L’An 330 de la République/L’Invasion

Léon Chailley (p. 115-140).

L’INVASION


Les circonstances semblaient alors conformes à ce désir d’apaisement. En 302, l’auteur responsable de la guerre, le sultan du Maroc, était mort, abandonnant une lourde succession à un héritier de vingt-cinq ans, son fils Ibrahim III, celui qui devait être plus tard Ibrahim-el-Kébir.

Ce terrible manieur d’hommes n’avait que vaguement révélé, dans son enfance et sa jeunesse, les prédispositions caractéristiques par où s’annoncent les destinées supérieures. Taciturne et mélancolique, il passait plutôt pour posséder une intelligence moyenne. Mais quelques familiers pourtant s’étonnaient de la dureté du regard qui perçait parfois à travers sa prunelle ordinairement voilée ; et ceux-là qui connaissaient aussi sa volonté froide, dissimulée soigneusement, sa force de résistance physique et morale, son secret mysticisme religieux, devinaient que, sous la personnalité superficielle et insignifiante, une autre se repliait sans doute à l’insu de tous, en de mystérieuses et redoutables rêveries.

On ignora longtemps en Europe la part qu’il avait prise aux affaires andalouses, le génie organisateur qu’il déploya pour les préparatifs de l’expédition, l’activité politique avec laquelle il improvisa le gouvernement des territoires annexés. Ses futurs sujets l’ignorèrent eux-mêmes, et, dans la simplicité de leurs âmes, en firent remonter toute la gloire au sultan, son père. Dominateur pour l’amour seul de la domination, certainement convaincu de son droit divin, Ibrahim se souciait peu de la faveur des foules. Il était bien le véritable autocrate d’Orient, enfermé dans sa majesté supra-humaine, presque invisible, exerçant sa puissance illimitée du fond de son palais et n’apparaissant qu’aux heures solennelles, pour prendre le commandement des croyants et les mener à la guerre sainte.

Ce n’est qu’aujourd’hui, en observant l’ensemble de ses actes, qu’éclatent aux yeux l’implacable unité de sa pensée et l’énergie patiente qu’il usa à en poursuivre l’exécution. Les vastes projets accomplis au seuil de la vieillesse, il les couvait en son esprit solitaire dès sa plus lointaine adolescence. Avant de régner, il en ébaucha les premières lignes par l’invasion de l’Espagne. Aussitôt qu’il régna, il se mit à son œuvre avec la ténacité fixe d’un monomane, et ne voulut plus s’en distraire qu’il ne la vît achevée.

Indifférent aux moyens, par la violence ou par la ruse, par la cruauté ou la persuasion, durant vingt-sept années, il remua l’Islam jusqu’à ce qu’il en eût centralisé entre ses mains les forces éparses. Il avait débuté dans son propre empire, bouleversant de fond en comble les anciens services publics dont il sentait la faiblesse ; il avait refait ses armements selon les données de la science moderne ; il avait assuré les ressources du trésor, grâce à une perception régulière des impôts. Quelques résistances plus ou moins ouvertes, brusquement noyées dans le sang, ne contribuèrent qu’à asseoir sa puissance et à agrandir son prestige par la terreur. Quand il se jugea maître d’un instrument solide, il le tourna contre les États voisins ; et alors commencèrent cette série de meurtrières campagnes et ce formidable assemblage d’alliances politiques, qui devaient aboutir à une sorte de confédération des peuples africains, sous la suprématie du Maroc.

Non content de cette autorité temporelle sans contrôle, le Chérif sut y joindre encore le mirage d’une prétendue mission religieuse. Descendant de Mahomet, il affirma recevoir directement l’inspiration du prophète ; et il le fit croire. En même temps qu’il démolissait et reconstruisait à sa guise un continent immense, il osait retoucher les textes coraniques ; et sa réforme, au lieu de le perdre, portait son renom de sainteté et son influence morale aux derniers confins du monde asiatique. Un jour vint où se réalisa en sa personne le rêve le plus prodigieux de despotisme absolu qui ait jamais pu hanter un cerveau humain. Il fut à la fois le pape infaillible et le césar vainqueur de cinq cents millions d’hommes fanatiques et belliqueux.

Pour quiconque a pénétré la marche de l’histoire, et sait que chaque germe tend d’une manière fatale à se développer jusqu’à épanouissement complet de ses forces latentes, l’apparition d’Ibrahim-el-Kébir n’est pas un phénomène inexplicable. On aurait pu pressentir le conquérant, dès longtemps avant la conquête : il était, en somme, l’aboutissement suprême, l’incarnation achevée du génie islamique sous ses divers aspects. Entre l’Orient et l’Occident, la lutte n’avait été qu’interrompue depuis les Croisades. L’Europe crut l’avoir terminée par des escarmouches victorieuses échelonnées à travers des siècles de trêve. Elle se trompa, et paya son erreur de sa ruine.

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L’écrivain qui étudiera plus tard la grande invasion musulmane, — si tant est que quelqu’un écrive et étudie désormais quelque chose, — ne pourra pas ne point tenir compte des origines lointaines auxquelles se rattachent les événements de l’année 329. Maintenant, dans le désarroi de l’épouvantable crise à peine assoupie, devant l’avenir voilé de noir, qui songerait à une œuvre de science et de pensée ? Les documents ou les témoignages n’existent même pas. De la tragédie où sombra la société civilisée, chacun ne connaît que de rares fragments et des détails spéciaux. L’ensemble demeure obscur, presque inconcevable, rebelle pour le moment à toute espèce de commentaire sérieux.

On sait seulement que, sur un terrain plus vaste, les hostilités s’engagèrent dans des conditions identiques à celles qui firent naître, en 300, le conflit andalous-marocain. Des malentendus soulevés par la mauvaise foi du sultan déterminèrent peu à peu, de part et d’autre, une surexcitation aiguë ; l’Europe, sans admettre la possibilité de son anéantissement définitif, n’ignorait pas néanmoins les ressources militaires d’Ibrahim ; elle craignait un nouveau coup de main sur une nouvelle portion de son territoire. Sa faute — honorable entre toutes — fut de croire encore une fois à la Justice, au droit et à la raison, et de perdre son temps en pourparlers diplomatiques avec un adversaire décidé aux pires violences. D’aucuns ont insinué, il est vrai, qu’une longanimité aussi manifeste s’explique simplement par une répugnance naturelle à se battre ; mais de pareilles hypothèses n’équivaudraient à rien moins qu’à une accusation de lâcheté.

Au printemps de 329, le Chérif se démasquait brutalement par l’invasion de l’Espagne, un débarquement dans le Sud italien, et le pillage de plusieurs localités de l’ancienne Provence française. À la même époque, deux émigrations asiatiques se portaient, l’une vers la péninsule des Balkans, la seconde vers la Russie par la côte Nord de la Caspienne, ramassant le long de leur route les innombrables hordes toujours prêtes aux aventures, et traînant à leur suite un peuple de femmes et d’enfants Ce ne fut pas une guerre ; l’Asie et l’Afrique barbares débordaient à la fois sur l’Europe.

Dès le premier choc, celle-ci plia ; elle ne possédait ni marine, ni armées, ni travaux de défense, ni administration quelconque, sauf quelques centaines de mille de petites organisations municipales disparates, hors d’état de s’entendre en deux ou trois semaines pour combiner une action commune. Certaine de sa supériorité scientifique, elle vivait depuis des générations dans l’idée aveugle que les découvertes de ses chimistes et de ses ingénieurs lui garantissaient une éternelle sécurité. Elle oubliait seulement que, au milieu de la pacification générale, elle avait absolument négligé l’entretien de sa machinerie destructive ; elle oubliait surtout que, au premier et au deuxième siècle de l’ère républicaine, tandis qu’elle répandait sa civilisation chez les races voisines, elle leur avait appris l’existence, la fabrication et le maniement des engins qui aujourd’hui se retournaient contre elle.

Devant l’attaque simultanée sur cinq points de la frontière, il y eut une débâcle gigantesque, un reflux énorme et brusque des populations vers les pays du centre et du nord. Le flot des envahisseurs roula à travers des villes mortes ; il se ralentit à se disperser parmi les territoires déserts. Mais l’hiver seul, un des plus précoces et des plus rigoureux que l’histoire mentionne, arrêta son élan. L’Islam avait atteint déjà à l’est les bords du Dnieper ; au midi, il occupait la vallée du Danube, la Lombardie, la côte méditerranéenne des Alpes aux Pyrénées, le versant méridional du bassin de la Garonne, toute l’Espagne. Il n’attendait que la saison favorable pour reprendre sa marche.

Ce répit, qui semblait laisser place à un reste d’espérance, fut peut-être au contraire le plus atroce épisode du drame. Mieux eût valu un dénouement immédiat que cette agonie prolongée durant des mois dans la fièvre de l’épouvante. Rapidement, les dernières illusions croulèrent : la vision de l’inévitable s’imposa ; il n’y avait plus, de jour en jour, qu’à regarder venir la catastrophe finale.

On doit reconnaître pourtant qu’aucun des suprêmes efforts n’a été négligé pour le salut de l’Europe : tous demeurèrent vains. Les milices musulmanes, probablement achetées par des coreligionnaires, ne s’étaient pas donné la peine, en présence des malheurs publics, de dissimuler leurs sentiments. Dès le début, des mutineries partielles se produisirent ; la discipline se relâcha ; il devenait impossible de faire fond sur des troupes d’une fidélité aussi suspecte. À la première tentative de répression, des révoltes éclatèrent ; les autorités civiles, en plusieurs communes, furent violentées par les soldats, quelques personnes massacrées, quelques maisons mises à sac. Une guerre intérieure s’annonçait imminente. On se félicita de pouvoir presque partout licencier à prix d’or les mercenaires qui n’avaient pas déserté déjà en emportant leurs armes.

Malgré la gravité de l’événement, l’énergie des vaincus ne fléchit pas encore. Il fallait en hâte reconstituer les effectifs militaires. On exhuma des bibliothèques les antiques règlements administratifs, qu’on essaya d’appliquer tant bien que mal. Le recrutement s’effectua à peu près. Des dictatures avaient surgi de divers côtés, sans qu’on voulût approfondir pourquoi ni comment ; elles surent au moins poursuivre et contraindre les réfractaires, improviser les différents services, pourvoir aux mesures les plus urgentes et mettre une cohésion vague dans le chaos des initiatives individuelles. Leur œuvre serait intégralement digne d’éloges, si elle n’était due à une autorité dont on chercherait en vain l’origine régulière.

Au printemps de 330, sans compter trois autres armées en Pologne, en Bohême et dans l’ouest de la France, cent vingt-cinq mille hommes se trouvaient concentrés au sud de la Loire, retranchés derrière les Cévennes, et prêts à agir dans la vallée du Rhône. En l’absence d’officiers supérieurs, on les avait mis sous les ordres d’un Conseil de commandement général, composé de vingt membres, et chargé de conduire les mouvements d’ensemble. Parmi eux, le biographe de Charlemagne et de Napoléon, le célèbre Adolphe Thibaudier, jouissait d’une réputation de compétence méritée pas ses travaux antérieurs. Dans la séance où fut discutée l’ouverture des opérations, il rappela à ses collègues que tous les stratégistes illustres préconisèrent toujours la tactique offensive ; il cita des exemples ; et son opinion, d’abord froidement accueillie, finit par rallier la majorité des suffrages.

L’armée du centre se mit en marche, déjà démoralisée par les fatigues de la vie nouvelle qu’elle subissait depuis quatre mois. Divisée en cinq corps, elle devait par cinq voies différentes se diriger sur Lyon, pour se porter de là ultérieurement vers le point le plus favorable où l’on pût offrir le combat.

Il y aura plus tard un bien intéressant sujet d’études à rechercher comment s’opéra la dislocation, on pourrait dire l’évanouissement, de cette masse d’hommes. Beaucoup moururent sans doute de maladies et de privations ; beaucoup aussi peut-être se laissèrent envahir par le découragement et abandonnèrent le poste qui leur avait été confié. Il faut croire que la déroute s’accomplit d’une manière continue par une multitude de désertions individuelles ; car personne n’a jamais signalé aucune insubordination de la part d’aucun groupe un peu nombreux, refusant en masse l’obéissance à ses chefs. Quant aux soldats tués en bataille rangée, ils ne sauraient entrer en ligne de compte ; le chiffre de ceux qui tombèrent aux environs de Roanne, sous les sabres des cavaliers maures, a été établi sans conteste ; il monte exactement à quatre-vingt-deux.

Cette unique rencontre avec une poignée d’éclaireurs musulmans suffit pourtant a déterminer la débâcle suprême. Ibrahim avait calculé juste en semant au loin devant lui, quelquefois à soixante, quatre-vingts ou cent lieues de sa première ligne, quelques escadrons isolés dont le passage seul épouvantait les populations et paralysait toute résistance. Le 18 prairial 330, à trois lieues de Roanne, alors que les forces ennemies évoluaient encore à travers le Dauphiné et n’avaient pas dépassé Valence, un de ces partis d’extrême avant-garde heurta une colonne d’Européens. La plus effroyable débandade se produisit aussitôt, gagnant de proche en proche, avec une rapidité foudroyante, ceux-là même que l’éloignement mettait à l’abri d’une attaque immédiate. Par bonheur, les Arabes, sentant leurs montures fatiguées, n’exigèrent d’elles qu’un effort, et ne renouvelèrent pas la charge. Ils avaient perdu cinq hommes, dont un qui se brisa les reins en tombant de cheval, et quatre autres tués par l’explosion d’une voiture de cartouches.

L’effet moral de ce malheureux engagement n’en fut pas moins immense. Il se répercuta en deux ou trois jours jusqu’aux limites de ce qui restait du monde civilisé. La ruine d’une armée entière n’était rien, comparée a ce désastre des dernières énergies survivantes. La terreur, le désespoir hallucinèrent les imaginations ; on attribua aux musulmans des raffinements de cruautés atroces ; on rêva, tout éveillés, des cauchemars de tortionnaires.

Pour comble, des épidémies disparues depuis des siècles, le typhus, la variole, la peste, arrivèrent à la suite des hordes asiatiques. Brusquement tirés des réceptacles lointains où ils sommeillent éternellement, fouettés par le va-et-vient d’énormes agglomérations humaines, les horribles fléaux parcoururent en moins d’un mois l’étendue de l’immense champ de bataille. Vainqueurs et vaincus, également frappés, succombaient par centaines de mille ; les cadavres pourrissaient en plein air, sur les routes, ou dans les maisons abandonnées, créant ainsi sans cesse des foyers d’infection contagieuse. Mais, tandis que, chez les envahisseurs, les vides se comblaient continuellement par des afflux d’immigrants nouveaux, certaines régions envahies, ou près de l’être, se dépeuplèrent en quelques jours, sans que nul, dans le désarroi universel, songeât à secourir les sinistrés.

Alors, devant cette subite accumulation d’infortunes et de souffrances, un vent de folie furieuse sembla avoir passé sur l’Europe. Des hommes, des femmes, des enfants même se refusèrent à attendre leur destinée prochaine et se donnèrent la mort. Le suicide en commun fut la dernière élégance macabre de cette grande société agonisante ; des rendez-vous étaient pris à date fixe ; après des orgies sans nom où le plus souvent le sang avait coulé, au milieu des fumées de l’ivresse, les convives s’égorgeaient les uns les autres, ou se brûlaient vifs dans leurs demeures incendiées. La foule assistait, stupide, à ces lugubres spectacles, ou y applaudissait avec des cris de joie incohérents, les yeux brillant déjà d’une démence pareille.

Bientôt la frénésie nerveuse des misérables monta à son paroxysme. Une sorte de délire homicide secoua les cerveaux désemparés. On cita en plusieurs villes des faits de cannibalisme, dont quelques-uns accompagnés de circonstances effroyables. Tous les cabanons de toutes les maisons de fous paraissaient être à la fois déversés à travers le monde. Des bandes de forcenés descendirent dans les rues, jetant au hasard des hurlements d’hystériques, massacrant les passants dont ils déchiquetaient les cadavres à coups d’ongles, renversant les édifices coups d’engins explosifs. Parfois, des combats s’engagèrent entre deux troupes de ces aliénés. On vit des communes entières s’anéantir ainsi de leurs propres mains dans une crise générale et soudaine de fureur destructive. — Quand les armées musulmanes défilèrent devant Orléans, la ville depuis neuf jours, n’était plus qu’un monceau de cendres fumantes.

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Le 28 vendémiaire 331, Ibrahim-el-Kébir lui-même arriva dans les Flandres. Les opérations militaires se trouvaient partout à peu près terminées. Les cantons de la Suisse montagneuse et de l’Écosse, où persistent encore aujourd’hui quelques débris de familles européennes, avaient seuls été épargnés par les envahisseurs. Le sultan venait en personne prendre possession de son nouvel empire.

Quand il toucha les rivages de la mer du Nord, aux environs de Blankenberghe, le conquérant, arrêtant son escorte, se lança au galop jusqu’au bord de la plage. Les sabots de son cheval dans l’écume des vagues, il demeura longtemps immobile et silencieux, contemplant les flots aux reflets glauques qu’il n’avait jamais vus, le ciel froid, brumeux et gris où descendait le pâle soleil des régions septentrionales. Devant l’inconnu de l’horizon désert, il lui sembla avoir poussé sa marche victorieuse jusqu’aux limites du monde ; l’orgueil de la domination satisfaite gonfla son cœur. C’est alors qu’il dicta au marabout Hassan-ben-Nafich la fameuse proclamation dont le texte a été conservé, et par où se ferme tout un cycle de l’histoire :

« Au nom de Dieu tout-puissant et miséricordieux !

« Louanges à Lui ! Gloire à ses prophètes ! Gloire et bénédiction aux croyants qui ont vaincu sous l’étendard sacré ! Le fer, le feu et le sang ont effacé la pourriture de la terre.

« Dieu est au-dessus de nous ; et il m’a conduit par la main, moi Ibrahim, jusqu’aux confins de l’espace, pour exterminer les Infidèles qui méprisent la parole sainte, et qui s’adonnent aux vaines sciences puisées dans les livres, à la mollesse et à l’oisiveté.

« Au nom de la foi unique et vénérable, j’abolirai les derniers vestiges de leur infamie et de leur corruption ; j’abaisserai dans la poussière cette race de chétifs et d’énervés, et je partagerai les riches royaumes qu’ils détenaient entre les forts et les braves ; je réduirai à l’oubli l’enseignement pervers dont ils se faisaient gloire ; je détruirai les monuments de leur luxe ; et je bâtirai à la place des milliers de sanctuaires éternels, d’où la prière montera vers les cieux,

« Allez ! et obéissez à ce que je dis ! Cultivez le sol qui vous appartient désormais. Résignez-vous à la pauvreté ou à la douleur. Écoutez les chefs qui vous commandent. Jouissez des joies de la vie, et ne craignez point la mort. La destinée de l’homme est en dehors de l’homme. Et, s’il est écrit que vous périrez un jour de bataille, le paradis est à l’ombre des sabres. »

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Et maintenant, hélas ! rien ne reste debout de ce qui fut édifié par le labeur des siècles. Les envahisseurs ont foulé aux pieds l’œuvre la plus admirable de la sagesse humaine. Une morale grossière, sanctionnée par la croyance en Dieu, remplace la délicate tolérance scientifique de jadis ; les criminels sont punis ; indifférents à l’amélioration ou au bien-être général, les hommes s’occupent d’observer une loi prétendue divine, dont ils négligent d’analyser le fondement rationnel ; ils se soumettent à des autorités gouvernementales qu’ils ne discutent même pas ; ils n’estiment que des vertus de brutes : la foi, la patience, la sobriété, le courage, et ne pratiquent que des devoirs vulgaires. Heureux et fiers de leur force, inconscients de leur servitude, de leur ignorance et de leur misère, inaptes aux merveilleuses subtilités de l’esprit moderne qu’ils dédaignent faute de le comprendre, ils se vantent d’avoir anéanti l’Europe ; ils s’y installent, s’y organisent et s’y multiplient avec la fécondité des races inférieures. Et le plus intelligent d’entre eux serait incapable de citer les minéraux dont se compose Sirius. … …

Les barbares ont reconquis le monde. La civilisation est morte.