Albin Michel (p. 9-78).


CHAPITRE I


ET LA LUMIÈRE FUT !…


Près d’un candélabre posé au bord de la cheminée et dont les bougies éclairaient à peine ce coin du salon, madame Duthiers-Boislin lisait un volume dont elle coupait à mesure les feuillets.

— Marie, n’ayez pas peur, ce n’est que moi ! dit une voix au seuil de la pièce… je dois ressembler à une ombre et aussi à ces gens qui, ne voulant rien perdre du spectacle, arrivent au théâtre avant que le lustre soit allumé. Je vous remercie de votre mot. Je suis très ému à l’idée de voir le Président du Conseil et je viens à vous, comme je peux, à travers les embûches des fauteuils et des tables…

M. Robert d’Elantes apparut dans le cercle parcimonieusement lumineux des bougies et baisa la main de madame Duthiers-Boislin.

— Le lustre n’est pas allumé, dit-elle, et je crois qu’il ne le sera pas de sitôt. Cette décision du Syndicat de l’électricité est bien ennuyeuse…

M. d’Elantes n’en était pas désolé.

— Mais c’est charmant, fit-il, et d’une douceur si apaisante ; il me semble que nous sommes revenus au temps de la chandelle et du pétrole et je me demandai justement tantôt si le tumulte et l’éblouissement dont est faite la vie sont si nécessaires… Ma chère Marie, j’ai eu soixante-dix-huit ans ce matin. Je suis un très vieux locataire et mon bail vient d’expirer. Le propriétaire, qui est un ami d’enfance, et que votre père connut, n’a pas osé me proposer le contrat classique, trois, six, neuf… La scène n’a pas été sans une certaine mélancolie, et je ne me suis engagé que pour trois ans… renouvelables, bien entendu, si c’est nécessaire… Je suis né en novembre 1921. Bah ! tant qu’il y a de la vie, comme on disait jadis…

— Il y a de l’espoir, acheva madame Duthiers-Boislin et ce dicton n’est pas trop stupide.

— C’est vrai que tous les proverbes sont imbéciles, remarqua M. d’Elantes. Il y en a un qui prétend que Paris appartient à ceux qui se lèvent matin, or, on ne trouve, à l’aube, que les balayeurs, les chiffonniers, les porteurs de pain et le pauvre monde qui commence tôt la journée, au lieu que les ministres, les grands financiers, les grands écrivains… et, à propos, à quelle heure se lève mon illustre ami, M. Duthiers-Boislin ?…

— Comment voulez-vous que je le sache ? C’est, sans doute, à l’heure où les bénédictins, après un sommeil rapide et sévère, entrent dans leur bibliothèque. Demandez-le lui, je crois que le voilà.

— Et je suis sûr, dit M. d’Elantes, qu’il va m’appeler, comme il le fait régulièrement, vieillard couronné de roses…

M. Duthiers-Boislin qui arrivait n’y manqua point.

— Bonsoir, Marie, fit-il, puis tourné vers son ami :

— Je te salue, vieillard couronné de roses !

L’historien occupait à l’Académie Française le fauteuil qu’occupait vers 1890, M. Taine auquel il ressemblait exactement, avec sa barbiche, son air pensif, ses lunettes et son front dégarni.

— Je comprends, Félix, dit M. d’Elantes, tu me tiens pour un vieux beau impénitent. Cela ne me fâche pas, au contraire. Je suis le dernier survivant d’une espèce disparue. Comme toi, j’appartiens à l’Histoire.

M. Duthiers-Boislin sourit.

— Tu es splendide, et, après ta mort, si tu meurs un jour, ton âme flottera, légère, sur les cravates des devantures, sur les petits fours, les verres de porto et les tasses de thé qu’on servira sans doute toujours, à cette heure de la journée qui est la tienne. J’ai dix ans de moins que toi, et, de nous deux, tu es le plus jeune. Tu es épatant pour employer un mot qui n’est plus au Dictionnaire.

— Comment, demanda M. d’Elantes, ce mot d’argot…

— Oui, mon cher, il a été classique, et on l’admit en 1913 où, en jaquette impeccable, la canne sous le bras, le chapeau haut de forme sur l’oreille et un œillet blanc à la boutonnière, il entra à l’Académie comme M. Boni de Castellane entrait au Jockey-Club. On ne l’emploie plus et je crois qu’il est mort depuis longtemps. Cela t’amuse et je suis sûr que tu voterais pour lui si tu étais de la commission du Dictionnaire.

— Je n’en suis pas, Félix, et j’en ai pris mon parti, comme de ne pas commander l’escadre de la mer du Nord ou le 21e Corps d’armée.

— Il est certain, dit l’historien en essayant de sourire que, dans l’infini, en avoir ou n’en avoir pas été…

M. d’Elantes l’interrompit :

— Ce n’est pas l’avis de M. Germain Dugas avec qui j’ai déjeuné hier, chez des amis. Sa famille le destinait à l’Institut comme d’autres destinent leurs enfants à la magistrature ou à l’enseignement. Tu as vu, aux environs des jours gras, des parents qui costument leurs gosses en officiers ou en sergents de ville, eh bien, les siens, s’ils l’avaient osé, l’auraient vêtu d’un petit frac à palmes vertes et d’un bicorne frisé de plumes noires. Le malheureux a essayé de tout, il en meurt, et…

— Il n’en sera jamais, affirma M. Duthiers-Boislin ; le fauteuil du père Lacaze est déjà donné… Dominique Dorval pressenti par le secrétaire perpétuel a accepté. L’Académie lui doit cela, me semble-t-il. Il a sans doute fait pour elle plus que le cardinal de Richelieu, Armand, comme disaient les auteurs du dix-septième en quête de pension. Elle n’existerait plus sans lui puisqu’elle avait été supprimée, après les journées de juillet, comme elle l’avait été en 1793…

M. d’Elantes ne se souvenait plus de cela.

— Mais oui, continua l’historien, le jeudi 8 août 1793, la Convention nationale qui avait le secret des procès-verbaux lapidaires décréta simplement : « Toutes les académies et sociétés littéraires, patentées ou dotées par la nation, sont supprimées. » Bonaparte rouvrit l’Institut et fit dessiner un uniforme pour ses membres. Voilà, et presque deux cents ans, après ce jeudi d’été 93, l’Académie fut encore supprimée. Tu sais la suite et que j’y ai prononcé le premier discours de réception…

— Évidemment, dit M. d’Elantes, M. Germain Dugas n’a pas de chance, et Dominique Dorval ne cédera pas son fauteuil de sitôt. Quel âge a-t-il exactement, chère amie ? demandait-il à madame Duthiers-Boislin.

— Dix ans de moins que moi, répondit-elle en souriant…

Le vieil homme ne résista pas au plaisir de dire quelque galante bêtise.

— Vous paraissez vingt-huit ans, Marie, mais vous devez en avoir quarante, le président du Conseil a donc trente ans. Il est fort jeune, en effet…

M. Duthiers-Boislin qui allumait d’autres bougies le regarda.

— Robert, grogna-t-il, tu es incorrigible. Tu me fais songer à un personnage d’Édouard Pailleron, un auteur mort il y a cent ans. Dans une de ses pièces, à l’heure du café, une femme demande à un monsieur combien de morceaux de sucre elle doit mettre dans sa tasse, et ce vieux roquentin auquel tu ressembles, répond :

« — Deux, si c’est avec une pince, cent si c’est avec vos jolis doigts !… » Tu es peut-être le seul représentant d’une philosophie galante qui remontait à la Chevalerie, tu es le dernier troubadour.

— Retire le mot roquentin, dit M. d’Elantes. Tu as beau être l’un des quarante, selon l’expression du dix-septième siècle, tu en ignores l’étymologie et peut-être n’es-tu pas le seul. Roquentin est un terme burlesque désignant un vieillard qui radote, et dans le Dissipateur, de Destouches, le marquis frappant sur l’épaule de Géroute, lui dit : « Bonjour, vieux roquentin. » Tu l’ignorais, tout académicien que tu es. Je sais ma langue comme on la savait autrefois, et tu devrais m’admirer, toi qui es pour la tradition. Je ne suis pas aussi léger que j’en ai l’air et je tiendrais parfaitement ma place, le jeudi, aux séances du Dictionnaire.

— Tu poses ta candidature ?

— Non, le vert ne convient pas à mon teint, et je m’efface devant le président. À quelle heure doit-il venir, ma bonne Marie ? demanda-t-il à la maîtresse de maison.

Elle regarda l’heure.

— Dans vingt minutes, mais je ne vous ai pas répondu. Dominique Dorval a dix ans de moins que moi. J’en ai soixante et vous aviez raison de dire qu’il est jeune. Nous sommes nés tous deux dans ce village des Gargantes que vous connaissez. Son père y était instituteur et c’est lui qui m’a appris à écrire et à lire. C’était hier ! voici la planchette tachée d’encre, les nœuds du chêne poli, mes initiales gravées avec un canif, et, à l’intérieur du pupitre, dans une boîte qui avait contenu du fil à coudre, un hanneton ou une bête à bon Dieu. La peluche verte de la boîte à compas sentait l’écrin et le bazar, les bijoux et le camphre. L’encre de Chine avait un parfum de vanille et de musc, et on entendait la meule du rémouleur qui aiguisait les couteaux-ciseaux, sous un marronnier de la place. Il y avait aux carreaux de l’école du soleil et des feuilles, des flocons de neige ou des gouttes écrasées de pluie, et je m’appliquais à copier le présent du verbe être : je suis, tu es, il est, nous sommes, vous êtes, ils sont. Comme c’est loin, comme c’est près !… Et la maison de mes parents était à côté de l’école. Madame Dorval, la mère de Dominique, étant morte trois ans après sa naissance, maman s’occupait beaucoup de lui. Il vivait à peu près chez nous et jamais je n’ai vu d’enfant plus intelligent, ni plus sensible. C’est moi qui lui appris ses lettres. Il m’interrogeait sans fin d’une petite voix autoritaire que j’entends encore et qui ne prononçait pas les r. Je l’appelais Pouquoi-Paque, vous comprenez ?… Pourquoi, parce que, et ses demandes, son inquiétude, sa petite curiosité embarrassaient souvent la jeune fille que j’étais. Il avait onze ans quand je me suis mariée et je suis sûre qu’il m’aimait confusément… Tu te souviens, Félix, au repas de noce, il avait voulu être à côté de moi.

— Comme tu es blanche, ma Marie, murmurait-il, tu es une reine à cause de ta couronne de fleurs et une fée à cause de tes voiles…

— Mon départ le rendit très malheureux et j’ai dans un tiroir de ce secrétaire toutes les lettres qu’il m’écrivit alors, mais je ne pouvais pas deviner l’homme prodigieux qu’il est devenu, l’homme grâce à qui le vieux monde tient encore un peu…

— Et comment vous appelle-t-il maintenant ? demanda M. Robert d’Elantes

— Vous allez le savoir, dit-elle, lorsqu’il entrera.

— Marie a raison, dit M. Duthiers-Boislin, Dominique Dorval a fait preuve d’un génie prodigieux. Je crois qu’il apparaîtra comme un très grand homme dans l’avenir. Il a sauvé, pour quelque temps du moins, la vieille Europe épuisée. Sa présence rassure. Tant qu’il sera là, je pense que l’on peut être tranquille… Après lui, dame, je ne sais trop ce qui arrivera. On nous a appris qu’il y a mille ans, en 999, les hommes croyaient à la fin du monde, ce qui n’est d’ailleurs pas vrai, mais moi je crois à la fin d’un monde, ce qui n’est pas du tout la même chose. Si nous y assistons, nous ne saurons comment faire pour vivre, mais l’humanité se moque des petites habitudes qu’elle lèse. Elle a ses raz-de-marée, comme l’Océan, et elle ne se soucie guère des passants attardés sur la plage et que les vagues emportent. Nous sommes encore attachés à une ouïe d’anciennes images qui s’effacent autour de nous et beaucoup se sont complètement effacées.

Nous sommes pleins de cette mélancolie que durent connaître les Romains de l’an 350. Notre époque est à la fin de ses dieux et elle ne voit pas encore ceux qu’on adorera. Elle regrette les anciens dont on était sûr. Ils s’appelaient : Ordre, Économie, Travail, Probité, Rente, Coutumes… ils étaient la bonhomie même et ils vieillissaient dans une atmosphère tempérée. Ils avaient l’aspect de petits rentiers cossus et soigneux. Ils portaient un chapeau bien brossé, une redingote et un parapluie.

C’étaient des dieux bourgeois, honnêtes, tranquilles, heureux, et la température de la France était de trente-six degrés et neuf dixièmes. Je sais exactement l’heure où ils moururent. Exactement le 2 août 1914, il y a quatre-vingt-cinq ans, lorsque éclata l’avant-dernière guerre. La fin du vieux monde date de ce jour d’été.

Depuis il y a eu des tâtonnements, du désordre, quelques petites accalmies, un autre cataclysme, une énorme fatigue et une incertitude constante… Ne nous frappons pas cependant. C’est parce que nous achevons l’étape humaine que nous croyons que tout est fini. C’est nous qui touchons au terme ; et les jeunes gens qui commencent à vivre se moquent de tout cela. Ils ont devant eux tout ce qui nous échappe et il y aura toujours sur la planète de jolis jours, de belles filles, du soleil et des roses.

La mélancolie des vieillards est éternelle. Ils ont toujours pensé que le monde allait disparaître parce que la vie se retirait d’eux. C’est une antique histoire qui se renouvelle sans cesse. Nous ne pouvons rien comprendre à l’avenir et comment aimer une époque où nous ne serons plus ?… C’est enfantin…

— Mon père, que tu as connu, Félix, dit M. Robert d’Elantes, était de ton avis et il se plaisait à réciter deux vers de Ronsard :

Le temps s’en va, le temps s’en va, Madame,
Las, le temps non, mais nous nous en allons !

Il appartenait à une génération qui avait eu, pendant une longue période de trente-cinq années, une existence fort paisible. Il pensait que le climat de la vieille Europe était à jamais tempéré et je me souviens qu’il haussait les épaules quand il entendait parler de bouleversements futurs.

— Rien n’arrive, disait-il, l’humanité qui a été secouée pendant des siècles est au beau fixe, et que voulez-vous, par exemple, qu’il y ait d’extraordinaire en l’an 2000. Si Robert vit jusque-là, il n’aura que soixante-dix-huit ans et…

— Il n’admettait pas, interrompit M. Duthiers-Boislin, que quelque chose pût changer tant que tu le représenterais ici-bas. Quel âge avait-il ?…

— Je suis né en 1921, répondit M. Robert d’Elantes et je sais qu’il avait alors quarante-trois ans. Il était de 1878.

— Évidemment, dit l’historien, c’était encore le vieux monde. Ce n’est qu’en 1900 que l’Europe a passé la ligne et franchi son équateur. 1878 !… Je feuilletais tantôt des mémoires pour un travail en train, et je lisais que cette année-là, le ministre de l’Instruction publique, un certain Bardoux, recevait à dîner Gustave Flaubert, Alphonse Daudet, Hébert et Ambroise Thomas, qui avait mis la cravate de commandeur de la Légion d’honneur qu’il venait de recevoir. Il y avait encore Leconte de Lisle, un jeune qui s’occupait de musique et qu’on disait s’appeler Jules Massenet, et le vieux M. Émile de Girardin qui avait eu une idée par jour sous l’Empire et qui mangeait dans une assiette datant du ministère du comte Achille de Salvandy ou de M. de Fontanes.

L’éditeur Charpentier traitait Gambetta et Spuller, le père Corot venait de mourir, mais Honoré Daumier était toujours à Valmondois ; Ruskin, solennel et beau comme un prophète de Michel-Ange, allait esthétiser chaque été à Chamonix ; on eût pu photographier en groupe Dostoïewski, Tolstoï et Tourguenev, Édouard Manet, le maréchal Canrobert. M. Ernest Renan avait cinquante-cinq ans, le docteur Ibsen cinquante et M. Victor Hugo, que les conducteurs d’omnibus saluaient, grimpait fort alertement le petit escalier en colimaçon menant à l’impériale…

Voilà des personnages et des images de l’ancien monde que ton père eût pu entrevoir de ses yeux d’enfant, mais, je répète qu’il avait confusément raison de penser que rien ne pouvait changer beaucoup tant que son fils vivrait. En y réfléchissant, nous vivons comme en 1935 où tu avais quinze ans et moi sept ou huit. Il ne faut pas demander à la terre plus qu’elle ne peut donner. Le Miracle moderne, comme on dit, depuis cent ans, et la science contemporaine, comme on dit depuis deux cents, n’ont certes pas fait faillite, mais, si tu veux mon humble avis, rien de tout cela ne me satisfait complètement…

M. Robert d’Elantes regardait à chaque instant sa montre, et l’académicien qui ne s’en apercevait pas, parlait d’une voix sourde comme pour lui seul.

— La science avait peut-être fait fausse route ; elle ne s’était amusée qu’à des réalisations pratiques et avait quitté ses hautes spéculations. Pendant longtemps, elle était demeurée à côté de la poésie et de la musique. Les savants cherchaient une étoile dans l’éther, un vibrion dans le champ du microscope, une étincelle d’astre inconnu brillait au fond d’une éprouvette, dans un laboratoire, et cela participait de l’alchimie, de la Kabbale.

Puis, comme si elle eût voulu protester contre le décret divin, la condamnation que n’avaient peut-être pas méritée les premier êtres : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », elle ne s’était appliquée, semblait-il, qu’à aider les humains.

Elle avait créé des petits génies familiers qui rendaient de menus services, accomplissaient des corvées avec une sollicitude automatique. Elle était venue en aide aux moissonneurs, aux lieurs de gerbes, aux batteurs de grains, à tous les ouvriers des champs qui travaillaient en plein dix-neuvième siècle comme au temps d’Homère et de Virgile, et les paysans qui adoptaient les faucheuses mécaniques, et les ménagères qui se servaient d’appareils électriques n’avaient plus une goutte de sueur au front.

L’Amérique avait commencé. Les vieux Occidentaux, malicieux et économes, avaient d’abord souri, parlant d’une fameuse machine dans laquelle on enfermait un lapin vivant et qui vous rendait un civet réussi et un chapeau à huit reflets ; puis ils avaient adopté cette foule de serviteurs et de servantes d’acier et de nickel, rapides, obéissant à l’électricité, intelligents, semblait-il dans la limite des services pour lesquels ils avaient été créés, pareils à des associés qui évitaient à l’homme les antiques et monotones corvées. Ces serviteurs ne gênaient personne ; ils gardaient encore l’aspect des objets qu’ils remplaçaient, ils prenaient la forme d’un fer à repasser, d’un balai, d’une voiture…

M. Robert d’Elantes interrompit son ami :

— Oui, mais il y eut un nouveau venu des plus insolites : l’automate qui naquit à Londres, il y a soixante-dix ans, le grand-père de Casimir Robot qui ouvre et ferme la porte de mon cercle, car nous l’appelons Casimir. Je ne m’y habitue point. Son aspect physique me trouble. Il a l’air d’un chevalier, d’un preux du quinzième siècle, bouclé dans une armure, avec un corselet, un casque, des cuissards et des gantelets. Il a l’air d’un vieux paladin goguenard prêt à partir pour une croisade. Que va-t-il conquérir ? Je me le demande souvent.

— Rien, Robert, répondit M. Duthiers-Boislin, et je ne peux croire à Casimir… la ferraille retournera à la ferraille, et le monde ne sera pas sauvé par des pantins électriques…

— Tu parlais de l’an 999, dit M. d’Elantes, et je sais que tu travailles à un ouvrage sur l’an mille, Félix, mais si je n’ai pas de grandes clartés sur cette époque, il me semble que, comme le premier, ce second millénaire s’achève dans une angoisse pénible.

— Des légendes, Robert, des légendes, répondit l’historien, et aucun texte sérieux ne permet de penser que les hommes qui vivaient alors se soient beaucoup préoccupés de la fin du monde. Les conciles fort nombreux aux environs de l’an 990 n’y ont fait aucune allusion. Les terreurs superstitieuses dont on parle n’ont été enregistrées par aucun chroniqueur. Nous possédons des textes. Le plus important est celui de Raoul Glaber, un moine de Cluny qui écrivit entre 1031 et 1044 où il mourut, et c’est une phrase de lui que l’on exploite.

« Trois ans après l’an mille, dit-il, le monde dépouille sa vieillesse et se revêt d’une blanche robe d’églises… »

Les commentateurs n’ont pas manqué. Après les bouleversements, les démembrements des royaumes et l’immense terreur de voir le monde finir, ils constatent une grande allégresse. L’humanité a franchi le passage fatidique. De la terrible nuit du neuvième siècle, elle sort avec cet espoir et cette joie qui accompagnent une aurore. On est sûr de vivre !

Alleluia ! Il n’y a plus de barbares. Le Moyen Âge commence. L’Europe va s’organiser, les peuples se retrouvent et chacun songe à ses frontières, et la société chrétienne s’installe. Aux basiliques romanes qui faisaient encore songer à Rome et à Byzance, succèdent les cathédrales gothiques ; de blanches églises s’élèvent et beaucoup d’historiens interprétant à leur façon la phrase du vieux moine bourguignon les voient comme des ex-voto dédiés au Dieu qui sauve le monde. Autant croire aux événements d’Apocalypse notés dans les chroniques. Sur le territoire du diocèse de Reims, le feu du ciel allume les cierges, dans le monastère de Saint-Pierre ; une jeune fille a des sueurs de sang ; trois soleils apparaissent près de Cambrai ; la main coupée d’un homme repousse ; des globes de feu volent autour de la lune ; des pêcheurs voient un poisson d’une grosseur monstrueuse ; une espèce de flambeau ardent tombe du ciel sur la terre, laissant derrière lui une longue trace de lumière ; on a vu un dragon et la terre tremble, selon la chronique de Saint-Médard de Soissons ; les annales monastiques expliquent à leur manière le passage d’une comète, l’échouement de quelque cétacé sur une plage, une pluie d’étoiles filantes, tout ce qui ressemblait à des prodiges, mais aucune ne parle du Jugement Dernier. Tout cela est imaginé, et, quel rapprochement pourrait-on faire entre 999 et 1999 ? On a toujours cru à la fin du monde. Dans les antiques cosmogonies la terre devait périr par le feu, la Bible fait renouveler la planète par le Déluge, et si Lucrèce, plus amer, croyait à sa destruction totale, le doux Virgile assurait qu’après des cataclysmes, on assisterait à l’avènement de l’âge d’or…

Il prit un volume sur un rayon de la bibliothèque, s’approcha d’une bougie et traduisit ce passage de la quatrième églogue : « Il s’avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle, et je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants… À la face du monde entier s’élèvera l’âge d’or. Déjà règne Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère triomphale, et les traces de nos crimes seront effacées et la terre délivrée à jamais de sa longue épouvante… »

La demie de six heures sonna, et il ferma son livre.

— Félix, demanda madame Duthiers-Boislin, veux-tu allumer les deux bougies qui sont près de la porte, sur la console ? Dominique ne doit pas tarder maintenant et ce coin est dans l’ombre.

L’historien n’eut pas le temps d’obéir à sa femme, une belle voix claire et chaude sonna sur le seuil obscur :

— Mais tu n’y vois pas, ma Marie, et tu es au fond d’un soir du moyen âge avec tes chandelles… Je vais te faire un présent divin ; je t’apporte la sainte lumière. Regarde… Regarde… Et le nouveau venu tournant un commutateur, le lustre du plafond, les appliques, les lampes posées sur les meubles s’allumèrent ensemble. Ils s’étaient levés et madame Duthiers-Boislin alla au-devant de lui :

— Tu es un magicien, Dominique, la lumière elle-même t’obéit.

Dominique Dorval embrassa sa vieille amie et traversa le salon en la tenant par la taille.

Il était élancé, robuste et d’une élégance parfaite avec son veston noir de bonne coupe. Des yeux magnifiques éclairaient son visage aux lèvres rasées, un masque de César antique couronné d’une crinière drue d’artiste, une chevelure encore noire au milieu de laquelle une mèche blanche avait l’air d’une aigrette d’argent.

Il prit affectueusement les mains de madame Duthiers-Boislin dans les siennes et se tourna vers M. d’Elantes qui s’inclinait :

— Dominique, dit madame Duthiers-Boislin, je te présente notre ami Robert…

Il ne la laissa pas achever :

— Monsieur Robert d’Elantes, demanda-t-il avec sa haute politesse, me permettrez-vous d’être aussi votre ami ?…

Le vieil homme, éperdu, lui eût volontiers tendu les bras, mais, intimidé, il murmura :

— Vous me comblez, Monsieur le Président ; et vous me faites le plus grand honneur de ma vie. Notre Marie pourrait vous dire avec quelle ferveur je vous suis de loin et combien je vous admire…

En disant, notre Marie, M. d’Elantes avait prononcé les deux mots magiques. Il le sentit et fut brusquement à son aise.

— Notre amie vous a donné du magicien, Monsieur le Président, continua-t-il, je tiens pour un vrai miracle d’être près de vous, mais le geste que vous avez fait en entrant a été…

Dominique Dorval l’arrêta :

— Infiniment naturel et facile, cher Monsieur d’Elantes : avant de venir ici, j’avais reçu le citoyen Brière, du Syndicat de l’électricité. J’avais enfin trouvé un terrain d’entente, pour parler comme les journaux, et il était décidé qu’à six heures précises ce démiurge daignerai dire les paroles des origines, lorsque « la terre était sans forme et vide, quand les ténèbres étaient sur la face de l’abîme et que l’Esprit se mouvait à la surface des eaux… » Je savais que je pouvais avoir foi en lui et que la lumière serait à l’heure promise. Je ne suis pas le magicien que vous croyez, mais un homme qui est parfois bien las et qui, comme aujourd’hui, voudrait s’en aller achever de vivre, loin de tout, dans une vieille maison…

Il se tourna vers madame Duthiers-Boislin :

— Ma Marie, imagines-tu, à ce moment, cette petite chartreuse à la sortie du pauvre et beau village des Gargantes où nous sommes nés, toi et moi ? La grille à demi rouillée est fermée, la noire allée de cyprès est toute transfigurée par la lune si claire chez nous aux mois d’hiver ; il y a des aiguilles de pin sur les trois marches du perron ; les volets et la porte sont fermés et je pourrais être un homme en manteau sur le seuil, tirer une clef de ma poche, sentir le vantail poussé, l’odeur de cire et d’humidité du vestibule, allumer moi-même le feu de bois qui m’attend, toujours préparé, dans la haute cheminée, revoir mes tableaux, mes livres, mes meubles « luisants, polis par les ans », comme dit Baudelaire, et devant l’âtre tout pétillant de sarments et de bûches, écouter la Guiraude qui me parle du pays, des vieux morts, des nouveau-nés, en me servant une omelette au lard et aux champignons, un morceau de jambon, des muscats noirs qu’elle sait conserver, à peine ridés, jusqu’en février… la Guiraude qui fut ta petite camarade, à l’école de mon père, ma Marie, et qui ressemble aujourd’hui à une Albigeoise de Montségur et à la Piéta d’Avignon… Ce serait si simple ! et ce bonheur paisible m’est refusé, et je demeure là, dans ce palais plein de secrétaires, avec des sentinelles à la grille, jamais seul, appelé, comme cette nuit encore, au téléphone qui est près de mon lit, par la voix lointaine du dernier pape et du dernier roi…

Dominique Dorval s’assit près de la cheminée et M. Duthiers-Boislin, qui allumait une cigarette, jeta son allumette dans l’âtre où, sur les chenets, était préparé un feu de bois.

Un journal froissé flamba, les bûches sèches crépitèrent et le président sourit :

— Merci, mon bon ami, vous avez voulu réaliser un peu de mon rêve ; vous me faites un plaisir infini. C’est là une fête véritable. Les grandes joies, le luxe de l’humanité future seront faits probablement de petites choses semblables à celle-ci. Au fond, comme on disait il y a cent ans, je ne suis qu’un affreux réactionnaire…

— Vous êtes le suprême soutien, Dominique, dit l’historien. Vous étiez prédestiné. Dans votre prénom, il y a dominus, le maître ; Dominicus, du Seigneur ; et le dernier des douze Césars s’appelait Domitien…

— Est-il glorieux d’être le dernier, demanda le président du Conseil, et faut-il s’acharner à soutenir ce qui croule, à défendre ce qui est fatalement perdu ? l’humble apôtre chrétien qui entrait, à l’aube, par une porte de Rome, était sans doute plus grand que le César mafflu qui dormait dans son palais, sous la garde des prétoriens et des dieux antiques qui allaient mourir.

« Ne me suis-je pas trompé ? Mon père que tu as vu plus que moi, Marie, était républicain comme on l’était il y a cent cinquante ans, et, malgré la poésie qu’il comprenait, ce qu’il admirait surtout dans Lamartine et dans Victor Hugo, c’était le tribun inspiré de 1848, le protestataire exilé par l’Empire. Que penserait-il de mon œuvre ? Je me le demande souvent.

— Comment peux-tu avoir le moindre doute ? dit madame Duthiers-Boislin. Ah ! si ton père te voyait ! Si le petit instituteur des Gargantes avait assez vécu pour voir son enfant !… Le destin n’est pas juste…

— Il n’est pas question, si grand soit-il, de l’orgueil paternel, ma Marie, répondit Dominique Dorval… N’ai-je pas été quelque chose comme un antiquaire, le conservateur d’un musée qui doit périr ? C’est difficile… J’aime le vieux monde, comme un poète et un historien. Je crois que j’aurais été parfaitement heureux vers 1840, sous le règne bonhomme de Louis-Philippe. À distance, cette époque me semble douillette et bénie et je me serais très bien arrangé d’une existence sans éclat de petit rentier bibeloteur. Je vois cela. J’habitais le quai d’Anjou et je connaissais Daumier, Corot et Daubigny qui me vendaient quelques études et quelques toiles. J’avais l’intérieur d’un bourgeois artiste et cossu de Chardin. Deux ou trois amis déjeunaient avec moi chaque dimanche et s’extasiaient toujours quand une vieille servante aimable et familière apportait le vol-au-vent traditionnel. L’après-midi, il pleuvait sur la Seine et nous feuilletions des dessins et des estampes, des livres anciens, et nous nous entretenions d’un poème récent de M. Victor Hugo, du dernier ouvrage de M. de Balzac. Je déjeunais en pantoufles et en robe de chambre bien étoffée. Je dormais dans un lit à rideaux de cretonne fleurie. J’allais au Théâtre-Français et à l’Odéon. Je rentrais à pied, même lorsqu’il y avait de la neige et, dès le seuil, le vieil immeuble de l’île Saint-Louis me soufflait au visage une odeur tiède et fanée, l’odeur de l’Europe à cette époque, une odeur de papier, de bouquins, de tabac, d’infusion et de charbon… Tenez, je possède dans mon ermitage des Gargantes où j’ai entassé des meubles, des livres et des toiles, un corqueton qui m’enchante toujours quand je le revois. C’est l’esquisse d’un portrait d’homme qui doit dater de 1900. Je le nomme le Monsieur de la Vieille Europe. Ce monsieur a une rosette rouge à la boutonnière d’un paletot qu’on devine très souvent brossé ; il doit être veuf, car il donne le bras à une jeune fille en grand deuil ; le peintre a à peine indiqué les visages, mais derrière les deux silhouettes, on aperçoit une façade du quai Malaquais et les guichets de l’Institut dans la lumière nacrée de trois heures, un pluvieux après-midi d’extrême automne. Cela m’est infiniment sympathique. Je suis le gardien du Monsieur de la Vieille Europe, quand j’aurais peut-être travaillé à…

— On demande Monsieur le Président, dit un domestique qui entrait, portant un appareil téléphonique.

Il le posa sur la table, à côté de Dominique Dorval qui s’excusa :

— J’attendais une communication, dit-il, et j’avais prévenu en quittant mon cabinet… Allô… c’est moi… je vous prie de ne répondre que par oui ou par non… Vous avez reçu le message ?… Il est tel que je le prévoyais ?… Convoquez immédiatement le général Malglève et le préfet de police… Je demeure là, veuillez me dire si vous les avez…

Il paraissait avoir oublié ses amis, les yeux lointains, son beau visage brusquement durci.

Quelques minutes s’écoulèrent. Tous se taisaient ; on entendait vaguement au loin la voix inhumaine d’un haut-parleur qui devait donner, comme chaque soir, des nouvelles du monde et madame Duthiers-Boislin, son mari et M. Robert d’Elantes songeaient invinciblement au général Malglève dont le président du Conseil avait prononcé le nom.

On eût dit qu’il venait d’entrer dans le salon. Après Dominique Dorval, il était l’homme le plus illustre d’Europe, depuis la dernière guerre qu’il avait menée souverainement et terminée en quelques semaines.

C’était une haute, une étrange figure, quelque chose comme un théologien militaire et un saint mathématicien dont nul ne pouvait se vanter d’être le familier. D’une légendaire simplicité, le jour où la capitale avait décidé de fêter sa prodigieuse victoire, il n’avait point paru. Seul, conduisant lui-même sa voiture, il avait gagné le village où il était né, près de Tours ; sa mère et son père y vivaient encore dans une ancienne maison qui n’avait qu’un étage et un bout de jardin devant elle, pareil à une corbeille d’herbes potagères sur le tablier d’une bonne femme de la campagne.

Personne ne l’attendait que les deux vieux qui pensaient toujours à lui. Il rangea sa voiture sous le hangar, lui qui ne faisait pas un pas sans chef d’état-major et sans officier d’ordonnance, dans des automobiles qui portaient le fanion cravaté d’or des commandements suprêmes. Il alla lui-même puiser une carafe d’eau fraîche au puits et, dans l’humble salle à manger, devant la nappe qui avait servi pour son baptême, ce dur vainqueur aux cheveux à peine grisonnants souriait doucement, toujours vêtu de cet uniforme noir, sévère et sobre, sans une croix, sans une médaille, que la photographie et la gravure avaient popularisé…

Très grand, d’une maigreur d’ascète et légèrement voûté, son visage était de la pâleur mortuaire des cires.

Il approchait de la soixantaine, mais il était difficile de lui assigner un âge précis, et on pouvait penser que dans son extrême vieillesse il ressemblerait au maréchal de Moltke tel que le montraient les anciens livres d’histoire qui contaient la guerre de 1870.

Il portait un monocle et vivait dans son cabinet de travail du ministère de la guerre, couchant à côté de l’immense pièce, sur un lit de camp qu’on avait dressé là, contre le mur nu, et qu’on traînait dans le bureau ministériel quand il était malade, ce qui arrivait souvent.

Jamais il n’acceptait d’invitation, se faisant toujours représenter par un chef d’état-major, un officier d’ordonnance, et s’il était entré un soir dans un de ces salons où il n’allait pas, il est probable que les femmes elles-mêmes se seraient levées.

Se nourrissant de légumes, d’œufs et de fruits, ne buvant que de l’eau, il n’y avait dans sa vie aucune aventure, aucun amour, rien d’aimable et on eût pu dire presque rien d’humain ; pas une défaillance, pas une faiblesse.

On disait que depuis sa vingt-cinquième année il ne s’était pas consolé de la mort d’une jeune femme et qu’il demeurait fidèle au serment qu’il avait fait sur sa tombe.

Personne ne le savait exactement, mais dans la cellule où il couchait il n’y avait pas d’autre ornement qu’un tableau représentant Orphée au bord du funèbre fleuve et suivi par le fantôme d’Eurydice. Il y tenait. On avait vu cette peinture dans le wagon de son train blindé de généralissime pendant la guerre. Était-ce un symbole ?…

On ne l’avait presque jamais vu coiffé de son képi glacé d’or. Il était toujours nu-tête avec ses cheveux d’argent qu’il portait longs, et tel était l’homme que le président du Conseil faisait convoquer.

La voix de Dominique Dorval sonna de nouveau.

— Allô… Oui… j’attendais… Bien… Vous avez pu atteindre le général Malglève et le préfet de police ?… J’arrive… Priez-les de vouloir patienter un instant s’ils étaient là avant moi. Je serai à la présidence dans dix minutes… Je vous remercie…

Il raccrocha le récepteur et se leva.

— Tu vois, ma Marie, dit-il, vivre ainsi n’est point vivre, et ce n’est pas ce soir que j’irai dormir dans le vieux prieuré des Gargantes… Je crois même que je ne dormirai pas longtemps cette nuit…

Personne, même madame Duthiers-Boislin, ne se fût permis de l’interroger, de lui demander pourquoi il convoquait si brusquement le général Malglève et le préfet de police.

— Allons ! dit-il, et il prit congé…

Madame Duthiers-Boislin, son mari et M. Robert d’Elantes, demeurés seuls, se taisaient devant la cheminée où flambaient les bûches.

— Eh bien, demanda l’historien à son ami, tu l’as vu, à présent ?

— S’il ne s’agissait pas d’un être d’exception comme lui, fit le vieillard, d’une aussi formidable personnalité, je dirais qu’il est charmant.

Il se tourna vers madame Duthiers-Boislin :

— Je vous remercie, Marie, d’avoir songé à m’inviter aujourd’hui ; il me restera quelque chose de grand de cette rencontre que je vous dois. Il me semble qu’il fait brusquement plus chaud et plus clair.

Elle alla vers la table où le domestique avait posé un plateau servi.

— Il n’a même pas eu le temps de prendre une tasse de thé, dit-elle… Je vous sers, cher ami… Un seul morceau de sucre, n’est-ce pas ?…

M. d’Elantes toujours attentif et courtois comme au vieux temps ne répondit pas.

— Un seul morceau ? répéta madame Duthiers-Boislin…

L’historien le regarda en souriant :

— Robert, tu rêves, et, comme tous les rêveurs, tu es impoli… Marie te parle, et tu ne l’écoutes pas…

Le vieil homme s’effara :

— Oh ! chère amie, excusez-moi… je suis confus… oui, un seul morceau… Merci… Le pouvoir du grand homme agissait encore, malgré son absence… j’étais enchanté.

Les ampoules électriques clignotaient comme des flammes sur lesquelles soufflerait le vent.

— Est-ce que le citoyen Brière aurait changé d’avis, demanda M. Duthiers-Boslin, est-ce que les forces obscures lutteraient de nouveau contre la lumière ? Je trouve cela tout à fait inquiétant et tragique… Ah ! voilà que l’orage noir s’apaise, la clarté a, une fois de plus, triomphé !…

Égale, pure et immobile, l’électricité revint, se fixa.

— Sans doute, reprit l’historien, la présence de Dominique Dorval est rassurante, mais tout de même…

— Que veux-tu dire, Félix ? interrogea M. Robert d’Elantes. J’ai confiance en toi. Je te tiens pour un vieux clinicien. Tu as passé ta vie à ausculter la France. Tu connais à merveille son cœur, et je te vois un peu pareil à un médecin, l’oreille contre la poitrine d’une femme pensive, très belle et laurée d’or…

— Robert, continua M. Duthiers-Boislin, je suis sensible à tes compliments, bien que tu aies coutume d’en faire… mais je trouve un goût étrange à ce soir et puisque tu me compares à un vieux clinicien, je t’avouerai que le cœur de la vieille patrie me paraît battre d’une façon bien anormale. Je ne sais rien exactement. J’ai lu les journaux, j’ai écouté la radio et il me semble reconnaître l’atmosphère, les signes de l’aura qui précède les crises. Pourquoi, diable, le président du Conseil a-t-il convoqué si brusquement le général Malglève et le préfet de police ? Évidemment, cela ne nous regarde pas et, malgré notre vieille amitié, je ne me serais point hasardé à le lui demander. Ce sont là ses affaires, et je pense que ce doit être grave. Si tu veux mon avis, Robert, nous approchons d’un moment tragique, nous sommes à un tournant de l’histoire, comme disaient autrefois les hommes de cabinet qui écrivaient ces gros volumes que l’on conserve à la Bibliothèque nationale et que personne peut-être ne lira plus. Ah ! les tournants historiques ! C’est une expression qui me plaît et il y en eut beaucoup, de Charlemagne à Dominique Dorval. La route glorieuse, la route nationale, dirait un agent-voyer départemental, toute droite pendant quelques kilomètres, bien ombragée de vieux ormes, avec ses solides murailles du côté des ravins et des précipices qu’elle longeait, avec ses carrosses, ses cavaliers, ses diligences, ses paysans allant au marché et cheminant près de leur âne, la grande route française eut plus d’un tournant dangereux, mais celui-ci, Robert, celui-ci… À parler net, je ne sais plus où nous sommes. Il fait nuit, l’orage approche et je n’aperçois qu’une petite flamme vacillante au poing de notre ami… Je crains bien d’assister aux obsèques du Monsieur de la Vieille Europe dont nous entretenait tantôt le président du Conseil. Avant son arrivée, si tu te souviens, je faisais allusion aux dieux débonnaires et honnêtes qui moururent le 2 août 1914 quand la guerre fut déclarée. Ceux qui doivent les remplacer ne sont pas encore venus et c’est à cause de cela que le monde est dans l’angoisse. L’humanité n’a jamais pu vivre sans dieux. Je crois que ceux qu’elle va reconnaître et adorer sont à nos portes et, sans doute, cela ne se passera pas tranquillement. Tout va être ébranlé, mais qu’ils viennent enfin ; on les attend depuis quatre-vingt-deux ans, et l’on a failli en mourir, et l’on a traîné pendant presque tout un siècle une existence déchirée, inquiète et sans certitude… Voilà ce que je pense, Robert, et, puisque tu veux bien me faire confiance…

— Bonsoir… J’ai cru que je n’arriverais jamais !… Bonsoir, Marie !… Bonsoir, mon cher maître !… Bonsoir, mon oncle !…

Une jeune femme entra dans une bouffée de parfums, interrompant M. Duthiers-Boislin. C’était Jacqueline d’Elantes, la nièce du vieillard qui l’embrassa en souriant.

Trois fois mariée, ayant divorcé trois fois malgré ses vingt-neuf ans, elle avait repris son nom de jeune fille et elle était enfantine, évaporée et charmante.

Elle se déclara morte de faim, avala deux toasts, et deux tasses de thé, coup sur coup, alluma une cigarette, se percha sur le bras d’un fauteuil et commença son ramage.

Madame Duthiers-Boislin l’appelait « Oiseau », avec beaucoup de bienveillance et un peu de mépris, comme une révérendissime abbesse qu’amuserait le babil léger et les manières d’une jolie personne mal élevée.

— Il y a de la solennité dans l’air, remarqua tout de suite Jacqueline d’Elantes et même mon vieux tonton est d’une gravité qui m’impressionne…

— Jacquette, dit son oncle, tu es insupportable et délicieuse. Les poupées ne doivent pas parler sans y avoir été invitées.

Elle eut une moue d’enfant grondée.

— Tu n’as jamais été si joliment habillée ou déshabillée que ce soir, poursuivit le vieillard, et ce parfum qui te suit et t’entoure, comment s’appelle-t-il et depuis quand l’a-t-on découvert ?

Elle leva ses yeux extasiés aux paupières bleuies par un fard à la mode, ravie des compliments.

— Ah ! Ah ! Ce parfum est à ton goût ?… C’est de l’Hémérocale Fauve… Il me va bien, n’est-ce pas ?… C’est celui qu’on pourrait respirer autour d’une très belle rousse, par un après-midi d’été, dans une roseraie… Ce sont des choses qui me plaisent en hiver, et quand il fait chaud, j’en ai qui évoquent les cyclamens au pied des glaciers… Cela m’amuse… Dites donc, vous avez allumé des bougies, tantôt, il traîne des odeurs de cierge… C’était à cause de la panne d’électricité, n’est-ce pas ?…

Elle appuya sur un bouton de la boîte de T. S. F. qui était à côté d’elle et, tout de suite, un être invisible parla dans le salon, une voix sembla sortir des murs, tomber du plafond, sourdre du parquet, persuasive, âpre, tonnante, irritée et douce tour à tour, une voix maladroite et pathétique qui catéchisait, répétait les mots ainsi que de monstrueuses incantations et s’élevait brusquement, autoritaire comme une voix de prophète.

D’antiques versets bibliques passèrent :

« … Voici. La journée de l’Éternel arrive. Elle est cruelle, elle n’est que fureur et ardeur de colère, pour réduire le pays en désolation… Même les étoiles des cieux et leurs astres ne feront point luire leurs clartés. Le soleil s’obscurcira quand il se lèvera, et la lune ne fera point resplendir sa lueur… Ils seront épouvantés, les détresses et les douleurs les saisiront ; ils seront en travail comme celle qui enfante, chacun s’étonnera, regardant vers son prochain, leurs visages seront comme des visages enflammés…

«… Et il y eut des éclairs, des voix de tonnerre dans un grand tremblement de terre et les villes des nations s’écroulèrent… »

Jacqueline d’Elantes éclata de rire.

— Qu’est-ce que c’est que ce prêcheur ? fit-elle, tournée vers M. Duthiers-Boislin.

— C’est Jean, répondit-il, l’apôtre naturiste, le maître des Vallées Heureuses, qui adjure les abonnés de la T. S. F. de quitter le monde pour aller vivre dans les bois…

La voix de l’historien fut couverte par celle du prophète :

« … Êtes-vous aveugles, en vérité, ou frappés de démence ?… Vous ne voyez pas que l’heure est proche et que les temps sont accomplis ? Ce qui doit être sera. Les plus forts, s’ils tentent la moindre résistance, seront emportés comme des pailles et des brindilles par le torrent… Venez à nous… Nous sommes le Vrai et le Beau, l’Amour et la Justice… N’en avez-vous point assez de cette existence hors-nature, pénible, chargée d’ennuis et de corvées éternelles que vous prenez pour des devoirs ?… Le cœur de l’homme n’a besoin que d’air pur. Dieu a créé le cœur et l’air, mais il a suspendu ses malédictions sur les villes… Jetez cette viande dont vous vous repaissez comme les bêtes féroces, jetez ces parures ridicules, ces parfums vénéneux, sortez de ces cages toutes pareilles où vous croyez être à l’abri… Venez à nous. Vous serez les bienvenus… les meilleurs comme les pires… et pour la première fois vos yeux verront enfin la vraie lumière… Le paradis est retrouvé… Il est où nous sommes, les Frères et les Sœurs des Vallées Heureuses. Vous croyez vivre et c’est vous qui êtes les morts, car ceux que vous nommez ainsi et que vous avez mis en terre sont des âmes affranchies de toutes vos servitudes… Les Signes ne peuvent mentir et de grands événements se préparent. Ceux qui demeureront dans les cités en seront épouvantés… Et il y aura des éclairs, selon la parole de l’apôtre Jean, des voix de tonnerre dans un grand tremblement de terre et les villes des nations s’écrouleront… Je l’ai dit ; je le redirai jusqu’à mon dernier souffle ; je sais que tout est révolu et je vous répète que les temps sont proches. Soyez prêts, ne vous couchez point, veillez et prenez votre bâton de voyage, car c’est peut-être cette nuit que Dieu passera devant votre porte… »

La voix se tut brusquement, comme escamotée, et dans le grand vide silencieux qu’elle laissa il n’y eut qu’un éclat de rire de Jacqueline d’Elantes qui venait de retirer la parole à l’apôtre naturiste.

— Ce prophète n’est pas drôle, dit-elle, et si les hommes et les femmes doivent être sauvés, ce n’est point en se roulant sans chemise dans l’herbe, en mangeant des légumes crus, et en faisant des exercices de gymnastique suédoise… À un autre…

Il y avait sans doute une matinée poétique quelque part, et on entendit les quatrains sublimes des Premières Méditations :

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
S’assied, avant d’entrer aux portes de la ville,
Et respire un moment l’air embaumé du soir.
Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ;
L’homme par ce chemin ne repasse jamais…

La voix se tut, arrêtée de nouveau par la jeune femme qui se poudrait devant la glace.

— C’est mieux, fit-elle… Qu’est-ce que c’est ?

— Le Vallon de Lamartine, oiseau, dit madame Duthiers-Boislin en souriant…

Le domestique entra et tendit une carte à M. Duthiers-Boislin qui se tourna vers sa femme :

— Sois heureuse, Marie, tu vas voir, si tu permets que je le reçoive ici, l’écrivain de notre temps que tu admires le plus.

— François Laurières ? s’exclama-t-elle.

— Lui-même. Je me demande ce que peut bien vouloir cet homme qui ne fait pas souvent de visites ? Il n’est pourtant pas candidat à l’Académie… oui, oui, priez ce monsieur d’entrer, dit-il au valet de chambre, et dès que le visiteur fut sur le seuil, il alla au-devant de lui.

— Mon cher maître, murmura le nouveau venu, je vous prie de m’excuser…

— Vous excuser ? s’étonna l’historien, et de quoi ? Du très grand plaisir et de l’honneur que vous nous faites ?…

Il le conduisit près de la cheminée.

— Marie, je te présente François Laurières…

— Monsieur, dit madame Duthiers-Boislin, si je n’étais une vieille femme, je me lèverais devant vous… vous êtes l’écrivain de cette époque à qui je dois le plus de moments enchantés et je vous prie de croire que je suis sincère… n’est-ce pas, Félix ?

L’historien s’inclina en souriant.

— Je n’aime guère les banales comédies et les compliments des gens du monde, continua madame Duthiers-Boislin, et je vous répète que je suis sincère. Votre Parc nocturne est un chef-d’œuvre :

La neige mouchetait son hermine ducale
Et fondait au contact de son épaule nue ;

Elle allait, dans le parc boréal, grande et pâle,
Sous les sapins glacés d’une immense avenue…

— Vous voyez que je le sais par cœur, et j’adore vos poèmes en rimes féminines. Cela, me semble-t-il, ralentit et solennise l’élan des vers, leur donne un rythme sacré et grave, et vous avez créé des femmes qui ne sont qu’à vous, des passantes qui traversent vos livres, aventurières ou princesses… Vous avez un type unique, une femme brune ou rousse, élancée, avec un chignon lourd, des yeux d’exil, une bouche désespérée, d’une beauté mystérieuse et tragique dans des paysages d’automne et d’hiver, car il n’y a qu’un seul été dans votre œuvre et pas un printemps… Est-ce que je vous ai lu, monsieur ?…

Conquis, François Laurières remercia et prit le siège que lui désignait madame Duthiers-Boislin.

Il pouvait avoir cinquante-cinq ans et ses cheveux drus, comme ceux de Dominique Dorval, grisonnaient. Très grand, il était à la fois rustique et majestueux. Son large visage aux lèvres rasées changeait à chaque instant. Lorsqu’il parlait, en tordant légèrement la bouche, on l’imaginait sur un perron, haranguant la foule ; insinuant et passionné, ardent et grave, on le voyait vêtu de rouge dans une cathédrale ou un concile ; calme, et ses belles mains sur ses genoux, il faisait penser à un grand paysan courbé devant un feu de bois.

— Madame, dit-il, je crois que rien ne m’a touché aussi profondément que vos paroles, mais ce n’est pas l’auteur du Parc nocturne qui s’est permis de vous faire visite ce soir, il n’eût sans doute jamais osé…

Il s’arrêta et sourit, puis :

— C’est le voisin de campagne que je deviens désormais qui se présente à vous. Il est de bonne politesse d’agir de la sorte dans le village d’où je suis. J’ai acheté le petit domaine des Cyprières, aux Gargantes, et j’y arriverai après-demain soir.

Madame Duthiers-Boislin lui prit la main.

— Comme je suis heureuse ! s’exclama-t-elle. Vous avez acheté les Cyprières !

— Mais c’est une excellente fortune pour nous, dit l’historien qui s’était approché. Comment avez-vous décidé cela ? Je crois que vous êtes des Cévennes ?

— Oui, continua François Laurières, mais j’ai traversé votre pays en voiture, il y a deux ans, et, depuis, je pensais à ce pavillon du dix-huitième siècle entrevu en passant, à cette vieille chartreuse au milieu d’un parc à l’abandon et planté de pins, de lauriers, de sycomores et de cyprès… C’était devenu pour moi quelque chose comme une oasis de rêve, une île fabuleuse. Je me suis décidé voici trois mois, j’ai fait réparer la toiture, respecté le fouillis du bois et il m’a semblé qu’il était de mon devoir de vous en avertir. Mes livres, mes vieux meubles y sont déjà. Quand je viendrai à Paris, je m’installerai dans un hôtel tranquille de la rive gauche, un de ceux qui ont pour clients des chanoines de passage… Si j’y reviens…

— Vous quittez Paris, monsieur ? s’écria Jacqueline d’Elantes, et son petit visage charmant reflétait un effroi comique. Elle préférait certainement la mort aux farouches solitudes des Gargantes, loin de tout ce qui était sa vie inutile et trépidante.

Il la regarda :

— Peut-être, madame ; je n’ai plus grand’chose à y faire. J’ai la chance de n’avoir aucune ambition. Je suis un individualiste irréductible et tout me blesse et m’afflige depuis longtemps, Il récita le vers racinien :

Tout m’afflige, me nuit, et conspire à me nuire…

M. Duthiers-Boislin l’écoutait attentivement.

— Je vous prie d’excuser les méthodes historiques, dit-il, mais puis-je vous demander si, devant l’incertitude de ce temps, votre départ est une fuite ou une retraite ?

— Les deux, mon cher maître, répondit François Laurières, les deux… J’ai l’impression d’être un de ces Romains du Bas-Empire qui écoutaient au loin le piétinement des invasions, le galop des hordes. Les Barbares ! De tous les mots de la langue française, c’est celui qui me paraît le plus formidable. Quand je le prononçais, j’entendais craquer et se disloquer un ordre grandiose, je voyais de monumentales ruines sous une aube rouge pleine de promesses magnifiques. Je parle au passé, car, à présent…

Il se tut pendant quelques secondes.

— À présent, reprit-il, c’est moins théâtral et plus tragique. Jadis, un bon général, des légions disciplinées et solides auraient pu s’opposer à ce flot, briser ce torrent, mais, aujourd’hui, les Barbares ne viennent pas du dehors, ils sont partout, ils portent nos lettres, fabriquent notre pain, bâtissent des palaces, ressemellent nos souliers, et il n’y a pas une heure qu’ils nous retiraient la lumière et coupaient l’électricité… Je ne peux pas avoir peur, puisque je suis seul, mais tout cela m’importune et je m’en vais, je ne manque pas de courage, mais je ne suis qu’un artiste, un de ceux que Platon chassait de la République, couronnés de roses… voilà.

Il s’était levé pour prendre congé.

— Vous avez, je crois, beaucoup de livres ? dit M. Duthiers-Boislin.

— Dix mille et une centaine de toiles du dix-neuvième siècle dont j’ai adoré les peintres. Cela n’a pas été une petite affaire d’emballer cela. Tout est heureusement aux Cyprières maintenant. Vous me ferez l’honneur et la joie de venir dîner, quand vous serez aux Gargantes, au milieu de mes bouquins.

— Avec grand plaisir, promit madame Duthiers-Boislin, et je suis sûre que j’aimerai beaucoup cet ermitage plein de livres.

— Dix mille ! murmura l’historien, savez-vous, cher monsieur, que si le monde, tel que nous le connaissons, disparaissait, rien ne serait tout de même perdu puisque l’âme des siècles vivrait dans votre bibliothèque des Cyprières.

« Le monde antique, ajouta-t-il, a été sauvé par les abbés et les moines qui recueillirent le latin dans leurs monastères. Après les grandes fêtes impériales de Rome, et lorsque l’empire eut sombré dans un crépuscule de fer, tout sembla perdu. Les siècles passèrent, mais le trésor latin était pieusement conservé dans un coffre de moustiers… j’imagine une tête de marbre — Vénus ou Virgile — une pièce d’or à l’effigie de César Auguste, une inscription sur une pierre tombale, et Rosa la Rose, prise entre les pages enluminées d’un manuscrit de Fortunat ou de Grégoire de Tours, mariant les parfums de Pæstum à ceux des aromates de l’église…

— Oui, oui, interrompit François Laurières, tout ce qui méritait d’être sauvé l’a toujours été. Il ne faut pas désespérer. On appelle sans doute barbares les nouveaux venus qui nous remplaceront, et nous n’aurons peut-être été que des antiquaires. Nous avons fait notre vie, vous avec du passé, moi avec de la littérature. J’ai été très épris d’une jeune fille qui habitait Ville-d’Avray, eh bien ! en sa compagnie, j’évoquais le père Corot. Il était entre nous deux avec son attirail de peintre et sa pipe, et il me semblait que c’était lui qui réglait les lumières de perle du crépuscule sur les lisières. Il y a toujours eu, entre le monde et nous, un bonhomme de cette espèce, un vieux mort illustre qui nous a tyrannisés… Tenez, madame, ce matin, j’ai vu un type que j’ai sincèrement envié. Il était onze heures, l’instant qui sent le dentifrice, la cigarette, le porto et le bonheur, et un garçon d’une trentaine d’années qui sortait pour la première fois certainement une splendide automobile qu’il venait d’acheter, au haut des Champs-Élysées, guidait sa machine étincelante de vernis glacés et de nickels. Il était nu-tête ; ses cheveux noirs, lisses, comme laqués, paraissaient rejetés en arrière par le vent des grands vols. Je le devinais douché, entraîné, musclé, et il souriait de toutes ses dents intactes.

« À côté de lui, il y avait une mince jeune femme blonde qu’il ne regardait pas, tout entier à sa mécanique neuve. Je vous jure qu’il avait une autre allure que moi, et je me suis apparu comme un pauvre piéton, un colporteur, un trimardeur, un de la piétaille…

— Laurières, dit M. Duthiers-Boislin, Dominique Dorval était ici quelques instants avant votre arrivée, et il s’est servi d’un mot que vous venez d’employer.

— Lequel ?

— Il a dit : « Nous n’aurons peut-être été que des antiquaires… »

— Ce n’est pas si mal, fit l’écrivain qui s’inclina devant madame Duthiers-Boislin.

Lorsqu’il eut pris congé, Jacqueline d’Elantes, qu’il avait fort impressionnée et qui n’avait rien dit jusque-là, tira son miroir, sa houppe et affirma, en se poudrant, qu’il était très bien.

— Il faudra qu’un jour je lise ses livres, décida-t-elle.

Madame Duthiers-Boislin ne sourit pas, mais elle pensa que les deux ou trois âpres bouquins de François Laurières n’étaient pas pour le cher « oiseau ».