L’An deux mille quatre cent quarante/18

Chap. XIX.  ►


CHAPITRE XVIII.

Les ministres de paix.


Poursuivez, charmant endoctrineur ! Cette révolution, dites-vous, s’est faite de la manière la plus paisible & la plus heureuse ? — Elle a été l’ouvrage de la philosophie : elle agit sans bruit, elle agit comme la nature, avec une force d’autant plus sûre qu’elle est insensible. — Mais j’ai bien des difficultés à vous proposer. Il faut une Religion. — Sans doute, reprit-il avec transport. Eh ! quel est l’ingrat qui demeurera muet au milieu des miracles de la création, sous la voûte brillante du firmament ? Nous adorons l’Être Suprême ; mais le culte qu’on lui rend ne cause plus aucun trouble, aucun débat. Nous avons peu de ministres : ils sont sages, éclairés, tolérans ; ils ignorent l’esprit de faction, & en sont plus chéris, plus respectés : ils ne sont jaloux que d’élever des mains pures vers le trône du Père des humains : ils les chérissent tous à l’imitation du Dieu de bonté ; l’esprit de paix & de concorde anime leurs actions, autant que leurs discours, aussi, vous dis-je, sont-ils universellement animés. Nous avons un saint prélat qui vit avec ses pasteurs comme avec ses égaux & ses frères.

Ces places ne s’accordent qu’à l’âge de quarante ans, parce que c’est alors seulement que les passions turbulentes s’éteignent, & que la raison si tardive dans l’homme exerce son paisible empire. Leur vie exemplaire marque le plus haut degré de la vertu humaine. Ce sont eux qui consolent les affligés, qui découvrent aux malheureux un Dieu bon, qui veille sur eux & qui contemple leurs combats pour les récompenser un jour. Ils cherchent l’indigence cachée sous le manteau de la honte, & lui donnent des secours sans la faire rougir. Ils réconcilient les esprits divisés, en leur portant des paroles de douceur & de paix. Les plus fiers ennemis s’embrassent en leur présence, & leurs cœurs attendris ne sont plus ulcerés. Enfin ils remplissent tous les devoirs d’hommes qui osent parler au nom du Maître Éternel.

— J’aime beaucoup ces ministres, repris-je : mais vous n’avez donc plus parmi vous de gens spécialement consacrés à réciter à toutes les heures du jour d’une voix nasale des cantiques, des pseaumes, des hymnes ? Aucun parmi vous n’aspire à la canonisation ? Qu’est-elle devenue ? Quels sont vos saints ? — Nos saints ! Vous voulez, sans doute, dénoter ceux qui prétendent à un plus haut degré de perfection, qui s’élèvent au-dessus de la foiblesse humaine : oui, nous avons de ces hommes célestes ; mais vous croyez bien qu’ils ne mènent pas une vie obscure & solitaire, qu’ils ne se font pas un mérite de jeûner, de psalmodier de mauvais latin, ou de demeurer muets & sots toute leur vie : c’est au grand jour qu’ils montrent la force, la constance de leurs ames. Apprenez qu’ils se chargent volontairement de tous les travaux pénibles ou qui dégoûtent le reste des hommes : ils pensent que les bons offices, les œuvres charitables, sont plus agréables à Dieu que la priére.

S’agit-il, par exemple, de curer les égouts, les puits, de transporter les immondices, de s’assujettir aux emplois les plus bas, les plus abjects ou les plus dangereux, comme de porter au milieu d’un incendie le secours des pompes, de marcher sur des poutres brûlantes, de s’élancer dans les eaux pour sauver la vie à un malheureux prêt à périr, &c. ces généreuses victimes du bien public se remplissent, s’enflamment d’un courage actif, par l’idée grande & sublime de se rendre utiles & d’épargner le sentiment de la douleur à leurs compatriotes. Ils se font un devoir de ces occupations, avec autant de joie & de plaisir que si c’étoient les plus douces, les plus belles : ils font tout pour l’humanité, tout pour la patrie, & jamais rien pour eux. Les uns sont cloués au chevet du lit des malades, & les servent de leurs mains, d’autres descendent dans les carriéres, en détachent, en arrachent les pierres : tour à tour manœuvres, pionniers, porte-faix, &c. ils semblent des esclaves qu’un tyran a courbés sous un joug de fer. Mais ces ames charitables ont en vue le désir de plaire à l’Éternel en servant leurs semblables : insensibles aux maux présens, ils attendent que Dieu les récompensera, parce que le sacrifice des voluptés de ce monde est fondé sur une utilité réelle & non sur un caprice bigot.

Je n’ai pas besoin de vous dire que nos respects les accompagnent pendant leur vie & après leur mort ; & comme notre plus vive reconnoissance seroit insuffisante, nous laissons à l’auteur de tout bien cette dette immense à acquitter, persuadés qu’il est le seul qui sache la juste mesure des récompenses méritées.

Tels sont les saints que nous vénérons, sans croire autre chose sinon qu’ils ont perfectionné la nature humaine dont ils sont l’honneur. Ils ne font d’autres miracles que ceux dont je viens de vous entretenir. Les martyrs du christianisme avoient assurément leur dignité. Il étoit beau, sans doute, de braver les tyrans des ames, de souffrir la mort la plus horrible, plutôt que d’immoler le sentiment intime d’une vérité qu’on a adoptée de cœur & d’esprit : mais qu’il y a plus de grandeur à consacrer une vie entière à des ouvrages renaissans & serviles, à se rendre les bienfaiteurs perpétuels de l’humanité affligée & plaintive, à sécher toutes les larmes qui coulent[1], à arrêter, à prévenir l’effusion d’une seule goutte de sang. Ces hommes extraordinaires ne présentent point leur genre de vie comme un modèle à suivre ; ils ne se glorifient point de leur héroïsme ; ils ne s’abaissent point pour attirer la vénération publique : surtout ils ne censurent point les défauts du prochain ; beaucoup plus attentifs à lui procurer une vie douce & commode, fruit de leurs innombrables soins. Lorsque ces ames augustes vont rejoindre l’Être parfait dont elles sont émanées, nous n’enchassons point leurs cadavres dans un métal plus vil encore ; nous écrivons l’histoire de leur vie, & nous tâchons de l’imiter, au moins dans son détail. — Plus j’avance, plus je vois des changemens inattendus. — Vous en verrez bien d’autres ! Si vingt plumes n’attestoient la même chose, nous révoquerions assurément en doute l’histoire de votre siécle. Comment ! les serviteurs des autels étoient turbulens, cabaleurs, intolérans. De misérables vermisseaux se persécutoient & se haissoient pendant le court espace de leur vie, parce que souvent ils ne pensoient pas de même sur de vaines subtilités & sur des choses incompréhensibles : de foibles créatures avoient l’audace de fonder les desseins du Tout-puissant, en les marquant au coin de leurs passions minutieuses, orgueilleuses & folles.

J’ai lu que ceux qui avoient moins de charité, & par conséquent de religion, étoient ceux qui la prêchoient aux autres ; que l’on avoit fait un métier de prier Dieu ; que le nombre de ceux qui portoient cet habit lucratif, gage d’une indolente paresse, s’étoit multiplié à un point incroyable ; qu’ils vivoient enfin, dans un célibat scandaleux[2]. On ajoute que vos églises ressembloient à des marchés, que la vue & l’odorat y étoient également blessés, & que vos cérémonies étoient plus faites pour distraire, que pour élever l’ame vers Dieu… mais j’entends la trompette sacrée, qui annonce l’heure de la prière par ses sons édifians. Venez connoitre notre religion, venez dans le temple voisin rendre graces au Créateur d’avoir vu lever son soleil.



  1. Un conseiller au parlement, dans le siécle dernier, avoit donné tout son bien aux pauvres : n’ayant plus rien il quêtoit par-tout pour eux. Il rencontre dans la rue un traitant, s’arrache à lui, le poursuit, en disant : quelque chose pour mes pauvres, quelque chose pour mes pauvres. Le traitant résiste & répond la formule ordinaire : je ne puis rien pour eux. Monsieur, je ne puis rien. Le conseiller ne le quitte pas, le prêche, le sollicite, le suit jusques dans son hôtel, monte à son appartement, le supplie à plusieurs reprises, le relance jusques dans son cabinet, toujours intercédant pour ses pauvres. Le brutal millionnaire impatienté lui donne un soufflet. Eh bien ! voilà pour moi, reprit le conseiller, & pour mes pauvres ?
  2. Quelle lèpre sur un État, qu’un clergé nombreux, faisant profession publique de ne s’attacher à d’autre femme qu’à celle d’autrui !