L’An 330 de la République/Les Événements d’Andalousie

Léon Chailley (p. 79-112).

LES ÉVÉNEMENTS D’ANDALOUSIE


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S’il est toujours douloureux, pour une âme croyante et sensible, de voir ses espérances et ses convictions légitimes démenties par la brutale intervention des événements, combien plus cuisante semble la désillusion au cœur de l’écrivain, dont la vie entière fut consacrée à un apostolat reconnu chimérique ! Il n’a pas la ressource de se duper lui-même en oubliant ses opinions anciennes, en les niant, ou, au moins, en les accommodant à la situation nouvelle imposée par les faits. Sa prose, moulée en caractères d’imprimerie, demeure comme un irrécusable témoin de son erreur et établit amèrement, pour lui mieux que pour tout autre, la profondeur de l’abîme entre le rêve d’autrefois et la réalité d’aujourd’hui. Sans compter que la malignité humaine ne lui épargne jamais l’humiliation, bien pénible pour l’amour-propre, de s’entendre unanimement traiter d’imbécile par ses lecteurs et ses confrères.

Mais aussi, dans le cas actuel, qui eût pu prévoir, tandis que l’on célébrait en 313 les fêtes d’Orléans, que, moins de seize ans après cette date, de si effroyables catastrophes auraient changé la face du globe ? Faut-il donc douter de cette civilisation confortable et paisible qui était si douce, et dont on jouissait si largement ? Un pareil doute serait très grave. En outre, il impliquerait ce corollaire d’un mysticisme extravagant, que l’homme n’est pas ici-bas pour résoudre la question du bien-être général, et qu’il a une fin au contraire en dehors de son propre bonheur et du bonheur de ses semblables. Mieux vaut, en dépit des apparences fournies par l’histoire, persister dans la foi humanitaire et sociale. Une attitude intransigeante est conforme à l’esprit de progrès. Et puis, elle est plus digne.

Il y a eu assurément des fautes commises. Si ceux qui n’étaient rien ne pouvaient rien contre les périls menaçants, il est certain que les administrateurs municipaux, à qui avaient été délégué le soin des intérêts et du salut publics, ont fait preuve d’une lamentable incurie. Plusieurs d’entre eux, voués depuis à la juste exécration de la postérité, ont essayé de se défendre prétendant qu’ils ne gouvernaient point parce que leurs concitoyens étaient ingouvernables. Piètre excuse : car, de ce que le droit d’un peuple libre consiste à ne subir aucune espèce d’autorité, il ne s’ensuit pas que son devoir l’oblige à prendre sur lui la responsabilité de ses malheurs. Au reste, quels que soient les vrais coupables, une étude impartiale démontre avec évidence que, dans le désastre universel, le parti radical est peut-être le seul qui n’ait rien à se reprocher. La preuve, c’est qu’il n’a jamais cessé de prêcher la marche en avant, de réclamer à grands cris des réformes, et de faire une opposition impitoyable à tous les hommes en fonction

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En dépit de l’opinion longtemps consacrée, tandis que l’Europe, depuis l’ère républicaine, accomplissait son admirable évolution politique, intellectuelle et morale, l’Islam, à côté d’elle, s’étendait, envahissant l’Afrique entière d’une part, absorbant d’autre part l’Asie jusque dans l’Inde et l’Extrême-Orient. Ignorant, pauvre, fanatique et barbare, il n’en constituait pas moins une force, et l’on eut tort de ne pas prévoir qu’il pourrait devenir un danger pour le repos du monde.

Avant même d’abandonner leurs puissantes centralisations de jadis au profit des communes autonomes, les nationalités européennes avaient peu à peu délaissé les domaines lointains, dont la conquête et la conservation usaient tant d’or et de sang. Les protestataires honteux qui, dans le début, blâmaient les expéditions et les annexions coloniales, sans oser réclamer franchement le retrait des troupes expéditionnaires et l’évacuation des territoires annexés, s’étaient à la longue enhardis. Soutenus par le sentiment public que n’aveuglait plus la gloriole du militarisme, et qui répugnait chaque jour davantage à ces laborieuses et coûteuses entreprises, ils avaient fait valoir avec vigueur l’inhumanité et l’injustice de toute occupation à main armée. L’humanité et la justice sont des mots qu’on n’invoque jamais en vain devant les honnêtes gens, quand on s’en sert pour flatter les rancunes ou les désirs de l’égoïsme personnel. Un jour vint où les États barbaresques, moyennant quelques clauses de vassalité vague, retombèrent au pouvoir de leurs anciens possesseurs arabes. Tout le monde se félicita d’un événement qui délivrait la France d’une continuelle occasion de dépenses, de tracas et d’ennuis, et qui ne l’empêchait pas de vivre tranquille entre ses propres frontières.

C’était l’époque des grandes découvertes mécaniques et chimiques qui avaient si merveilleusement transformé les conditions de l’existence. La décroissance de la population et l’accroissement des richesses constituaient une garantie pour les musulmans qu’on ne chercherait plus à les troubler dans leur empire. On leur offrit même les moyens de se perfectionner au contact de la civilisation. En envahissant plus tard l’Europe, au mépris des règles les plus élémentaires du droit des gens, ils ont donc fait preuve d’une inqualifiable brutalité, et démontré une fois de plus la pernicieuse influence du fanatisme religieux.

Les choses semblèrent d’abord s’arranger assez bien. Quoique surexcités continuellement par les marabouts qui leur prêchaient la guerre sainte, quoique travaillés sans cesse par les derniers représentants de quelques grandes familles qu’hypnotisait le souvenir des khalifats d’Espagne, et qui se transmettaient pieusement de père en fils depuis des siècles les clefs de leurs maisons de Grenade ou de Cordoue, quoique belliqueux enfin par nature et par éducation, les Arabes ne tentèrent aucune irruption par delà la Méditerranée. Satisfaits de se sentir maîtres de l’Afrique, ils n’essayaient pas d’en sortir et s’autorisaient seulement parfois à enlever quelques femmes ou à risquer quelques coups de main sur les côtes européennes. Ces actes de piraterie lésaient profondément les communes qui s’y trouvaient exposées ; ils étaient cependant trop circonscrits pour inquiéter les villes situées à l’intérieur des terres.

Certains alarmistes prétendaient, il est vrai, que les questions d’armement, négligées par les races supérieures depuis l’établissement de la paix définitive, occupaient fort les potentats mahométans ; ils faisaient valoir que la dislocation des nationalités avait entraîné la suppression presque complète de toute marine et de toute artillerie sérieuses, et que, dans des conditions pareilles, au cas où il surgirait jamais un conflit, on pourrait rencontrer des résistances inattendues, voire éprouver des déceptions amères.

En dépit de ces fâcheux pronostics, l’opinion ne voulut pas s’émouvoir. Chacun savait que, si les États barbaresques organisaient des armées relativement puissantes, c’était pour se défendre contre leurs rivaux Soudanais et Sahariens, ou pour se battre entre eux, et non dans le but de préparer contre l’Europe une agression dont on ne voyait pas les motifs raisonnables. Du reste, on comptait, en dernier ressort, sur les terribles explosifs ou autres engins de destruction dont disposait la science, et sur la force morale que donne toujours, contre des hordes à moitié sauvages, le prestige de l’intelligence. En quoi l’on avait tort : car le prestige intellectuel se révéla par la suite notoirement inégal au prestige de plusieurs millions de baïonnettes ; quant aux fameux explosifs, le jour où l’on voulut s’en servir, on s’aperçut que les mercenaires licenciés en avaient depuis longtemps communiqué la formule à leurs concitoyens.

Tout le monde, par malheur, ignorait ces détails. Aussi, fût-ce avec beaucoup d’étonnement que, dans le courant de floréal 300 (2092 de l’ère chrétienne), on apprit la nouvelle d’un débarquement des Maures en Andalousie.

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Des dissentiments aigus existaient, depuis plusieurs années, entre les trois communes d’Alméria, de Motril et de Malaga d’une part, et le sultan du Maroc d’autre part. Les perpétuels brigandages commis par les sujets de ce dernier avaient fini par lasser la patience des villes du littoral. Fatiguées de sentir leurs réclamations inutiles, de voir leurs ambassades mystifiées ou même grossièrement éconduites par les fonctionnaires marocains, elles se décidèrent à les menacer de représailles. Moins de deux semaines après, quatre jeunes filles malagaises étaient enlevées par des pirates et leur famille massacrée : on se décida à agir ; une barque appartenant à des pêcheurs de Ceuta fut saisie, et les hommes qui la montaient gardés à vue.

Cette manifestation d’énergie causa certainement plus d’émotion sur la côte espagnole qu’en Afrique. Les Andalous, effrayés de leur propre audace, terrifiés à l’idée de ses conséquences possibles, vécurent dans les pires transes, attendant d’une minute à l’autre la vengeance du sultan. Afin d’adoucir au moins sa fureur, ils comblèrent d’égards leurs prisonniers, les entourèrent de soins, leur prodiguèrent toutes les jouissances du luxe le plus raffiné ; si bien qu’au bout de huit jours de détention, six de ces sauvages sur onze étaient tombés malades par suite d’excès de table. Un d’eux, en dépit des médecins, alla même jusqu’à mourir en quarante-huit heures de vingt-sept glaces à la framboise, hâtivement ingérées.

L’annonce de cet accident ne contribua pas à calmer l’inquiétude générale des populations. Les habitants de Malaga tremblèrent de sentir peser sur eux le soupçon d’empoisonner leurs otages ; ils entendaient déjà leurs voisins les accuser de compromettre, par imprévoyance et maladresse, la bonne renommée de toute la péninsule ibérique ; en ces conjonctures, leur attitude fut ferme et calme ; ils jetèrent courageusement à la porte le conseil municipal en fonctions et en nommèrent un nouveau.

Celui-ci entra aussitôt en séance, et, après cinq heures de discussions houleuses, il vota un ordre du jour d’où il résultait que la situation était grave, non pas pourtant désespérée, mais susceptible néanmoins de le devenir. Le lendemain, il décida d’élire une commission chargée d’examiner la meilleure voie à suivre pour entrer en pourparlers avec Sa Majesté Chérifienne. Le rapport de cette commission fut unanimement approuvé, quand on le vit conclure à l’élargissement des dix prisonniers de Ceuta ; d’abord, on commençait à les trouver embarrassants ; ensuite, on pensa que cette démarche serait appréciée par leur gouvernement comme une marque de courtoisie et une preuve d’intentions pacifiques.

Ces sages efforts devaient cependant rester vains. Tandis que les communes andalouses se préparaient à toutes les concessions non incompatibles avec leur dignité, le sultan, soutenu par les deys d’Alger et d’Oran, mobilisait ses troupes, les concentrait aux divers points d’embarquement les plus favorables, et réquisitionnait pour leur transport jusqu’aux moindres bâtiments de commerce. Cette activité suspecte était matériellement impossible à dissimuler d’un bord à l’autre du détroit de Gibraltar ; ceux contre qui elle était dirigée ne l’ignorèrent pas. Ils s’obligèrent à ne rien voir et à ne rien dire pour ne pas s’épouvanter eux-mêmes ; puis, passant brusquement de leur sécurité feinte à un affolement très sincère, ils se résolurent à ne pas prolonger plus longtemps un si intolérable état de choses.

On convoqua des réunions publiques ; on créa des commissions nouvelles, on rédigea un premier programme politique qui fut mal accueilli, et remplacé immédiatement par un second qui fut beaucoup mieux reçu ; les municipalités se déclarèrent en permanence, et tombèrent d’ accord pour se concerter sur les mesures opportunes à prendre ; seulement, elles faillirent se brouiller en étudiant la question du meilleur mode de scrutin, et elles échangèrent des mots aigres en opérant la répartition de leurs besognes réciproques. Néanmoins, se ressaisissant aussitôt, elles reconnurent à l’unanimité que le moment était plus mal choisi que jamais pour rompre les bonnes relations amicales de jadis, et soulever des dissensions intestines. Un tribunal arbitral fut institué dans le but de trancher les points litigieux ; enfin le Grand Conseil de la Fédération des communes put ouvrir sa session et commencer ses travaux.

Il y procéda avec une promptitude à laquelle on ne saurait trop rendre hommage. Après avoir constaté, non sans pièces et témoignages à l’appui, le bon droit des villes andalouses et la mauvaise foi du gouvernement marocain, il énuméra minutieusement les démarches conciliantes tentées dans l’intérêt de la paix ; il n’essaya pas de dissimuler que ces démarches étaient demeurées stériles ; il montra le sultan rejetant toutes les avances de la diplomatie, refusant toute explication sur ses préparatifs militaires. Nouant des alliances suspectes pour la tranquilité générale, organisant, en un mot, tous les éléments d’une guerre offensive. Dans ces conditions, le Grand Conseil jugea qu’un conflit devenait chaque jour plus vraisemblable, et il conclut qu’on aurait probablement avant peu à repousser la force par la force.

Pour ne point se laisser prendre au dépourvu, il vota trois résolutions ; premièrement : d’envoyer à Sa Majesté Chérifienne une lettre officielle destinée à faire impression sur son esprit, en lui signalant la gravité des événements qui allaient se produire et dont Elle seule porterait la responsabilité devant l’histoire ; secondement : d’en appeler aux sentiments de solidarité de l’Europe entière, et de lui demander des secours en hommes, armes, ou objets d’équipement ; troisièmement : de vérifier le nombre et l’état des contingents mercenaires, et de les renforcer en leur adjoignant tous les citoyens libres que les médecins déclareraient à peu près valides et bons pour le service.

Le second paragraphe de ce dernier article ne passa pas sans difficultés ; cependant, il passa. Mais les embarras redoublèrent dès qu’on parla sérieusement d’en exécuter la teneur. Les jeunes gens, proposés comme recrues, se montrèrent dénués d’enthousiasme. On célébra devant eux la beauté de la tâche qui leur était dévolue ; on allégua les nécessités du salut commun ; on les proclama même par avance « héroïques défenseurs de la grande patrie humanitaire ». Ces divers moyens de persuasion les laissaient froids. Ils répondaient par la célèbre parole qu’écrivit jadis un des premiers apôtres de l’émancipation sociale, député au Parlement de la troisième République française : « La patrie est là où l’on se trouve bien. » Et ils affirmaient qu’ils se trouvaient très mal dans un pays où on risquait de se faire casser la tête. Assez rapidement de fréquentes désertions accentuèrent la défaveur qui s’attachait à l’idée d’enrôler les citoyens libres et le projet fut abandonné.

L’appel aux frères d’Europe n’eut également qu’un succès relatif. D’ordinaire, les Andalous n’étaient pas aimés ; la douceur de leur climat, la richesse de leur sol, l’éternelle clarté de leur ciel où la vie se déroulait spontanément joyeuse et insouciante, leur avaient épargné bien des efforts pour la conquête du bonheur ; on les voyait détenteurs de privilèges dus au seul hasard ; sans que personne osât se l’avouer, un vague sentiment d’envie se mêlait à l’apparente cordialité des relations habituelles ; on n’était point fâché, pour une fois, d’assister à leur détresse. Certes, ces déplorables jalousies ne furent point unanimes, et certaines exceptions méritent qu’on les loue. La ville d’Orléans, entre autres, n’écouta que ses inspirations généreuses ; dans chacune des dix communes les plus menacées, elle envoya deux délégués spéciaux, qui prodiguèrent aux habitants de bonnes paroles, et les félicitèrent chaudement de se dévouer ainsi pour la cause de la civilisation.

Il est triste, aujourd’hui encore, de songer que toute cette activité fiévreuse était dépensée en pure perte. Aucun argument d’humanité ou de justice ne prévalut contre le fanatisme brutal du sultan. Il voulait la guerre quand même ; il l’avait prévue et préparée de longue date ; dès que le moment lui parut opportun, il la déchaîna sans scrupule.

À vrai dire, ce fut moins une guerre qu’une simple prise de possession. Aussitôt que les premiers mouvements des flottes ennemies eurent été dénoncés par les sémaphores du littoral européen, les municipalités se portèrent au-devant des envahisseurs pour se rendre à discrétion et implorer merci. Une seule ville, Cadix, se crut de taille à résister ; confiante dans l’énergie de ses miliciens et d’un corps de volontaires recrutés à la dernière minute, elle refusa l’accès de sa rade aux bâtiments qui se présentaient, en coula trois qui essayaient de forcer le passage, et obligea les autres à cingler vers le large. Elle gagna à cet acte de témérité quelques jours de répit. Faible avantage ! Lorsque l’on songe surtout à ce qu’allait lui coûter son éphémère indépendance.

Le surlendemain cependant un double assaut, tenté par terre et par mer, aboutit à un échec des troupes musulmanes. Les Maures se retirèrent de nouveau ; mais les assiégés avaient autant souffert que les assaillants : soixante pour cent de leurs mercenaires, la seule ressource sur laquelle ils pussent sérieusement compter, se trouvaient hors de combat ; le reste, épuisé de fatigue, se fit tuer à son poste, le matin suivant, quand eut lieu la seconde attaque ; et le champ fut ouvert aux épouvantables représailles dont usa le vainqueur.

Tant par vengeance que pour prévenir par la suite chez d’autres adversaires toute velléité de se défendre, l’émir Ali-el-Hadji, qui commandait devant Cadix, résolut la destruction de la malheureuse cité. Avant la bataille, il avait promis à ses soldats dix heures de pillage ; jusqu’au coucher du soleil il les lâcha à travers les maisons et les rues, sans frein aucun ni contrôle ; le soir seulement, il ordonna à ses officiers de sonner le ralliement et de reformer leurs troupes. Ce qui restait dans la place d’hommes, de femmes et d’enfants fut dirigé vers l’Afrique et vendu sur les marchés d’esclaves. — Et l’émir s’éloigna, laissant derrière lui, comme monument de sa colère, un monceau de ruines désertes, d’où montait la fumée des récents incendies.

Cet exemple atroce n’avait pas même l’excuse de la nécessité politique ; c’était une cruauté gratuite. Car, si un pareil crime terrifia les populations, il ne pouvait pas les abattre plus qu’elles ne l’étaient déjà depuis le débarquement de la première chaloupe ennemie. Les chefs arabes savaient à n’en point douter que leur campagne se réduirait à une simple promenade militaire. Avec un peu de patience et de douceur, ils auraient bien fini, sans verser une goutte de sang, par triompher d’une pauvre bande d’exaltés.

Heureusement, ces monstrueuses violences ne se renouvelèrent pas. Impressionnée par la haute résignation morale de ses victimes. Sa Majesté Chérifienne consentit à formuler d’avance la loi qui leur serait imposée ; on sut désormais à quoi s’en tenir ; si dures que fussent les conditions du conquérant, elles valaient encore mieux que les capricieuses exigences de la soldatesque.

Moyennant une soumission immédiate, les communes étaient respectées ; sous promesse solennelle de se convertir à la religion du Prophète et de reconnaître l’autorité du sultan, les citoyens avaient la vie et la liberté sauves, et conservaient la pleine propriété de leurs biens ; en cas de refus, ils devaient, trois heures après sommation faite dans les rues par les crieurs publics, avoir évacué les villes pour se retirer vers le nord, par delà les montagnes de la Sierra Morena ; tout essai de rébellion, toute infraction aux règlements, tout retard même dans leur exécution étaient punis de la mort ou de l’esclavage.

Grâce au sang-froid des vaincus, ces pénalités excessives eurent rarement lieu d’être appliquées ; par dignité et par prudence à la fois, les Andalous ne s’y exposèrent point. Médiocrement soucieux d’expérimenter les avantages politiques et sociaux du régime marocain, ils émigraient en masse, sans attendre qu’on les y obligeât, emportant à la hâte quelques débris de leur splendeur passée. Mais, dans l’encombrement de cet immense exode, que refoulait en avant la marche impatiente des cavaliers berbères, qui comptera jamais le nombre des infortunés morts de fatigue, de douleur et d’effroi ? Les survivants de la lugubre tragédie se dispersèrent à travers le continent selon les hasards de l’exil. Ceux qui, au prix d’une assez triste abdication, purent demeurer dans leurs foyers, succombèrent rapidement à un mode d’existence pour lequel ils n’étaient plus faits. En moins de deux mois, les derniers vestiges de toute une grande famille humaine avaient été balayés de la surface du monde. — Et si l’invasion s’arrêta, c’est qu’elle le voulut bien.

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L’Europe, plus surprise d’abord qu’effrayée par ce hardi coup de force, n’avait pas tardé cependant à en ressentir de graves inquiétudes. Consciente des splendeurs de sa civilisation, elle n’avait jamais envisagé qu’avec dédain l’hypothèse d’une agression étrangère. Celle-ci la frappa de stupeur, puis d’épouvante. Subitement elle se crut perdue. Le calme revint le jour où elle acquit l’assurance de ne pas voir les Maures porter leurs conquêtes au delà de l’Andalousie. Mais le souvenir de l’alerte ne s’effaça pas complètement, aussitôt la crise terminée, et il fournit longtemps matière à des discussions intéressantes entre les diverses écoles de théoriciens politiques.

Les théoriciens, dont il existait toujours quelques représentants dans chaque commune, pouvaient être divisés d’une manière générale en deux groupes principaux : ceux qui avaient eu peur et qui étaient rassurés ; ceux qui également avaient eu peur, mais qui ne se rassuraient pas. Les premiers jouissaient d’une réputation de sagesse et de clairvoyance qu’on refusait aux seconds et obtenaient beaucoup plus de succès près de leurs contemporains. On leur savait gré d’avoir confiance dans l’avenir ; on appréciait les subtiles considérations scientifiques, philosophiques et stratégiques, par où ils prouvaient qu’un nouveau retour offensif des armées musulmanes était invraisemblable et impossible. On aimait à les entendre discourir, ne fût-ce que pour achever de se rassurer soi-même.

Quant aux autres, il n’y aurait pas à mentionner les sinistres prophéties qu’ils rééditaient sans cesse, si les événements n’avaient, d’une façon bien malencontreuse, justifié leurs appréhensions. Et puis, on ignore ordinairement que ce fut par leurs soins et avec leur appui que s’organisa cette fameuse Ligue contre la paix, dont la vogue occupa un moment l’opinion publique désœuvrée.

Le fondateur de cette société au titre belliqueux était le célèbre Frédéric Ledoux, déjà connu par ses travaux sur les Modes de reproduction intensive de l’espèce humaine. Il prétendait, en pleine civilisation, ressusciter l’esprit militaire, et déterminer un mouvement pour la création d’armées permanentes. Il ne détermina jamais que d’innombrables polémiques purement oratoires, dont rien ne sortit et dont rien ne pouvait sortir. Quand on fut las d’épuiser indéfiniment les mêmes arguments autour d’une question unique, on passa à autre chose : la Ligue contre la paix cessa d’attirer les amateurs de casuistique et d’éloquence ; elle mourut faute d’adhérents.

Néanmoins, elle était arrivée a entretenir quelques craintes vagues chez les esprits les plus fermes. Plusieurs communes d’Espagne, que le voisinage des Maures prédisposait a la circonspection, se répandaient d’autre part en incessantes doléances, et demandaient qu’on les protégeât contre le péril éventuel d’une irruption arabe. Tant pour leur donner satisfaction que par mesure de sûreté générale, trois cent vingt-deux villes se syndiquèrent dans le but de fonder une société nouvelle, dite des Missions modernes, qui se chargerait de civiliser les populations islamiques, et de leur prouver que tous les hommes sont frères, libres et égaux.

Ce vaste projet, dont l’histoire n’oubliera pas la philanthropie, aurait certainement exercé la plus salutaire influence, si son essor n’avait été arrêté dès le début par la mauvaise volonté des fonctionnaires mahométans. Non seulement, ils accueillirent sans sympathie les délégués des Missions modernes, mais encore, quand ils connurent l’objet de leur voyage, ils les engagèrent brutalement à repasser la frontière. La plupart se le tinrent pour dit et n’insistèrent point. Les plus tenaces et les plus dévoués payèrent d’audace, et commencèrent des tournées de conférences.

Mal leur en prit ; dès la première réunion, ils faillirent être lapidés par l’auditoire, comme blasphémateurs et sacrilèges : la police se montra à temps, pour dissiper la foule à coups de matraques et ramener les orateurs fortement endommagés. Mais la justice des cadis, à qui on les déféra aussitôt, n’estima pas la punition suffisante. Accusés de propager des doctrines perverses et de provoquer de troubles, ils furent condamnés à diverses peines. Aux uns, on bâtonna la plante des pieds ; aux autres, on coupa le nez ou les oreilles ; aux plus compromis enfin, on fit subir une amputation qui, en leur haussant la voix d’un octave, les privait à l’avenir de toute conversation criminelle avec les femmes. On les invita alors de nouveau à regagner leur pays, non sans les avoir prévenus qu’en cas de récidive on leur trancherait simplement la tête.

Ces marques de malveillance découragèrent instantanément l’apostolat ; après quelques mois de popularité, les Missions modernes eurent le sort de la Ligue contre la paix et d’autres sociétés semblables ; elles ne servirent plus que de motifs à des banquets périodiques, accompagnés de discours et de toasts. — D’ailleurs, leur discrédit s’expliquait par l’éloignement des catastrophes qui déterminèrent leur érosion ; quatre ans s’étaient écoulés depuis les événements néfastes de 300. L’émotion soulevée par le sac de Cadix avait eu le temps de s’éteindre ; les conquérants ne songeaient pas à avancer les limites de leurs conquêtes, et rien n’autorisait à présager qu’ils y songeraient jamais. L’Europe était lasse de l’agitation factice entretenue autour de cette histoire déjà ancienne ; elle demandait qu’on la laissât tranquille, et qu’on ne lui parlât plus ni de l’Andalousie, ni des Andalous, ni d’Allah, ni de son prophète.