L’An 330 de la République/Quelques ombres au tableau

Léon Chailley (p. 57-75).

QUELQUES OMBRES
AU TABLEAU


Il existe toujours des esprits chagrins pour nier la possibilité des progrès à obtenir et contester la valeur des progrès obtenus. C’est ainsi qu’à cette époque, la plus prospère du monde, quelques hypocondriaques en arrivaient à puiser des sujets de plainte dans la prospérité même dont on jouissait, et se livraient aux pronostics les plus sombres sur l’avenir des races européennes. Ils prétendaient s’ennuyer, comme si l’ennui était vraisemblable, quand on possède à profusion le superflu aussi bien que le nécessaire, et que l’on peut consacrer sa vie à la recherche des lois scientifiques.

Les psychologues et les médecins, consultés sur ces anomalies, avaient conclu à des lésions psycho-pathologiques, dont les uns plaçaient le siège dans la région de la moelle, tandis que les autres penchaient plutôt à les localiser dans les lobes antérieurs du cerveau. Ni les uns ni les autres d’ailleurs ne surent indiquer de médications efficaces ; mais leurs études ne furent pas pour cela perdues et elles les mirent sur la voie d’importantes découvertes ; un jour vint où ils acquirent la certitude et prouvèrent expérimentalement à qui voulut les entendre que les dégénérescences du système nerveux sont congénitales, héréditaires et incurables.

La proportion sans cesse croissante des suicides semblait justifier leur thèse ; le suicide tendait à devenir un genre de mort normal, si l’on en jugeait d’après les statistiques officielles ; il n’épargnait pas plus les enfants que les adultes ; dès le milieu du IIIe siècle, il était admis par les mœurs et n’étonnait personne. — Les pessimistes se consolaient de cet état de choses en affirmant que le mal était inguérissable ; les optimistes contestaient que ce mal fût un mal, et ils y voyaient une simple manifestation de la liberté individuelle ; les économistes, plus conciliants, voulaient bien admettre que ce mal en soi ne fût pas un mal ; mais ils soutenaient que sa généralisation entraînerait des conséquences néfastes et menacerait les sociétés futures de ne jamais exister.

Le problème de la continuation de l’espèce était en effet un de ceux que n’avait pas complètement résolu la civilisation moderne. À mesure que le monde avançait dans les voies de la perfection humanitaire, l’excédent des décès sur les naissances augmentait avec une régularité déconcertante ; on paraissait se reproduire de moins en moins, tandis que le bien-être matériel grandissait de plus en plus. Y avait-il contradiction entre les deux termes ? D’aucuns le disaient hardiment. Mais les plus sensés se refusaient à l’admettre ; car il eût été trop pénible de voir l’effort de tant de siècles ne servir qu’au bonheur de deux ou trois générations et aboutir aussitôt au néant universel.

La vérité triste à reconnaître, et pourtant incontestable, c’est que le prodigieux épanouissement de la médecine et de la chirurgie favorisait dans une certaine limite cette inquiétante stérilité. On avait beau, par les anesthésiques, supprimer les douleurs de l’enfantement, les femmes se souciaient peu de subir pendant des mois les ennuis d’une grossesse, — d’autant plus difficile que leur organisme était plus délicat. — L’ovariotomie dès lors remplaçait avantageusement les périlleuses et répugnantes manœuvres abortives de jadis ; depuis longtemps l’opération ne présentait plus aucun danger ; elle exigeait à peine quelques jours de soins et de repos ; la pratique s’en était peu à peu répandue chez les jeunes filles et la plupart s’en déclaraient satisfaites.

L’opinion publique, il est vrai, n’accepta pas d’emblée cet usage ; dans plusieurs communes même, elle ne l’accepta jamais avec franchise. En 237, une très curieuse discussion à ce sujet avait occupé pendant cinq semaines les séances du conseil municipal d’Orléans ; et, si les libéraux finirent par triompher, ce ne fut pas sans avoir essuyé les plus virulentes attaques de la part de leurs contradicteurs.

Ceux-ci, au nom des intérêts supérieurs de la race, prétendaient obliger les femmes à garder leurs ovaires, et ils n’hésitaient pas à sanctionner cette exorbitante obligation par les pénalités les plus dures. — La fraction libérale avait la partie belle à réfuter ce système rétrograde ; elle répliquait que, dans une société où la responsabilité criminelle n’était plus admise et où les manquements à la loi étaient assimilés à de simples cas morbides, il paraissait assez illogique de vouloir punir l’infécondité, même volontaire. Que signifiait cette résurrection des droits de l’État opposés aux droits imprescriptibles de l’individu ? Que devenait le principe primordial de la liberté de chacun uniquement limitée par la liberté des autres ! En quoi le fait de s’amputer un organe pouvait-il nuire à l’indépendance de quiconque ? Devant ces arguments, la fraction conservatrice restait muette, ou elle s’entêtait à invoquer l’évidence brutale de la diminution dans les chiffres des naissances.

Malgré l’émigration continuelle venue des campagnes vers les villes, la population en effet s’éclaircissait partout. Personne ne songeait à nier ce phénomène. Seulement, impliquait-il des catastrophes aussi imminentes en réalité qu’en apparence ? Constituait-il même, en somme, un commencement de péril ? La prospérité et le développement intellectuel d’un pays sont peut-être en raison inverse du nombre de ses habitants. Quelques filles d’ailleurs se rencontraient toujours que talonnait l’instinct de la maternité et qui aidaient à combler les vides. Bien que détournées ainsi de travaux plus nobles, elles faisaient une besogne utile et méritaient des encouragements.

Et puis, la médecine, impuissante contre les suicides et responsable jusqu’à un certain point de la stérilité des femmes, offrait d’autre part des compensations manifestes. Les épidémies avaient disparu qui autrefois supprimaient en masse les enfants, les vieillards, les infirmes, les débiles, tous les misérables auxquels la nature avait refusé une santé résistante. Les rachitiques, les aveugles de naissance, les sourds-muets, les épileptiques, les idiots, les monstres se conservaient aussi bien et aussi longtemps que les autres. Les affections tuberculeuses ou cancéreuses, sans être jamais guéries complètement, s’atténuaient assez pour permettre aux malades de conduire leur mal jusqu’à un âge parfois très avancé. La civilisation voyait, à juste titre, une de ses plus belles conquêtes dans cette lutte victorieuse contre la mort, et les sciences tératologiques y trouvaient leur compte : le pullulement des civilisés fous ou difformes leur fournissait un champ d’expériences tel qu’on n’en avait pas connu jadis.

On alla longtemps admirer, dans la commune de Marseille, une petite fille acéphale que l’académie savante de la ville était parvenue à faire vivre, en lui pratiquant une trachée-artère et un œsophage artificiels. On concluait de ce cas anormal que l’absence de la tête réduit la sensibilité à de simples réflexes et ne laisse à l’homme qu’un mode d’existence végétatif, très rudimentaire, assez voisin de celui du mollusque. Pendant onze ans, les observations quotidiennes se poursuivirent sur l’intéressant sujet ; malheureusement, un jour, il se décida à mourir, sans que l’autopsie ait jamais nettement déterminé pourquoi. Les Marseillais s’attristèrent un peu de perdre une des plus attractives curiosités du pays ; mais ils se moquèrent des débats ultra-scientifiques engagés autour de l’infortuné cadavre. Un mauvais plaisant insinua même que le jeune monstre était peut-être mort d’une congestion cérébrale.

Mieux que les meilleurs arguments, l’anecdote démontre au moins les virtuosités prodigieuses dont l’art médical devenait sans cesse plus susceptible. Il est juste de dire que ces virtuosités devenaient aussi sans cesse plus indispensables devant les nécessités nouvelles crées à la thérapeutique.

Depuis plusieurs siècles, au milieu de l’inactivité générale, l’emploi s’était singulièrement répandu des excitants artificiels, ordinairement à base d’alcool ou d’opium. On avait essayé d’abord, en diverses régions et à diverses reprises, d’en prohiber le commerce et de frapper les délinquants de pénalités assez fortes. Outre que cette répression choquait les principes, on avait dû bientôt constater une fois de plus que toute mesure légale qui va contre le droit reste fatalement inapplicable. Les toxiques continuèrent à se débiter ; quand on ne pouvait se les procurer au dehors, la chimie permettait facilement de les fabriquer à domicile. Les lois finirent par être rapportées qui n’aboutissaient qu’à multiplier les produits moins purs et plus dangereux.

Rien de prouvé d’ailleurs dans cette hypothèse de la décadence sociale occasionnée par l’usage des poisons intellectuels. De grandes œuvres ont été accomplies dans tous les temps par des alcooliques ou des morphinomanes ; si, dans un délai variable, chacun d’eux se voue à des dégénérescences physiques et mentales presque certaines, la surexcitation de leur génie a toujours préalablement donné sa contribution au progrès de l’humanité. Que demander de plus à des époques où la force et l’activité musculaires n’ont plus leur raison d’être ? La noblesse de l’homme ne consiste-t-elle pas à faire remonter toute vie en son cerveau, au péril même de son organisme ?

La médecine intervenait utilement pour atténuer les cas les plus dangereux. Des antidotes avaient été découverts qui retardaient les principaux effets de l’intoxication, et évitaient le plus souvent les accidents mortels. On cita une femme qui, déclarée perdue à trente-huit ans, se releva sans autre infirmité sérieuse qu’une paralysie complète des bras et des jambes, et ne succomba que dans sa quatre-vingt-troisième année. Jusqu’à la minute suprême, l’intelligence demeura lucide ; elle buvait chaque jour environ un litre de laudanum en y trempant des biscuits, et dictait à son phonographe des ouvrages dont quelques-uns furent considérés comme remarquables.

La science pourtant n’obtenait que des résultats beaucoup moins évidents quand elle avait à traiter des sujets atteints de lésions congénitales ; et la quantité de ces sujets-là s’accroissait chaque année, d’autant plus sûrement que les autres fléaux n’opéraient pas désormais dans l’espèce leur meurtrière mais salutaire sélection. À l’égard de ces infortunés, on ne s’illusionnait pas sur les chances de réussite : on se contentait d’employer quelques mesures préventives indispensables à la sûreté générale.

Les criminels par exemple, conservaient, en dépit de tous les remèdes, une opiniâtre propension au crime, et l’on attendait encore au IVe siècle l’aliéniste qui guérirait du vol ou du meurtre. Toutes les tentatives jusque-là avaient échoué ; comme on s’était jadis aperçu que l’ensemble des condamnés n’avait guère dépassé le niveau de culture intellectuelle que comporte l’enseignement primaire, on en avait conclu que la diffusion de l’instruction supérieure diminuerait, si elle ne réduisait pas a rien, le nombre des attentats contre la propriété ou les personnes. Avec le temps il fallut en rabattre : les assassins étaient pourvus de tous leurs diplômes ; mais ils n’assassinaient pas moins.

La justice, telle que l’avait transformée la physiologie, ne permettant pas de les déclarer responsables, force était bien de les isoler pour la sauvegarde de leurs concitoyens ; nulle tâche n’exigeait plus de tact et de savoir que ce choix entre des individus extérieurement semblables. Il ne se passait pas de semaine où l’on ne signalât des erreurs ou des abus ; l’opinion publique, quand elle n’avait rien de mieux pour se distraire, commentait avec plaisir les sottises de la commission déléguée au service de la criminologie et demandait qu’on la supprimât ; mais elle exigeait, la semaine suivante, qu’on en augmentât les pouvoirs, si une série d’incidents sanglants venait soudain réveiller en chacun l’instinct de la sécurité personnelle.

À part quelques fautes et quelques incohérences fâcheuses, rien n’était en somme plus admirablement conforme à la religion de la pitié humaine que cette administration vouée à la surveillance et à l’entretien des criminomanes. Partant de ce dogme que tout prétendu coupable est un malheureux et un malade, elle le traitait avec d’autant plus d’égards et de douceur qu’il manifestait des dispositions plus malfaisantes. Cela ne changeait évidemment pas son insociabilité naturelle, — malgré tout le bien qu’on avait espéré jadis de cette médication ; — mais cela sauvait la morale et fournissait une inépuisable pâture à la sensibilité des philanthropes.

De vastes établissements installés avec les derniers raffinements du confortable et de manière à ne point rappeler la prison, recevaient les individus réputés dangereux. Ils y étaient servis et soignés par un corps très nombreux d’infirmiers chargés de leur fournir à domicile toutes les distractions possibles, et, s’il leur prenait fantaisie de sortir, de les accompagner au dehors. Jamais en effet la séquestration absolue ne pouvait être ordonnée, sauf dans les cas de délire furieux. Et encore profitait-on toujours de l’intervalle des crises pour laisser aux misérables certaines apparences de liberté. Ils en profitaient parfois pour céder à leur entraînement maladif et commettre quelque meurtre. Leurs gardiens se voyaient alors réprimandés sévèrement, menacés même d’une destitution. Par bonheur, ces faits, quoique trop fréquents, étaient néanmoins plus rares qu’on voulait bien le dire.

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En définitive, il n’y a et il n’y aura jamais de sociétés absolument parfaites que celles imaginées par les poètes ou les constructeurs d’utopies. Malgré certaines défectuosités graves, la civilisation européenne au IVe siècle se rapprochait de l’idéal plus que ne l’avait jamais fait aucune autre, à aucune époque de l’histoire du monde. Affranchi des servitudes que lui imposaient jadis les lois de la nature ou les tyrannies aristocratiques, émancipé de l’ignorance et des superstitions d’outre-tombe, délivré des grandes calamités telles que les épidémies ou les guerres, pourvu dès sa naissance d’un bien-être matériel qui eût effacé le luxe le plus somptueux de jadis, l’homme, heureux et libre, connaissait pour la première fois le règne de la justice, de la fraternité et du progrès. S’il lui restait encore quelques réformes à accomplir, la science étendait chaque jour ses conquêtes et lui offrait l’espoir d’un développement illimité dans la voie victorieuse où désormais il marchait d’un pas sûr.