Albin Michel (p. 79-110).

CHAPITRE II


CHEZ MADAME LÆTITIA BONAPARTE


Lorsque Dominique Derval entra dans son cabinet de travail, à la Présidence, une jeune femme qui écrivait près de sa table se leva.

Elle portait une robe de soirée dont le corsage offrait ses épaules de marbre, ses beaux bras ronds, sa nuque sur laquelle semblait prêt à s’écrouler un chignon fauve, couleur alezan ou cognac brûlé, traversé d’ondes plus sombres, et massif comme une queue nouée d’étalon.

Elle faisait songer à ces figures sveltes et graves que Dante-Gabriel Rossetti et les anciens artistes préraphaëlites peignaient à Londres, il y avait cent cinquante ans, quand la reine Victoria n’était pas encore la vieille dame en coiffe noire de Windsor.

— Hélène, dit le Président, ne vous dérangez pas. J’attends le général Malglève et le préfet de Police… Vous êtes au courant, n’est-ce pas ? Il se pourrait que ce fût sérieux… Je vous demanderai seulement lorsqu’ils arriveront de bien vouloir…

Elle l’interrompit :

— Dominique, j’ai là un message du général. Son médecin lui interdit de sortir ; il demande si vous voudriez bien aller à la Guerre. Il a dû se coucher…

Un huissier entra, annonça M. Jean Aubert, le préfet de Police.

— Priez-le d’attendre quelques instants, dit le ministre, et la porte refermée, il s’approcha de la jeune femme, posant ses mains autour de son cou robuste et pur, sur les belles épaules pentéliques :

— Hélène, ma divine, il y a là, entre tes sourcils, sur ton front clair et calme de statue, sur ton front de Vénus et de Minerve, le petit pli qui ne t’obéit pas et qui te trahit. Que se passe-t-il ?

— Mais… rien… un peu de migraine… fit-elle. Ses mots paraissaient hésiter et fuir sous le regard du maître.

Il reprit :

— Rien ?… Tu es sûre ? Comment pourrais-je le savoir ?… Tu es une femme, et je suis un homme, et cela parfois me semble fabuleux. Il y a plus de différence entre nous deux qu’entre un rosier et un chêne, qu’entre une gazelle et un loup. À certains moments tu m’apparais ainsi que mon âme elle-même, mon âme qui aurait pris corps, et à d’autres tu es loin… tu appartiens à une mystérieuse espèce, tu es d’un autre monde… Tiens, ce soir, par exemple… Hélène ?

Il avait presque crié le nom de la belle Tyndaride, de la divine fille de Pergame…

— Dominique ! murmura-t-elle en se serrant contre lui, et de ses longues mains nues aux doigts sans bagues, elle lui caressa le front, lissant les cheveux drus et rebelles au milieu desquels une mèche blanche mettait comme une aigrette d’argent.

La glace, au-dessus de la cheminée, lui montra le groupe qu’ils formaient ainsi.

Il semblait tenir dans ses bras une sirène, les blanches épaules de la jeune femme sortant de sa robe de soirée toute pailletée, toute écaillée de lamelles d’or, une robe dont le satin luisant avait le vert glauque des algues.

Peut-être songea-t-il, dans un éclair, à l’antique légende, aux filles de la mer qui avaient des visages, des bras, des seins de femmes, et dont la voix perdait les matelots qui l’écoutaient. Il dénoua son étreinte, se dégagea doucement

Elle ne leva pas les yeux, mais elle chassa du bout de l’ongle une paillette de son corsage demeurée sur le revers du veston noir.

— Tu brilles, comme si tu sortais des vagues, dit-il en souriant, et tu perds tes écailles, comme les sirènes… Il est probable que nous ne dînerons pas ensemble, comme je l’espérais, et puis-je savoir à quelle heure je serai de retour ? Peut-être au milieu de la nuit… Tu feras servir, Hélène, et te mettras à table dans un moment, dès que je ne serai plus là. Ce repas me semblait une halte bénie, et je n’ai même pas eu le temps de prendre une tasse de thé chez ma vieille amie Marie Duthiers-Boislin, où je me suis à peine assis…

Elle alla vers le fond de l’immense pièce, écarta une magnifique tapisserie du xviie siècle pleine de héros cuirassés et casqués, de déesses, de lévriers et de feuillages, et sur une console du petit salon où ils devaient dîner, elle prit une corbeille de fruits et un flacon de cristal tout frotté d’ors éteints qu’elle posa sur le bureau du ministre.

Elîe lui offrit une grosse poire qu’elle venait de peler et lui versa un verre de Xérès.

— Vite, Dominique, ordonna-t-elle, prends ceci qui te permettra d’attendre…

Il avala l’énorme fruit dont la pulpe parfumée fondait dans sa bouche comme la glace d’un sorbet, il but deux verres du vin généreux et remercia :

— Hélène, cela suffit, mais j’avais besoin de cela… Allons, à présent… Tu sais de quoi il s’agit, n’est-ce pas ?… C’est grave…

Elle inclina le front, et, avant de sortir du cabinet présidentiel, Dominique Derval se pencha vers la jeune femme. Elle tendit ses lèvres et, pendant quelques instants, il garda entre ses doigts perdus dans les lourds cheveux aux ondes rousses, la belle tête fauve dont les yeux demeuraient clos et qui semblait dans ses mains un énorme fruit précieux.

Dominique Derval gagna tout de suite le salon où il savait trouver le préfet de Police.

— Bonsoir, monsieur Aubert, fit-il, en lui tendant la main… je m’excuse de vous faire attendre, mais j’avais dû partir et, rappelé par téléphone, je suis arrivé ici en même temps que vous.

— Le général Malglève est au lit, dit le préfet, et le docteur Dormeuil lui défend de sortir ce soir…

— Vous le saviez ?

— Est-ce que mon métier n’est pas de tout savoir ? demanda en souriant le haut fonctionnaire. Si vous voulez bien, monsieur le Président, nous irons au plus pressé et ensuite je voudrais vous faire part de quelque chose… quelque chose… quelque chose de moindre importance, sans doute…

Ils sortirent.

Le jardin qu’ils traversèrent paraissait noir à côté de la rue, quand un garde eut ouvert la petite porte dérobée qu’empruntait toujours le Président lorsqu’il quittait le ministère.

Depuis longtemps on avait renoncé aux lampadaires, aux antiques becs-de-gaz dans lesquels on s’était longtemps contenté de mettre une ampoule électrique, et une rampe lumineuse dissimulée au ras du trottoir éclairait puissamment les avenues, les boulevards, les places et les rues. À la tombée du jour, une lumière immobile naissait, claire, forte, pareille à celle d’un midi d’été. Les vieux monuments de la capitale, tragiques et encore plus noirs dans cette clarté égale, calme mais impitoyable, étaient presque semblables à de fastueuses ruines.

La voiture du Président s’arrêta devant une sombre bâtisse de la rue Saint-Dominique et les deux hommes sautèrent sur le trottoir.

La petite porte, à côté du lourd portail fermé, s’ouvrit toute seule, avant qu’ils eussent sonné, et un officier d’ordonnance salua et s’offrit à les conduire.

Ils gravirent un perron.

Dans l’antichambre, un vieil homme vint à leur rencontre.

C’était le professeur Antoine Dormeuil, l’illustre clinicien qui soignait depuis longtemps le général Malglève.

Il s’inclina devant Dominique Dorval.

— Monsieur le Président, dit-il, je vous demande quelques instants, une vingtaine de minutes peut-être…

— Diable ! s’exclama le préfet de Police… nous étions un peu pressés…

— Le général, continua le vieillard, était assez fiévreux ce soir et comme il m’a demandé de lui assurer une nuit de travail, je lui ai fait une piqûre. Vous savez qu’il doit se reposer ensuite et dormir pendant une demi-heure. Il y a juste quinze minutes qu’il est sous le pouvoir de ma drogue. Dieu lui-même ne l’éveillerait pas avant un quart d’heure…

— Nous attendrons, mon cher maître, dit Dominique Dorval, nous attendrons que le général se libère de votre puissant envoûtement, et personne ne peut rien contre le sorcier que vous êtes.

Le professeur Ambroise Dormeuil essaya de sourire, s’inclina et reprit le large escalier qui menait au premier étage où se trouvait le cabinet du ministre.

Il était magnifiquement désert. On eût dit le grand escalier du parc de Versailles, à minuit, sous le clair de lune, et Dominique Dorval montra à M. Jean Aubert la maigre silhouette de l’illustre médecin, toute menue, au milieu de ces degrés monumentaux.

— Il faudrait là des robes aux lourdes traînes de brocart et de soie, de flamboyants uniformes, des éperons d’or et des fourreaux, répondit le préfet de Police, il y en eut sans doute beaucoup ici, mais les traînes des robes de gala n’ont pas dû balayer souvent cet escalier.

— Croyez-vous, Aubert ?

— Mais, il me semble… monsieur le Président…

— Savez-vous où nous sommes seulement ?

— Sans doute, au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, où est installé depuis plus de cent ans le cabinet civil et militaire du ministre.

— Oui, mon cher préfet, vous voyez dans cet escalier une foule de ministres républicains en veston et les uniformes de Mac-Mahon, de Gallieni et de Pétain… mais c’est d’hier cela… Il y eut des traînes de robes sur ces marches qui ont vu passer la princesse Borghèse, cette charmante et légère Pauline, et madame Laetitia Bonaparte, et des demoiselles d’honneur et des duchesses de l’Empire, car nous sommes dans la maison que Napoléon avait meublée pour madame Mère. Venez, je vais vous montrer, en attendant que le général s’éveille…

Le cabinet du ministre de la Guerre, où un huissier les fit entrer, était vide et toujours décoré de belles tapisseries aux tons éteints du dix-septième siècle et meublé de chaises, de fauteuils, de consoles du Premier Empire.

Dominique Dorval souleva un immense rideau de satin jaune semé de couronnes et la fenêtre encadra un noble paysage illuminé, des pelouses, un petit parc, une statue toute blanche sous les rameaux noirs des arbres.

— Nous avons exactement quatorze minutes avant le réveil du général, venez voir, dit-il…

À droite de la haute croisée, au fond de la pièce, il poussa une petite porte et tourna le commutateur qu’il savait trouver à côté de la serrure.

Un lustre de cristal et de bronze doré s’alluma au plafond d’une chambre, éclairant un lit d’acajou, un guéridon, quelques sièges, une bibliothèque vitrée pleine de livres dont les reliures aux fers brillants paraissaient neuves.

La chambre de la vieille Lætitia Bonaparte, dit le Président au Préfet de police demeuré sur le seuil… Voyez… rien n’a été déplacé depuis 1815 ; on n’a touché à rien, tout est là comme autrefois. On pourrait mettre des draps au lit et y coucher ce soir avec l’oreiller sur lequel madame Mère appuyait sa tête, avec les couvertures dont elle se servait et, avant de s’endormir, on pourrait lire un de ces volumes qu’elle n’ouvrit sans doute jamais car elle se souciait fort peu de littérature…

Il parlait à voix basse, car le cabinet où reposait le général Malglève était tout près de là, et il éteignit le lustre de cristal et d’or.

La chambre parut brusquement sombrer dans le passé, dans les ténèbres des jours morts et de l’histoire. Il referma doucement la porte et ils revinrent dans le bureau ministériel.

— Ceci, reprit Dominique Dorval, devait être un des salons de l’hôtel, et je ne suis jamais venu là sans donner une pensée à la vieille Corse farouche qui avait fui son île natale avec sa nichée de fils et de filles qui devaient être des rois et des reines par la volonté du plus petit, de ce Naboulione taciturne et fiévreux qui devait être empereur !

« Je les vois aux environs de 1812, dans cette pièce où nous sommes… Les petits fuyards qui s’accrochaient à sa jupe étaient des personnages royaux qu’elle réunissait parfois ici. Il y avait là Joseph Bonaparte, l’aîné, qui était roi d’Espagne ; Jérôme, qui était roi de Westphalie ; Pauline, cette aimable et jolie princesse Borghèse, qui posait nue dans l’atelier de Canova, toute cette formidable famille.

J’imagine de véhémentes scènes… Ils complotaient, ils se plaignaient… Joseph, malgré sa peu solide couronne espagnole, venait d’être assez mal traité par Napoléon. Dans son cabinet des Tuileries, aux murs écussonnés d’aigles d’or et de lauriers, l’Empereur l’avait reçu debout, ses belles mains grasses derrière son dos. Il arpentait rageusement l’immense pièce ; les talons de ses bottes sonnaient malgré le tapis ; il avait des arrêts brusques devant son frère aîné qui se raidissait alors instinctivement comme un soldat pris en faute et rudoyé par son chef. Des paroles dures et parfois quelques mots passaient, plus sonores ceux-là, venant de l’île où ils étaient nés… Pauline, qui lisait un petit volume de M. de Chateaubriand écoutait à peine les plaintes de ce roi malmené et madame Lætitia Bonaparte se taisait, grave et pensive. Ce n’était qu’une mère au cœur douloureux et fort qui se trouvait là, dans cette pourpre impériale après tant d’épreuves, d’angoisses et d’humbles soucis. Elle n’osait peut-être pas… Le maître était là-bas, de l’autre côté de la Seine, dans son palais, et il lui semblait, à cette heure de la nuit que, derrière son fauteuil, se tenaient debout, immobiles et pâles toutes ses victoires, celles d’Égypte et d’Italie avec leurs tresses brunes, celles qui étaient venues à lui de tous les coins de tous les champs de bataille d’Europe, en robes rouges, en voiles d’argent, et, ainsi que des déesses, leurs belles têtes ceintes d’un laurier d’or !… Quel rêve prodigieux ! Elle avait peine à y croire. Elle pressentait confusément que cela ne durerait pas ; alors, dans le tiroir de ces meubles auxquels nous nous appuyons elle cachait de l’argent, des pièces à l’effigie du César qui était son enfant. Elle économisait, vieille paysanne prudente, malgré les gronderies de Napoléon. Elle n’était pas faite pour ce faste et ces pompes et quand elle voulait se régaler vraiment, elle mangeait dans une assiette de vermeil timbrée à ses armes, quelques châtaignes bouillies, comme autrefois, en Corse !… »

Le grand orateur, le prodigieux visionnaire qu’était Dominique Dorval, se laissait aller aux évocations qu’il aimait, et l’on eût dit qu’il revoyait dans ce salon les êtres d’exception qui y avaient vécu.

— Aubert, continua-t-il, nous avons beau être ce que nous sommes, le passé nous ensorcellera toujours. Il y a une magie merveilleuse dans le souvenir de ce qui n’est plus. Les grands hommes que nous admirons semblent élevés sur un pavois, en plein azur… La vieille altesse impériale qui habitait ici n’était sans doute qu’une vieille inquiète et ne comprenant rien à tout ce qui lui arrivait. Son fils lui-même… Je ne voudrais pas blasphémer… Ce serait imbécile et enfantin de vouloir nier Napoléon, mais ne sommes-nous pas injustes ?… Tenez, le solitaire douloureux qui va s’éveiller dans un instant derrière cette cloison… n’apparaîtra-t-il pas aux hommes de l’avenir comme le plus haut génie militaire de tous les temps ?… Seulement, voilà, il n’a autour de lui d’autre prestige que celui de sa solitude. On ne peut pas le représenter, entrant dans des villes prises, à la tête d’un état-major empanaché, d’un peloton de maréchaux brodés d’or, couverts de croix, avec de grands bicornes frisés de plumes et des sabres d’émir mahométan, dans le cri des trompettes et le roulement des tambours. L’imagerie n’intervient pas et il y a au moins deux cents ans qu’est mort le dernier peintre d’histoire de batailles et de scènes militaires.

« Il y eut de grandes guerres au cours de ce siècle qui s’achève, celle de 1914 et celle que nous avons vue. Déjà, il y a quatre-vingts ans, un critique d’art faisait remarquer justement que les batailles de la Somme et de Verdun ne pouvaient avoir leur peintre. Il avait raison, Van der Meulen, le baron Gros ou Horace Vernet n’auraient rien compris à ces plaines de la Picardie ou de la Champagne, désertes, hérissées de fils de fer et creusées de tranchées. Ils eussent en vain cherché de tumultueuses parades, des formations en carrés et des charges de cavalerie. Des milliers d’hommes étaient ensevelis dans les boyaux d’argile ou de craie, et le général qui les commandait n’avait ni escorte cabrée ni chapeau à plumes. C’était un homme vêtu sobrement de bleu, dans une salle de mairie villageoise ou de villa abandonnée, avec, à côté de lui, une carte au dix-millième et un téléphone… S’il assistait au départ de ses régiments pour les secteurs où ils devaient être engagés, ce n’était qu’un vieillard regardant défiler des camions, au bord d’une route pluvieuse ou poussiéreuse. On ne voyait même jamais ces piétons de la guerre, cette infanterie que les peintres de jadis faisaient évoluer sur leurs toiles brillantes. Elle était devenue la grande équipe tragique d’ouvriers mystérieux qu’on ne relevait que la nuit… L’immense drame était intérieur. Il eût suffi d’un paysagiste pour l’interpréter, et encore eût-on pu croire que ses tableaux ne représentaient qu’une planète morte, tuméfiée et martyrisée, un champ, dans un globe abandonné, semé de gravats, de trous, de cratères et de perches téléphoniques…

« Le dieu Mars, que les peintres d’allégories représentaient cuirassé d’or et coiffé d’un casque à plumail, n’est plus le divin patron des guerres modernes dont le dieu est un bloc d’acier, un tube creux, des manettes et des roues, et savez-vous, Aubert, comment s’appelle Bellone, depuis 1914 ? Elle a changé de nom, elle s’appelle Mélinite, Cheddite, comme les rousses déesses, les furieuses et véhémentes divinités du moment.

« Y a-t-il longtemps que vous n’avez lu l’ode du vieux Nicolas Boileau sur la Prise de Namur ? Depuis le collège, sans doute ? Moi, j’ai feuilleté l’autre jour une belle édition du dix-septième siècle et je me suis fort diverti en relisant ces vers pompeux :

« Dix mille vaillants Alcides,
Les bordant de toutes parts,
D’éclairs au loin homicides
Font pétiller leurs remparts :
Et, dans son sein infidèle,
Partout la terre y recèle
Un feu prêt à s’élancer
Qui, soudain perçant son gouffre,
Ouvre un sépulcre de soufre
À quiconque ose avancer… »

« Est-ce beau ? Ce casanier bourgeois d’Auteuil qui avait suivi le roi devant Namur était épouvanté par cette petite rixe, et les dix mille vaillants Alcides m’enchantent. Le poète pensait qu’on ne ferait jamais mieux.

« Quant à la dernière guerre dont nous nous souvenons, moi surtout, car vous étiez un peu jeune, mon cher Aubert, celle-là… elle échappait encore davantage à la peinture et elle fut infiniment rapide grâce au génie de cet homme qui va sortir d’un sommeil léthargique provoqué par la drogue d’Ambroise Dormeuil.

« Où le situer pendant les opérations qu’il mena souverainement ? Personne jamais ne s’aperçut, et notre époque n’a le goût ni du plumet, ni du galon. Le général Malglève est un ingénieur impitoyable, un mathématicien tragique, et… »

Il hésitait, puis :

— Écoutez, je ne voudrais pas dire de bêtises, mais je crois que c’est lui qui aura tué la guerre, je veux parler de la guerre étrangère, parce que l’autre… À propos, Aubert, et votre voyage aux Vallées Heureuses, chez les nudistes ?… Leur apôtre Jean prend une importance inquiétante… Je n’y voudrais pas toucher, mais il tourne au factieux, comme on disait jadis.

— Sinistre, monsieur le Président, les théories évangéliques s’accommodent mal de la mauvaise saison. Il avait neigé.

— En effet, dit Dominique Dorval, je ne vois pas de neige dans la Bible… Il est vrai qu’il y avait la Manne que Dieu laissait tomber pendant la nuit pour nourrir son peuple au désert, et messire Pierre-Daniel Huet qui fut, au dix-septième siècle, évêque d’Avranches et membre de l’Académie française, affirme que la Manne était blanche.

Il sourit.

— Par exemple, continua-t-il, je ne connais pas de texte capable de nous renseigner sur le goût qu’elle pouvait avoir. J’ai toujours eu l’idée que ce devait être celui d’un gâteau de semoule…

— J’en ai mangé, monsieur le Président, fit le Préfet de police ; on m’a servi, aux Vallées Heureuses, une assiettée de manne, car les naturistes affectionnent les mets de l’antiquité sainte. C’était, en effet, une bouillie de farine sucrée, un brouet blanc qui tenait du riz et du tapioca légèrement sucrés. Ce n’était ni bon ni mauvais. Les Vallées étaient sinistres, comme je vous le disais tantôt. Je les avais vues en août et, vraiment, j’en gardais un souvenir assez agréable, un souvenir de paradis loufoque.

Le long de cette belle route languedocienne, des écriteaux portaient des inscriptions étonnantes, des pancartes de ce genre :

ALLEZ À PIED…
NE VOUS LAISSEZ POINT MENER
PAR LES MÉCANIQUES…
N’OBÉISSEZ QU’À L’ESPRIT…
REGARDEZ LE CIEL…
LES ARBRES VOUS SALUENT…

— C’était par un beau couchant d’été tout traversé de lumière, des femmes et des hommes nus faisaient la moisson, les frères et les sœurs des Vallées Heureuses. Au milieu de la route où nous dûmes nous arrêter, une grande jeune fille blonde avait en équilibre sur sa tête une corbeille de fruits et serrait un pain rond contre sa poitrine.

« Dieu soit avec vous ! » dit-elle, gravement.

Sans le moindre voile et d’une beauté parfaite, elle portait ainsi le souper des siens, et cette longue forme robuste et nue, dans le soir doré, était, je vous assure, d’une pureté absolue, d’une harmonie merveilleuse…

L’apôtre Jean, le Père, comme l’appellent les adeptes, m’a invité à partager son repas : des légumes, des raisins, du pain, sous un figuier, au seuil de l’ancienne métairie abandonnée qui est le palais de ce conducteur de peuples et je vous avoue, monsieur le Président, que cette frugalité eût été supportable, au soir d’une journée trop chaude, sans les sentences et les attaques du prophète. Il me disait des aménités de cette sorte :

« Vous êtes une des dernières formes de l’erreur et du mal… Mais vous êtes le bienvenu… Mangez et buvez ce qui ne doit rien qu’à la terre, au soleil et à l’azur… Vous allez être emporté comme une paille oubliée sur l’aire aux premiers souffles de l’équinoxe d’automne… Vous et tous les vôtres… Ouvrez les yeux, dès à présent, demeurez avec nous… La moisson commence à peine… »

— Il vous embauchait ! fit Dominique Dorval qui plaisantait rarement… et à combien estimez-vous le nombre des Frères et des Sœurs en France ?

— Près de quatre millions, monsieur le Président… Quatre millions, chez nous, douze en Allemagne, trois en Angleterre, cinq en Italie, et cela augmente chaque année.

— Évidemment, dit le ministre, et cela augmentera encore… Ces déserteurs me troublent autant que les plus véhéments réfractaires. Ils échappent à leur façon et nous n’y pouvons rien. Toutes les époques sans certitude ont eu leurs fuyards, leurs chercheurs d’asiles et d’églises… Ceux-ci ont envie de respirer loin des villes énormes et monstrueuses, ils veulent un air plus pur ; ils ont un besoin primitif de nature, comme ceux qui, après une nuit d’alcool, ne songent qu’à un verre d’eau glacée, à une fenêtre ouverte sur l’air léger du matin. L’histoire, contrairement à ce qu’on croit, repasse souvent par les mêmes points. Comme je vous le disais à l’instant, les hommes qui ont vécu pendant une période troublée ont voulu s’en évader. Au Moyen Âge, ils se réfugiaient aux monastères et aux églises, et il y a soixante-quinze ans, en 1930, il paraît que l’Allemagne n’était qu’un camp de nudistes.

« Au lendemain de leurs désastres de 1918, après quatre effroyables années de guerre et de famine, les Allemands donnèrent un spectacle étonnant. On vit des messieurs chauves, barbus, ventrus, de respectables dames à lunettes, lancer le ballon, courir, sauter et nager, nus comme on l’était aux origines et prétendant régénérer la race grâce à ces exercices de sociétés de gymnastique exécutés sans chemise et en plein air. Pendant dix ans, sur les routes de la vieille Germanie, on vit des colonies d’enfants et de jeunes gens, vêtus d’un caleçon, chargés de sacs, chantant, marchant aux sons d’une musique, couchant sous les étoiles et dans le foin. Un instinct les poussait. Ils avaient raison. Les jeunes gens qui avaient dix ans en 1914 et qui avaient été fort mal nourris pendant ces quatre inhumaines années, seraient morts sans cette philosophie naturiste. L’air, l’eau, les arbres, le soleil de la patrie éloignèrent d’eux tout ce qui afflige et frappe les générations qui ont souffert. Nos nudistes ont aussi leur foi. Ils sont sûrs que le monde s’est trompé de chemin et que la civilisation a fait faillite. Las des vieilles choses poudreuses et millénaires qu’ils croient caduques depuis longtemps, ils retournent aux sources et tout ce qui a paru sublime pendant des siècles est, à leurs yeux, lugubre et sans valeur… Ils jettent jusqu’aux vêtements, aux parures qui ont ravi l’humanité depuis deux mille ans… Ce qui me gêne, c’est que la foi a pris quelque chose de sportif, la mystique et la culture physique vont ensemble, et puis il n’y a pas que cette belle fille avec des fruits sur sa tête blonde, harmonieuse et pure, dans la douceur d’un soir d’été…

La porte du cabinet ministériel s’ouvrit et le professeur Ambroise Dormeuil en blouse blanche, apparut.

Il s’inclina légèrement.

— Monsieur le Président, dit-il, le général vous prie de l’excuser s’il vous reçoit dans son lit. J’aurais souhaité pour lui une bonne nuit de repos, mais il paraît que c’est là chose impossible.

— Nous tâcherons de demeurer auprès de lui peu de temps, répondit Dominique Dorval, et de ne pas trop l’empêcher de se reposer.

Le ministre et le Préfet de police suivirent le vieux savant qui les conduisit jusqu’à la chambre du général.