L’An 330 de la République/Coup d’œil général et rétrospectif

Léon Chailley (p. 27-53).

COUP D’ŒIL GÉNÉRAL
ET RÉTROSPECTIF


La commune d’Orléans, non plus que les autres communes du monde, n’en était pas venue sans effort à cet état de miraculeuse prospérité. Rien qui n’eût été conquis en effet de haute lutte contre l’inégalité, la misère et l’injustice. Une dépense de dévouement inépuisable et de labeur sans trêve, trop souvent des flots de sang répandus formaient le bilan mélancolique et glorieux de cette suprême crise plusieurs fois séculaire où la civilisation dut se débattre contre l’inertie et l’ignorance de la barbarie antique.

La Révolution française avait préparé tout ; en réalité, elle ne fonda rien. À une noblesse héréditaire, elle substitua une aristocratie de l’argent ; à une oppression, une autre oppression non moins lourde. Jamais elle ne se décida à comprendre qu’une société reste infailliblement réduite à l’impuissance tant qu’elle n’a pas secoué des entraves comme la religion, la patrie, la propriété ou la famille. La Convention marque une date dans l’Histoire ; elle ne fait pas avancer d’une ligne le bien-être de l’espèce ici-bas.

Les divers régimes, monarchiques ou césariens, qui s’imposèrent ensuite n’avaient pas qualité pour trancher le problème des revendications populaires. Pendant près de quatre-vingts ans, — sauf durant la courte éclaircie de la seconde république —, l’Europe sembla hésiter. D’illustres penseurs rédigèrent d’admirables systèmes ; certains apôtres, mieux inspirés, suscitèrent une multitude d’émeutes sanglantes qui entretinrent la foule dans la conscience de ses droits et qui valurent à la plupart des chefs des situations avantageuses. Le progrès général n’en marchait pas moins avec une extrême lenteur ; il fallut qu’une simple question dynastique et nationale vînt par hasard à surgir pour provoquer un cataclysme et donner aux aspirations légitimes de l’humanité une recrudescence nouvelle.

La guerre franco-allemande, provoquée par les ambitions particulières du roi Guillaume et de l’empereur Napoléon III, fut le mal d’où les circonstances devaient faire jaillir le bien. La proclamation seule de la Commune de Paris eût suffi à payer les milliers de cadavres semés sur les champs de bataille ; elle était la première réalisation matérielle de l’idée qui plus tard a dominé la terre ; elle allait créer pour l’avenir un symbole aux réformateurs sociaux.

En allumant la guerre civile devant ceux qu’on appelait alors les étrangers ou les ennemis, le gouvernement insurrectionnel parisien nia la patrie et affirma la fraternité universelle ; en fusillant les prêtres, magistrats ou officiers qu’il détenait en otages, il frappa à mort la religion, la magistrature, l’armée, tous les agents d’ignorance et de servitude ; en brûlant les maisons et les palais, il renversa l’idole de la propriété et du capital. Plus tard, il eut ses martyrs. Et puis, comme le droit reste toujours le droit et finit par triompher quand même, une heure vint où un parlement de bourgeois apeurés n’osa plus maintenir dans ses bagnes les héros de la révolution communaliste ; il joua, vis-à-vis de ses victimes, la comédie du pardon ; avec une générosité dérisoire, il offrit l’oubli de ses propres crimes à ceux qu’il avait dépouillés, exilés, emprisonnés, massacrés. Les misérables subirent en silence cet affront suprême, et n’oublièrent rien. La propagande reprit. Le germe du bonheur futur était semé et avait éclos ; il ne lui restait qu’à s’épanouir.

L’état politique et moral de l’Europe ne lui fournissait pas un terrain défavorable vers la fin du Ier siècle de l’ère républicaine ; dans ces sociétés qui se prétendaient toutes plus ou moins démocratiques, et qui étaient toutes plus ou moins fortement hiérarchisées, les classes dites dirigeantes ne possédaient elles-mêmes aucun principe directeur et ne connaissaient guère que leur intérêt égoïste et immédiat ; d’autre part, avec la diffusion de l’instruction, avec la liberté de la presse, les classes dirigées s’émancipaient peu à peu des vieilles tutelles par où on les maintenait jadis. D’année en année, elles réclamaient plus impérieusement leur part de bien-être et de jouissances ; elles menaçaient de recourir à la force pour obtenir justice ; en dépit de leur pauvreté et des entraves légales qui les enchaînaient, elles syndiquaient leurs aspirations disséminées et arrivaient à s’organiser pour la lutte.

Cette lutte, tous la sentaient nécessairement prochaine et probablement implacable ; en réalité pourtant, elle demeurait impossible tant que les puissantes administrations militaires qui résultaient de la guerre franco-allemande n’auraient pas été dissoutes.

Le système de la nation armée avait servi peut-être la cause du socialisme, aussi bien en aggravant la charge des impôts qu’en faisant de la caserne un lieu de rapprochement entre ouvriers de la terre et ouvriers de l’usine. Néanmoins, il entretenait dans les foules les sentiments nationalistes, et constituait en faveur des gouvernants une garantie d’immunité à peu près infrangible. Là encore, le droit finit par vaincre ; quand le militarisme eut comblé la mesure des ridicules, des hontes et des horreurs qu’implique son essence même il s’écroula aux applaudissements unanimes des peuples.

Longtemps auparavant, les philosophes avaient déjà démontré les monstruosités de la guerre. Ils l’accusaient de ne rien prouver ; eux, en revanche, prouvaient, chiffres en main, que chaque bataille coûte un nombre considérable de vies humaines, crée un obstacle au développement de l’agriculture, de l’industrie et du commerce ; ils établissaient en outre qu’une balle ou un boulet suppriment aussi bien un homme de génie qu’un imbécile, un honnête homme qu’une canaille ; en vertu de quoi, ils concluaient à l’immoralité des duels internationaux où les races primitives mettaient leur plus chère gloire.

Certains de ces mémorables philanthropes s’étaient voués à leur œuvre de paix avec une passion d’apôtres ; lentement, à force de travail et de patience, ils obtenaient d’appréciables résultats. Un temps vint où, une fois l’an, ils purent se réunir en congrès entre adeptes des mêmes doctrines et échanger des discours sur toutes les questions où ils étaient sûrs de s’accorder. Quant aux autres, ils les écartaient impitoyablement de l’ordre du jour dans la crainte de soulever des conflits ; et l’expérience prouva à mainte reprise que cette précaution était sage ; car si les pacificateurs s’entendaient admirablement sur les avantages qu’il y a pour les peuples à ne point se battre, ils se querellaient souvent avec violence sur les moyens pratiques d’atteindre cet idéal. Aucun motif plausible ne semblait exister qui empêchât ces institutions anti-belliqueuses de demeurer prospères. Elles suppliaient qu’on leur accordât le désarmement, prêchaient la théorie de l’arbitrage et jouissaient de l’estime générale. Il fallut une série de malheureux hasards pour faire tourner à mal leurs intentions et leur donner dans les affaires d’Europe un rôle qu’elles ne recherchaient pas.

Dès avant la session qui devait se tenir à Lausanne au printemps de l’année 112 (1904 du christianisme), il apparaissait qu’un parti nouveau allait surgir au congrès, en opposition avec l’ancien qu’il inculpait de mollesse, d’incurie et d’inintelligence. Ce parti prétendait ne pas s’en tenir éternellement à l’éloquence platonique qui était de fondation dans les diverses sociétés en faveur de la paix, et il voulait qu’on tâchât de régler à l’amiable les multiples points litigieux qui maintenaient l’Europe en armes. Cette dérogation aux usages les mieux consacrés sembla grosse de périls à beaucoup de bons esprits ; ils n’en dirent rien, naturellement, dans la crainte de passer pour timides ; mais ils n’en pensèrent pas moins ; et les événements prouvèrent qu’ils avaient pensé juste.

Tous les journaux de tous les pays entrèrent immédiatement en campagne dès qu’ils eurent un soupçon vague des projets couvés par une fraction des congressistes ; ils engagèrent des polémiques, et, aussitôt après envoyèrent en hâte des reporters aux informations ; ceux-ci revinrent munis d’une masse de renseignements confus ou contradictoires, qui suscitèrent des démentis, sur lesquels se greffèrent de nouvelles affirmations, suivies de répliques, d’accusations calomnieuses, d’injures personnelles, de provocations et de rencontres. Au bout de trois semaines, les gouvernements européens commençaient à s’inquiéter de l’énervement populaire qu’ils sentaient grandir autour d’eux et qui pouvait les déborder d’un moment à l’autre ; ils songèrent à s’entendre pour interdire la menaçante manifestation qui se préparait ; seulement, aucun n’osa prendre l’initiative d’une première démarche dans la crainte de paraître avoir peur.

Le Congrès eut donc lieu et ne fit pas de difficulté dès l’abord à démasquer ses intentions. Quand le bureau eut été constitué, un des délégués français monta à la tribune, et demanda que, conformément au droit des gens, on réglât par voie de plébiscite et d’arbitrage la question d’Alsace-Lorraine. Un immense hourvari composé d’acclamations et de huées, coupa brusquement la parole à l’orateur. Il dut se rasseoir, tandis que la sonnette du président sonnait désespérément sans parvenir à dominer le tumulte. Les assistants s’interpellaient de leur place et refusaient d’écouter leurs rares collègues qui avaient gardé un certain sang-froid. Les phrases les plus désobligeantes pour les deux nations en cause s’échangeaient avec libéralité entre Français et Allemands appuyés par leurs amis réciproques. En vain, de son fauteuil où le clouait un accès de goutte, le vieil Octave Thomas, agitant ses mains séniles, gémissait d’une voix onctueuse : « Ne parlez pas de ça, mes amis ! Mes chers amis, ne parlez pas de ça ! » Personne ne se souciait de ses conseils. Le tapage cessa quand la fatigue et la poussière eurent à peu près rompu les cordes vocales des interpellateurs.

Malheureusement, devant le tolle de l’opinion en Allemagne, le gouvernement de l’Empire ne put pas ne point solliciter diverses explications du gouvernement de la République française. Celui-ci répondit courtoisement qu’il n’était pour rien dans la croisade prêchée par ses nationaux ; il déplora leurs excès et désavoua leurs agissements ; mais aussitôt ; — redoutant d’être convaincu par la presse de pusillanimité et de platitude, — il ajouta sèchement qu’il n’abandonnait pas et n’abandonnerait jamais les revendications territoriales formulées par les victimes du traité de Francfort.

Pendant trois jours, des dépêches aigres-douces inondèrent les deux chancelleries : les Parlements respectifs des deux États posèrent des questions, lurent des manifestes, improvisèrent des discours et protestèrent de leur profond amour pour la paix, tout en déclarant avec véhémence qu’ils feraient massacrer jusqu’à leur dernier fantassin plutôt que de subir la moindre humiliation ; les journaux, de leur côté, imprimèrent des kilomètres de prose patriotique. Le quatrième jour, dans la soirée, l’état-major allemand donna ordre, comme mesure comminatoire, de mobiliser un corps d’armée. Sur quoi, le cinquième jour, au matin, la France en mobilisa deux.

À la nouvelle de ce double événement, un frisson passa sur l’Europe. Chacun comprit que l’heure était venue de la grande liquidation si longtemps retardée, et, sans protestations vaines, en silence, on se prépara à la lutte inévitable. Une seule puissance tenta le suprême effort de s’interposer entre les belligérants ; l’Angleterre protesta au nom de l’humanité et offrit ses bons offices pour arranger les choses, à la condition qu’on lui laissât occuper l’Égypte et le Maroc. Il était trop tard : on n’eut pas même le temps d’examiner sa proposition.

Le Congrès en faveur de l’arbitrage et du désarmement n’en continuait pas moins ses travaux avec la ponctualité que donne la vraie foi. Effrayé de ses propres déportements, il n’avait pas tardé à prendre ses précautions contre lui-même et à voter la question préalable sur les nombreux sujets brûlants de la politique contemporaine. Ensuite, soulagé de tout pénible souci, il s’était joyeusement replongé dans ses conférences habituelles sur l’horreur meurtrière des batailles et l’immoralité des boulets de canon. On votait déjà le septième paragraphe du vœu accoutumé pour la suppression de la guerre, quand on apprit qu’un choc de cavalerie entre dragons et uhlans venait d’ensanglanter la frontière franco-allemande. Pour la première fois, il fallut changer la rédaction de l’ordre du jour par où le Congrès terminait ses séances. On n’avait plus lieu de se renvoyer les uns aux autres les félicitations annuelles.

Il n’y a pas à insister sur cet effroyable drame de l’an 112. Personne n’en ignore les sombres péripéties, les chances longtemps incertaines, le dénouement brusque et imprévu. En cinq semaines, quinze millions de baïonnettes avaient été levées des confins de l’Oural au détroit de Gibraltar ; on s’était battu furieusement en Lorraine et en Pologne, sans cesse obligé à des changements de tactique par le perfectionnement des engins de guerre, les vainqueurs du jour vaincus le lendemain, la vie intérieure des peuples suspendue et ruinée, leur existence nationale toujours à la merci d’une catastrophe suprême, qui d’ailleurs ne se produisit nulle part. En cinq mois, les milliards engloutis ne se chiffraient plus ; quatre millions d’hommes avaient péri ; il y eut un moment de stupeur instinctive dans l’âme des combattants ; d’elles-mêmes, les hostilités s’arrêtèrent, et des propositions d’arrangement furent timidement émises.

Les membres du Congrès de la paix, revenus de leurs récentes désillusions, jugeaient l’instant opportun pour rentrer en scène. Ils tinrent une réunion intime, et commencèrent a composer un mémoire plein de maximes fraternelles qui faillirent rallumer la lutte. Seulement, comme l’Europe était en état de siège, et se trouvait soumise au régime militaire, le gouverneur de Paris fit dissoudre, de sa propre autorité, la Société en faveur de l’arbitrage international, et, avec une brutalité soldatesque, il menaça ses membres de les flanquer en prison, s’ils ne consentaient pas à rester tranquilles. — Les conférences reprirent entre diplomates ; la France et la Russie, moins épuisées que les puissances rivales, exigèrent le désarmement, la restitution de l’Alsace-Lorraine et un remaniement des États balkaniques. Un traité fut enfin signé ; et le monde respira.

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Jamais, à aucune époque, on doit le reconnaître, le progrès ne marcha à pas aussi rapides que dans le demi-siècle qui suivit le bouleversement de l’an 112. Les pouvoirs monarchiques tombèrent les uns après les autres, presque sans révolutions ; émancipés de l’oppression royale et aristocratique, délivrés du souci des invasions étrangères et allégés d’une grande partie des impôts, les peuples purent se consacrer au développement de la civilisation, de la science et du bien-être général. Le règne de l’humanité commençait sur la terre.

L’organisation du travail et l’abolition du capital ne se réalisèrent évidemment pas du jour au lendemain, sans que bien des essais malheureux eussent été tentés ; toutefois peu de sang coula ; les violences furent assez rares et circonscrites uniquement sur les points où l’esprit de réaction résista au courant. Presque nulle part ne s’accomplirent ces scènes de massacre, d’incendie et de pillage que les prophètes du passé barbare avaient imaginées comme un épouvantail aux yeux des foules.

On expérimenta successivement, et avec loyauté, les panacées diverses des anciennes écoles socialistes : fixation par l’État du taux des salaires, intervention du pouvoir central dans les rapports entre patrons et ouvriers, limitation de la journée de travail à huit heures, reprise et exploitation par la collectivité de tous les biens individuels, suppression de l’héritage… Ces importantes réformes ruinèrent rapidement non seulement la grande féodalité financière, mais aussi jusqu’aux plus modestes des capitalistes ; elles n’allèrent pas non plus, il est vrai, sans une diminution très notable et assez inquiétante de la fortune publique. On les accepta cependant pour l’amour de la justice ; et puis c’est toujours un grand adoucissement à la misère de penser qu’on ne se trouve point seul à la subir et que les autres en souffrent autant que nous.

Le malaise ne fut d’ailleurs que transitoire ; le bonheur ne sortit pas des transformations sociales ; elles contribuèrent néanmoins, quand les découvertes de la science eurent résolu le problème de la production économique. Dès la seconde moitié du IIe siècle, la mise en œuvre du transport de la force par l’électricité donna à l’industrie un essor sans précédents ; le flux et le reflux de la mer, les cascades, les cours d’eaux, les collines ou montagnes exposées au vent reçurent des appareils accumulateurs d’où le fluide rayonnait vers des centaines d’ateliers ; les machines ainsi actionnées pour un prix dérisoire, et sans cesse perfectionnées par les ingénieurs, arrivèrent à fournir par milliards les objets fabriqués, jadis les plus coûteux ; en même temps, la seule grande révolution qui soit à signaler dans la chimie depuis les travaux de Lavoisier permettait de transmuer à l’infini les matières vulgaires que produit la nature en quantités inépuisables ; la culture du sol devint quasi-inutile ; la récolte des substances brutes, marines ou terrestres, — s’opérait sans efforts, au moyen de procédés mécaniques ; l’homme par son génie, tendait peu à peu à faire du monde extérieur un prodigieux laboratoire parfaitement agencé, et exigeant à peine une surveillance insignifiante.

Devant l’abondance et la surabondance des richesses, la journée de huit heures, par la force seule des choses, ne tarda pas à se réduire à six, à quatre, puis à deux heures ; bientôt même la moindre assiduité quotidienne devint superflue ; l’outillage des manufactures se chargeait amplement de subvenir aux besoins, de la consommation, pourvu que chaque citoyen lui consacrât quelques instants de sa semaine. À la fin, on jugea plus simple, pour ces corvées, d’entretenir collectivement un certain nombre d’ouvriers chinois ; et, comme il était à craindre que la présence de ces étrangers constituât un péril, chaque commune se composa par prudence une milice de mercenaires musulmans, campés en dehors de la ville, soumis à une discipline très stricte, et toujours disponibles dans le cas peu probable de troubles intérieurs ou extérieurs. Il n’y avait plus désormais personne, dans les sociétés civilisées, qui ne pût s’adonner intégralement aux occupations nobles, aux recherches intellectuelles qui font le véritable prix de la vie.

Un suprême progrès restait à accomplir cependant avant que l’humanité eût franchi la dernière étape de son développement absolu ; en dépit des améliorations successives apportées par le temps et les mœurs, la tyrannie étatiste, à la fin du IIe siècle, pesait encore d’un poids lourd sur les libertés individuelles. Assurément, les anciennes dénominations nationales n’étaient plus guère que des expressions géographiques ; le sentiment de la patrie avait disparu des âmes les plus crédules, aussi bien que les croyances surnaturelles et religieuses. Les provinces d’abord, les communes ensuite avaient peu à peu conquis une autonomie presque complète. Par le fait seul néanmoins de créer, d’entretenir et d’exploiter les grandes voies de transport et de communication, — routes, canaux ou chemins de fer —, une administration centrale persistait, étendant ses ramifications d’un bout à l’autre du territoire, maîtresse d’une police et d’une armée de fonctionnaires, investie du privilège exorbitant de percevoir des impôts. On se résignait devant la nécessité inéluctable, mais non sans révoltes secrètes.

Comme toujours, ce fut la science qui abolit le vestige des esclavages antiques. Vers l’an 185, la navigation aérienne, jusqu’alors entravée par une série d’échecs ou de résultats incertains, entra brusquement, et avec un entier succès, dans le domaine de la pratique habituelle. En moins de vingt ans, elle supplanta tous les autres modes de locomotion à grandes distances, de manière à annihiler les vastes organisations plus ou moins gouvernementales qui dominaient les sociétés européennes et maintenaient le souvenir vague des centralisations de jadis. Moins de vingt ans encore après, les diverses agglomérations communales se trouvaient définitivement affranchies ; chacune possédait son budget, ses lois, sa constitution politique, son personnel administratif, ne relevait que d’elle-même, sans autre contrôle que celui de sa volonté propre, et ne se voyait paralysée par aucune tutelle dans l’expansion de son activité civilisatrice.

La proclamation de l’indépendance pour la commune d’Orléans, eut lieu le 16 messidor 213, aux acclamations de la foule. L’humanité avait touché la terre promise et y était entrée.