L’An deux mille quatre cent quarante/17


CHAPITRE XVII.

Pas si éloigné qu’on le pense.


Nous conversâmes longtems sur cette matiere importante ; mais comme ce sujet sérieux nous gagnoit profondement & que notre tête échauffée alloit tomber dans cet excès de sentiment où l’on perd le calme toujours nécessaire à la réflexion, je l’interrompis brusquement, comme on va le voir. — Dites-moi, je vous prie, qui l’emporte, du Moliniste ou du Janséniste ? — Mon savant me répondit par un grand éclat de rire. Je ne pus en tirer autre chose. Mais, disois-je, répondez-moi, de grace. Ici étoient les capucins ; là les cordeliers, plus loin les carmes : que sont devenus tous ces porte-frocs avec leurs sandales, leur barbe et leurs disciplines ?

— Nous n’engraissons plus dans notre état une foule d’automates aussi ennuyés qu’ennuyeux, qui faisoient le vœu imbécile de n’être jamais hommes, & qui rompoient toute société avec ceux qui l’étoient. Nous les avons cru cependant plus dignes de pitié que de blâme. Engagés dès l’âge le plus tendre dans un état qu’ils ne connoissoient pas, c’étoient les loix qui étoient coupables en leur permettant de disposer aveuglement d’une liberté dont ils ne connoissoient pas le prix.

Les solitaires, dont la maison de retraite étoit élevée avec pompe au milieu du tumulte des villes, sentirent peu à peu les charmes de la société & s’y livrèrent. En voyant des frères unis, des pères heureux, des familles tranquilles, ils regrettèrent de ne pas partager ce bonheur : ils soupirèrent en secret sur ce moment d’erreur qui leur avoit fait abjurer une vie plus douce ; & se maudissant les uns les autres, comme des forçats dans les chaînes[1], ils hâtèrent l’instant qui devoit ouvrir les portes de leur prison. Il ne tarda pas : le joug fut secoué sans crise & sans efforts, parce que l’heure étoit venue. Ainsi l’on voit un fruit mûr se détacher à la plus légère secousse de la branche qui le portoit[2]. Sortis en foule, & avec toutes les démonstrations de la plus grande allégresse, ils redevinrent hommes, d’esclaves qu’ils étoient.

Ces moines robustes[3], en qui sembloit revivre la santé des premiers âges du monde, le front vermeil d’amour & de joie, épousèrent ces colombes gémissantes, ces vierges pures, qui sous le voile monastique avoient soupiré plus d’une fois après un état un peu moins saint & plus doux[4]. Elles accomplirent les devoirs de l’hymen avec une ferveur édifiante ; leurs chastes flancs enfantèrent des rejettons dignes d’un si beau lien. Leurs époux fortunés & non moins radieux, eurent moins d’empressement à solliciter la canonisation de quelques os vermoulus : ils se contentèrent tout uniment d’être bons pères, bons citoyens ; & je crois fermement qu’ils n’en allèrent pas moins en paradis après leur mort, sans avoir fait leur enfer pendant leur vie.

Il est vrai, qu’au tems de cette réforme cela parut un peu extraordinaire à l’évêque de Rome ; mais lui-même eut bientôt de si sérieuses affaires à démêler pour son propre compte… — Qu’appellez-vous l’évêque de Rome ? — C’est le pape, pour parler conformément à vos expressions ; mais, comme je vous l’ai dit, nous avons changé beaucoup de termes gothiques. Nous ne savons plus ce que c’est que canonicats, bulles, bénéfices, évêchés d’un revenu immense[5]. On ne va plus baiser les pantoufles du successeur d’un apôtre, à qui son maître n’a donné que des exemples d’humilité : & comme ce même apôtre prêchoit la pauvreté, tant par son exemple que par sa parole, nous n’avons plus envoyé l’or le plus pur, le plus nécessaire à l’état, pour des indulgences dont ce bon magicien n’étoit rien moins qu’avare. Tout cela lui a causé d’abord quelques déplaisirs ; car on n’aime pas à perdre de ses droits, lors même qu’ils sont peu légitimes : mais bientôt il a senti que son véritable appanage étoit le ciel ; que les choses terrestres n’étoient pas de son règne, & qu’enfin les richesses du monde étoient des vanités, comme tout ce qui est sous le soleil.

Le tems, dont la main invisible & sourde mine les tours orgueilleuses, a sappé ce superbe & incroyable monument de la crédulité humaine[6]. Il est tombé sans bruit : sa force étoit dans l’opinion ; l’opinion a changé, & le tout s’est exhalé en fumée. C’est ainsi qu’après un redoutable incendie on ne voit plus qu’une vapeur insensible & légère, où régnoit un vaste embrasement.

Un Prince digne de régner tient sous sa main cette partie de l’Italie ; et cette Rome antique a revu des Césars : j’entends par ce mot des Titus, des Marc-Aurele, et non ces monstres qui portoient une face humaine. Ce beau pays s’est ranimé, dès qu’il a été purgé de cette vermine oisive qui végétoit dans la crasse. Ce royaume tient aujourd’hui son rang ; & porte une physionomie vive & parlante, après avoir été emmaillotté pendant plus de dix-sept siécles dans des haillons ridicules & superstitieux qui lui coupoient la parole et lui gènoient la respiration.



  1. Toutes ces maisons religieuses où les hommes sont entassés les uns sur les autres, couvent des guerres intestines. Ce sont des serpens qui se déchirent dans l’ombre. Le moine est un animal froid & chagrin : l’ambition d’avancer dans son corps le desséche ; il a tout le loisir de réfléchir sa marche, & son ambition plus concentrée a quelque chose de sombre. Lorsqu’une fois il a saisi le commandement, il est dur & impitoyable par essence.
  2. En fait d’administration publique, point de secousse violente ; rien n’est plus dangereux : la raison & le tems opèrent les plus grands changemens & y mettent un sceau irrévocable.
  3. Luther, tonnant avec son éloquence fougueuse contre les vœux monastiques, a avancé qu’il étoit aussi peu possible d’accomplir la loi de continence que de se dépouiller de son sexe.
  4. Quelle cruelle superstition enchaîne dans une prison sacrée tant de jeunes beautés qui recèlent tous les feux permis à leur sexe, que redouble encore une clôture éternelle, & jusqu’aux combats qu’elles se livrent. Pour bien sentir tous les maux d’un cœur qui se dévore lui-même, il faudroit être à sa place. Timide, confiante, abusée, étourdie par un enthousiasme pompeux, cette jeune fille a cru longtems que la Religion & son Dieu absorberoient toutes ses pensées : au milieu des transports de son zèle, la nature éveille dans son cœur ce pouvoir invincible qu’elle ne connoît pas & qui la soumet à son joug impérieux. Ces traits ignés portent le ravage dans ses sens : elle brûle dans le calme de la retraite ; elle combat, mais sa constance est vaincue : elle rougit & désire. Elle regarde autour d’elle, & se voit seule sous des barreaux insurmontables, tandis que tout son être se porte avec violence envers cet objet fantastique que son imagination allumée pare de nouveaux attraits. Dés ce moment plus de repos. Elle étoit née pour une heureuse fécondité : un lien éternel la captive & la condamne à être malheureuse & stérile. Elle découvre alors que la loi l’a trompée, que le joug qui détruit sa liberté n’est pas le joug d’un Dieu, que cette religion qui l’a engagée sans retour, est l’ennemi de la nature & de la raison. Mais que servent ses regrets & ses plaintes ? Ses pleurs, ses sanglots se perdent dans la nuit du silence. Le poison brûlant qui fermente dans ses veines, détruit la beauté, corrompt son sang, précipite ses pas vers le tombeau. Heureuse d’y descendre, elle ouvre elle-même le cercueil où elle doit goûter le sommeil de ses douleurs.
  5. Je ne puis m’accoutumer à voir des princes ecclésiastiques, environnés de tout l’appareil du luxe, sourire dédaigneusement aux malheurs publics, & oser parler de mœurs & de religion dans de plats mandemens qu’ils font écrire par des cuistres qui insultent au bon sens avec une effronterie scandaleuse.
  6. Le Muphti chez les Turcs étend son infaillibilité jusques sur les faits historiques. Il s’avisa sous le regne d’Amurat de déclarer hérétiques tous ceux qui ne croiroient pas que le Sultan iroit en Hongrie.