, interrogé de nouveau, voulut bien donner quelques derniers détails.

— « L’opération terminée, dit-il, nous fixâmes le corps sur un piédestal à l’aide d’une armature puissante, et, tel quel, je le rapportai à l’amant inconsolable, persuadé que la vue inopinée de sa maîtresse galvanisée lui serait plus fatale que toute autre expiation. Il souffrirait longtemps, l’amour et la terreur s’uniraient en son âme et, petit à petit, l’horrible cauchemar, l’effroyable vision qu’il n’oserait bannir et contre lesquels il serait trop faible pour lutter, le conduiraient à la mort ou à la folie. Maintenant, Messieurs, jugez-moi. J’ai été cruel et la préméditation ne peut, certes, être écartée de mon cas ; mais j’ai aussi, et pendant deux ans, traîné une bien misérable existence : j’aimais cette femme à ma manière, et ce n’est qu’en la retrouvant en la possession d’un autre que cet amour s’est changé en haine. La haine est aveugle, même lorsqu’elle prémédite ses vengeances ! »

Le défenseur de l’accusé fut éloquent et impressionna vivement le public d’élite que cette cause bizarre avait attiré. Les hommes déclarèrent ce mari justicier fort spirituel et les femmes frissonnèrent délicieusement en contemplant ses larges épaules et ses mains velues.

Pour obéir à la loi, l’avocat général demanda en termes modérés une condamnation qu’il n’attendait guère, et l’on négligea, de part et d’autre, de parler du divorce qui eût si facilement et si logiquement tranché la question ; mais l’imagination française ne perd jamais ses droits !

Après une longue délibération, le jury rapporta un verdict d’acquittement que quelques murmures soulignèrent seuls, dans le fond de la salle.

Quant à moi, j’ai accompli le vœu de Georges d’Ambroise : il repose auprès de sa Bérénice.