L’Amour qui n’ose pas dire son nom/13

Bernard Grasset (p. 172-185).
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XIII

L’apologie de l’homosexualité. La prédication d’André Gide. Première phase : Gide prudent. — L’Immoraliste, Amyntas.

Que l’homosexualité fût admise comme objet d’études dans notre littérature, au même rang que les amours hétérosexuelles qui, depuis des siècles, en composent presque exclusivement le fond, de telle sorte qu’à côté du Cycle ancien de la Rose, un Cycle de l’Œillet vert commençât chez nous de se former, cela déjà, nous l’avons vu, fit scandale auprès de quelques uns et excita prodigieusement l’imagination des gens du monde toujours avides de nouveauté. De toute façon, à la foule des complaisants aussi bien qu’aux esprits sévères, l’événement parut étrange, inaccoutumé. Cependant, nul n’eût osé croire, il y a encore quelques années, quand triompha insolemment Sodome et Gomorrhe, qu’un homosexuel, non pas cette fois sous le voile de la fiction, mais à découvert et parlant en son nom personnel, entreprendrait l’apologie de son penchant.

Du roman à la confession publique il y a loin, ou plutôt, car il peut arriver qu’un roman ne soit qu’une confession déguisée, l’attitude de l’auteur, dans les deux cas, n’est pas identique socialement. Il n’est pas rare qu’un écrivain emploie la forme du roman autobiographique pour y déverser ce qu’il a sur le cœur et libérer ainsi sa conscience, mais alors la caractéristique de l’œuvre, même quand celle-ci est littérairement sans valeur, demeure avant tout littéraire.

Tandis que, dans les confessions, quelle qu’en puisse être la valeur esthétique, la tendance principalement ressortit à l’éthique, le but visé est d’abord moral.

Or, de nos jours, chez qui les préoccupations morales sont-elles plus ancrées, plus constantes, chez qui, sous d’apparents reniements, sont elles restées plus vives que chez M. André Gide[1] ?

Si nous le nommons, ce n’est qu’après lui, et parce que, lui-même se déclarant, il nous en a donné tacitement l’octroi. Que les souvenirs publiés sous le titre de Si le grain ne meurt soient signés André Gide, c’est précisément cela qui constitue le fait grave que nous signalions ; c’est à cause de cela que l’édition de ces trois petits volumes a une signification autre que littéraire. L’écrivain, tout le premier, nous invite à juger l’œuvre comme un acte.

Ainsi placé par André Gide lui-même dans l’obligation de prendre directement à partie, en lui, non pas tant l’auteur que l’homme, je voudrais qu’il me fût possible, sans rien renoncer de ma franchise, de ne pas contrister un ami. Quand je dis « un ami » ce n’est pas que je prétende que Gide de son côté me considère comme tel. C’est de mon seul point de vue que je parle, c’est mon propre sentiment, duquel Gide peut fort bien ne pas se soucier, qu’il m’importe surtout de ne pas froisser ni ternir, car il est pur, ancien et fidèle.

Gide et moi, nous ne nous voyons jamais, ni ne nous écrivons non plus. Mais je lui garde une reconnaissance profonde pour un appui qu’il n’a peut-être plus souvenir de m’avoir prêté pendant la guerre, dans une heure pénible, quand, évacué du front et encore tout chancelant, obligé, à ma sortie de l’hôpital, de me rendre dans le midi pour m’y soigner, je ne savais où aller.

Mon désarroi, cependant, était peu de chose dans le torrent d’afflictions qui déferlait alors sur le monde. Durant des semaines, le temps que moi-même y restai, il me fut donné d’admirer Gide à l’un des plus sombres confluents du malheur : celui par où passaient à Paris les Belges sans abri. Nombreux, certes, furent les dévouements qui se dépensèrent là, mais Gide apportait à l’accomplissement de sa tâche une dévotion et une intelligence qui mettaient son concours hors de pair. Qui ne l’a pas alors entendu questionner les pauvres fugitifs, ne soupçonne pas jusqu’où va, chez cet artiste que d’aucuns prennent pour un dilettante, la compréhension des humbles, ni de quelles délicatesses précautionneuses il peut nuancer sa bonté.

Au seuil de ce chapitre, il fallait que cela fût dit. Notre objet ici, je le répète, c’est la personne même ; les arguments ad hominem sont donc les seuls qui vaillent. N’oublions jamais, au cours du débat qui va suivre, ce que nous avons éprouvé quant à nous, ce que nous avons pu constater aussi de nos yeux, en des centaines de rencontres : c’est à savoir combien Gide a le cœur fraternel.

L’auteur de Si le grain ne meurt n’a écrit, croyons-nous, cet ouvrage que dans l’intention délibérée de nous avouer, ou plutôt de proclamer hautement[2] les particularités de son instinct ; mais il n’a pris cette détermination que sur le tard. Gide, en effet, est né en 1869, et l’on se rappelle que nous avons, à deux reprises, relevé telle et telle de ses œuvres comme des points de repère dans l’historique esquissé par nous, concernant l’évolution de l’esprit public à l’égard de l’homosexualité. C’est qu’aussi bien Gide lui-même n’a progressé que lentement, non pas dans la connaissance de son penchant, qu’il découvrit d’assez bonne heure, mais dans l’idée qu’il en pût faire sans fard la confidence à des lecteurs.

Il serait curieux à plus d’un égard de rapprocher du texte récent de Si le grain ne meurt le texte de L’Immoraliste édité il y a vingt-cinq ans. Les évènements rapportés dans le tome troisième des confessions (le voyage en Afrique du Nord, et la maladie, et la convalescence, et le reste) sont en effet ceux-là mêmes qui composent, pour la majeure partie, le fond de l’œuvre romancée. Notez cependant que celle-ci avait déjà la forme d’une confession publique. Seulement la confession y prenait l’apparence d’un artifice littéraire : un personnage imaginaire, sur une terrasse algérienne, à l’heure du crépuscule, faisait à trois paires d’oreilles symboliques, trois amis évoqués, semblables aux trois amis de Job, l’aveu de son inquiétude, de ses scrupules et de ses abandons. Mais, peut-être, en combinant cette scène, Gide avait-il cédé, beaucoup plus qu’il n’eût pu le supposer alors, à un besoin obscur et profond. Quand il croyait agir librement, en littérateur, il préfigurait déjà l’instant où lui-même, jetant le masque, parlerait, non plus à trois auditeurs de songe, mais à ses contemporains, et cette fois en pleine lumière.

Pour l’instant il s’enveloppait d’un burnous, des ombres du soir et d’énigmes comme un jeune enchanteur arabe. Et, de fait, l’enchantement avait opéré sur nous. Il dure encore. Un malaise assurément s’y mêlait, mais comme une goutte d’essence amère relevant ce que le philtre sans elle aurait eu d’un peu trop doux. Le conteur, encore qu’il ne fût qu’un être irréel, l’incarnation romanesque du désir défendu, ne s’aventurait point en des déclarations directes, explicites. Nulle inconvenance visible, nulle brutalité. Moins des gestes licencieux qu’une atmosphère lascive. Une insistance étrange du héros à se complaire dans la société des enfants, pour d’autres motifs, on le sentait, que l’amour pur de l’innocence. Ailleurs, une figure mystérieuse et solennelle traversait le récit par trois fois, comme le missionnaire, le pape errant d’une religion cachée ; et, sous les traits de ce Ménalque, nous devinions Oscar Wilde. Mais lorsque, poursuivant son histoire, le narrateur nous transportait du désert dans la forêt normande, notre gêne soudain augmentait, comme si en remontant sous nos ciels pluvieux, le mal bizarre dont Michel souffrait eût perdu de sa grâce. L’incantation cessait qui, là-bas, sur le sable, maintenait notre âme en suspens, à la limite des choses permises, dans un étourdissement lumineux. La conque marine dans laquelle soufflent les moissonneurs au pays des Cimmériens n’a point, comme la flûte de roseau qui résonne dans la palmeraie, le pouvoir de muer en poésie les aspirations les plus troubles. Et quand, toujours tourmenté de ses obsessions, l’instable Michel braconnait sur ses propres terres avec de jeunes vauriens, de le voir, en ces louches promenades, agité d’un émoi incompréhensible, cela nous irritait contre lui. Mais, là encore, par un miracle de malice, au moment où notre embarras allait devenir insupportable, sur un coup de baguette du musicien, la symphonie recommençait. Et bientôt nous ne savions plus si ce que nous avions pris tout à l’heure pour une fièvre équivoque n’était pas simplement l’odeur humide du sous-bois ou celle des labours en automne.

L’art ne peut être poussé plus loin. Dire et ne pas dire. Inquiéter et apaiser. Ici la pointe et là le baume, ou tous les deux ensemble : l’hameçon tendu sous l’appât. Gide à présent se plaint des contraintes auxquelles il a dû, pendant si longtemps, soumettre l’expression de ses désirs. Mais qui sait si l’artiste, chez lui, n’a pas beaucoup gagné à cette hypocrisie forcée. Mot, qu’il faut prendre, bien entendu, dans l’acception la plus noble, celle dans laquelle art et feinte sont deux termes synonymes. Imaginez André Gide, à vingt-trois ans, libre de faire ouvertement profession de foi de ses goûts et des plaisirs qu’il trouve à s’y abandonner, et son style ne fût point devenu ce qu’il est, jusque dans la franchise aujourd’hui : ce merveilleux instrument plein de courbes, forgé dans les années prudentes ; lui-même n’eût point été, je parle ici esthétiquement, ce que le fit l’obligation d’une retenue continuelle, cherchant des biais sans cesse : le maître de la réticence, de l’allusion et du secret.

Prince du langage, ah ! sans doute, et combien ce titre qu’Oscar Wilde se décernait à lui-même, un Gide le mérite mieux, qui n’a, lui, dans sa vêture, ni strass ni clinquant. Défroque pourtant, livrée d’emprunt que cette forme si personnelle, non point en ceci que l’être qu’elle habille en a dérobé à d’autres la coupe ou la nuance, mais plus profondément dans ce sens que la vérité qu’il cherche est ailleurs que dans le bien-drapé de l’étoffe.

Gide nous conte que lorsqu’il s’embarqua, en 1893, pour ce voyage d’Algérie, qui devait le conduire à faire en lui-même de si effarantes découvertes, désireux de marquer d’un geste significatif sa rupture avec le passé, il se refusa d’emporter sa Bible. La Bible est ancienne, Gide, elle peut attendre. Qu’est-ce qu’un espace de trente et quelques années pour elle au regard de qui les siècles ne sont que de courts instants, pour elle qui donne le nom de « jours » à des âges entiers de la terre !

André Gide a réuni dans Amyntas les notes prises sur son carnet durant les séjours successifs qu’il fit en Afrique du Nord aux alentours de 1900. C’est un des plis contractés par lui dans la jeunesse que cette habitude qu’il a d’inscrire chaque soir sur un cahier l’événement notable de la journée, c’est-à-dire telle image qui l’a ravi, ou tel parfum qui le troubla, ou encore telle réflexion que ses lectures lui inspirèrent. Car, s’il est volontiers nomade, il voyage avec ses livres : Homère en poche (comme Werther), ou La Fontaine, ou Racine, ou Bossuet, ou Pascal. Et, à ce propos, n’est-il pas piquant ou mélancolique de constater que dans l’instant qu’il regimbait contre la règle, il lui demeurait encore fidèle par son attachement à cette coutume qui laïcise apparemment l’examen de conscience en l’appelant journal intime, mais au fond n’en change pas la nature ?

D’un père laborieux, sensible et distrait qui, lorsqu’André avait cinq ou six ans, découpait pour le petit garçon des dragons de papier que la brise par dessus les arbres du Luxembourg emportait, l’écrivain a pu hériter cette ouverture sur le rêve, laquelle chez lui toujours alterne avec les clôtures du travail, comme succèdent aux heures d’étude les récréations écolières. Et ces dragons de papier tourbillonnant dans l’air, c’étaient les premières chimères que l’âme de l’enfant chevauchait, c’était la poésie déjà, qui plus tard devait captiver le jeune homme et l’exhorter à la poursuivre dans la prose même. Mais, bientôt, une autre influence non moins sévère que douce, et d’autant plus sévère peut-être qu’elle était plus douce, veillait à ce que la journée ne s’achevât pas sans profit moral, sans les minutes de recueillement dont quelque pensée inscrite sur une page blanche reste le témoignage. Gide n’a pas cessé de se plier à la tendre injonction pressante, quand ce ne serait que pour nous dire que, cette fois, c’était bien fini, qu’il n’obéirait plus désormais qu’à lui-même.

Ce que Gide nous offrait, dans Amyntas[3], ce qu’il croyait qu’il pouvait seulement nous offrir, c’était le décor dans lequel, par six fois en moins de dix années, il lui plut de revenir rôder. Si le voyageur nous entraînait en quelque café maure, il nous laissait tout soudain à la porte de l’arrière-salle ; ou bien, si nous étions dans le désert, brusquement il disparaissait à nos yeux dans les plis des dunes. À chaque instant nous restions quinauds, et ce désappointement nous révélait à nous mêmes qu’on nous avait malignement rendus curieux de connaître quelque chose qu’à la dernière seconde, au moment de nous le faire voir, l’on nous cachait encore.

Des paysages vus dans l’heure qui précède le désir ou dans l’heure qui le suit, sans que la particularité du désir fût cependant dite, sans que son heure à lui fût non plus montrée, voilà ce qu’était Amyntas. Mais, soit fièvre de l’attente, soit paix frémissante de l’instinct assouvi, la disposition d’esprit singulière du voyageur communiquait aux lignes un frisson, aux couleurs une note extasiée, grâce à quoi les spectacles qu’on nous conviait comme innocemment à admirer n’étaient point tout à fait ceux-là qu’un touriste ordinaire, dans le simple état de tourisme, nous eût décrits.

Ainsi l’auteur, déjà, s’adonnait à l’un de ses divertissements favoris, qui est de jeter le trouble dans les âmes, les âmes jeunes principalement. Les restrictions que la pudeur sociale lui imposait se transformaient entre ses mains en autant d’atouts qu’il mettait dans son jeu. Nous avons relevé plus haut les avantages que, dans le domaine de l’art, Gide a retirés de la contrainte. Il est permis de se demander si les mêmes nécessités de dissimulation ne servaient pas également chez lui un vœu plus secret, en l’obligeant à capter par des voies obliques, c’est-à-dire sans employer aucun des moyens de séduction qui eussent pu mettre le lecteur en défiance[4].

Que devient en tout cela, dira-t-on, ce grand souci de vérité que nous représentions à l’instant comme l’un des caractères d’André Gide ? Eh ! ce souci ne le quitte pas, mais il n’est pas le seul ; un autre le traverse constamment, et le danger, c’est lorsqu’on croit prêter l’oreille au premier, qu’on puisse être dupe du deuxième.

Homo duplex, Gide est double. Ce qu’il ne faut pas entendre au sens vague de l’expression, ce qui ne veut pas dire simplement que Gide est plus ou moins compliqué, mais signifie qu’il est positivement deux en un.

Le manichéisme, en tant que vue générale du monde, est peut-être une hérésie. En la personne de Gide, il est une réalité. La vieille antithèse du Bien et du Mal se retrouve chez lui vivante. À quelles oscillations elle peut donner lieu, dès qu’elle sort de l’idéologie scolaire ou de l’imagerie romantique, pour devenir un rythme de l’être, une respiration de l’âme, l’exemple de Gide le prouve. On objectera que ce n’est point là une originalité, que nous sommes tous partagés entre le bon et le mauvais. Sans doute, mais le partage est chez nous mélange confus ; nous sommes divisés avec tiédeur, avec mollesse, quand ce n’est pas souvent avec inconscience. L’originalité de Gide, dans l’espèce, vient de sa dévotion alternative aux deux principes, de la ferveur qu’il met à les servir à tour de rôle, et de sa lucidité dans les deux cultes. Tantôt il semble appartenir tout entier à l’un, tantôt se donner tout à l’autre ; et lorsqu’entre les deux une lutte s’engage, il sait qu’il est à la fois le champ clos, les duellistes et l’arbitre du combat.



  1. « Nul plus que M. Gide ne semble hanté de morale. » (Henri Massis, Jugements II).
  2. « Car sied-il de parler de défaite quand le front est si redressé ? » (Si le grain ne meurt III p. 136).
  3. Les divers morceaux qui composent ce petit volume sont datés de 1896, 1899, 1900, 1903, 1904. Amyntas, on s’en souvient, est dans l’églogue virgilienne, le nom d’un petit berger à la peau très brune. Gide plus tard ne craindra pas de nous dire à quel idéal sensuel correspond chez lui cette invocation, qui, aux environs de 1905, pouvait encore paraître aux naïfs comme une froide gentillesse scolaire, une révérence au latin.
  4. Ce que je dis d’Amyntas s’applique également aux Nourritures terrestres. Mais, déjà, dans les Nourritures, au milieu des extases et des pâmoisons, perce un curieux souci de démontrer, d’éduquer, de catéchiser. Chaque soupir y semble poussé comme une preuve.