L’Amour qui n’ose pas dire son nom/14

Bernard Grasset (p. 186-207).
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XIV

Deuxième phase : Gide audacieux. — Examen du Corydon.

C’est sur l’autel de la Vérité que Gide, en 1922, prétendit déposer Corydon.

L’ouvrage avait été déjà imprimé en 1911, à douze exemplaires, lesquels, dit l’auteur, « furent remisés dans un tiroir ». En 1920, fut tirée une seconde édition, sinon aussi secrète que la première, du moins toute confidentielle encore, puisqu’elle ne comptait que vingt six exemplaires, qui furent probablement distribués à des amis. Ce n’est pas par minutie bibliographique ni manie de bibliophile que nous rappelons ces détails, mais pour marquer avec quelle prudence Gide est sorti de son couvert.

Nous ne sommes pas de ceux qui voient dans ces hésitations l’indice d’une « certaine timidité de pensée », selon l’expression employée par l’auteur dans la préface où lui-même se défend de cette faiblesse. Ce me semble plus juste de croire que, lorsqu’on a, dans ses mœurs, depuis près de trente ans, l’habitude du secret, l’on ne s’en départ point tout de go. Bien plus, le secret a ses délices, et pour que Gide prît le parti de les sacrifier, fallait-il, selon nous, que la passion de la vérité fût en lui puissante ! D’autre part, se déceler, c’est un peu résigner ses dons d’artifice, déposer la nuance captieuse : un virtuose de la phrase y perd. Enfin Gide fut longtemps arrêté par la crainte d’affliger quelques personnes, « une âme en particulier », dit-il. De telles raisons d’ordre intime, qui paraissent des défaites aux indifférents, sont souvent les plus déterminantes. D’ailleurs, dès l’instant que Gide nous l’assure, nous ne pouvons douter de sa parole. Gide ne ment jamais dans le temple de la Vérité. Il a d’autres dieux ou démons, qu’il visite. Mais quand il revient à l’esprit de réforme et de libre examen, c’est toujours avec un ferme propos. C’est avec l’élan du catéchumène, doublé, au besoin, d’un iconoclaste.

Ajoutons, cependant, ce que Gide lui-même a noté dans sa préface à l’édition de 1922, la première qu’il destina délibérément à un cercle assez étendu[1] : « Certains livres — ceux de Proust en particulier — ont habitué le public à s’effaroucher moins et à oser considérer de sang-froid ce qu’il feignait d’ignorer ou préférait ignorer d’abord. » C’est donc bien Marcel Proust qui avant tous passa les barrages ; après quoi, d’autres, Gide en tête, s’avancèrent.

Le petit pâtre brun Amyntas avait groupé autour de son image les effusions lyriques du désir clandestin ; sous l’invocation d’un autre berger de Virgile, le blond Corydon, Gide, cette fois, plaçait, en forme de dialogues, un traité didactique, sorte de « défense et illustration » du non-conformisme. Loin qu’il s’agît alors de confessions, l’œuvre se présentait comme détachée de toute préoccupation personnelle. La stricte objectivité scientifique était sa loi apparente.

Peut-être un tel parti-pris satisfaisait-il chez l’auteur, à ce moment, les derniers conseils de la prudence, en même temps qu’il s’accordait avec la répugnance sincère que Gide a toujours montrée pour tout ce qui, de près ou de loin, peut ressembler à un éclat. Là encore, la nature de l’homme est double ; il aspire à exercer une action, mais il a horreur des remous que l’action entraîne. Son attitude à l’égard du public est celle d’un pêcheur à la ligne qui, sentant que ça mord, tremblerait de voir apparaître au bout de son fil une hydre gigantesque. C’est pourquoi l’inquiète un succès qui dépasse une certaine ampleur. Il craint d’être avalé par lui.

Cependant le zèle des anciens réformateurs le possède. Son idéal serait de faire des prosélytes en restant dans la solitude, sans que ses disciples, qu’il souhaite nombreux, se crussent autorisés à l’entourer de leurs piétinements et de leurs rumeurs[2].

À bannir du Corydon (extérieurement) tout subjectivisme, Gide trouvait un autre bénéfice : la portée du message, pensait-il, en serait accrue. La finesse, dans l’art de la propagande, c’est, en effet, que plus l’auteur paraît dégagé de son propos plus il a chance de convaincre. Il faut qu’il ait l’air d’exposer simplement des faits, en laissant à chacun la liberté de conclure.

Gide, comme on peut croire, n’ignore aucun de ces tours. Nous ne lui en ferons pas un crime, car le fond du procès est ce qui nous importe le plus. Pourtant, je dois avouer que, dans son Corydon, Gide a mis un peu trop d’astuce, et de la plus fourrée.

L’ouvrage est une suite de dialogues dans lesquels un homosexuel s’évertue à démontrer scientifiquement la légitimité de son instinct à un hétérosexuel malveillant et mal informé. Celui-ci, qui est censé rapporter les dialogues, Gide nous le donne comme n’étant autre que lui-même, puisque, des deux personnages, c’est celui qui dit : « je ». Si, le Corydon n’avait pas été suivi des confessions, nous ne serions pas en droit de reprocher à Gide d’avoir abusé dans Corydon de notre ingénuité. Mais Si le grain ne meurt a paru, livre qui a pour objet de ne nous laisser aucun doute sur les penchants de Gide en personne.

Or, quand Gide, dans les dialogues, se distribue le rôle de l’homme normal qui, non seulement fait à l’homosexuel des objections, mais le raille, quand nous voyons cette raillerie, à chaque page, aiguiser de nouveaux traits, et le railleur persister jusqu’à la fin dans ses sarcasmes, il nous devient impossible d’admettre qu’il n’y ait là qu’une convention littéraire. Ou bien la faute, c’est d’avoir introduit l’artifice dans une discussion dont le postulat est précisément que l’artifice n’y a point place. Nous éprouvons à la lecture la même sorte de gêne qui s’empare de nous et va grandissant lorsqu’en notre présence quelqu’un ment et s’enferre de plus en plus dans son mensonge.

De fait, l’administration de la preuve est ici viciée. D’avance, nous suspectons une vérité qui use, pour se faire jour, d’un tel excès d’industrie.

J’entends bien que l’imposteur, ce n’est pas Gide à proprement parler, mais le faux personnage dont il s’est cru obligé d’assumer le rôle. Gide, ainsi, nous trompe dans la forme, mais il ne ment pas sur le fonds, et cela pour une bonne raison, c’est que le vrai Gide, c’est l’autre, c’est Corydon. Le Gide supposé n’interrompt le Gide authentique et ne le contredit que pour lui permettre de mieux triompher. Et s’il ne cesse de se moquer, ce n’est que pour dissimuler la complaisance qu’il met à raisonner si faiblement. C’est un compère.

Maintenant, cette mise en scène, maladroite à force d’habileté, négligeons-la. Derrière elle, cherchons à découvrir l’esprit intime de l’œuvre, les préoccupations d’où elle est sortie. Alors, ce que nous apercevrons, c’est un drame des plus pathétiques.

Il est apparu à Gide que les livres de Proust, tout en familiarisant le public avec des questions qui l’avaient jusqu’ici horrifié, ont contribué du même coup à égarer l’opinion (ce sont ses propres termes). En effet, les Charlus (les hommes-femmes) ne sont point les seuls homosexuels. Parmi ceux-ci, un grand nombre, qui repoussent, certains même avec dégoût, l’inversion caractérisée, la sodomie, s’indignent rien que de penser qu’on puisse les confondre avec le petit troupeau fardé aux façons ridicules. Qu’on les taxe d’effeminement tous en bloc, voilà ce qui les révolte comme une erreur et comme une injustice. Pour rétablir la vérité et redresser un si grand tort, Gide a pris les armes. Il a mobilisé sa bibliothèque. Et la tragédie est là.

Gide a tout lu sur son cas, avec quel grand sérieux, quelle curiosité anxieuse ! Il a instruit lui-même son procès, multiplié les enquêtes, classé les témoignages. Chez les naturalistes, les biologistes, les médecins, chez les grands écrivains aussi, partout, en tout pays, dans le passé, dans le présent, il a fouillé les textes pour en extraire des arguments favorables à sa cause. Orgueil, orgueil immense, peut être, en fin de compte, si tant est que Gide soit intimement convaincu que le débat s’est terminé à son avantage. Mais plus encore qu’à l’état d’esprit de l’auteur lors de ses conclusions, je songe à celui qui devait être le sien au cours de ses lectures. Eh ! qu’importe à Gide l’opinion d’autrui ! C’est à lui-même qu’il veut prouver que sa particularité n’est pas ce qu’on nomme une tare, qu’il n’est ni un névrosé ni un dégénéré. Que du sentiment de son anomalie, un Wilde ait tiré vanité, comme de l’œillet vert, cette fleur truquée, dont il ornait sa boutonnière, c’est là une satisfaction qu’un Gide, plus réfléchi, plus humain, plus profond, ne se sent pas le cœur de partager. Duperie que le dandysme, s’il n’est que l’affectation qui cache une disgrâce, s’il n’est que du rouge sur une peau malsaine ! Quelle charlatanerie que d’en être venu à dire que c’est être supérieur que d’être monstrueux, ou quelle folie de l’avoir cru ! Non, la vérité ne peut résider dans l’exception morbide, dans le désordre. Elle est dans la règle, dans la règle réformée peut-être, mais dans la règle toujours. Wilde se flattait que l’instinct homosexuel fût en dehors et au-dessus de la loi naturelle. Gide, lui, se refuse à admettre qu’il puisse être déclaré forclos par le Créateur : il veut intégrer l’homosexualité dans la Genèse, et il n’aura pas de paix tant qu’il ne l’y aura pas fait rentrer.

Dès lors, on voit d’ici la thèse : ruiner dans les esprits l’ancienne idée d’après laquelle les manifestations du désir homosexuel seraient « contre nature ».

L’uraniste passionné et féru d’histoire naturelle qui se déchaîne, textes en mains, sous le nom de Corydon, commence par reprocher à l’auteur de la Physique de l’amour, Rémy de Gourmont, de n’avoir vu dans l’amour humain qu’une forme de l’instinct universel de reproduction.

Loin d’être confondus, l’instinct de procréation et la poursuite du plaisir iraient se dissociant de plus en plus au fur et à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres. La volupté serait recherchée pour elle-même, sans souci de la fécondation, et celle-ci, dans les cas de rapprochements hétérosexuels, n’aurait lieu presque toujours que par raccroc. Évidemment, Corydon ne va pas jusqu’à nier la volupté qui accompagne l’acte de reproduction ; il ne fait pas de celui-ci une sorte de sacrifice austère au dieu de l’espèce, mais il considère comme la règle, et non comme un manquement à celle-ci, que la volupté puisse être séparée des fins pratiques et devenir un but distinct[3].

D’où suit immédiatement ce corollaire : la quête du plaisir et les fins de l’espèce étant différenciées, l’homosexualité, en vertu de cette disjonction, cesse d’être antinaturelle.

Ici Corydon s’enflamme. À l’appui du raisonnement, il appelle l’observation. Les faits, dit-il, sont patents. L’homosexualité est chose si peu monstrueuse qu’en dehors même des races humaines, elle est très répandue dans la nature. Et de citer des références : l’honnête Buffon, déjà, n’avait-il pas relevé, chez le coq et le pigeon, des cas de sodomie caractérisée, c’est-à-dire de préférence homosexuelle, en des circonstances où ne manquaient ni les poules ni les pigeonnes ? De même, les chiens, les béliers, les boucs sont, affirme Corydon, coutumiers du fait. Puis, à la liste, il ajoute les canards. Après quoi, il passe aux insectes. La fréquence des accouplements entre mâles se constate, paraît-il, chez les hannetons. J. H. Fabre signale les mêmes mœurs chez les cérocomes[4].

Bref, les pratiques homosexuelles se retrouveraient chez presque toutes les espèces animales. Le grand Pan, qu’on avait cru mort, nous réservait cette surprise. C’est, en effet, une sorte de délire « panhomosexualiste » qui, à la fin, s’empare de Corydon, ivre de zoologie.

Ivresse, selon nous, toute gratuite. Les naturalistes sont, dans cette affaire, des témoins déplacés sans motif. Ou plutôt, il y a deux affaires : la première où l’on est libre d’assigner tous les animaux, en invoquant les témoignages de ceux qui font profession de les observer ; la deuxième où l’homme seul doit être cité. Admettons que, grâce aux savantes dépositions des zootechniciens les plus récents, Gide ait gagné le premier procès. De fait, s’il est aujourd’hui scientifiquement établi que l’homosexualité n’est pas rare chez nombre d’espèces animales, pourquoi éprouverions-nous de l’embarras à le reconnaître ? Même, cela nous embarrasserait-il que nous n’aurions qu’à nous incliner devant ce qui est. Mais, où Corydon s’égare, c’est quand il raisonne comme si la cause de l’animal et celle de l’homme étaient liées. Ce qui le préoccupe, c’est d’amener l’opinion, enfin désabusée, à former le jugement suivant : l’homosexualité n’est pas antiphysique, attendu qu’on l’observe fréquemment chez les animaux. Et, si Corydon tient tellement à obtenir satisfaction sur ce premier chef, c’est qu’il espère, de cette proposition préliminaire, tirer la conclusion que voici : l’homosexualité est légitime chez l’homme.

Seulement le syllogisme n’est pas recevable, car une de ses prémisses cachées est fausse, ou incomplète, c’est-à-dire fausse par omission d’un terme. Cette prémisse sous-entendue et fallacieuse est celle qui présente comme un axiome que « l’homme aussi est un animal » — sans plus. Animal, oui, mais animal moral, et c’est ce dernier mot qui change tout. L’adjectif supprimé, Corydon a la faculté de faire glisser son raisonnement d’un plan sur l’autre ; rien ne l’empêche de développer sa victoire des animaux à l’homme. Mais, l’adjectif rétabli, le système de Corydon achoppe sur cette pierre et s’effondre.

Comment ne pas éprouver quelque tristesse, quand, sur les copulations insolites de l’animal, sur les excentricités du chien ou les manèges auxquels se livrent entre mâles certains insectes fouisseurs, on voit un intellectuel du rang le plus élevé se pencher, non point avec l’impassibilité objective du savant, mais avec espoir et crainte, avec le souci cuisant de trouver dans ces spectacles des justifications pour lui-même, des apaisements peut-être.

À la vérité, tout est naturel, y compris la maladie et la démence et le meurtre. Ne savons-nous pas que la ruche est un palais à l’intérieur duquel, certains jours, on s’égorge. Dans la multitude d’horreurs dont s’accompagne ici-bas le bouillonnement de la vie, qu’est-ce qui nous autorise à choisir, dans la basse-cour ou sous la feuille, tel geste lascif de la créature animale, pour lui accorder la valeur d’une indication, d’un conseil ? À ce compte-là, pourquoi ne pas admettre également qu’une femme sanguinaire puisse se réclamer de la mante religieuse qui, après qu’elle est fécondée, tue et dévore son époux ? Les mœurs de cet insecte femelle sont, elles aussi, dans la nature. Elles font même partie, pour cette amazone, d’un rituel inséparable de la volupté.

« Mais, dira Corydon, au débat sur lequel vous insistez, ne se borne pas ma thèse. » D’accord. Nous ferons cependant observer que le premier procès, celui des animaux, remplit la moitié du livre, deux dialogues sur quatre. C’est beaucoup si l’on estimait la cause accessoire, beaucoup enfin pour n’aboutir à rien.

Gide a trop de bon sens, et surtout un désir trop anxieux de satisfaire aux exigences de son propre esprit critique, pour que l’argument zoologique lui ait paru à lui seul suffisamment péremptoire. Il a donc appelé, quoique plus mollement, car la fatigue le gagne, la deuxième affaire : celle de l’homosexualité chez l’homme. Mais là, il est tout de suite tombé dans l’erreur que nous avons déjà, au cours de cet ouvrage, signalée comme fréquente, laquelle croit légitimer les mœurs homosexuelles, en déclarant qu’elles ont eu des adeptes chez tous les peuples et dans tous les temps.

Toute morale est relative rappelle Corydon, avec l’arrière pensée d’empoisonner par cette flèche l’hétérosexuel majoritaire dont l’éthique amoureuse aujourd’hui l’emporte. Comment ne voit-il pas, ce disant, qu’il se blesse avec ses propres armes ? Si tant est qu’il n’y ait pas de règle immuable, du moins dans cette partie de la morale qui est liée à la vie sociale, quelle raison aurions-nous de chercher des modèles dans des civilisations révolues et différentes de la nôtre ou encore chez des peuples exotiques ? C’est entendu que nous ne sommes qu’un point dans l’espace, un moment dans le temps ; et sans doute, dans les limites mêmes de ce point et jusque dans la durée de ce moment, nos mœurs évoluent-elles encore ; mais que, délibérément, comme par décret, la civilisation qui est la nôtre, puisse abandonner en bloc ses principes et ses préjugés, pour se mettre à l’école de quelque exemple historique, celui-ci fût-il aussi fameux, aussi beau que l’exemple grec, voilà qui est absurde à penser. Absurde, parce que, dans le domaine de la morale sexuelle, laquelle est liée à toute la culture, des renversements si soudains sont impossibles. Absurde aussi, parce que, dans l’invraisemblable hypothèse de la variation brusque, nous ne sommes pas absolument sûrs, quelle que soit l’hypocrisie de nos mœurs actuelles, que nous ne perdrions pas au change.

J’ai dû, pour dégager l’esprit du Corydon, prêter à l’exposé des idées une rigueur que celui-ci n’a point dans les dialogues. Plusieurs lectures attentives du texte m’ont même été nécessaires avant qu’il me fût possible d’en démêler, derrière le sens littéral, l’intention cachée.

La phrase de Gide est souple et claire, mais comme une peau qui revêt un corps serpentin, de sorte qu’il arrive qu’on se perd à suivre la pensée de l’auteur : celle-ci décrit des boucles brillantes, se replie en S, se referme en 8, puis, soudain, se détend, fait un crochet et disparaît.

Aussi bien est-il rare, avec Gide, que la discussion purement théorique épuise le fond du débat. Sous l’appareil logique il y a, peut-être à l’insu de l’auteur quelquefois, des desseins obscurs, qui tantôt demeurent tapis à l’écart, tantôt se jettent dans la mêlée par surprise, pour rompre la marche du raisonnement ou détourner l’objection qui va poindre.

C’est ainsi que, dans la première partie de l’ouvrage, la partie zoologique, je crois apercevoir, sinon dans les termes du Corydon, du moins le long des pentes successives du dialogue, deux tendances contradictoires qui sont comme tressées ensemble : l’une visant franchement à démontrer que l’homosexualité est un phénomène commun à toutes les espèces animales ; l’autre qui aspire secrètement à nous convaincre que l’instinct homosexuel est le signe d’une évolution parvenue à son stade le plus haut. D’un côté, une impulsion répandue dans toutes les formes de la vie, devenant ainsi une des faces innombrables de l’immense Nature ; de l’autre, un état auquel la Nature n’atteindrait qu’en s’épurant, en se surpassant elle-même, la cîme la plus élevée de l’arbre, la fleur des voluptés choisies.

Mais il y a plus grave. C’est, à mesure que Corydon expose ses vues, un changement progressif, par gradations insensibles, de son attitude. Au début, le ton est bas, voilé de tristesse, d’une solennité quasi sépulcrale. L’auteur semble n’avoir pris la plume que pour protester contre les exclusives dont est victime, dans nos mœurs, l’homosexuel congénital, celui qui, organiquement, ne peut connaître le désir ni concevoir l’amour en dehors de son propre sexe. Mais, à la fin du volume, il n’est plus question de cela, et c’est alors, si l’on a gardé son libre jugement, qu’on s’aperçoit avec stupeur où le diable nous a conduit par des voies détournées. Corydon, (lequel n’a plus à craindre la ciguë, ce qui, quoiqu’il dise, est pour lui un avantage dont il n’eût peut-être pas joui au temps de Socrate), Corydon s’adresse, pour conclure, à tous les jeunes gens, quels qu’ils soient, à tous, vous m’entendez bien, non seulement aux homosexuels de naissance ou d’occasion, mais aux hétérosexuels eux-mêmes, à ceux que leur instinct porte naturellement vers les femmes, et qui, sans l’exemple d’un camarade, sans quelque invite sournoisement glissée à l’oreille, ou la lecture de Gide lui-même, n’eussent jamais eu la curiosité d’un plaisir contraire à leur penchant, plaisir donc moralement pervers, physiologiquement vicieux en ce qui les concerne. Bref, Corydon, qui s’était d’abord posé en simple défenseur d’une classe de parias peu nombreuse et, à ce titre, avait su nous intéresser à sa cause, se montre finalement sous les traits d’un propagandiste effréné[5].

André Gide, comme on pouvait le prévoir, veut nous ramener aux coutumes des palestres et du bataillon thébain, c’est-à-dire à l’usage avoué, honoré, général de la pédérastie dans l’adolescence, ou plus exactement dans la période qui va de la puberté à l’époque des fiançailles. Il assure que la moralité est là ; ce lui semble le moyen le plus radical de supprimer la prostitution, plaie hideuse en effet[6]. Mais voilà le hic : nous n’ignorons pas que ce sont les inclinations sexuelles de l’auteur qui lui soufflent sa doctrine, et, dès lors, nous nous tenons sur nos gardes. Quand nous voyons prêcher la pédérastie dans l’intérêt des bonnes mœurs, avant d’écouter le sermon (écouter n’est pas encore suivre), peut-être souhaiterions-nous d’apprendre que le prédicateur est un homme qui, personnellement, n’a de goût que pour les femmes, mais chez lequel la soumission au devoir social est plus forte que son instinct. Jusqu’à présent missionnaire pareil ne s’est jamais rencontré.

Si le sujet était moins grave, on pourrait discerner quelque élément de gros comique dans la prétention de Corydon, cet homosexuel-né, qui, non content de partir en guerre pour la libération de ses semblables, rêve de promulguer une nouvelle Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, comportant, pour la jeunesse masculine tout entière, un stage dans la pédérastie.

J’entends bien que nul ne respecte la femme plus profondément que cet apôtre. Eh ! c’est la profondeur de ce respect qui me fait réfléchir. Il est de ceux que les femmes elles-mêmes ne prisent guère. Corydon défenseur du foyer ne m’inspire aucune confiance. Il se vante que, si on le laissait faire, il effacerait de nos mœurs, non seulement l’amour vénal, mais l’adultère, car ne sont-ce pas les jeunes gens surtout qui, par besoin de jeter leur gourme, sans cesse à l’affût de nouvelles aventures, apportent le trouble dans les familles ? Ainsi Corydon, avec son système, s’offre à rassurer les maris par la râfle de tous les garçons.

Léon Blum, on s’en souvient, avait une autre vue. Dans son livre Du mariage (1907), œuvre hardie, qui demeure une des rares études sérieuses de psychologie sexuelle que nous possédions en France, l’auteur revendiquait pour les deux sexes, avant le contrat matrimonial, la même liberté de conduite, la même diversité dans l’expérience amoureuse. C’est qu’au fond ce qui l’émouvait de pitié, ce qui peut être aussi révoltait en lui quelque passion innée de l’égalité, c’était principalement le sort de la jeune fille qui ne trouve pas à se marier tout de suite, comme on dit, et dont les plus florissantes années s’étiolent dans l’état de virginité. Blum, courageusement, dénonçait ce que le vieux préjugé de la fille « sage » pouvait recouvrir souvent d’injustice, d’amertume, de douleur, ce qu’il avait dans tous les cas, même accepté sans contrainte, même embrassé avec ferveur, d’exorbitant, de mutilant, d’antinaturel en un mot.

Tandis que Corydon, lui, enferme les femmes dans le gynécée. Et il ne lui vient même pas à l’esprit que, dans les années qui précèdent l’hymen, ses sœurs puissent avoir des désirs. C’est qu’il s’en moque bien ! Seuls l’intéressent les appétits des jeunes garçons, qu’il entend détourner à son profit, dès l’âge où leurs sens s’éveillent. Il est vrai qu’il ne se refuse point à se séparer de ses amis, quand vient pour eux le temps des noces. Mais c’est peut-être qu’alors ils ne sont plus des éphèbes, ils ont perdu leur prime fraîcheur.

Des mœurs grecques en elles-mêmes, nous avons dit ce que nous pensions. Nous nous en sommes expliqué, croyons-nous, sans pruderie. L’erreur, c’est non pas d’admirer une civilisation qui, à beaucoup d’égards, fut réellement admirable, mais d’en préconiser l’imitation, à vingt quatre siècles de distance, ou plutôt de prétendre qu’on en devrait imiter certaines parties, déjà fort discutées à l’époque, et qui n’étaient peut être pas ce qu’il y avait dans l’hellénisme de plus recommandable.

Au surplus, Gide ne s’aperçoit-il pas que presque tous ceux qui suivent ses conseils sur ce point spécial, n’ont de l’idéal socratique aucune espèce de souci ? Plutôt qu’à discipliner leur instinct, ils ne songent qu’à s’y livrer. Le blanc coursier sublime que Platon nous dépeint, dans le Phèdre, comme l’allégorie des nobles élans de l’âme, vos disciples, Corydon, le renvoient à l’écurie. C’est l’autre cheval qu’ils enfourchent, la bête au poil noir, à l’encolure courte, au chanfrein busqué, symbole du désir brutal. Cette émulation insensée et le danger que courent ces enfants, se peut-il, Corydon, que vous ne les remarquiez pas, vous, le maître de manège ?



  1. Restreint encore, puisqu’elle ne fut tirée qu’à 5.500 exemplaires qui furent vite épuisés. Une édition nouvelle a suivi en 1926, elle-même épuisée aujourd’hui.
  2. Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que ce résultat, il l’obtient. Gide est un agitateur qui parle de très loin et sans élever la voix, mais dont la tour d’ivoire est munie d’un puissant appareil émetteur : le talent.
  3. Cette théorie n’est pas sans concorder avec la distinction que Freud, on s’en souvient, prétend établir chez les humains, entre le sexuel et le génital, entre l’appétit de la volupté et l’acte par lequel la vie se transmet.
  4. Il est vrai que le naïf met cette erreur des mâles sur le compte de l’étourderie, ce qu’André Gide marque du signe suivant : (? !) expression graphique d’un sourire sans doute.
  5. Ironie de constater, chez cet esprit hautain, un procédé analogue à celui dont usent chaque jour les manœuvriers politiques : premier temps, plaider au nom du droit, en faveur d’une minorité sacrifiée ; deuxième temps, renverser les rôles, imposer à la majorité la loi de la minorité. Il y a du tribun dans ce solitaire.
  6. Mantegazza professait la théorie contraire. Selon lui, l’inversion ayant pour cause principale toutes les difficultés que la société apporte au commerce normal des hommes avec les femmes, il n’y aurait qu’un seul remède à l’homosexualité, ce serait de développer, d’ « intensifier », comme on dit, la prostitution. Simple pantalonnade de savant, peut-être.