L’Anarchiste (Recueil — Vaudère)/Le Centenaire d’Emmanuel

Paul Ollendorff, éditeur (p. 153-172).

LE
CENTENAIRE D’EMMANUEL

Certes, nous nous réincarnons, et chacun de nous a sans doute déjà vécu plusieurs existences. Il meurt un être humain par chaque seconde sur l’ensemble du globe terrestre. En dix siècles, plus de trente milliards de cadavres ont été livrés à la terre et rendus ensuite à la circulation générale sous forme d’eau, de gaz, etc., et petit à petit ont formé des êtres nouveaux que les âmes des anciens hommes sont venues habiter. Si les éléments constitutifs des corps puisés à la nature lui sont revenus, chacun de nous porte en soi des atomes ayant précédemment appartenu à d’autres corps. L’âme qui nous anime demeure au même titre que chaque molécule d’azote ou d’oxygène, et toutes les âmes qui ont vécu existent toujours. Elles régissent la matière pour organiser la forme vivante de l’homme. Tout s’échange, se confond et se renouvelle en cette immuable loi d’amour qui gouverne le monde. Seulement, le passage d’un corps en un autre est inconscient, et si parfois de brusques réminiscences s’éveillent en nous à la vue d’un site qui nous est connu, bien que nous l’examinions pour la première fois, les brumes de notre intelligence sont trop épaisses encore pour que nous comprenions.

Cependant, par une grâce spéciale ou par un châtiment inexpliqué, la mémoire est demeurée permanente en moi et a maintenu avec certitude mon identité consciente. Je sais que j’ai été un grand et illustre poète en ma précédente incarnation, et je retrouve tous les élans et toutes les extases qui me rendirent célèbre parmi les hommes. Peut-être ces facultés se sont-elles élargies en même temps que perfectionnées, car les doux poèmes qui firent ma gloire, jadis, me semblent maintenant des conceptions d’enfant génial mais inexpérimenté. Je me sais en possession d’un art plus jeune, plus vibrant, plus égal, car les pensées qui se pressent en moi, comme les abeilles dans une ruche close, ne demandent qu’à prendre leur vol. Mais les hommes passent indifférents à mes côtés ; je suis mal vêtu et ne mange pas toujours à ma faim. Qui donc reconnaîtrait en moi le grand Emmanuel ?

. . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai erré pendant trois jours dans cette ville qui me rappelle de si étranges souvenirs. C’est la première fois que j’y viens, et, pourtant, tout m’y est familier. La ruelle que je suis maintenant est étroite, faite de constructions basses, grises, suintantes que le soleil éclaire à peine. De profondes lézardes divisent les murs, le sol est gluant ; une mousse fétide, malgré le froid, pousse entre les cailloux. Un rayon de soleil fait son apparition: le bas des maisons se frange d’une ombre noire et le ciel resserré entre les balcons branlants paraît une dalle de pierre bleuâtre, sans tache.

Oui, je me rappelle : voici le ruisseau où je faisais évoluer des flottes de papier, voici la borne où je venais m’asseoir, les pieds dans la boue et le front dans les étoiles ; voici le mur où je griffonnais mes premiers vers, il y a quatre-vingt quinze ans !… Seulement, je suis mort depuis, et personne ne reconnaîtrait mon visage qui n’est plus celui d’autrefois. Je suis mort, il y a trente ans, et mon âme, après avoir erré dans l’infini, est redescendue sur la terre et s’est réincarnée. Comment et pourquoi cela s’est-il fait ? je ne saurais le dire. Une intelligence supérieure à la nôtre gouverne notre destinée ; à son gré, nous allons et nous venons jusqu’à ce qu’il lui plaise de trancher le fil léger qui nous rattache à la vie.

J’ai été riche, puissant, idolâtré ; les arcs de triomphe se dressaient alors au-dessus de ma tête, et les bras de la multitude me faisaient un trône glorieux. Lorsque je passais, les belles dames me jetaient les fleurs de leur corsage et les hommes m’acclamaient comme un monarque.

Quand je mourus, le deuil fut universel. Cinq cent mille personnes suivirent mon convoi, et le défilé des emblèmes funèbres, des couronnes et des chars pavoisés dura un jour entier. Les balcons se voilèrent de crêpe, les magasins se fermèrent, toute la France me regretta.

Aujourd’hui, l’on m’ignore, mes œuvres nouvelles ne trouvent pas d’éditeur, tandis que les anciennes, à la devanture des librairies, n’ont jamais le temps de froisser leurs belles robes jaune d’or. Et je les jalouse, ces filles de ma jeunesse, je les méprise ! je les hais ! A quoi m’a-t-il servi d’acquérir l’expérience de deux existences, si mon talent épuré, mon génie plus puissant ne peuvent vaincre la routine et le parti pris ! Même, lorsqu’il m’arrive de lire, dans l’intimité, une de ces belles strophes qui, brûlantes, ont jailli de mon âme en mots de feu dont je tressaille encore, l’ami complaisant qui m’écoute hausse dédaigneusement les épaules et me dit : « Vois-tu, après Emmanuel, la poésie est morte. Relis-le et tâche de t’inspirer de ses accents divins. »

Que ne puis-je lui crier : « Emmanuel, c’est moi ! Ne sens-tu pas que le même souffle nous anime ! Que ses vers fort beaux, je le veux bien, n’ont pas le fini et la splendeur des miens ? Je suis Emmanuel, mais un Emmanuel plus jeune, plus vibrant, plus complet, un Emmanuel qui n’ignore plus rien et que le tombeau a couvert de son ombre pour le rendre plus robuste et meilleur. »

Non, je ne puis lui crier cela, parce qu’il me croirait fou et m’abandonnerait. Or, je l’aime cet ami, je n’ai que lui. Sans parents, sans foyer, sans protection, j’ai grandi comme j’ai pu, vivant d’aumônes et consacrant au travail les quelques sous ramassés au hasard. La faim a déchiré mes entrailles, le froid a raidi mes membres, le meurtre a tenté mon bras. Mais, les boues sanglantes de la réalité disparaissaient bientôt, et si ma pensée parfois s’y trempait les ailes, ce n’était que pour mieux les essuyer aux voiles d’azur de l’éternelle fiction !

Le vrai poète n’a que le souci mystique de l’impérissable, et sa hautaine chevalerie le voue presque toujours à la défaite. Il chante éperdument son cantique éternel, dédaignant de se faire comprendre de ceux qui, de parti pris, restent sourds aux humbles et aux résignés.

Un jour que, succombant de faim et de tristesse, je m’étais laissé tomber sur un banc, un jeune homme un peu moins pauvrement vêtu que moi vint m’offrir sa mansarde et son pain. Je le suivis, et, depuis, nous ne nous quittâmes plus. Il est le compagnon de mes veilles et de mes désespérances, je l’aime de toute la force de mon pauvre cœur meurtri. Oui, je l’aime autant qu’on peut aimer ; mais il m’ignore, et ses sarcasmes ajoutent à mon amertume. O génie ! don inutile et cruel qui double les souffrances et crucifie les âmes, le hasard t’immortalise et le hasard te lue ! Qui saura combien de cordes pures et vibrantes se sont brisées sous l’archet de la misère ! Qui saura combien de sanglots ont retenti, sans éveiller les échos indifférents ! Le succès qui parfois nous couronne a toujours un rire ironique au coin des lèvres, en mettant sur nos fronts ses roses douloureuses, faites de la chair et du sang de nos frères ignorés !

Hélas ! quelle justice demander à l’homme, à cet être léger qui se meut au gré du vent, sans lui opposer plus de résistance qu’un fétu de paille ?… Qu’est la gloire terrestre ? — Une illusion comme les autres, et l’immortalité un effroyable leurre ? Le génie tant idolâtré, jadis, sera méconnu ou méprisé, par ses plus fervents défenseurs, s’il plaît au Maître de rouvrir pour lui les portes du tombeau… Je suis revenu, et l’on me chasse !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour renouveler mes souvenirs, j’ai voulu contempler, aujourd’hui, mon premier berceau, et puiser, à mon ancienne gloire, un peu de consolation et de force. On célèbre mon centenaire : le centenaire d’Emmanuel ! Les orateurs préparent leurs discours, et la populace se presse devant ma demeure. C’est cette vieille maison aux marches disjointes, aux murs lézardés qu’une pieuse inscription désigne à la vénération des passants. Je veux fendre le flot, mais je suis brutalement rejeté sur les pavés et mon chapeau roule dans le ruisseau. Je n’ose le ramasser dans l’état où il se trouve.

— Mes amis, dis-je doucement, laissez-moi passer, je voudrais entrer dans cette maison.

— Tiens, pourquoi donc, fait une commère, que ce mossieur voudrait mieux voir que nous ?… Il ne marque pas déjà si bien ! Je me tais, honteux, et la femme me repousse avec mépris.

Deux heures se passent : la vieille demeure m’attire de plus en plus. On l’a décorée de lierre et de drapeaux ; la foule.se bouscule dans l’étroit couloir. C’est là que ma mère — la première, celle que j’ai connue — me ramenait le soir. J’avais peur dans l’ombre, et je serrais bien fort sa main entre les miennes.

O bonne mère ! j’irai prier sur ta tombe, et peut-être reconnaîtras-tu l’enfant que tu berçais doucement sur tes genoux, en chantant comme chantent les mères, d’une voix d’amour et de caresse ! Voici la fenêtre de ma chambre : elle est plus haute, plus étroite que les autres, et je montais sur une chaise pour regarder dans la rue par les beaux jours ensoleillés. Ils ne la connaissaient pas, ces gens qui entrent et qui sortent, sans même jeter un coup d’œil sur le pauvre réduit. La légende veut que ce soit dans la grande pièce du bas que mon enfance se soit écoulée ; mais je sais bien que mes parents trop pauvres la louaient à des étrangers, pour soixante francs par mois, avec les meubles.

La rue se vide : les suburbains vont recevoir à la gare les sociétés savantes des départements et les innombrables sociétés musicales qui doivent prendre part au festival. Le ministre de l’instruction publique déjeune à la préfecture avec les artistes de la Comédie-Française qui ont interprété quelques-unes de mes œuvres. Hier, on célébrait l’homme politique, aujourd’hui on fête le poète, demain on honorera l’homme de famille et l’homme religieux. Deux archevêques parleront en sa faveur. Partout il y a des déjeuners littéraires plantureux, et je n’ai pas un morceau de pain à me mettre sous la dent !… L’hospitalité ici est très large, chaque personnage local a ses convives. Sous les fenêtres défilent les fanfares joyeuses ; le cortège officiel se forme et suit les délégations pour rendre hommage à ma statue. — Dieu, que j’ai faim !… — Je veux prendre place dans les rangs, mais on me renvoie avec indignation. Il est vrai que mes vêtements sont usés et que ma mine hâve ne doit point inspirer la confiance. Tout le monde, y compris les académiciens les moins jeunes, traverse la ville à pied. La plupart des délégués portent ou des couronnes de lauriers d’or ou des bouquets d’immortelles. Les spectateurs poussent de frénétiques acclamations. Une sueur froide descend de mon front et ruisselle sur mon visage ; mes yeux ont un éblouissement ; pourtant, je veux voir, je veux lutter jusqu’au bout. Peut-être reconnaîtra-t-on la noble intelligence qui se cache en moi. — « Emmanuel n’est pas mort… Emmanuel !… Emmanuel !… »

Ma voix domine toutes les autres ; l’on me regarde avec des huées, quelques mains se tendent pour me saisir, mais un autre spectacle attire l’attention. Sur la grande place de la ville où se dresse ma statue, une tente a été préparée pour le ministre et les principaux membres du cortège officiel. La fanfare éclate en notes stridentes, puis toutes les chorales réunies entonnent un hymne formidable…

Je tombe accablé sur une borne, les jambes tremblantes, la gorge desséchée ; et, comme dans un songe, j’entends quelques discours à la suite desquels de nombreuses décorations de la Légion d’honneur sont remises aux amis et aux parents d’Emmanuel. Auprès de moi passe ma petite nièce ; elle est très jolie dans sa robe de drap clair, et une grande expression de douceur est répandue sur son visage. Je veux la retenir, mais elle me regarde avec épouvante, un cri expire sur ses lèvres. Je lui fais peur, hélas ! Elle non plus, ne me reconnaît pas ! De toutes les angoisses que j’ai ressenties jusqu’à présent, celle-ci, peut-être, est la plus douloureuse. Une infinie tristesse inonde mon cœur, noie jusqu’aux moindres fibres de mon être, quelques larmes tombent de mes yeux. Quoi ! c’est moi ! moi qu’on acclame ! jamais humain ne fut plus admiré, et je meurs comme un paria !

Maintenant, le cortège se dirige vers le hall où doit s’ouvrir la séance solennelle. Partout des amoncellements de plantes vertes, malgré le froid, de couronnes de lierre et de laurier piquées de fleurs d’or, de cartouches sur lesquels on lit le titre de mes principaux ouvrages. Les personnages officiels montent sur la vaste estrade, le public envahit la salle, et, poussé par le flot, je me trouve dans les premiers rangs. C’est une cohue, un amoncellement humain inouis. Des allocutions très chaleureuses sont prononcées par les académiciens qui portent, avec une fausse modestie, ce costume à palmes vertes dessiné par David sous le premier Empire. Les poètes aussi ont apporté leur tribut d’hommages : un enthousiaste panégyrique de mes œuvres, et, tout à coup, plein d’inspiration et de puissance, je me redresse et fends la foule avec une force irrésistible. Je me sens capable de braver toutes les colères, toutes les injures ; je suis transfiguré, invincible ! Mon regard a un tel rayonnement que les immortels se bousculent dans un mouvement involontaire de recul ; le poème inachevé que lisait l’un d’eux roule sur le plancher. Je pousse un cri de triomphe, et, d’une voix retentissante, je dis les vers brûlants qui me montent du cœur aux lèvres ; les rimes d’or coulent comme un fleuve éblouissant, les images heureuses, les visions divines, les accents éperdus, le tonnerre des passions et le murmure des tendresses passent tour à tour dans mes strophes. Jamais, je crois, je n’ai été aussi grand, aussi ému, aussi sincère. Je dis ma jeunesse, mes premiers voyages au pays des étoiles, mes débuts dans l’art de charmer les hommes, mes rêves, mes projets, mes ambitions, mes désespérances : l’âme d’Emmanuel tout entière vibre dans mes accents ; il me semble impossible qu’on la méconnaisse. Je termine sur un vers éclatant comme un appel de clairon où le souffle de l’au delà a passé. Chancelant, je promène autour de moi des regards égarés. La salle, sans doute, va crouler sous les applaudissements, les trépignements, et mille bras vont se tendre vers moi dans un élan d’enthousiasme involontaire. C’est enfin le triomphe de la vérité et de la justice… Je me sens défaillir… un silence de glace règne dans l’assistance. Les académiciens se regardent, et l’un d’eux, le plus chauve et le plus cassé, laisse tomber ces simples mots : « Cet homme est fou ! » Aussitôt le plus terribles vociférations se font entendre ; on me traîne hors de la salle, on m’insulte, on me crache au visage. Et, derrière moi, la fanfare joue une marche triomphale pour couvrir mes sanglots et mes cris de détresse.

O foule insensée et lâche ! où donc est ton intelligence, où donc est ta pitié ?… Comprends-tu seulement ces vers que tu acclames, ces vers d’Emmanuel défunt ? puisque ceux d’Emmanuel ressuscité ne soulèvent que ton mépris !… Des regards étincelants se tournent vers moi, des huées me poursuivent, et comme je m’arrête à bout de force, on me frappe, on me foule aux pieds ; bientôt mes mains et mon visage ruissellent de sang, mes vêtements s’en vont par lambeaux… Je perds connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand je reviens à moi, je me trouve couché devant un café brillamment illuminé. Huit heures sonnent à la cathédrale, et l’on se met à table : les mets circulent, le vin coule à flots. Mon estomac se resserre douloureusement, une intolérable souffrance me rappelle que je n’ai rien mangé depuis la veille. Je fais un effort pour me relever, mais mon bras est démis, et je retombe en gémissant. Nous sommes maintenant au moment des discours : les plus éminents parmi les convives se lèvent, et, après avoir chaleureusement célébré mes œuvres et mes mérites, boivent à ma gloire éternelle. Je palpe mes poches qui, ce matin, contenaient quelques pièces de monnaie : elles sont vides. Cependant, voici un garçon qui porte des restes de viandes et des bouteilles, je fais un nouvel effort, et tendant vers lui mes mains suppliantes :

— Un peu de pain, moi ; ami, je suis blessé et très faible : rien qu’un morceau de pain, je vous en prie !

L’homme me considère avec méfiance.

— Encore un mendiant, dit-il ; on devrait fourrer tous ces gueux-là en prison ! Tu ne peux donc pas travailler, vermine ?…

— J’ai le bras démis, je souffre beaucoup.

— Va-t’en à l’hôpital, alors. Un bras démis, ça n’empêche pas de marcher. Tiens, voilà pour la route.

Il me jeta un croûton de pain et s’éloigna en jurant. Les étoiles s’allumaient au ciel, un vent âpre soufflait sur la grande place où ma statue se dressait toute blanche comme un mort en son linceul. Je me levai avec peine, ne sachant où passer ma nuit, et m’éloignai par les venelles étroites et les passages attiédis par le va-et-vient du petit peuple : déshérités et loqueteux comme moi. Je m’arrêtais par moments sous les porches pour reprendre haleine et mes regards montaient le long des fenêtres aux volets fermés, où les lueurs d’un bec de gaz détachaient parfois un mascaron sculpté au-dessus d’un balcon ventru à ferronnerie flamboyante. Mais le froid des dalles m’arrachait à ma contemplation, je repartais en chancelant, le dos en boule, pour offrir moins de prise aux étrivières de l’air glacé du soir. J’allais, au hasard, avec l’espérance vague de trouver un abri, d’intéresser un passant à mon sort. Je m’attardais à la porte des cabarets ayant remarqué que chaque fois que des consommateurs entraient ou sortaient, un peu de la bonne chaleur du dedans arrivait jusqu’à moi. En passant dans un quartier désert, un chien égaré vint se frotter timidement contre mes jambes ; je lui fis quelques caresses, et il s’attacha à mes pas avec des petits cris joyeux et un frétillement de toute sa maigre carcasse de meurt-de-faim. Pauvre ami ! ce fut le dernier que je rencontrai.

O solitude ! affreuse solitude dans le dénuement et la désespérance ! n’êtes-vous pas déjà le commencement de la mort ?…

Au contact du triste animal méprisé et gueux, comme moi, un peu de chaleur me revint au cœur, une larme tomba de mes yeux. Je me remis en route, m’arrêtant pourtant encore machinalement de temps à autre, devant l’étalage des rôtisseurs. De grandes flammes roses brillaient à l’intérieur et les volailles à la broche ruisselantes et dorées dégagaient de pénétrantes et salutaires odeurs de nourriture. Les papilles de ma langue frémissaient de convoitise ; mon compagnon qui semblait aussi se délecter à cette vue levait vers moi ses regards fauves et luisants dans une ardente supplication… Bientôt, les boutiques fermèrent, et je n’eus plus la ressource des portes battant sur le va-et-vient des clients. L’air devenait humide et glacé, tout retombait à un mortuaire silence, avec le tremblement vague des files de gaz brûlant comme des cierges le long des trottoirs déserts. Un grand frisson me parcourut les os ; l’amertume même de ma destinée s’en était allée. A quoi bon maudire et blasphémer ? Tout n’est-il pas inutile ?

L’âme endolorie, les jambes brisées, le ventre vide, je repartais. Les maisons se faisaient de plus en plus rares ; bientôt il n’y en eut plus, et je me trouvai dans la campagne.

Les nuages gris roulaient dans le ciel sous la poussée du vent ; les arbres dénudés se tordaient dans les ténèbres. J’avais maintenant une faim effroyable, une de ces faims qui jettent les loups sur les hommes. Exténué, j’allongeais les jambes péniblement, et, la tête lourde, le sang bourdonnant aux tempes, les yeux rouges, je parlais haut, sous l’obsession d’idées incohérentes. Je me sentais défaillir, une lassitude me harassait : c’était un brisement de mes reins courbés, une ankylose de mes genoux que je ne pouvais plus plier, et un si douloureux recroquevillement de mes orteils qu’il me semblait marcher sur des tôles chauffées à blanc : « Mon Dieu ! mon Dieu !… » murmurai-je. Ma gorge se déchirait en des abois de toux, ma poitrine découverte se tenaillait jus qu’au foie comme sous la morsure de crocs acharnés. Je fis quelques mètres encore, puis, je tombai sur le talus, et l’agonie morale commença poignante, atroce, si terrible, que par un suprême effort je me remis sur mes pauvres jambes déjà mortes et repartis dans l’ombre, misérable loque agitée par la tourmente. « Ah ! les hommes, les insensés ! » Ce cri vibra ironiquement, et les échos le répétèrent au loin. Je pris dans mes poches mes dernières poésies recopiées d’une grande écriture de rêve, et je les déchirai avec rage, piétinant leurs débris sur le sol boueux.

Ma poitrine se prenait de plus en plus, des râles sortaient de ma gorge, des battants de cloches martelaient mes tempes ; c’étaient, autour de moi, des chocs tumultueux de fontes, un fracas de train bondissant à toute vitesse, le bruit de la mer submergeant un monde… Et la souffrance de mes membres, la souffrance de mon ventre, la souffrance de mon coeur me montaient à la tête comme une ivresse redoutable, et faisaient naître en mon cerveau des pensées de crime… Je tombai de nouveau et je perdis connaissance… Combien de temps restai-je ainsi, je ne saurais le dire. Une tiède haleine sur mon visage me réveilla. Le pauvre chien couché auprès de moi me réchauffait de son corps et tentait de timides caresses pour me tirer de mon engourdissement. Je m’étonnai de ne plus souffrir, de me sentir reposé et moins faible.

Maintenant, la pluie tombait fine, serrée, glacée. Je me remis en route pour retourner à Paris, chez mon compagnon d’infortune. Mais, je n’avais plus une idée très nette des distances. Paris, c’était le salut, l’espoir reconquis… Pourquoi donc étais-je venu dans ce lieu de détresse ?… Je me souvins, et un rire éclatant vibra dans la nuit : Ah ! oui, la gloire !… le centenaire d’Emmanuel !…

Je nouai autour de mon cou ce qui restait de mon mouchoir, afin d’empêcher un peu l’eau glacée de me couler dans le dos ; mais je sentis bientôt qu’elle traversait l’étoffe mince de mes vêtements et qu’elle ruisselait sur ma poitrine découverte. De nouveau d’intolérables morsures me déchirèrent les entrailles, des pinces de feu me broyèrent les os ; puis il me sembla que la mort m’envahissait lentement, doucement, comme une effroyable caresse. Eh bien, tant mieux ! A quoi bon lutter ? La mort n’est-elle pas ce qu’il y a de plus enviable, puisque le bonheur et la justice se rencontrent si rarement en ce monde et que c’est le hasard qui les mène ?…

Qu’était l’Emmanuel d’autrefois auprès de l’Emmanuel d’aujourd’hui ?… Un pitre inspiré que la vraie foi n’avait jamais touché de son aile, qui ignorait la puissance des larmes, l’éloquence des cris de détresse. Il avait chanté les calmes horizons, les vallées fleuries et toutes les banales beautés de la nature. Moi, j’en connaissais les précipices maudits, les abîmes sans fond. Sur ma tête, les cieux mugissants s’ouvraient en cataractes, les bois se courbaient avec des râles, les enfers hurlaient dans la débandade des larves hideuses éternellement tordues et meurtries ; tout existait, tout vibrait, tout éclatait, avec l’irrésistible puissance de la douleur !… Oh ! quels poèmes ! quels chants effroyablement beaux seraient sortis de mon âme brûlante ! quels sanglots, quels cris de damnés, quels blasphèmes et quelles prières !…

Je me sentais grand et fort ; des cercles de lumière passaient devant mes yeux éblouis, je marchais en battant l’air de mes mains, et mon cerveau éclatait d’enthousiasme. Je ne souffrais plus ; des visions divines me transfiguraient: de grands paysages de lumière aux feuillages de cuivre, aux cieux de rubis ; le sable du matin fumait sous mes pas comme la poussière d’un encensoir, des fleurs de feu s’épanouissaient en croix, barrant le ciel de leurs calices immenses comme d’une braise de pierreries. Puis, le décor changea: un fleuve d’or maintenant coulait à mes pieds, et des prunelles flamboyantes me regardaient sur l’autre rive, des prunelles sans corps, enchâssées dans un brouillard de sang. La plaine immense, jusqu’au fond de l’horizon était nue et blanchie par d’innombrables ossements. J’en tendais une musique divine tellement ensorcelante que je me sentais mourir délicieusement. L’harmonie coulait en mes veines son onde voluptueuse. J’étais réchauffé, malgré la pluie qui ruisselait de mes vêtements.

Pendant que mon misérable corps s’en allait sur la route boueuse, trébuchant sur les cailloux, ramassant toute la fange des ornières, mon âme, les ailes étendues, planait dans l’immensité bleue.

Et ma voix s’élevait, dominant le fracas de la tempête ; elle s’élevait avec des sonorités de clairon, disant à la nature ma joie, mes tourments, l’enfer de ma vie et l’ensoleillement de mon rêve. Je parlais, je parlais, et les grands arbres s’inclinaient avec des murmures ; les clameurs aiguës du vent secouaient les échos comme les applaudissements d’un public en délire.

Tout à coup, ainsi que les rideaux d’un tabernacle qu’on enlève, les nuages d’argent, en s’enroulant à larges volutes, découvrirent le soleil monstrueux, effroyable, comme un lac de flamme !… Brusquement, je cessai de m’entendre ; tout devint vague… Les déchaînements de la nature s’affaiblirent autour de moi, une douleur atroce me traversa le cerveau, et il me sembla que je retombais dans la néant…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Cet étrange récit fut fait à l’hôpital, par un pauvre fou qu’un tombereau avait renversé sur un chemin désert aux premières lueurs du matin. Le conducteur, encore à moitié endormi, n’avait pu retenir ses chevaux à temps, et la roue de la voiture avait passé sur les jambes du malheureux en les broyant au-dessus du genou. On dut pratiquer l’amputation, mais le malade était dans un tel état d’épuisement qu’il mourut quelques heures après.