L’Anarchiste (Recueil — Vaudère)/Réincarnation
RÉINCARNATION
L’homme est un esprit tombé de l’ordre divin dans l’ordre naturel, et qui tend à remonter à son premier état, a dit Claude de Saint-Martin.
L’homme sent en lui une foule d’aspirations vers un but inconnu, une soif de joies que la terre ne peut donner. Son état habituel est une sorte d’inquiétude presque douloureuse qui s’accroît en raison directe de sa supériorité.
Les sciences occultes seules, sans lui accorder pleine satisfaction, le rapprochent du lumineux idéal qu’il entrevoit quand le voile de ses habituelles ténèbres se déchire par l’effort de sa pensée.
En ce temps de progrès, quelques esprits élevés ont entrepris de nous initier aux mystères de la théosophie, cette science suprême ! Ils ont consacré leur vie à la recherche de la sagesse et à la découverte des secrets de la nature hyperphysique et invisible.
L’humanité semble secouer une longue torpeur, et marcher à la conquête de son véritable état conscient. Ce qui le démontre avec toute la clarté de l’évidence, c’est ce grand mouvement religieux commencé par le spiritisme, sous le drapeau de la théosophie et sous l’égide de la science ésotérique. Ce sont les études si intéressantes d’Eliphas Lévi, du marquis de Saint-Yves, de Stanislas de Guaïta, de Papus.
Pour les faits il suffit de consulter : Richet, d’Assier, Philipps et Mesmer. Pour les hypothèses d’ensemble : Comte, Stuart, Spencer, Taine et Ribot. Pour la philosophie : Hartmann, Schopenhauer, et, en remontant aux plus anciens : Spinosa, Leibnitz, Platon, Aristote, les néo-platoniciens et les pythagoriciens. Tous ont pressenti un état autre que celui dans lequel nous vivons, une sorte de dédoublement de l’homme au profit de l’élément divin, une évolution, une spiritualisation de sa matière. Les plus sceptiques sont forcés d’admettre certaines manifestations que toute leur science ne saurait expliquer. Ne voyons-nous pas dans l’Inde « l’ancêtre aux lourds secrets, » des prodiges accomplis par les fakirs qu’humainement nous ne pouvons admettre ?… « Ici, dit le docteur P. Gibier, un être nu, immobile, le corps en demi-cercle, les jambes repliées, étend ses doigts, et, soudain, à la stupéfaction générale, un petit bout de bois placé hors de sa portée, sur une légère couche de sable, se dresse, marche, trotte, court tout seul, et trace la phrase pensée par un des assistants. » Là, un autre fakir influe d’une manière directe sur la végétation, et fait germer instantanément des graines prises au hasard sur les plantes. Tel autre replie sa langue dans sa gorge, se fait boucher les narines et les oreilles, entre en léthargie, et dans cet état, est mis au cercueil. On creuse un trou pour le recevoir, on scelle dessus une dalle recouverte ensuite de terre ensemencée, et des sentinelles veillent, nuit et jour, pour dépister la moindre fraude. Un, deux, trois mois s’écoulent. Les graines ont germé et produit des plantes et des fleurs. L’homme est déterré presque momifié, on le réchauffe, on le frictionne, le cœur se remet à battre et le sang à circuler dans les artères. Tel autre lance une corde en l’air, et, sans que rien semble le tenir, se suspend au bout, puis s’éclipse aux yeux des spectateurs ébahis. Ces scènes et d’autres, dont plusieurs voyageurs dignes de foi ont été témoins, ne prouvent-elles pas que tout est possible, lorsque l’esprit s’est porté avec une force invincible sur un sujet et que la volonté inébranlable est venue le soutenir. Malheureusement, nous sommes toujours tirés hors de nous-mêmes par des événements imprévus, et les intelligences assez puissantes pour résister au doute ou à la folie sont rares. Rappelez-vous les possédées de Loudun et les convulsionnaires de Saint-Médard !
Cependant, il m’a été donné de voir le triomphe éclatant de la volonté sur la matière. L’amour, il est vrai, avait facilité la victoire, mais, l’amour n’est-il pas l’essence même de notre âme, et de quelque manière que nous le ressentions : soit pour une chimère, soit pour un dieu ou pour une femme, ne nous donne-t-il pas le pouvoir de tout braver et de tout vaincre ?…
Le cœur a soif d’idéal ; trop longtemps le matérialisme a lié ses ailes. C’est pourquoi cette histoire vient peut-être en son temps, et, quelque étrange qu’elle puisse paraître, je n’hésite pas à la transcrire.
Ghislain d’Entrames, au moment où je l’ai connu, avait une trentaine d’années. Il était grand, remarquablement proportionné, et la nature l’avait doué d’une volonté inflexible. Sur son front d’ascète descendait l’ombre d’une forêt de pensées. Le visage allongé était d’une pâleur mortelle, il semblait diaphane comme si le feu de l’âme l’eût éclairé par dedans. Au milieu, brillaient deux yeux caves, éblouissants comme deux éclairs dans deux nuages.
Il avait, m’a-t-il dit, toujours réalisé ce qu’il avait voulu, parce que son désir savait s’imposer dans sa toute-puissance, comme s’impose ce qui est véritablement grand et fort.
Les hommes ont été des instruments dociles entre ses mains, il aurait pu conquérir une magnifique situation dans ce pays, si son ambition n’avait eu de plus hautes visées.
Il est nécessaire, pour l’explication de ce qui va suivre, de remonter le cours des années, et de raconter oe qui fut le bonheur, le but et la raison même de sa bizarre existence. Tout jeune, il avait été fiancé à une fillette que ses parents avaient vue naître, et qu’une grosse fortune, un grand nom et d’anciennes relations de famille recommandaient particulièrement à leur choix.
Bérengère avait un esprit impérieux, une nature ardente et passionnée, et, grandissant avec Ghislain, elle s’habitua à le considérer comme le fiancé, le compagnon naturel de toute sa vie. Le jeune homme n’opposait point de résistance à ces combinaisons, indécis encore sur ses propres sentiments ; car le caractère de l’homme se développe beaucoup plus lentement que celui de la femme, et tel qui doit, plus tard, bouleverser le monde n’offre parfois dans son enfance qu’une volonté hésitante soumise à une intelligence entourée de brumes.
Bérengère étant la seule personne qu’on eût mêlée à son intimité, il éprouvait quelque plaisir à la voir, bien qu’un secret antagonisme les mit déjà, en défiance. Aucune similitude de caractère entre eux, si ce n’est le même besoin de domination, visible chez la jeune fille, inavoué encore chez son fiancé. Mais tandis que l’une était en pleine possession de ses forces séductrices, l’autre cherchait à démêler l’effroyable chaos de ses pensées. Immobile, comme faradisé, il essayait vainement de les coordonner. Il subissait une suite d’impressions non formulées qui étaient comme la représentation imaginée de ses sensations. Vaguement, il tentait d’échapper au pouvoir de Bérengère qui, usant de toutes les armes que la nature lui avait données, déjouait avec habileté ses résolutions, et le poursuivait de son inutile tendresse. Peu à peu pourtant, il secoua le joug : ses idées devinrent plus larges, son caractère s’affermit : tout ce qui était simple et vulgaire lui sembla méprisable. Ses études brillamment terminées, il se lança dans les complications de la théosophie, cherchant avec quelques esprits profonds, à pénétrer les mystères de cette science récemment mise à la mode. Il se consacra avec cette élite au triomphe de la sagesse, et à la découverte de la nature hyperphysique et invisible. Il lui sembla sortir d’un long sommeil ; émerveillé par les jouissances de cette étude, il marcha bientôt à la conquête de son véritable état conscient. Son intelligence très assimilatrice lui aplanit les premiers écueils de l’initiation, et, s’étant fait remarquer par quelques études hors de pair, il se trouva bientôt à la tête de la nouvelle école.
Jusque-là, ses travaux avaient suffi à son existence ; Bérengère, qu’il continuait à considérer comme sa compagne future, le suivait péniblement, dans ses incessantes découvertes, et désireuse de lui plaire, s’efforçait d’y trouver un intérêt égal au sien. Pourtant, Ghislain n’était attaché à elle que par l’habitude ; ni son cœur, ni ses sens, ne l’attiraient vers cette femme de tempérament différent, et qui, inconsciemment, le heurtait, le froissait, éveillait en lui ce sentiment involontaire de colère et de haine que nous ressentons auprès des êtres qui ne peuvent nous comprendre. Bientôt, la sourde irritation qu’il éprouvait devint intolérable ; sans motif avoué, il rompit brusquement avec la jeune fille, et partit pour un long voyage à travers le monde. Bérengère ressentit une douleur aiguë, où se mêlait plus de colère que de chagrin réel. Elle avait combattu, bâti mille plans habiles pour conquérir cette nature bizarre, et voilà qu’au moment du triomphe définitif, sa proie lui échappait, sans qu’elle pût pénétrer les causes de ce brusque revirement.
Au retour de son ancien fiancé, elle essaya de renouer les liens rompus de leur intimité. Mais il se déroba à toutes ses avances. La raison en était simple, et une fille plus experte en matière d’amour que ne l’était Bérengère, l’eût facilement devinée. Ghislain avait échappé à sa domination, parce que son cœur s’était éveillé et avait battu pour une autre. Tout à coup, il avait entrevu les joies ardentes de la tendresse inspirée et ressentie ; invinciblement il avait été attiré, par une force inconnue, vers un être créé pour lui, et qui, lui semblait-il, réunissait toutes les séductions physiques et toutes les perfections morales. Cette merveille, pourtant, n’en était point une aux yeux des profanes qui ne lui reconnaissaient qu’une grande beauté jointe à un charme souverain. Peut-être le jeune homme ne l’eût-il point remarquée, si elle ne s’était trouvée là, juste au moment où son cœur s’ouvrait, avide de joies nouvelles et de sensations troublantes. Un courant magnétique s’établit de l’un à l’autre, et ils s’aimèrent sans s’être jamais parlé.
Djalfa appartenait à une de ces troupes nomades qui parcourent la France, chantant dansant, tirant les cartes, et disant la bonne aventure. Pieds nus dans le sable, les hanches serrées par une jupe de couleur vive, elle allait, conduisant par la bride la maigre haridelle attachée à la roulotte, où grouillaient pêle-mêle, les singes savants, les oiseaux fatidiques et les zingaris dépenaillés.
On n’avait pas pour elle l’affection qui, d’ordinaire, unit tous les membres de la grande famille bohémienne. Un autre sang coulait dans ses veines, et ses lointains souvenirs d’enfant, lui retraçaient une existence de tendresse, dans une royale demeure, où elle errait parmi les fleurs et les meubles soyeux. Mais, il y avait si longtemps, qu’elle n’était pas bien sûre de n’avoir point fait un doux rêve pendant ses haltes dans les prés odorants.
Une admirable créature que cette Djalfa ! Elle avait le teint nacré d’un fin coquillage, le front élevé, le nez mince aux narines mobiles, et ses cheveux de soie pâle lui faisaient comme un bonnet de brocart tissé d’or. Cette tête eût été angélique si deux yeux bruns, larges, profonds, étincelants entre leur double ligne de cils noirs, ne l’eussent animée d’une flamme ardente presque surnaturelle. Un mystérieux sourire errait sur ses lèvres, et l’on devinait sous l’élégance un peu frêle de la taille des nerfs d’une force singulière et d’une exquise sensibilité. Son corps gracile ondulait vers vous plutôt qu’il ne marchait, avec un glissement doux de couleuvre.
Ghislain l’avait rencontrée au bord d’une route, et il s’était demandé s’il avait devant lui un être humain, une fée ou un ange. Elle se mit à danser, à tourner, à tourbillonner sur un vieux tapis de Perse, jeté négligemment sous ses pieds ; et chaque fois que son rayonnant visage passait devant lui, un double éclair jaillissait de ses yeux.
— Oh ! danse, danse encore ! s’écria-t-il, comme elle faisait mine de se reposer.
Et elle se reprit à tournoyer, au bourdonnement d’un tambour de basque que ses bras purs élevaient au-dessus de sa tête. Son vol se faisait plus léger, elle s’élançait, frêle et vive comme une guêpe, avec son corsage d’or, sa jupe diaphane et la gaze blonde de ses cheveux répandus sur ses épaules. Il lui donna de l’argent, mais elle le jeta sur la route avec une grosse touffe de verveines qu’elle prit à sa ceinture. Ghislain était parti en serrant contre lui le frais souvenir de la bohémienne, et son image, quoi qu’il pût faire, ne sortit plus de sa pensée.
Deux jours après, en passant auprès d’une petite rivière dans l’intérieur des terres, il la rencontra de nouveau. La roulotte était arrêtée dans une prairie naturelle émaillée de luzerne, de trèfle et de sainfoin. Les nielles, les vipérines et les xylocopes noirs enivraient les abeilles, et la jeune fille, étendue sur le sol, les regardait voltiger au-dessus de sa tête.
Ghislain s’était senti attiré invinciblement vers cette prairie, et, obéissant à la force mystérieuse qui le guidait, il était arrivé auprès de Djalfa.
Elle s’était levée, rougissante, puis sans dire un mot, elle était tombée dans ses bras, comme si, depuis longtemps, elle n’avait vécu que dans l’attente de cette minute bienheureuse.
Ghislain, pénétré des doctrines nouvelles, se dit qu’il avait rencontré la femme engendrée spécialement pour lui, l’âme sœur que l’on ne trouve presque jamais sur la terre, et que, par elle et pour elle, il devait vivre désormais. Djalfa avait senti un ineffable tressaillement en tout son être, quand les lèvres du jeune homme avaient pressé les siennes ; instruite aussi des mystères de la Kabbale et de la théosophie, elle savait qu’un inconnu devait venir, et, qu’ainsi qu’on enlève un fruit aux branches du chemin, il l’en lèverait à sa misère errante, pour lui faire une existence de luxe et d’amour.
Les bohémiens ont conservé, intactes au milieu de leurs pérégrinations, des traditions intéressantes, originaires du Thibet, qui se rapprochent sensiblement des doctrines théosophiques ; la jeune fille avait donc étudié les mêmes grimoires que son amant, son esprit s’était ouvert aux mêmes raisonnements, son âme comme la sienne avait eu soif d’idéal. Elle attendait le bien-aimé, et quand elle le tint dans ses bras, elle fut pleinement satisfaite.
De fait ils se complétaient admirablement. Dans la vie, l’homme, nature imparfaite, marche sans cesse vers un but rêvé ; ce but c’est l’égalité et l’équilibre. Pour y atteindre, il recherche les influences complémentaires capables de le perfectionner, de faire cesser son perpétuel errement. Alors, apparaît la tendance irrésistible de deux êtres à ne faire plus qu’un, à s’enlacer, à se fondre dans une communion physique et intellectuelle. L’instinct, autant que le raisonnement, recherche ce qui peut amener cet état enviable : de là, naissent les sympathies, les entraînements, et, lorsque la réciprocité n’existe pas, les désespoirs et les folies. Les passions, d’ailleurs, découlent toutes de l’amour, cette loi fondamentale de l’humanité ! Nos pensées, nos décisions, nos actes, ne nous viennent ils point à leur tour de nos passions ?… Et si nos passions sont haineuses, et revêtent parfois une forme ombrageuse et agressive, c’est qu’elles résultent de pressentiments secrets qui aperçoivent un empêchement au complémentarisme rêvé et puissamment désiré.
Plus un individu est équilibré de nature et d’intelligence, plus son influence doit être grande sur les autres, car tous trouvent en lui ce qui leur manque.
Ghislain représentait la volonté, la force et la puissance. C’était un subjectif, un actif et un intellectuel. Djalfa frêle, nerveuse, ardente et tendre, le charma tout naturellement, de même que la séduction qu’il exerça sur elle fut immédiate et complète. Sans raisonnement, sans résistance, elle s’abandonna tout entière.
Maintenant, emmène-moi, dit-elle, quand il se dégagea en chancelant de cette première étreinte. Mes voix secrètes ne m’ont point menti : je suis née pour toi, et tout ce qui est arrivé devait arriver !
« Les âmes incarnées, dit Plutarque, ont, en cette vie, la faculté de prédire l’avenir, mais elle est plus ou moins latente, car ces âmes sont obscurcies par le corps, comme le soleil par le brouillard. »
La bohémienne dans ses longues rêveries, pendant ses haltes sous les aulnes et les peupliers, avait vu s’incarner son idéal ; elle avait aimé Ghislain, et quand il était venu, elle était allée à lui, sachant qu’il lui était destiné, et que, fatalement, leurs deux rêves devaient se fondre en une plénitude de bonheur.
Il l’emmena donc dans une petite terre qu’il possédait en Bretagne, et là, commença une existence à tel point remplie de tendresse, que le temps de la réflexion ne vint même pas. Ils vécurent dans une sorte d’embrasement, un état presque inconscient d’ineffable félicité.
Derrière les murs noirs de leur retraite, Ghislain avait amoncelé des merveilles. Les tapis soyeux, les étoffes serties de pierreries, les grandes glaces de Venise à fleurs multicolores, les brûle-parfums d’or aux fines ciselures chatoyaient dans un clair obscur de tabernacle. Au fond d’un long couloir éclatait, tout à coup, cette magnificence qui avait quelque chose d’irréel comme un conte des Mille et une Nuits.
Djalfa à demi-nue, voilée seulement d’étoffes diaphanes, douces elles-mêmes comme une caresse, étudiait avec Ghislain les livres mystérieux qu’ils affectionnaient ; puis, montant avec lui à des altitudes inconnues, elle semblait percer l’avenir, flotter en un monde autre, peuplé d’enchantements, délicieusement rose, comme un lever de soleil. Ce n’était plus la même femme. Son instruction était parfaite, maintenant, et son ami se laissait souvent guider par elle à travers le monde chaotique des investigations métaphysiques dont il s’occupait avec ardeur. Mais, un triste pressentiment souvent la faisait pâlir, ses yeux se voilaient de larmes, tout son courage semblait l’abandonner.
— Je sens que je mourrai bientôt, disait-elle, nous sommes trop heureux !
Et comme il joignait les mains avec désolation, elle poursuivait :
— Quand je serai morte, je ne te quitterai pas pour cela ; la mort n’existe que pour ceux qui ne savent point aimer. Moi, je forcerai les portes du tombeau, car ma volonté unique, ma volonté inflexible est de rester toujours avec toi et en toi. Promets-moi d’associer ta puissance à la mienne, et de m’appeler à toi avec toute l’ardeur que je mettrai à briser mes chaînes ?
— Je te le promets.
— Quoi qu’il advienne, n’est-ce pas, nous serons l’un à l’autre, dans la mort comme dans la vie ?
— Je te le jure ! disait encore Ghislain, et la jeune fille consolée reposait sa jolie tête pâle sur l’épaule de son amant. Et c’était là son sujet favori de conversation. Sans cesse, comme un glas funèbre, très doux pourtant dans l’ensoleillement des choses, revenait cette parole : quand je serai morte ! quand je serai morte !…
Cette idée la poursuivait. La prescience d’une mission d’outre-tombe à remplir hantait ses nuits. Parfois, se dressant dans les bras du jeune homme, elle poussait un cri déchirant, et Ghislain livide, tremblant et désolé, la conjurait de ne plus penser à rien, de s’endormir avec confiance dans son amour.
Elle ne sortait presque jamais, le monde n’existait plus pour elle, depuis qu’elle avait rencontré le bien-aimé, et compris la raison même de sa vie. Elle lui appartenait, comme la feuille appartient à l’arbre ! Ils se complétaient et se suffisaient. La feuille tombe et meurt détachée de sa tige, Djalfa ne voulait pas se détacher de Ghislain.
Et Bérengére ?… Bérengère avait souffert, maudit et pleuré. Devinant trop tard qu’elle n’avait pas su conquérir le cœur de son fiancé, une haine farouche lui était venue, et, s’attachant d’autant plus, qu’elle était plus méprisée, elle s’était juré de triompher un jour.
Une fille de tête et d’esprit n’est jamais embarrassée ; elle avait pris des renseignements, épié Ghislain, et deviné une partie de la vérité. Quand elle sut que les amoureux s’étaient retirés en Bretagne, elle persuada à ses parents de louer une propriété voisine de la leur, et cachée dans le parc, sans cesse à l’affût, elle surveilla la demeure close de sa rivale. Pendant un mois, elle en vit sortir Djalfa deux fois seulement. Son amant lui donnait le bras, ils marchaient lentement, en se serrant l’un contre l’autre.
Bérengère dut s’avouer que la bohémienne était charmante avec son teint pâle et l’extraordinaire éclat de son regard. Aucune femme ne lui avait jusque-là causé cet involontaire sentiment d’admiration, et pour qu’elle l’eût ressenti, prévenue comme elle l’était contre sa rivale, il fallait que la séduction que cette dernière exerçait, fût, en effet, bien puissante.
Bérengère, surtout sensuelle et volontaire, désirait maintenant Ghislain avec rage. Son amour brutal et égoïste ne devait reculer devant rien. Habilement, avec cette ruse qu’ont toutes les femmes quand la passion les pousse, elle chercha des combinaisons et dressa des plans. Comment vaincre Djalfa, la créature maudite et exécrée qui lui avait pris son fiancé ? Comment reconquérir cette place si ardemment convoitée ?… Elle écrivit au jeune homme, le suppliant de revenir à ses anciens projets, d’abandonner une intrigue indigne de lui, dont il ne pouvait sortir rien de bon. Elle fit appel à sa raison, à son cœur, à sa droiture, et, l’âme emplie de détresse, elle attendit la réponse. Cette réponse ne fut pas ce qu’elle avait osé espérer. Ghislain, sans nier ses torts, leur donnait pour excuse le sentiment triomphant qui l’avait attiré vers une femme capable de l’aimer et de le comprendre. Les sots préjugés du monde n’existaient pas pour lui, et, pour consacrer cet amour, il était prêt à offrir à Djalfa son nom et sa vie.
Cette déclaration brutale atteignit Bérengère au plus vif de son orgueil, sa colère ne connut plus de bornes. — Quoi ! cette intrigante, cette fille de rien se dressait impudemment entre eux ! Cette frêle créature qu’un souffle pouvait renverser serait dans sa vie un obstacle infranchissable ?…
La jeune fille, les lèvres frémissantes, l’œil en feu, se regarda dans sa glace, et se vit telle qu’elle était : farouche, belle et puissante, ainsi qu’une cavale indomptée. Elle tordit sur son front ses lourds cheveux rebelles, et les attacha par deux épingles d’or qui, dans la nuit de cette toison, étincelèrent comme des étoiles. Puis, elle sourit, soudainement apaisée ;
— Je triompherai, dit-elle, parce que j’ai la force, la ruse et la volonté !
II
Le soir, elle alla frapper à la porte de Djalfa que son amant venait de quitter ; et, comme les domestiques tardaient à paraître, elle suivit le couloir jusqu’à sa mystérieuse retraite. La bohémienne, étendue sur un divan bas, dormait ou semblait dormir. Sa bouche souriait encore à son rêve d’amour, tout son visage avait une expression de tendresse infinie.
Bérengère tressaillit jusqu’au fond de son cœur. Le désordre des coussins, les parfums enivrants dont l’atmosphère de la pièce était saturée, exaspérèrent sa jalousie, troublèrent sa raison. Elle s’approcha, toucha la dormeuse qui ouvrit des yeux surpris, ne comprenant pas comment cette femme qu’elle ne connaissait pas était arrivée jusqu’à elle.
— Je suis la sœur de Ghislain, dit Bérengère, sans que sa voix la trahît ; ne voulez-vous point me recevoir comme une parente et une amie ?
Djalfa rejeta sur ses épaules les boucles cendrées de ses cheveux, et contemplant son ennemie avec un doux sourire au coin des lèvres.
— Soyez la bien venue, répondit-elle. J’ignorais que mon aimé eût une sœur ; mais vous lui ressemblez et vous devez être accomplie.
— Vraiment ! je lui ressemble ?
— Oui, beaucoup. Vous avez le même teint, les mêmes cheveux noirs. Comme il doit vous aimer !
Bérengère fronça les sourcils, un imperceptible tremblement agita ses mains.
— Il m’aime, dit-elle lentement ; mais il m’aimera plus encore si vous le voulez.
La bohémienne la regarda avec une expression d’incrédulité.
— Nul n’est bon et tendre comme lui. Je suis certaine qu’il vous a donné tout son cœur de frère, comme il m’a donné tout son cœur d’amant.
Une ardente rougeur couvrit ses joues, elle tendit la main à Bérengère qui s’assit auprès d’elle, et la pressa sur son cœur.
Le doux chuchotement des deux femmes s’en tendait seul dans la chambre close.
Une lampe d’albâtre, suspendue au plafond, les éclairait faiblement, et les gens de service, éloignés de cette retraite, ne savaient rien de leur entretien.
Quand Ghislain rentra, la lampe s’était éteinte ; mais une voix tremblante l’appelait dans l’ombre.
Il s’avança à tâtons, et rencontrant sa bien-aimée, qui le cherchait aussi, il lui rendit ses caresses et ses baisers.
Cette nuit-là lui parut la plus enivrante de toutes celles qu’il eût passées dans les bras de Djalfa. Elle l’enlaçait, se liait à lui, insatiable, passionnée, irrésistible.
Quand, enfin, il s’endormit, le petit jour commençait à poindre. Son sommeil fut douloureux, des songes terribles l’assaillirent, un poids insoutenable l’oppressait, et, dans un cri, soudain, il rouvrit les yeux.
Ce qu’il vit lui sembla la continuation d’un cauchemar, et, brusquement, il se dressa sur le lit, se demandant s’il n’était pas ivre ou fou !
Djalfa gisait au milieu de la chambre, le visage complètement exsangue, les prunelles fixes, dilatées, dans une épouvantable expression d’horreur et de souffrance, les lèvres tordues sur l’émail des dents. Un peu de sang coulait sur son col et faisait une petite flaque sur le tapis.
Il s’élança, et la soulevant dans ses bras, il chercha à la ranimer ; mais elle était glacée, raidie déjà par la mort. Sur le corps pas une trace de blessure.
Pourtant, des gouttelettes rouges restaient figées dans les cheveux qu’elles collaient en petites mèches dures. Ghislain les écartait et ne trouvait rien.
Tout à coup, ses doigts rencontrèrent un obstacle, un clou d’or brilla dans la toison blonde. Il voulut le prendre, mais le sang coagulé tout autour l’avait pour ainsi dire incrusté dans les cheveux. Au comble du désespoir, tremblant de tous ses membres, il saisit une seconde fois la petite boule brillante, et l’ayant tirée avec quel que peine, une longue épingle sortit de la tête de Djalfa, une épingle qu’il ne lui connaissait pas, et qui pourtant n’avait pu appartenir qu’à une femme.
Mais qui donc alors était là, dans le lit, à ses côtés ? Qui donc lui avait, durant toute cette nuit, prodigué d’ensorcelantes caresses ?
Ghislain, le front inondé d’une sueur froide, tourna ses regards de ce côté, et recula, soudain, comme si un serpent l’eût piqué.
Bérengère, appuyée sur le coude, dans le désordre des oreillers, lui souriait. Une expression un peu ironique retroussait sa lèvre.
Elle inclina la tête, répondant à la terrible question qu’il lui adressait mentalement.
— Oui, c’est moi, dit-elle, je l’ai tuée, parce qu’elle avait pris ma place. Tu as cru pouvoir m’échapper, mais, ma volonté égale la tienne. Je t’ai repris, et je te garde !
Le jeune homme sentait une effroyable colère bouillonner en lui. Il cherchait une arme autour de la pièce, afin de faire justice ; des disques rouges frissonnaient devant ses yeux, il lui tardait de venger sa chère Djalfa. Comme il ne trouvait rien, il s’avançait les mains tendues, décidé à étrangler la misérable créature qui, souriante et immobile, le bravait toujours. Sa fureur l’aveuglait ; accroupi sur le lit, il crispa ses doigts au col de Bérengère qui poussa un faible soupir, et perdit connaissance. À ce moment, il lui parut que la morte avait fait un mouvement. Il se retourna, mais il n’eut point de peine à se convaincre qu’il avait été le jouet d’une hallucination. Le corps restait étendu, rigide, sur le tapis. Pourtant, il lui sembla qu’elle lui ordonnait de ne point commettre ce crime. Il concentra son attention sur Djalfa, et la supplia, avec un grand battement de cœur, de lui faire connaître sa volonté par une manifestation quelconque, si cette volonté était qu’il fit grâce de la vie à Bérengère. Il tressaillit soudain ; le regard de la morte lentement se dirigeait vers le sien, il s’y fixait obstinément ainsi que celui de certains portraits qui toujours semble vous suivre.
Ce regard terrible, dans cette face blanche, le troubla étrangement, et, remué jusque dans les moelles, il prit la main de la jeune fille, s’attendant à la sentir se contracter dans la sienne, se réchauffer, revivre ; mais la main retomba inerte, le cœur, sur lequel il appuya son oreille resta sans battements. Il mit ses lèvres aux lèvres blêmes pour leur insuffler sa vie, mais les dents ne se desserrèrent pas ; une petite glace qu’il apporta demeura limpide. C’était bien un cadavre qu’il avait devant lui, le cadavre de la seule femme qu’il eût aimée !
Sa poitrine se serra, et, sa douleur s’exhalant enfin, il versa d’abondantes larmes.
Alors, dans un effort surhumain de volonté, il ordonna pour la seconde fois à Djalfa de le rassurer, de lui prouver que toutes leurs recherches n’avaient point été vaines, qu’il existait un monde différent de celui qu’ils connaissaient, que tout ne s’arrêtait pas au seuil du tombeau, et que l’apparente injustice de la vie cessait avec elle. Il la supplia de lui dicter la conduite qu’il aurait à tenir, et de l’assister dans ses peines. Ne lui avait-elle pas répété, bien souvent, cette phrase qui, toujours, chantait à sa mémoire : « La mort n’existe que pour ceux qui ne savent point aimer. Moi, je forcerai les portes de la tombe, car ma volonté unique, ma volonté inflexible est de rester toujours avec toi et en toi ? »
Il entendit la vibration d’un faible écho. À mesure que sa pensée lui retraçait ces mots consolateurs, une voix, dont toutes ses fibres tressaillaient délicieusement, les répétait en lui.
Il savourait cette sensation nouvelle, cet entendement exquis de l’âme maintenant errante qu’il aimait, et la voix dont les ondes sonores, perceptibles pour lui seul, le troublaient si profondément, poursuivit :
— « Tu m’as promis d’associer ton désir au mien, et de m’appeler à toi avec toute l’ardeur que je mettrai à briser mes chaînes. Le moment est venu ! »
Ghislain se prosterna, et, les paupières closes, les lèvres tendues vers de mystérieux baisers, toutes ses forces dirigées vers un but unique, il promit d’exécuter les désirs de la morte.
Quand il se releva, il était calme, résolu, une flamme brillait dans ses yeux.
III
Bérengère était restée sans mouvement. Il lui prodigua ses soins, et parvint assez facilement à la ranimer. Il lui dit alors avec une douceur dont elle fut épouvantée :
— Vous ne pouvez rester ici ; habillez-vous, retournez chez vos parents.
— Mais je mourrai de honte !… Gardez-moi, protégez-moi ! Ne me suis-je pas perdue pour vous ?…
Elle se traînait à ses pieds, toute vibrante de sanglots, plus effrayée par sa mansuétude que par sa colère ou sa haine.
Il la releva.
— Soyez sans crainte. Je veillerai sur votre honneur… Quand le corps de Djalfa aura reçu les derniers devoirs, je vous épouserai, Bérengère.
On ne saura jamais que vous avez passé la nuit ici.
— Et mon crime !… Pourrez-vous l’oublier ?
— Je vous pardonne. Allez en paix.
Elle se précipita sur ses mains et les baisa avec des transports de reconnaissance ; mais il la pria de se hâter, le jour progressant avec rapidité.
Quand elle se fut fébrilement habillée, et qu’elle eut disparu aussi secrètement qu’elle était entrée, il étendit sur le lit le corps de la bohémienne ; puis ayant lavé les légères traces de sang qui maculaient le tapis, il appela les domestiques.
Tous crurent ou feignirent de croire à une mort naturelle. Djalfa n’ayant ni parents, ni amis, personne ne s’inquiéta de son décès ; les obsèques eurent lieu sans obstacle.
Quelques curieux seuls assistèrent à la cérémonie, et, quand Ghislain d’Entrames sortit du cimetière, il n’eut à subir aucun compliment de condoléance, aucune poignée de main délicatement compatissante.
Pendant le reste de la journée, il erra au hasard, tête nue, les vêtements en désordre. Ceux qui le rencontrèrent le prirent pour un fou, tant ses gestes étaient incohérents, ses regards égarés.
Vers dix heures du soir, il rentra, et, après un léger repas, il courut s’enfermer dans sa chère retraite, toute chaude encore de leur amour, tout embaumée d’adorables souvenirs.
Le lit était fait. De longues courtines de brocart le recouvraient complètement. Au pied, une jonchée de roses blanches marquait la place où avait séjourné le cercueil. Deux cierges à demi consumés dans leurs chandeliers d’argent reposaient à terre. Ghislain les ralluma, souleva une draperie dans le fond de la chambre, et fit jouer un panneau de la boiserie, qui, en se déplaçant, découvrit un passage secret. Il s’y engagea, pénétra dans une petite pièce obscure que Djalfa et lui connaissaient seuls, et qui renfermait quelques livres rares, des tarots, et divers objets magiques servant à leurs expériences.
La disposition de ce réduit avait été modifiée depuis peu par le jeune homme, et à la place de la bibliothèque qui en occupait jadis le fond, se dressait un vaste divan de velours noir que des rideaux sombres entouraient de tous côtés.
Ghislain referma la porte secrète, et s’agenouilla en tremblant. Il était très pâle, des gouttes de sueur perlaient à son front, l’on eut pu entendre les battements de son cœur.
Après quelques minutes de recueillement, il dit à voix haute :
— Si tout doit se transformer, si les phénomènes progressifs que nous avons étudiés doivent se renouveler jusqu’à la perfection complète, si rien ne meurt, et si l’homme initié aux puissances occultes, peut diriger, à son gré, ses diverses évolutions dans la vie, jusqu’à la suprême béatitude, que ma volonté s’accomplisse ! Ton âme est liée à la mienne, Djalfa, et je ne peux pas plus en être privé que je ne pourrais être privé d’air et de soleil. Non, rien ne meurt ! tout change simplement et se transforme comme la chrysalide qui devient papillon et la fleur de pêcher fruit vermeil et savoureux. Ne pouvons-nous à notre gré diriger la transformation des êtres que nous avons chéris ? Ne pouvons-nous à force de persévérance et d’énergie les trouver et les reconnaître, bien vivants à nos côtés ?… Ne viendra-t-il pas, ma bien-aimée, le moment de notre union indissoluble, malgré la société et ses mesquines conventions, malgré les faibles calculs de l’intelligence humaine qui croit tout embrasser, et ne voit que la poignée de mil que Dieu tient dans sa main ?… Nous avons appris que la terre tourne, que le sang qui circule dans notre corps est un fleuve qui revient à sa source, qu’il y a, par delà la mer des ténèbres, des terres couvertes d’arbres différents des nôtres, et habitées par des hommes différents aussi ; mais nul n’a encore reconnu que toutes les créations et toutes les créatures de l’Univers sont des signes. Il y a des signes divins dans la mer, dans les forêts profondes, dans le grain de sable, dans nos muscles, nos os et notre chair. La nature nous parle, à toute heure du jour, une langue immensément sonore, auprès de laquelle toute notre pauvre science tombe en poussière et se disperse. Ces signes nous démontrent d’une manière qui s’adresse non pas à notre raison, mais à notre instinct, à notre âme, à notre cœur que nous ne pouvons disparaître, que notre essence est impérissable et qu’une lueur divine nous guide sans cesse vers l’éternelle lumière…
Ghislain écarta les draperies, et, sur le lit, lui apparut le corps de Djalfa, tel qu’il l’avait trouvé sur le tapis, après sa nuit criminelle. Il avait eu soin d’emplir le cercueil de pierres, afin de faire croire à l’inhumation de ces restes chéris, et, secrètement, lorsque tous dormaient, il avait transporté le cadavre dans ce réduit.
Djalfa, froide et rigide, conservait les yeux ou verts, et son regard immobile, tourné vers Ghislain, n’avait rien perdu de son lumineux éclat.
Un profond silence se fit. Le jeune homme abîmé dans ses méditations demeurait à genoux. Il se sentait transporté en un monde différent, débarrassé de ses liens, léger, heureux. Perdu dans son rêve enivrant, projeté, pour ainsi dire hors de lui, corps impondérable, forme astrale, il lui semblait que la puissance de son fluide vital ainsi libéré, attirait Djalfa, ou ce qui restait d’elle, et qu’elle se fondait divinement en lui. Il sentait tout son être s’enfoncer dans le sien comme dans un abîme. Sa voix lui parlait ineffablement ; cloche d’amour descendue des deux, écho de l’extatique prière des anges, elle vibrait dans ses fibres les plus secrètes et l’affolait !…
Toute la nuit se passa ainsi, sans qu’il en eût conscience.
Le cierge s’éteignit, entièrement consumé, une faible lueur passa sous la boiserie.
Il referma les rideaux qui abritaient le corps de la bohémienne, et sortit doucement.
Son visage était d’une effrayante pâleur, mais il semblait calme et résolu.
Dans la journée, il se fit annoncer chez Bérengère. La jeune fille fut surprise de le revoir si vite. Elle avait beaucoup réfléchi ; le remords de son crime pesait sur elle, une sorte de crainte obscure l’étreignait. Sans regretter la mort de sa rivale, elle en redoutait les suites. La justice humaine, bien que lente et incomplète, ne pouvait être aveuglée au point de l’absoudre, et, dans tous les cas, la justice divine ne l’attendrait-elle point ?…
Ghislain la trouva changée, amaigrie, tremblante, avec quelque chose d’inquiet et de fuyant au fond des yeux.
Il lui prit la main, et l’attirant à lui :
— Ne voulez vous pas recevoir votre fiancé ? demanda-t-il, avec une grande douceur.
— Je n’ose vous croire. Comment pouvez-vous me regarder sans frémir ?
— Ce qui est arrivé devait arriver. Vous n’êtes qu’un instrument docile aux mains de la destinée, Bérengère. Il m’a été donné de lire dans l’avenir, c’est pourquoi je viens vous offrir mon nom, et j’ai la certitude que vous l’accepterez comme je vous l’offre : avec joie et empressement…
— Et vous m’aimerez autant que… l’autre ?…
— Peut-être pas au commencement, mais nous sommes jeunes et… le temps passe sur tout.
La jeune fille frissonna.
— J’ai peur ! dit-elle, un souffle froid a frôlé mon front, un souffle glacé comme l’haleine des tombeaux ! Quelqu’un est ici que je ne vois pas ! Un spectre qui me chuchote des paroles menaçantes… N’entendez-vous pas, Ghislain, et n’est-ce point l’âme de Djalfa, l’âme courroucée de celle que j’ai lâchement assassinée ?…
— Chassez ces idées sombres. Ceux qui sont morts ne reviennent pas. Ne me l’avez-vous pas dit souvent, lorsque je me penchais sur d’obscurs bouquins pour leur arracher le secret de l’éternel mystère dans lequel nous évoluons ?… Ne vous moquiez-vous point alors de mes folles imaginations, et n’aviez vous donc pas raison de prendre à la terre son soleil et sa rosée comme une belle fleur insouciante ?
Il y avait un peu d’ironie dans les paroles de Ghislain, mais Bérengère, heureuse de le voir si docile et si persuasif, n’y prenait point garde ; elle lui souriait, et dans son regard s’allumait la flamme cruelle du triomphe.
— Je vous appartiens, dit-elle à voix basse. Puissiez-vous m’aimer comme je vous aime, et oublier dans des ivresses plus douces les ivresses sanglantes de notre première nuit d’amour.
Il revint tous les jours, et bientôt leurs fiançailles furent annoncées ouvertement. Leurs parents avaient consenti avec joie à cette union qui comblait leurs vœux, et la solitude dans laquelle ils vivaient les préserva des commentaires indiscrets. Ghislain d’Entrames acquiesça à tous les caprices de sa fiancée ; il ne fut inflexible que sur un seul point : le lieu de leur résidence. Ce vieux château où il avait été si heureux et si éprouvé lui plaisait, et toutes les prières que la jeune fille lui adressa pour le décider à le vendre demeurèrent vaines. La chambre de Djalfa resterait la chambre de Bérengère, le lit de la morte serait celui de la femme légitime, aucun changement ne serait apporté dans la disposition de la demeure.
Le mariage attira beaucoup de monde, malgré la difficulté des communications. Un peu de curiosité pour le marié se mêlait à l’empressement que l’on mit à répondre aux nombreuses invitations que lancèrent les parents de la jeune fille. On savait l’idylle si étrangement commencée et si fatalement interrompue par la mort de la bohémienne, et les gens du monde se jettent avec avidité sur toutes les aventures romanesques que l’esprit de calcul et l’égoïsme actuels ont rendues si rares.
On plaignait un peu Bérengère qui, frémissante dans sa robe de moire blanche, baissait hypocritement les yeux.
Entrames attirait les regards de toutes les femmes présentes à la cérémonie. Il semblait grandi, très supérieur aux autres, avec quelque chose de froid et de volontaire qui en imposait.
Certes, ses préoccupations étaient bien loin de celle qu’il conduisait à l’autel. Un être différent vivait en lui, un être souffrant et inquiet qui s’agitait fébrilement. Il se demandait s’il ne se trompait pas, s’il obéissait bien aux injonctions de Djalfa, en donnant son nom à la femme criminelle qui n’éveillait en son cœur que haine et mépris. Toute sa science lui semblait mince, maintenant qu’il cherchait à résoudre un problème effroyable !… Les bouquins que, charmé, il avait feuilletés si souvent, contenaient-ils autre chose que de beaux mensonges dorés et fuyants ? Les astres eux-mêmes ne mentaient-ils pas ? La pauvre intelligence de l’homme savait-elle comprendre le mystère des mondes semés dans l’espace, comme autant d’atomes tourbillonnants ?
Il s’agenouilla sur le prie-Dieu de velours, et pendant que les enfants de chœur balançaient les encensoirs et que le prêtre psalmodiait les paroles du rituel, il fit un suprême appel à l’être puissant qui veille sur les destinées humaines. N’a-t-il point dit, ce Dieu : que la lumière soit ! en semant partout la force et la clarté. Ghislain, en partant de ce principe se perdit en un raisonnement profond.
L’infini a son éther, l’étoile sa lueur, l’être organisé son fluide magnétique : le corps astral ou le médiateur plastique. La volonté agit directement sur lui, et, par son moyen, sur toute la nature soumise aux modifications de l’intelligence[1].
Entrames se savait une puissance magnétique incomparable, mais cette force que, jusqu’alors, il n’avait fait servir qu’à de pures expériences, ne l’abandonnerait-elle pas au moment décisif ?
Il savait qu’on peut tuer par le magnétisme comme par l’électricité, et, cette particularité n’a rien d’étrange pour qui connaît bien les analogies de la nature : Le fluide est une matière en grand mouvement, et toujours agitée par la variation des équilibres. Il n’est pas de corps fluide qui ne puisse devenir plus dur que le diamant, si l’on en équilibrait les molécules constitutives. Diriger les aimants, c’est donc détruire ou créer les formes, c’est produire en apparence ou anéantir les corps, c’est exercer la toute-puissance de la nature. Cette force insuffisamment connue dans ses effets comme l’électricité elle-même peut devenir terrible, et l’avenir est à ceux qui sauront l’appliquer utilement. De tous temps, elle a été pressentie : Hermès et Pythagore en parlaient, Synésius qui la chante dans ses hymnes en avait trouvé la révélation dans les souvenirs platoniciens de l’école d’Alexandrie : « Une seule source, une seule racine de lumière jaillit et s’épanouit en trois branches de splendeur. Un souffle circule autour de la terre, et vivifie, sous d’innombrables formes, toutes les parties de la substance animée[2]. C’est cette substance première que désigne le récit hiératique de la Genèse lorsque le verbe des Eloïm fait la lumière en lui ordonnant d’être. Cette lumière dont le nom hébreu est : aour, est l’or vivant de la philosophie hermétique.
Notre médiateur plastique semble être l’aimant qui attire ou qui repousse la lumière astrale, sous la pression de la volonté ; c’est un corps lumineux lui-même qui reproduit avec la plus grande facilité les images évoquées par l’imagination. Mais, ce corps lumineux au lieu de recevoir sa forme de l’enveloppe charnelle dont il dépend, ne peut-il, à la longue, lui communiquer la sienne, et substituer progressivement un être à un autre, par la désagrégation de ses molécules constitutives ?…
Ghislain, pendant que Bérengère priait, la tête courbée sur ses mains jointes, songeait à ces choses. Son entretien mystérieux avec la morte vibrait dans sa mémoire. Elle l’avait rassuré, convaincu, poussé dans cette voie dangereuse. Auprès d’elle, il s’était senti fort et courageux : tout lui avait semblé facile. Maintenant, un voile de ténèbres descendait sur lui ! Le châtiment qu’il préparait atteindrait-il la coupable ? Ne frapperait-il pas plutôt celui qui osait pénétrer des secrets jusqu’alors inviolés ?…
Tout son corps frissonna. — Djalfa ! Djalfa !… cria-t-il, avec cette voix de l’âme que l’oreille n’entend pas, mais qui secoue et déchire tout l’être avec plus de puissance que les clameurs de l’océan !
Aucun écho ne répondit, seulement, s’étant retourné, il fut frappé de la pâleur de Bérengère. Ses yeux épouvantés rencontrèrent les siens.
— Pitié ! murmura-t-elle tout bas.
IV
Le soir, lorsqu’ils se retrouvèrent seuls dans la chambre du meurtre, la jeune femme l’enveloppa de ses bras, et, l’attirant vers le divan :
— Ce que j’ai ressenti, ce matin, était étrange, dit-elle. Il me semblait que ma vie m’échappait comme le sang coule d’une blessure mortelle. Un froid de glace me descendait au cœur, mes idées s’obscurcissaient ; jamais je n’avais ressenti semblable angoisse. Serait-ce déjà le châtiment ?
Ghislain ne répondit pas. Un sourire satisfait errait sur ses lèvres ; il était certain de vaincre maintenant.
Il se coucha aux côtés de Bérengère, et sa bouche n’eut pas plutôt touché la sienne, qu’elle tomba dans un profond sommeil. Avec quelques passes latérales rapides, et la plus intense projection de volonté qu’il put obtenir, il la plongea dans un complet état de catalepsie magnétique.
Alors, faisant jouer le panneau mobile de la boiserie, il se rendit auprès du corps de Djalfa ; et, là, prosterné, perdu dans l’ivresse de son désir, il lui sembla que la morte l’appelait, l’encourageait, et lui ordonnait de poursuivre son œuvre.
Il resta longtemps ainsi : inconscient, radieux, transfiguré.
Quand il revint auprès de Bérengère, elle était étendue dans la même position, le pouls était imperceptible, la respiration douce, à peine sensible — excepté par l’application, d’un miroir aux lèvres ; — les yeux fermés naturellement, et les membres aussi rigides et aussi froids que du marbre.
— Bérengère, dit-il, dormez-vous ?…
Elle ne répondit pas d’abord ; puis, ses lèvres eurent un tremblement, et son visage prit une expression de souffrance et de crainte. Les paupières se soulevèrent d’elles-mêmes, comme pour dévoiler la ligne blanche du globe, et, faisant un effort, elle s’écria :
— Où me conduisez-vous ?… Je ne veux pas mourir !… Vous m’avez ouvert le cœur, oh ! avec une aiguille, et le sang s’en échappe faiblement… Ghislain ! par pitié !… réveillez-moi…
Il dit gravement, en lui imposant sa volonté :
— Nous nous sommes bien aimés, cette nuit, Bérengère. Vous vous en souviendrez, n’est-ce pas ?… Vous direz à tous que vous êtes parfaitement heureuse ?
Elle s’agita fébrilement.
— Je le dirai, Ghislain… Réveillez-moi !
Il fit quelques passes rapides, et sa respiration devint plus forte. Elle promena les mains sur son visage, et l’iris apparut dans le globe de l’œil. Aussitôt un sourire épanouit ses traits.
— Que je suis contente ! murmura-t-elle : je ne méritais pas tant de bonheur. Comme je t’aime, et comme tu m’aimes !… Nous aurons beaucoup de nuits semblables, mon adoré ?… Je savais bien que ton cœur me reviendrait, qu’un jour, tu serais tout à moi !
Elle s’habilla et descendit dans le jardin. Jamais elle n’avait été aussi joyeuse. Ses parents vinrent la voir, et s’étonnèrent de son exaltation. Ses yeux avaient un éclat un peu fiévreux, son teint était brouillé ; mais le bonheur laisse parfois les mêmes stigmates que la peine. Le marquis et la marquise de Sainte-Laure ne s’inquiétèrent donc pas outre mesure de l’état de leur fille. Par la suite, d’ailleurs, elle garda le même air charmé, bien qu’elle changeât visiblement. Lorsqu’on lui demandait des nouvelles de sa santé, elle se disait fort bien portante et pleinement satisfaite ; de sorte qu’on cessa dans son entourage, de se préoccuper de l’altération de ses traits, qui d’ailleurs pouvait être attribuée à une grossesse commençante.
Tous les soirs, Entrames la plongeait dans le sommeil magnétique, et la mettait en communication avec le corps inerte de Djalfa ; puis, il suivait haletant et l’âme gonflée d’espérance, le mystérieux travail qui se produisait dans son organisme. Certes, il haïssait Bérengère d’une haine farouche ! toutes ses aspirations, toutes ses tendresses allaient à l’autre, l’assassinée, la seule adorée ! Il faisait des orgies de souvenirs. Son esprit brûlait pleinement et largement d’une flamme sans cesse grandissante. Il insultait la femme maudite, et appelait désespérément la maîtresse idolâtrée, comme si par l’énergie sauvage, l’ardeur dévorante de sa passion, il eût pu la ranimer, la faire revivre.
Bérengère soupirait et pleurait ; mais ses plaintes demeuraient inutiles.
Quand il l’interrogeait, elle l’accusait de lui piquer le cœur avec une longue aiguille pour en faire sortir le sang, goutte à goutte. Et c’était une épouvantable torture ! Elle s’agitait, se débattait, ses ongles s’enfonçaient dans ses chairs, ses lèvres se tordaient dans des cris impuissants, et, chaque matin, un changement plus profond se produisait en elle. Ses traits, maintenant semblaient se fondre, diminuer, son teint pâlissait par places, ses yeux se brouillaient, ses cheveux même changeaient de couleur ; sa taille robuste fléchissait, l’on eût dit qu’elle rapetissait.
Pourtant, son humeur était constamment joyeuse, aucun souci ne semblait l’atteindre. Elle ne parlait à son mari qu’avec la plus grande tendresse, rassurant les siens qui ne comprenaient rien à sa métamorphose, et commençaient à en prendre de l’inquiétude.
Cet état dura pendant quelques mois. Ghislain agissait avec la plus extrême prudence. Les domestiques tenus éloignés de la chambre conjugale ne pouvaient rien surprendre, et Bérengère au réveil, exécutait docilement les ordres donnés pendant le sommeil. Sa mémoire sur tout le reste demeurait muette. Elle ne savait qu’une chose, c’est que son cher mari l’adorait, qu’il lui en avait donné les preuves les plus convaincantes, et que chaque nuit ramenait la même ivresse.
Or, chaque nuit la poussait un peu plus aux portes du tombeau, et dès que la puissance de son justicier s’était étendue sur elle, elle tombait en un horrible sommeil traversé d’épouvantes, d’angoisses, de désespoirs. Et la matière invisible et impalpable de son être, ce qui constituait son individualité, son énergie, sa vie, était projeté au dehors : ce quelque chose qui, quoique infiniment dilué, n’en avait pas moins son entité propre ; c’est à dire, suivant l’expression des occultistes de l’Inde le corps astral, qui est au corps ce que la vapeur est à la machine qu’elle remplit, ce que l’électricité est à l’appareil qu’elle fait agir.
La jeune femme, maîtresse jusque-là de son enveloppe charnelle, ne l’était déjà plus de son corps astral — que les Hindous appellent aussi Linga Sharira.
Mais, ce corps astral qui reçoit sa forme de l’enveloppe humaine, ne peut-il à son tour, se métamorphoser et communiquer à cette enveloppe une apparence différente ?… Ne peut-il y avoir substitution de matière ?
Ghislain qui tenait en sa main la vie de Bérengère, ne pouvait-il employer sa force à un châtiment plus complet que la mort qui détruit et ne répare pas ?… N’était-il pas le maître du terrible secret de la vie et de la mort, n’avait-il pas la puissance des adeptes qui se cachent dans les solitudes de l’Himalaya ?… Tout ne se transforme-t-il pas, après le dernier soupir ? Il ne faisait que hâter cette transformation en la dirigeant à son gré, comme les adeptes qui ont le pouvoir de faire passer la matière à travers la matière. Tout ce qui existe n’est qu’un agrégat de molécules infinitésimales dont la dissociation n’est pas impossible.
Chaque nuit, il s’agenouillait devant la dépouille de Djalfa, et, l’âme emplie d’un immense espoir, concentrant toute sa force dans son désir de réussite, il écoutait la voix secrète qui le conduisait dans ce mystérieux labyrinthe. Il avait vaincu l’incrédulité et la défiance, maintenant tout lui semblait possible.
Djalfa aussi, bien qu’inanimée et froide comme le marbre, changeait visiblement. Au rebours de Bérengère, ses traits s’accentuaient, prenaient une dureté qu’ils n’avaient pas pendant l’existence ; ses beaux cheveux blonds se fonçaient, se tordaient en mèches insoumises. Et, Ghislain allait de l’une à l’autre, établissait le courant magnétique, malgré les cris, les supplications de Bérengère qui se convulsait en d’indicibles souffrances, le conjurant de l’épargner, de la tuer plutôt tout de suite. Le sang de ses veines, toujours s’en allait goutte à goutte par cette imperceptible piqûre qu’elle sentait au cœur, et sa rivale comme un vampire, s’accroupissait sur elle, la pénétrait peu à peu, se gorgeait de sa vie.
Au matin, Entrames lui ordonnait d’oublier les tortures du sommeil :
— Vous serez enjouée, aimante et communicative, lui disait-il.
Puis, il la réveillait, et la jeune femme, aussitôt, se jetait dans ses bras, en le remerciant du bonheur qu’il lui avait donné.
Pourtant les forces de Ghislain s’épuisaient ; il sentait la nécessité de terminer son œuvre de justice. Il lui semblait qu’en concentrant en faisceau toutes les énergies de sa volonté, il triompherait des dernières résistances de la matière. Mais, il lui fallait agir dans la solitude. Il avertit donc sa femme, pendant un de ses sommeils magnétiques, d’avoir à éloigner ses parents sous un prétexte quelconque.
La marquise de Sainte-Laure souffrait d’une bronchite chronique, l’air de Nice lui était recommandé depuis longtemps, et si elle avait différé son départ, ce n’était que pour veiller sur sa chère fille, dont la pâleur et le dépérissement l’inquiétaient.
Bérengère se fit si persuasive, si câline, que la bonne dame n’hésita plus. Son départ fut arrêté pour le lendemain, et tout le monde s’y employa avec tant d’ardeur, que force lui fut de prendre le train à l’heure dite.
Le cœur d’une mère a de surprenantes divinations, des liens solides l’attachent encore à son enfant, et rien dans la vie ne saurait les rompre.
La marquise enfermée, dans son coupé, sanglotait éperdument, et criait qu’on voulait lui cacher quelque chose, qu’un malheur planait sur elle, qu’elle le sentait, qu’elle en était certaine. Mais Bérengère lui souriait et la rassurait.
— Que craignez-vous pour moi ? Ne m’avez vous pas toujours vue pleinement satisfaite ?… Croyez-vous que je pourrais feindre à ce point pour vous donner le change ?… Non, non, ma mère, partez sans crainte. Ghislain m’aime, et jamais l’ombre d’un nuage ne s’est élevée entre nous.
Quand la vieille dame fut partie, les époux retournèrent dans leur retraite.
— Je ne sais ce que j’ai, disait Bérengère, en suivant les allées ombreuses, ma pensée m’échappe maintenant, pendant de longues heures. Une métamorphose physique s’opère aussi en moi. Ne te semble-t-il pas que mes cheveux sont plus clairs, que mon corps n’est plus le même ?…
— En effet, tu ressembles maintenant à Djalfa.
Mais elle poussa un grand cri.
— Ne dis pas cela ! Ne dis pas cela !… J’ai peur. Oh ! ton regard est cruel, que veux-tu donc ?
— Je veux que la ressemblance soit complète ; je veux que la morte ressuscite en toi !
La jeune femme tomba sur ses genoux.
— C’est donc là le châtiment ? Seras-tu sans pitié ?…
— Je serai sans pitié comme tu l’as été toi-même.
— Mais, je puis m’échapper, fuir, retourner auprès de mes parents, leur demander protection contre toi !…
— Essaie donc ! Tu es plus faible qu’une enfant, car ta volonté est soumise à la mienne. Viens.
Elle le suivit docilement, incapable de résister.
Il traversa le long corridor, la chambre silencieuse où il avait tant aimé et souffert ; puis poussant le ressort de la boiserie, il pénétra dans le réduit secret.
— Soulève ce rideau, dit-il, lorsque ses regards se furent habitués à l’obscurité.
Mais elle n’eut pas plutôt obéi, qu’elle devint d’une pâleur effrayante et s’affaissa sur le tapis. Quand elle revint à elle, ses yeux tout d’abord rencontrèrent la couche funèbre, et elle se mit à pousser de telles clameurs que Ghislain l’endormit, et la jeta impuissante sur le cadavre de sa rivale.
— Oh Djalfa ! dit-il, que ton être astral, dégagé des liens terrestres, se fonde pour moi dans ce moule palpitant. Que ce prodige s’accomplisse par la puissance de notre amour. Puisque rien ne meurt, tu ne peux être anéantie, et je te sens planer comme un oiseau de lumière. Tu revivras de toute la plénitude de la vie, en prenant possession de ce corps que j’ai fait libre pour toi, et qui déjà, s’offre de lui-même pour te donner asile. Prends sa force, sa souplesse et sa chaleur pendant que sa pensée impuissante viendra habiter ton cadavre inerte.
Ghislain mit en contact les corps des deux femmes. Au bout d’un moment, il lui sembla qu’une sorte de vapeur flottait sur le lit : cette vapeur prenait naissance sur la poitrine de Djalfa à l’endroit du cœur. Elle s’élevait en spirale bleuâtre, et s’étendait comme un léger nuage, indécise de la direction à suivre.
Entrames ne parlait pas, toute sa puissance était dans le cerveau dont les lobes fonctionnaient avec une activité extraordinaire. Droit, immobile, il ne pensait qu’au miracle qu’il désirait, et l’espoir de la réussite doublait sa force. Dans cet élan de tout son être vers la femme adorée qu’il voulait faire revivre, il était insensible aux souffrances de Bérengère, et, pourtant, cette dernière, quoique endormie, s’agitait désespérément, faisait de vains efforts pour fuir. Elle éprouvait comme une déchirure à la région du cœur : sa vie s’en allait par là, lentement, douloureusement. Son cerveau vide devenait glacé en même temps qu’une sensation de souffle, allant de l’extérieur à l’intérieur, lui causait une effroyable suffocation.
Après quelques nouvelles passes, elle demeura immobile. Sur elle, une forme blanche, mais d’une teinte si faible qu’elle était à peine perceptible, s’étendait, silhouette nuageuse de la défunte. À un moment, elle s’accentua et devint si nette, que Ghislain épouvanté comme devant une manifestation surnaturelle, se troubla et cessa, un moment de projeter toute sa force sur elle.
Aussitôt elle disparut. Mais, un nouveau changement s’était produit en Bérengère, un changement si accentué, qu’elle n’était presque plus reconnaissable.
Réveillée, elle sortit automatiquement de la chambre. Elle ne semblait plus ni voir ni comprendre ce qui se passait autour d’elle. Obéissante et résignée, elle se soumit pourtant à tout ce qu’on exigea d’elle, se promenant, s’asseyant, mangeant, répondant même d’une façon incohérente aux questions qu’on lui posait. Ses mouvements avaient une raideur inaccoutumée, ses traits demeuraient immobiles.
Le soir, seulement, quand Ghislain voulut la ramener auprès de Djalfa, elle se débattit avec une énergie désespérée.
La conscience de sa misérable situation semblait lui être revenue, ses cris devenaient convulsifs, déchirants. Enfin, à bout de force, elle se soumit : son visage était trempé de larmes, sa poitrine se soulevait dans des sanglots éperdus. Elle tomba sur la couche funèbre, et, sous l’influence magnétique, s’endormit comme à l’ordinaire.
Dès ce moment, Ghislain se sentit pleinement rassuré. Il agissait froidement, avec calme, certain de la réussite finale. Toutes les résistances, pensait-il, s’aplaniraient, quelles qu’elles fussent. Il comprenait aussi qu’il devait amener progressivement, par degrés presque insensibles, cette transmutation d’un être en un autre, de peur d’échouer, de briser l’instrument fragile qu’il tenait entre ses mains.
Sa victime, les dents serrées, les membres frissonnants semblait endurer d’atroces tortures ; ses narines se pinçaient, un peu d’écume lui venait aux lèvres. Il fallait agir avec une excessive prudence, car la souffrance a des bornes, et devient mortelle en atteignant la limite que la nature a fixée.
Bérengère n’était pas en catalepsie, car elle fût demeurée insensible à l’influence de Djalfa, et, dans tous les cas, l’épreuve eût été infiniment plus longue. Les membres devaient conserver leur souplesse pour se prêter à la transformation désirée, le sang devait circuler librement, afin de recevoir des éléments nouveaux et de se les assimiler.
La jeune femme, bien qu’inconsciente, souffrait dans sa chair, une angoisse inexprimable l’étreignait, et, toujours, par la piqûre de son cœur, s’en allait sa vie. Le vampire qui l’obsédait, peu à peu la prenait, se fondait en elle, l’envahissait, lui donnait sa forme et sa pensée.
Elle sentait cela confusément, bien qu’intolérablement, et des pleurs impuissants coulaient de ses yeux.
Quand elle sortit de sa chambre, Ghislain fut obligé de la soutenir, tant sa faiblesse était grande. Il l’habilla et la couvrit de voiles épais, afin que nul ne pût s’apercevoir du nouveau changement qui s’était fait en elle.
Sa raison, maintenant, l’abandonnait. Lorsqu’on lui parlait, ses regards effarés se fixaient sur vous, ses lèvres remuaient, puis elle retombait dans sa prostration.
Un domestique effrayé parla à Ghislain de la nécessité d’appeler un médecin et cet incident le décida à précipiter le dénouement, dans la crainte de ne pouvoir mener à bien son effroyable épreuve.
La nuit suivante, il concentra comme en un faisceau toutes les énergies de sa volonté pour agir plus puissamment sur sa victime. Au commencement, il lui sembla, pour la première fois, que ses efforts étaient vains, qu’un mur infranchissable se dressait entre elle et lui, que sa force se repliait comme sur une armure, fléchissant comme un roseau.
Alors, il fixa ardemment sa pensée sur le but qu’il poursuivait, il évoqua l’âme adorée de Djalfa, et la supplia de ne point l’abandonner au seuil du paradis ! N’avait-il donc réussi jusque-là que pour sentir plus vivement la douleur de la déception ? Devait-il retomber dans le monde des ténèbres, après s’être bercé de l’ineffable espoir de la retrouver ? N’était-il pas digne de cette récompense, n’avait-il point parcouru son calvaire avec courage et patience ? Ne lui avait-il pas obéi comme il aurait obéi à Dieu lui-même, dans l’ardeur de son respectueux amour ?… Il se prosterna la face contre terre, et de tout son être, abîmé dans la désolation et la tendresse, jaillit un cri profond, une suprême prière. Aussitôt, il reprit courage, il se sentit réconforté et soutenu. Ses nerfs et ses muscles lui obéissaient, aucune impression extérieure ne devait plus le distraire.
Sous l’effort de son fluide, le jet de vapeur grisâtre sortit de la poitrine de Djalfa, monta, tourbillonna, se replia sur lui-même, vint flotter et s’étendre sur Bérengère. Cette dernière se tordait, cherchait à lui échapper ; mais un ordre de Ghislain la maintint immobile.
Alors, la source mystérieuse coulant toujours, la vapeur prit une forme vague bien que reconnaissable : la forme de Djalfa.
Pendant un moment, elle resta hésitante, puis elle descendit, enveloppa Bérengère comme d’un voile léger, et, peu à peu, se fondit en elle. À ce moment, un rayon lumineux, glissa sous le panneau mobile, et Ghislain, craignant d’être surpris, fit rapidement les passes habituelles pour réveiller la dormeuse. Mais, celle-ci était mortellement pâle, ses lèvres se serraient, se plissaient, comme dans l’impression spectrale de la mort, une froideur extrême se répandait sur la surface du corps. Entrames, sous la pression d’une horreur et d’une terreur inexprimables, sentit les pulsations de son cœur s’arrêter, un cri de désespoir faillit lui échapper. Avait-il forcé la dose, et l’organisme épuisé de la patiente n’avait-il pu la supporter ?…
Il se jeta sur sa bouche, et lui insuffla de l’air dans les poumons ; il la traîna dans la chambre à coucher, et ouvrit toutes grandes les deux fenêtres. Enfin, un léger frémissement parcourut le corps. La jeune femme, cependant, ne put retrouver l’usage de la parole ; elle s’alita, et demeura toute la journée dans le même accablement. Son visage était blême et tiré, ses lèvres bleuâtres, ses cheveux complètement décolorés.
Elle semblait à toute extrémité. Ghislain cacha soigneusement cet état aux domestiques, et, pour éloigner les soupçons, parla d’une violente migraine, d’un absolu besoin de solitude pour la malade.
Le soir, il n’osa pas poursuivre son œuvre ; prosterné devant le cadavre de la bohémienne, il resta plongé dans de pénibles méditations. Jusque-là, le corps était demeuré, comme le premier jour, poli et blanc, ainsi qu’un beau marbre ; les traits avaient conservé leur admirable sérénité. Mais, ce soir-là, une légère altération s’était produite, et Ghislain frissonna en constatant que le regard devenait vitreux, que des symptômes de décomposition se faisaient remarquer.
Il n’y avait pas un moment à perdre, car, son épreuve, si habilement menée, pouvait échouer, et combien misérable serait son existence en suite !
Il prit brutalement Bérengère qui ne faisait plus aucun mouvement, et la traîna auprès du lit.
S’absorbant en lui-même, en son terrible désir, il concentra sur lui toute sa volonté, toutes les forces vives de son être, avec une telle impétuosité qu’il se sentit défaillir comme si le sang se fût retiré du cœur pour jaillir au dehors en ondes bouillonnantes : ses mains se glacèrent, un tremblement nerveux l’agita de la tête aux pieds. Il étreignit les deux corps dans un embrassement convulsif, et, pour la première fois, donna à son épouse exécrée, un long, un effroyable baiser qui le rejeta sur le lit à moitié expirant.
Une douce caresse le rappela à lui. Il faillit s’évanouir une seconde fois, sous une impression de ravissement suprême. Bérengère, qui n’était plus Bérengère, mais la réincarnation parfaite de Djalfa, lui souriait et lui tendait les bras.
Il se jeta sur elle, et couvrit de baisers fous ce corps dont toutes les sinuosités, tous les replis charmants lui rappelaient son amour perdu. Oui, c’étaient bien les longs cheveux soyeux de Djalfa l’enveloppant comme d’une gaze blonde, c’étaient bien ses larges yeux lumineux et profonds, ses lèvres humides faites pour les caresses et les doux aveux.
Elle parla ; et sa voix s’éleva comme l’écho des anciennes prières, des anciens sanglots d’amour.
— Enfin dit-elle, notre désir s’est accompli. Je te suis rendue, et rien de ce qui n’est pas moi ne pourra plus te distraire de notre rêve enchanté. Rappelle-toi mes paroles : « Quand je serai morte je ne le quitterai pas pour cela ; la mort n’existe que pour ceux qui ne savent pas aimer ! Moi, je forcerai les portes du tombeau, car ma volonté unique, ma volonté inflexible est de rester toujours avec toi et en toi. Promets-moi d’associer ta puissance à la mienne, et de m’appeler avec toute l’ardeur que je mettrai à briser mes chaînes » ! Nous avons tenu nos serments !
— Djalfa !
— Oui, Djalfa, que ta tendresse a délivrée de la mort, et qui s’est réincarnée pour recommencer avec toi une existence de bonheur ininterrompu. Viens ! fuyons ce lit sinistre !
Ghislain jeta les yeux sur la couche. Un cadavre informe s’y trouvait, une bouillie de chairs en pleine décomposition ; un amas horrible d’os et de sang.
Les deux amants se prirent par la main, et après avoir refermé la porte de l’affreux sépulcre, ils quittèrent à jamais ce lieu maudit.