L’An 330 de la République/Les Fêtes d'Orléans

Léon Chailley (p. 3-24).

LES FÊTES D’ORLÉANS


Le 16 messidor, an 313 de la République (2105 de l’ère chrétienne), la commune d’Orléans devait célébrer le centenaire de son affranchissement.

De grandes réjouissances publiques furent votées et organisées par le conseil municipal ; des invitations lancées par téléphone aux quatre coins du monde civilisé, convoquèrent les représentants des autres communes à cette solennité pacifique : beaucoup de villes, ayant accepté, envoyèrent des députations ; d’autres, plus tièdes, expédièrent simplement des phonographes chargés au préalable de discours symphatiques ; d’autres enfin, ou indifférentes, ou enfermées dans leur égoïsme local, ou même poussées par de mesquines jalousies, inventèrent de vagues excuses et trouvèrent moyen de s’abstenir. La fête n’en donna pas moins ce qu’on en attendait, et chacun en garda une impression durable.

Les Orléanais y avaient attaché une importance extrême. La date du 16 messidor 313 n’était pas seulement pour eux l’anniversaire de leur libération ; elle marquait aussi la fin d’un conflit politique qui remontait peut-être à une quarantaine d’années, et dont le temps ne semblait pas adoucir l’aigreur. L’existence d’une simple statue équestre, la statue de Jeanne d’Arc, avait suffi à fomenter et à entretenir cette longue dissension intestine.

Le parti progressiste exigeait impérieusement qu’on renversât, pour les envoyer au fondeur, Jeanne d’Arc et sa monture ; le parti conservateur, affaibli d’ailleurs de jour en jour par la diffusion des idées libérales, plaidait les circonstances atténuantes, et demandait que l’on gardât comme une curiosité ce monument des époques barbares et disparues. Les adversaires se calomniaient en permanence à propos de cette affaire, avec l’acrimonie venimeuse qui convient à des hommes libres ; et comme il est dans la nature de certains sujets de ne jamais s’épuiser, il se passait rarement deux semaines sans qu’une polémique se rouvrît, toujours soutenue par un intérêt sans cesse renaissant.

Les progressistes faisaient valoir tout ce qu’il y avait de suranné, et même d’immoral et de dangereux, à honorer d’une image de bronze une femme en qui s’incarnaient la plupart des plus vieilles et des plus stupides superstitions abolies. Jeanne symbolisait le respect de l’autorité gouvernementale, la croyance en Dieu et à l’immortalité de l’âme, l’idolâtrie patriotique, le culte des légendes militaires, l’exaltation de la virginité. Ne serait-elle pas dans l’Histoire comme un des types les plus complets de l’ignorance et de la sauvagerie antiques ?

Les conservateurs ne niaient point ces arguments indéniables ; mais, imparfaitement émancipés de la religion des ancêtres, ils n’arrivaient pas à secouer toute attache aux choses du passé. Ils alléguaient, avec une logique spécieuse que la protectrice d’Orléans ne pouvait guère être déclarée responsable d’une foi philosophique et morale qui était celle de son époque, et que d’ailleurs ses visions s’expliquaient par le fait de troubles hystériques. — À quoi la faction radicale répondait qu’elle était très disposée à l’indulgence plénière vis-à-vis d’une irresponsable, mais que, d’autre part, l’hystérie n’avait jamais constitué un titre à aucune espèce de monument commémoratif.

Dans l’état de calme, de repos et de bonheur parfait où l’humanité en était venue, des querelles de cette importance ne s’élevaient pas souvent. Le public, qui au fond se moquait bien de Jeanne d’Arc, s’amusait du débat et en suivait les péripéties avec attention, commentant minutieusement chaque mot des attaques et des ripostes, pointant les coups, établissant des paris comme autour d’une table de jeu. Des sommes énormes étaient engagées de part et d’autre, quand l’affaire se trouva tranchée par voie de plébiscite communal. Les électrices, que l’on avait tenté d’intéresser au sort de l’héroïne, ne voulurent pas paraître se solidariser avec la réaction, et votèrent toutes, comme une seule femme, pour l’enlèvement de la statue.

La mesure d’ailleurs s’imposait. Depuis que l’Europe était entrée dans la période de l’âge d’or, le nombre des bienfaiteurs de l’humanité avait crû dans des proportions telles qu’on ne savait où placer le plus modeste buste ; les façades extérieures des maisons en étaient tapissées de la base au sommet. Les rues, les places, les carrefours s’encombraient d’une foule de célébrités taillées dans le marbre ou coulées en métal. Le jour où la commune d’Orléans décida d’élever un monument à l’illustre chimiste Claude Mouillaud, il ne restait plus une surface vacante qui fût digne de lui. — Les partisans de Jeanne d’Arc sentirent leur résistance vaine ; tous ceux qui ne purent s’en dispenser payèrent honnêtement leurs paris.

Malgré l’ennui de ce règlement de comptes, personne n’osa réclamer contre l’honneur rendu à Claude Mouillaud. Il y avait unanimité à reconnaître son immense valeur de philanthrope et de savant ; nul n’ignorait ses admirables travaux relatifs à la fabrication des comestibles artificiels, et l’on tombait d’accord sur l’expansion qu’avait prise, grâce à lui, cette science de la chimie alimentaire, encore dans les limbes au Ier siècle de la République (XIXe siècle de l’ère chrétienne). Quand il mourut, ses procédés industriels mettaient désormais à la portée de tous — et à profusion — une nourriture falsifiée aussi savoureuse et presque aussi saine que la véritable.

De tels titres méritaient bien un monument comme celui où s’immortalisèrent la gloire et les traits du grand homme. Debout, dans une attitude méditative dominait, du haut de son socle de marbre, plusieurs groupes majestueux de sculptures allégoriques, d’où se détachait, la

corne à la main, une figure de l’Abondance. L’artiste avait su imiter l’étoffe des vêtements avec une incomparable perfection.

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Dans un pays véritablement civilisé et heureux, l’organisation d’une fête ne va jamais sans des difficultés graves. — À moins d’une extrême ingéniosité, en effet, il devient presque impossible de distraire des gens dont la vie est une perpétuelle distraction. On ne fait pas de distributions de vivres à qui regorge de nourriture. On n’offre pas des concerts, ou des représentations scéniques, ou des illuminations nocturnes à une ville dont chaque habitant possède un théâtrophone et que la lumière électrique éclaire du soir au matin. En 317, si les courses de chevaux seules gardaient encore quelque attrait, c’est que la Société protectrice des animaux était arrivée à les rendre très rares. Quant à l’inauguration d’une statue, il y avait longtemps que le charme de l’inédit manquait à ce genre de spectacle.

Il fallait pourtant inventer quelque chose en l’honneur de Claude Mouillaud et du centenaire d’Orléans. Après des tâtonnements infinis, le premier magistrat de la ville, le compagnon suprême, — ou plutôt la compagnonne suprême, car c’était une femme —, eut une idée.

Cette idée consistait dans une reconstitution archéologique très complète de la vie barbare au premier siècle de l’ère républicaine. Les perfectionnements de la machinerie permettaient assez aisément de donner à certains quartiers de la cité moderne un peu de son ancien aspect misérable et malsain ; l’électricité chômerait pendant vingt-quatre heures ; plus de lumière électrique : l’éclairage au gaz ; plus de locomotion aérienne : des voitures, traînées par de véritables chevaux, circuleraient à travers les rues et transporteraient les promeneurs aux différents centres de la fête ; dans la banlieue, on construirait de vastes halles où fonctionneraient les vieux métiers industriels ; des scènes de guerre et de supplices, tels que la pendaison ou la guillotine, seraient représentées sur un immense hippodrome ; des restaurants fourniraient à leurs convives des aliments naturels, préparés et assaisonnés selon la mode antique.

Deux de ces articles soulevèrent malheureusement les réclamations violentes de l’infatigable Société protectrice des animaux ; ses membres déclarèrent à l’unanimité qu’atteler un être vivant quelconque à n’importe quel véhicule, c’était ramener l’humanité aux plus tristes heures de son histoire. Et puis le mot « aliments naturels » les avait inquiétés. Allait-on tuer des moutons et en manger la chair ? Quand ils apprirent que les rédacteurs du programme l’entendaient bien ainsi, leur exaspération ne connut plus de bornes. Ils menacèrent de quitter en masse la ville sacrilège, et ils l’auraient fait assurément s’ils avaient été plus certains qu’on chercherait à les retenir.

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La date solennelle arriva enfin. Dès l’aube, la municipalité fit lancer des nuages artificiels qui tamisaient l’ardeur du soleil et répandaient dans l’atmosphère un peu de fraîcheur humide ; en même temps, les appareils frigorifiques maintenaient exactement la température à vingt et un degrés centigrades : des vaporisateurs de parfums rares furent installés en plusieurs quartiers. Sur le parcours que devait suivre le cortège officiel et dans les boulevards avoisinant la statue de Claude Mouillaud, le marbre des rues était couvert de tapis précieux et les maisons décorées d’étoffes éclatantes, sans affectation de mauvais goût.

Dès huit heures du matin, les invités affluaient ; ils étaient reçus immédiatement au palais municipal, tandis que les divers engins de locomotion aérienne qui les avaient amenés retournaient se ranger en dehors de la ville sans qu’il fût besoin de police. À onze heures, les dernières délégations retardataires étaient présentes ; les derniers envois de phonographes étaient parvenus à destination et n’attendaient qu’à être placés sur l’estrade aux discours pour réciter leurs compliments. Le cortège se forma en bon ordre, et commença à défiler.

Chacun des hauts personnages qui le composaient était assis dans un fauteuil roulant, mu par l’électricité, assez analogue aux anciens tricycles et très aisément dirigeable. Il eût été impossible en effet d’obliger à une marche de vingt minutes ces hommes ou femmes exclusivement voués aux travaux de l’intelligence et déshabitués depuis longtemps des exercices physiques. Le fauteuil roulant était d’ailleurs d’un usage commun dans le peuple du IVe siècle ; passé vingt-cinq ou trente ans, tout le monde s’en servait et ne le quittait guère que pour dormir.

En tête de onze cent vingt représentants des communes étrangères, la compagnonne suprême d’Orléans, la citoyenne Paule Bonin, roulait dans son tricycle. Quoiqu’elle ne fût entourée d’aucune de ces mises en scène théâtrales, chères aux époques et aux races barbares, quoiqu’elle n’eût ni escorte particulière, ni uniforme clinquant, ni décorations multicolores, le prestige moral dont elle était revêtue suffisait à marquer sa haute situation. La foule se découvrait à son passage avec une sympathie respectueuse.

La citoyenne Paule Bonin avait été jolie : mais, à trente-quatre ans, elle ne l’était plus. Comme la plupart de ses contemporains ou contemporaines, la fâcheuse obésité l’avait frappée fort jeune, et elle n’avait pas tardé à atteindre une amplitude qui, dans une civilisation moins parfaite, lui eût rendu l’existence impossible. Un système de corsetage savant la cuirassait des genoux jusqu’aux épaules, comprimant les cuisses, refoulant le ventre, étayant la taille, ramenant la poitrine, soutenant les bras, tandis que, au-dessus de cet ensemble amorphe, les joues et le menton couperosés descendaient en plusieurs étages. Les yeux et le front seuls avaient une beauté puissante, pour ainsi dire spirituelle : les yeux profonds et brillants de vie entre les paupières lourdes : le front plein de pensée, dénudé et poli par les veilles sur toute la surface du crâne, à peine garni encore par quelques touffes de cheveux grisonnants.

Personne plus que Paule Bonin ne s’était voué corps et âme au labeur désintéressé et incessant pour le progrès, pour la science, pour le bonheur public. Munie de l’instruction variée et solide que la commune donnait à tous, exemptée par une organisation sociale supérieure des moindres soins matériels, elle avait pu se développer sans entraves et faire valoir intégralement les merveilleuses ressources de son beau génie.

Vers quinze ans, comme la plupart des jeunes gens et jeunes filles à qui le permettait l’état de leur santé, elle avait bien dissipé dans les désordres un temps qu’elle aurait mieux employé à l’étude ; mais ce temps même pour elle n’avait pas été perdu, puisqu’il lui apprenait la vanité de l’amour et du plaisir ; libre des préjugés moraux qui jadis imposaient aux femmes d’autres devoirs qu’aux hommes, elle avait essayé une à une les voluptés les plus subtiles ; à vingt ans, revenue de tout, après avoir goûté à tout, dans le grand apaisement de ses sens fatigués, elle avait renoncé aux jouissances vulgaires pour se consacrer à des tâches plus noblement intellectuelles et cultiver des ambitions plus hautes. Dans sa solitude volontaire, elle avait savouré les joies de connaître et de comprendre ; et puis son cœur battait pour l’humanité ; plusieurs importantes découvertes lui assuraient la gratitude de ses concitoyens durant sa vie et une statue après sa mort.

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Quand toutes les délégations furent rangées dans leurs fauteuils autour du monument de Claude Mouillaud, le maître de la fanfare municipale abaissa le levier de sa caisse à musique, et de l’immense boite montée sur six roues, une marche triomphale jaillit vers le ciel, exécutée par un orchestre mécanique d’une impeccable précision. Un murmure d’admiration accueillit les dernières mesures du morceau. Après quoi, la citoyenne Bonin fit monter à son tricycle le plan incliné qui menait à l’estrade d’honneur ; d’un effort pénible, elle souleva sa corpulence, et, debout, prononça sa harangue. Un nouveau murmure approbatif en souligna la péroraison ; et il en fut de même après chaque discours ou chaque audition phonographique. En deux heures un quart, la cérémonie était terminée ; le socle de la statue disparaissait sous les couronnes et les feuillages. Les assistants se séparèrent, et partirent au hasard à travers la ville, en quête d’un divertissement.

On s’amusa comme des civilisés, avec une réserve correcte, sans cet emportement fébrile que les sauvages mettent dans leurs plaisirs, les reconstitutions archéologiques furent goûtées ; les repas naturels, jugés un peu répugnants, eurent moins de succès, et quelques blasés seuls, par dilettantisme, se décidèrent à mordre des viandes qui avaient été vivantes ; les voitures à chevaux attiraient les curieux ; les divers spectacles, reproduisant les guerres et les supplices antiques, intéressèrent la foule par la perfection de la mise en scène et l’exactitude des détails. Le triomphe de la machinerie théâtrale fut même la cause d’un incident qui eût pu entraîner des suites graves.

Le programme des supplices contenait une exécution par la guillotine. Quand on vit sortir d’une porte de prison, soutenu par les aides du bourreau et accompagné par le prêtre, un automate admirablement agencé, à la figure exsangue, aux yeux révulsés par l’épouvante, avec un tremblotement de la mâchoire inférieure et un halètement court de la poitrine qui secouait jusqu’aux épaules, il courut à travers la foule un frisson d’horreur ; au moment où, du mannequin couché sur la bascule un flot de liquide rouge jaillit sur le sol, c’en fut trop pour les nerfs impressionnables du public : des cris de protestation et d’angoisse éclatèrent ; des femmes, des hommes s’évanouirent ; quelques-uns tentèrent de se précipiter vers les issues, renversant les vieillards et les infirmes ; une bousculade générale se produisit, au milieu de laquelle stridait le hurlement des épileptiques brusquement saisis par une crise. On fut assez heureux pour n’avoir à déplorer aucun accident mortel ; mais le lendemain la presse, avec juste raison, s’élevait contre ces exhibitions sanglantes, dignes d’un autre âge.

Du reste, sauf ce contretemps, rien ne troubla la joie des fêtes. L’incommodité de l’éclairage au gaz, la lenteur avec laquelle ou était contraint d’allumer un à un les réverbères d’une rue, la lueur jaunâtre qu’ils répandaient autour d’eux, tout cet étalage de vieilleries démodées formait pour les Orléanais un spectacle absolument nouveau et parvenait à les faire sourire. Ceux que n’avaient pas complètement anéantis les fatigues de la journée errèrent assez tard dans leurs tricycles à travers le décor archaïque de la ville, et philosophèrent entre eux sur la beauté de la science, les progrès de l’humanité et le bonheur de vivre au IVe siècle de l’ère républicaine.