L’Amour qui n’ose pas dire son nom/12

Bernard Grasset (p. 151-171).
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XII

Oscar Wilde. — Recherche du singulier dans tous les ordres. — L’esthétique wildienne dans ses rapports avec l’anomalie. — La fatalité d’Oscar Wilde : la version intégrale du De profundis.

À quoi tient la force pathétique de la fleur des champs ? À ce que la fleur est si répandue. Une fleur de laquelle on pourrait dire simplement qu’elle n’est pas très rare ne nous toucherait peut-être point. Mais celle dont nous savons que la Nature, chaque printemps, reproduit l’image à profusion, celle-là ne peut cesser de nous émouvoir et de nous étonner. Elle est le nombre, la multitude. Moins une fleur des prés que la prairie en fleurs.

Au trèfle d’Amérique sur lequel a soufflé la brise des grandes plaines, au pissenlit qui, même en bouquet, semble toujours sur son calice frêle supporter la voûte des cieux, comparez l’œillet vert qui s’étale à la boutonnière d’Oscar Wilde.

Deux poésies, deux esthétiques, mais aussi deux âmes, deux mondes de passions différents. Chez Withman, nous assistons à l’effort de l’anomalie pour se surpasser, se fondre, purifiée, dans l’universel. Chez Wilde, l’anormal a la figure de Narcisse, ou de Belzébuth : il se complaît en lui-même, il s’adore.

Une fleur de serre, produit d’une greffe monstrueuse, une fleur si artificielle qu’elle en paraît méchante, bilieuse, ébouriffée de colère, voilà ce qui sied à Wilde. Cet œillet vert, il a revendiqué l’honneur de l’avoir « inventé », de l’avoir mis à la mode, d’en avoir fait, aux environs de 1890, un signe de ralliement parmi ses galopins[1].

Wilde a horreur de l’ordinaire, du banal, du collectif. Comment n’aurait-il pas cultivé sa déviation ? Il appartient à une époque où l’inversion était considérée unanimement comme une maladie, quand elle n’était pas flétrie comme un vice et châtiée comme un crime. Lui-même pensait ainsi, sans doute, mais les amours régulières n’avaient-elles pas contre elles, à ses yeux, d’être la Règle précisément ? C’est le vulgaire qui nomme malsain ce qui n’est que singulier. La pathologie des névroses offre à l’homme d’esprit une source d’originalités, de supériorités nouvelles.

Peut-être Wilde n’a-t-il pas dit cela en propres termes mais il a soutenu la même idée d’une façon moins abstraite, plus directe, plus personnelle et donc plus violente encore. En janvier 1898[2], de l’Hôtel de Nice, rue des Beaux Arts, où il est descendu sous le nom de Sébastian Melmoth, déshonoré, ruiné, abandonné de tous, sauf de quelques amis, Wilde écrit à Robert Ross cette phrase quasi testamentaire : « Un patriote emprisonné parce qu’il aime sa patrie, aime sa patrie ; un poète emprisonné parce qu’il aime les éphèbes, aime les éphèbes. Si j’avais changé ma vie, c’eût été admettre que l’amour uranien est ignoble. Je maintiens qu’il est noble, plus noble que les autres formes. »

« Plus noble », vous reconnaissez dans ces deux mots l’antique péché d’orgueil, celui dont les théologiens ont fait, non sans profondeur, la caractéristique suprême de Satan.

Cette attitude mentale, je veux dire, cette complaisance envers ses propres particularités, on la retrouve chez Wilde dans tous les ordres, non seulement moral mais social, intellectuel, artistique etc… Est-ce l’anomalie sexuelle dont les effets déformants se font sentir de proche en proche à travers l’âme entière ? Ou bien, plutôt qu’une contamination de l’esprit par les sens, faut-il voir là une tendance foncière de tout l’être, tendance générale dont la perversion du désir amoureux ne serait qu’un aspect ? Il est bien difficile de se prononcer sur ce point.

Jusqu’à l’âge de trente-deux ou trois ans, (à trente ans il s’était marié et, de cette union, deux fils étaient nés), il semble que Wilde soit demeuré ce que les médecins appellent un homosexuel latent. Mais, là encore, impossible de rien affirmer. Seule, peut-être, lui avait manqué jusqu’à cet âge l’occasion qui change en acte une simple prédisposition. Peut-être aussi des scrupules, mêlés à la crainte des sanctions qu’il devait plus tard encourir, l’avaient-ils retenu. Que sait-on ? L’événement du mariage, en 1884, n’est pas de nature à nous mieux éclairer. Les gens se marient pour tant de raisons où l’amour n’a que faire ! Constance Lloyd n’était pas sans dot. D’ailleurs, personne n’est en droit d’affirmer qu’Oscar Wilde en l’épousant n’a eu en vue que des avantages matériels. Ne tombons pas dans le travers ordinaire aux biographes toujours empressés de prêter à la conduite de leur auteur des mobiles qu’ils inventent. Rien ne prouve que Wilde, tout en haïssant la Loi, n’ait pas voulu, à l’époque de son mariage, faire une dernière tentative pour se contraindre lui-même à demeurer dans ses bornes. Mais rien non plus, ne nous garantit qu’il n’ait pas obéi simplement à la préoccupation de sauvegarder les apparences. Bref, l’homme ayant négligé de nous renseigner sur les origines de son penchant, nous devons, quant à celles-ci, nous en tenir aux hypothèses. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que, ce penchant une fois déclaré, Wilde s’y attache résolument, comme s’il avait découvert sa vérité ; toutes les puissances de cette âme, dès lors, se satisfont dans une forme d’amour qui a pour elle ce prestige d’être à l’opposé du commun.

En toutes choses viser au singulier. Tel est, non seulement l’idéal d’Oscar Wilde, mais le vœu profond de sa nature.

Le poète s’est beaucoup dépensé pour accréditer dans sa coterie l’opinion qu’il était de noble famille. Être un aristocrate, première singularité, sans doute, qu’il est éminemment souhaitable d’avoir. Sur ce chapitre pourtant, force était à Wilde, au fond de lui-même, de déchanter un peu. Car s’il est vrai, que son père (un médecin assez réputé) avait été créé chevalier, c’était là un petit anoblissement viager : Oscar n’avait point hérité du titre. Eh ! que s’inquiétait-il de sang bleu ! Est-ce que l’irrémédiable vulgarité de lord Alfred, son ami, lequel était bien, lui, de haute lignée, n’aurait pas dû ruiner dans l’esprit du poète le préjugé de la naissance ?

Mais, il est une singularité qui, lorsqu’on n’a pas lieu d’être vain de sa généalogie, peut s’acquérir assez vite, avec un peu d’étude et un bon tailleur : c’est celle du costume. Beaucoup de dandys ne sont tels qu’en rage de ne pas être nobles. Qui n’est pas reçu à la Cour a toujours la ressource de briller dans les grands restaurants. Wilde, au Savoy, au café Royal, devint une figure londonienne, un Prince, du moins, de la mode. Ainsi la singularité de la mise entraîne la singularité des décors que le viveur recherche pour s’y mirer dans les glaces[3].

Gardons-nous, cependant, de confondre un Oscar Wilde avec la foule des soupeurs ordinaires qui, après le spectacle, se pressent chez Willis. Le goût du faste, l’amour du luxe, quand ils furent affichés par un poète qui devait trébucher et rouler si scandaleusement du haut de son piédestal, offrent une prise tellement facile aux lourds sarcasmes des Philistins que l’on serait plutôt tenté de les excuser comme une forme de raffinement liée au culte des arts, si l’on ne s’était promis de demeurer dans cet examen strictement « objectif ». Tout ce que l’artiste, vu du dehors, a d’irritant, d’exaspérant pour le bourgeois, Wilde, il est vrai, l’a poussé à l’extrême. Baudelaire, chez lequel la part d’humanité générale est si grande, n’est assurément pas responsable de ces extravagances, mais que la conception wildienne de la vie, dans ses rapports avec la création artistique, soit un des surgeons de l’arbre baudelairien, un gauchissement, une application faussée de l’originalité à tout prix, de l’ « indécrottabilité » du Maître, cela ne me semble pas niable. Quoiqu’il en soit, Wilde donnait beau jeu aux hypocrites, et c’est l’artiste, n’en doutez pas, c’est l’artiste arrogant et trop longtemps favorisé du sort, que beaucoup, sous prétexte de pudeur outragée, ont eu plaisir à abattre[4].

Une existence artificielle est pour Wilde la condition première de l’inspiration. L’art lui-même, l’art véritable n’est, selon lui, qu’artifice. Il n’imite point la nature ; c’est la nature plutôt qui le copie. « Le brouillard, disait-il, n’existait pas jusqu’à ce que l’art l’eût inventé. Maintenant on abuse du brouillard au point que les gens naïfs en attrapent des bronchites. » Tout n’est pas folie dans ces boutades, notamment en ce qui touche la vie des artistes. Wilde, du fond de sa prison, écrivait avec bons sens : « En fait, la vie naturelle est la vie inconsciente. Stevenson étendit seulement le domaine de la vie artificielle en s’amusant à labourer… Si je passe ma vie prochaine à lire Baudelaire dans un café, je mènerai une existence plus naturelle que si je me mets à tailler des haies et à planter du cacao dans des marais. » Certes ! mais Wilde le dit lui-même : le naturel suppose une part d’inconscience. L’artificiel commence chez lui avec l’excès de conscience dans la bizarrerie, avec le procédé. Comme le remarque fort pertinemment son biographe Arthur Ransome, ce qui caractérise la « pose » d’Oscar Wilde, ce n’est pas la simulation, c’est l’ostentation, « car il posait à l’esthète, et il était un esthète ; il posait à l’homme brillant, et il était un homme brillant ; il posait à l’homme cultivé, et il était un homme cultivé ». Donc, sa singularité, c’était, si l’on veut, sa nature ; être exceptionnel, c’était sa règle à lui. Mais, en faisant parade de l’exception qu’il représentait, il a dépassé le point en deçà duquel il fût resté sincère, il a versé dans le factice.

En outre, loin de libérer la littérature du temporel, il l’a, par entêtement et prétention de théoricien, rendue esclave d’un nouveau maniérisme, d’un « snobisme ». Il se flattait d’élever la vie elle-même à la hauteur d’une œuvre d’art mais il ne s’apercevait pas que cette conception décorative avait pour résultat de faire dépendre réciproquement la composition artistique d’un certain mode de vie, d’une certaine « atmosphère », comme on disait, voire d’un certain mobilier « modem style », ou d’une formule vestimentaire. Ce qui prête tant de charme, dans le Phèdre, à l’ombre du platane, à la source, à la chanson des cigales, c’est que rien, dans cette description ravissante, n’est un accessoire obligé du dialogue. Tandis que chez Wilde, les ortolans, le chambertin, les sièges dessinés par William Morris semblent l’accompagnement requis, nécessaire de tout débat sur l’esthétique. L’importance donnée à la mise en scène marque la décadence, et l’épaisse brume de Londres, au dehors, pesant sur les croisées, ajoute à l’impression de barbarie, de contre-façon laborieuse. La pensée de Platon a la grâce de l’oiseau dont le vol paraît gratuit, alors qu’il est, en réalité, la solution élégante d’un problème de mécanique très ardu. Chez l’homme à l’œillet vert, l’apprêt est sans cesse visible ; tout est combiné pour que d’une « heure exquise » jaillissent en fusées étincelantes des aperçus singuliers.

Ceux qui ont connu Wilde s’accordent à dire qu’il se montrait dans la conversation un poète supérieur à celui qu’il fut dans ses livres. C’est qu’il lui fallait, pour se sentir en train, l’arrangement d’une rare soirée et l’excitation du succès immédiat que dispense un murmure flatteur[5]. Et voici la conséquence intellectuelle, inévitable, de cette humeur vaniteuse : l’esthétique wildienne a pour postulat que tous les propos de l’artiste doivent être des paradoxes.

Or, Wilde a reconnu lui-même qu’il existait entre ses mœurs et sa tournure d’esprit une correspondance, je dirais presque une symétrie mystérieuse : « Ce que le paradoxe était pour moi dans la sphère de la pensée, écrit-il dans le De profundis, la perversité le devint dans le domaine de la passion ». L’aveu est à retenir. Il vient à l’appui de ce que nous disions, à savoir que la volonté de singularité fut, chez ce « Prince du langage » un peu trop pénétré de son principat, un système cohérent, applicable en toutes choses, une maxime fondamentale, d’où une logique triste, la logique du diable, se chargea de tirer bientôt, dans la conduite de la vie, les déductions les plus effrontées.

Et pourtant Wilde se trompait s’il s’est imaginé que ce dessein qu’il avait formé de poursuivre l’originalité dans toutes les directions, lequel dessein aboutit dans les mœurs à une perversion calculée, suffit à expliquer son existence entière.

Hélas ! dans ce qui fut sa catastrophe, la préméditation n’eut aucune part ; l’homme n’a plus été qu’un jouet du vent. Sans doute, aussi longtemps que la destinée lui sourit, le poète a pu organiser ses vices, savamment, studieusement, comme il composait ses jolis apologues fleuris de réminiscences érudites ou ses préceptes remplis d’« intentions ». Sans doute les habitudes contractées en des nuits de froide débauche ont pu également préparer les voies dans lesquelles s’est précipité un désir aveugle. Le lit de la passion, c’est le vice qui l’a fait. Mais quand Bosie parut, le vice n’était pas seul à l’accompagner, une autre puissance se montrait qui, sous le masque du vice ou se servant du vice comme d’un instrument, allait déchaîner le malheur. Cette puissance, c’était l’amour.

Un atroce amour. Mais l’amour. Il faut bien l’appeler par son nom. La liaison fameuse qui causa la perte d’Oscar Wilde est le roman d’une âme orgueilleuse, faisant abdication totale d’elle-même à une âme inférieure, la sombre histoire d’un être hautement doué, dépossédé entièrement de sa vie personnelle par un être bas.

Lorsque Robert Ross publia en 1906, sous le titre par lui choisi de De Profundis, un fragment du manuscrit que Wilde avait rédigé à la prison de Reading, en 1897, dans les derniers mois de sa détention, nous ne sommes pas le seul à avoir été induit en erreur. L’éditeur, cependant, n’avait pas manqué de nous prévenir loyalement que l’ouvrage livré au public reproduisait seulement d’importants passages du texte original à lui remis par l’auteur. Donc nous n’ignorions pas que d’autres parties de l’œuvre avaient été réservées, mais comme de celles-ci l’on ne nous disait rien, nous oubliâmes vite qu’elles existaient. D’autant plus vite, que le fragment que l’on nous offrait était saisissant. Qui d’entre nous, gens de Lettres, ne se souvient de l’émotion ressentie à la lecture de ce document unique ? L’un des nôtres, naguère un « roi de la vie », ayant été convaincu, au cours d’un procès dramatique, de mœurs jugées abominables, maintenant ravalé au rang de convict dans une geôle anglaise, condamné à décortiquer de ses ongles des cordes goudronnées, un poète, et des plus prestigieux, élevait la voix dans l’épreuve : Ex imo clamavi. Car, bien que Wilde, à l’époque, fût mort depuis déjà cinq ans, nous écoutions sa lamentation comme si elle eût résonné à travers l’étroit judas de sa cellule. Avec lui, nous descendions les degrés abrupts de la chute sociale la plus profonde, nous mordions la fange de l’ignominie, et puis nous remontions vers une autre aurore. Une humilité magnifique, vraiment d’un prince cette fois, rayonnait dans ce livre. L’orfèvre du mot n’y faisait plus sentir sa main que pour enchâsser de temps à autre en quelque image précieuse une pensée déchirante. Le loup de carnaval gisait à terre, et le visage humain apparaissait, tout ruisselant de pleurs. Par un étrange rétablissement, le poète foudroyé qu’on avait cru anéanti annexait à l’art son propre désastre, avec son examen de conscience et son meâ culpâ. Mieux encore, il absorbait dans l’esthétique la morale et la religion, faisait du Christ l’artiste suprême, de la vie du Christ et de sa passion le modèle de la Beauté parfaite.

Mais pourquoi parlai-je au passé ? Est-ce que tout cela ne subsiste pas dans la version complète, telle qu’enfin nous la possédons ? Si, assurément, mais, la soudure définitive une fois accomplie entre les morceaux anciens et les morceaux restés jusqu’à ce jour inédits, l’éclairage de l’œuvre change. Les lueurs d’aube disparaissent ; toute rosée s’évapore. Plus rien, qu’une lumière sulfureuse. Le lamento connu sous le nom de De Profundis, ainsi que nous l’avons appris, non sans quelque stupeur, n’est en réalité, qu’une longue lettre qui commence par ces mots : « Cher Bosie » et se termine par ceux-ci : « Votre ami affectueux, Oscar Wilde ».

Il est vrai qu’entre les deux formules, si tout est affreux amour, tout n’est pas ménagement, ni tendresse. L’objet principal de l’épître est le suivant : depuis plus de deux ans que Wilde est incarcéré, Lord Alfred n’a pas écrit, et ce silence est pour sa victime plus amer que le grossier pain de maïs des forçats. Le poète prend la plume pour se plaindre de cet abandon, et voici que, dans une éruption effrayante, il a couvert de sa fine écriture serrée quatre-vingt grandes pages du papier bleu à en-tête de la prison. Les méditations publiées il y a environ vingt-et-un ans, ne viennent qu’après ce torrent de lave, et lorsque nous les relisons aujourd’hui, dans l’ordre de leur composition, à l’infernale clarté de ce qui les précède, les plus apaisées d’entre elles, nous paraissent encore traversées de sourds grondements.

Non, nous ne nous doutions pas, en 1905, à quel point le détenu de 1897, après vingt mois de régime cellulaire, était demeuré impénitent sous le rapport des mœurs qui avaient motivé sa condamnation. Ingénument nous pensions que le repentir dont témoignaient les passages du De Profundis livrés à notre curiosité ne pouvait manquer de porter sur le désir inverti. Des phrases comme celles-ci nous abusaient : « Le désir, à la fin, fut une maladie, ou une folie ». D’autres auraient dû nous mettre en garde : « Pas un seul instant je ne regrette d’avoir vécu pour le plaisir ». Mais de telles déclarations, nous les supposions inspirées par le sentiment très orthodoxe que, sans péché, il n’y a point de contrition et, par suite, que le péché, qu’il faut maudire en tant qu’offense au Seigneur, doit être béni en tant qu’il ouvre la porte à l’expiation, qui humilie la créature.

À quoi donc se référaient ces remords de Wilde, d’une expression si belle, ces gémissements d’un regret qui nous bouleverse encore, car sa sincérité n’est pas douteuse ? À ceci, qui déjà nous était dit, mais dont nous n’entendions pas le sens : « Je permis au plaisir de me dominer ».

L’ancien dandy, maintenant sous la livrée grise, « tête rase et pieds de plomb », se remémore les chemins qui l’ont conduit dans cette fosse qu’éclaire une petite lucarne. Il ne s’attache point aux apparences, et, s’il reparle des roses qui jadis couvraient sa table, ce n’est que pour marquer d’une image la distance qui le sépare de sa vie passée. Tout de suite, il va au fond du procès, non pas du procès que le Tribunal a jugé, mais d’un autre, à ses yeux plus grave, le seul réel, peut-être : lui, Oscar Wilde, qui était ceci et cela, il a livré sa vie en pâture, il a, non pas même vendu, mais donné et redonné son âme à quelqu’un qui était moins que rien.

Si Bosie encore écrivait ! Mais non, pas une ligne ! Alors, les reproches éclatent, et nous apprenons ce qu’était Bosie, comme nous apprendrions ce que vaut une fille, s’il nous arrivait d’assister, derrière une tenture, à quelque scène terrible, où le vieil amant bafoué, grugé, avili, dans un sursaut de révolte, déballe pêle-mêle ses récriminations, ses mépris, ses notes d’hôtels, les factures de ses cadeaux, ses attentions délicates si mal récompensées, et le calendrier des trahisons, les orgies qui se déroulaient loin de lui quand il était malade, et les injures essuyées, les violences subies, les rires démoniaques convulsant les traits du visage chéri, et avec tout cela, au milieu de ce bouillonnement, sous cette pluie de cendres brûlantes, l’incurable passion : dans le geste qui repousse l’amorce du geste qui appelle, la phrase cinglante qui s’achève en prière, la haine qui le cède brusquement à l’adulation et la satire à l’ode… Et toujours, toujours le même refrain : « Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? »

Lord Alfred Douglas était (je cite Henry Davray) « un bel éphèbe mince, aux grands yeux bleus, aux cheveux blonds dorés ». Des cheveux de miel, disait Oscar Wilde.

À l’époque où ils se rencontrèrent, à l’automne de 1891, Bosie avait vingt-et-un ans, mais Oscar en avait déjà trente-cinq. Au temps orageux de leur liaison, à la veille des poursuites, le poète était un quadragénaire qui prenait de l’embonpoint et, (c’est le méchant « Prince Fleur-de-Lys » qui l’assure) il avait les dents gâtées, défaut qu’il s’efforçait de cacher dans la conversation en tenant sa main devant sa bouche.

Quelle que soit la consigne d’objectivité que je me suis imposé d’observer dans ce livre, à force de cacher les réactions de mon instinct personnel, j’en viendrais à manquer de sincérité et ferais du désir de rester impartial une autre hypocrisie. Je n’essaierai donc pas, à cette place, de réprimer mon dégoût.

Au surplus, cette nausée elle-même, a une valeur objective, et je puis l’insérer, à titre d’indication, dans mon examen. Répulsion, chez moi, d’hétérosexuel ? Sans doute, et c’est pourquoi l’aveu en importe. Ce réflexe prouve qu’il y a, chez beaucoup, dont je suis, un fond irréductible qui, théoriquement, peut bien composer avec l’anomalie, philosopher au besoin avec elle, mais qui, mis en présence de réalités brutales, j’entends d’images précises, revient, d’un brusque mouvement, aux réprobations anciennes.

Si j’ai esquissé le portrait physique des deux amis, c’est intentionnellement, par honnêteté, pour tenter sur moi-même une épreuve. J’ai voulu sortir des considérations abstraites, sociales, morales ou purement sentimentales, montrer les êtres de chair, dont il est question et que cependant l’on perd de vue, évoquer enfin les corps, puisqu’aussi bien c’est d’eux et de leur folie qu’il s’agit. Alors je n’ai pu taire mon aversion.

Avec Withman, il nous était encore loisible de fuir les vallées basses et de gagner les collines. Avec Wilde, force nous est de nous enfoncer, de cercle en cercle, jusqu’à la troisième enceinte du septième, où Dante, en son Enfer, parque les sodomites. Là, les damnés gémissent, mais, c’est horrible à dire, si le gémissement cesse et fait place à quelque mièvrerie, à quelque compliment fade que, dans les intervalles de ses maux, l’un d’entre ces malheureux adresse à son compagnon, nous regrettons le temps des plaintes. Ainsi, quand, une fois sorti de prison, Wilde ne songe plus qu’à renouer avec Bosie, et lui écrit de sa retraite normande : « Je suis si content que vous alliez au lit à sept heures. La vie moderne est terrible pour des charpentes délicates et vibrantes comme la vôtre : une feuille de rose dans une rafale de dure grêle n’est pas plus fragile[6] », oh ! certes, nous n’en persistons pas moins à penser que la condamnation du poète fut une iniquité, mais nous ne pouvons nous empêcher de faire cette réflexion que le prisonnier de Reading, le matricule C. 3. 3., dans les instants où le dépit amoureux lui laissait quelque relâche, avait tout de même des méditations plus hautes que le solitaire de Berneval, déjà coquetant de nouveau avec ses amours.

Mais c’est la fatalité d’Oscar Wilde que la pire catastrophe ne l’a point guéri. Et ce n’est pas une raison parce qu’il est retombé dans son erreur pour oublier ses tortures, ou pour prétendre que les cris qui lui furent arrachés par la souffrance n’ont aucune résonance morale. Ici, nous surmontons nos répugnances, ou plutôt nous n’avons nul besoin de faire cet effort, car un autre sentiment les remplace : celui d’une pitié profonde. Oscar Wilde n’a jamais renié sa nature, mais peut-être ne l’eût-il pu qu’en s’ôtant la vie. Allons-nous, au nom de notre propre nature, regretter qu’il ne se soit pas emporté jusque-là ? C’est nous, alors, qui serions un monstre. Il ne faut pas grandir les pervers, mais il faut plaindre les suppliciés.



  1. Note C : Un peu avant le procès d’Oscar Wilde, avait paru en Angleterre un méchant petit livre, méchant dans les deux sens du mot : The Green Carnation (l’Œillet vert). La satire visait Wilde et son cortège. On sait que le vert était, dans l’ancienne Rome, entre toutes les couleurs voyantes dont aimaient à se vêtir les « fellatores », leur couleur de prédilection, d’où leur surnom de « galbinati ». Au siècle dernier, une affaire criminelle, dans laquelle une association de sodomites se trouva inculpée, l’affaire Gilles et Abadie, est aussi appelée Affaire des Cravates vertes, à cause de la couleur de la cravate que l’association avait adoptée pour emblème. Aujourd’hui encore, dans le fatras de naïvetés qui encombrent trop souvent les ouvrages spéciaux traitant de la matière, il m’est arrivé de rencontrer cette « observation » que le fait, chez un garçon, d’aimer la couleur verte était un symptôme suspect, l’indice d’une tendance à l’inversion !
  2. On sait que sorti de prison le 19 mai 1897, Wilde passa l’été à Berneval (Seine-Inférieure), mais que, dès le début de septembre, il ne put se tenir de revoir l’objet de sa fatale passion, lord Alfred Douglas (familièrement Bosie). Un premier rendez-vous eut lieu à Rouen. À la fin de septembre les deux amis étaient à Naples. Mais l’entente ne dura que quelques mois. Wilde revint bientôt à Paris. Voir la préface placée par Henry D. Davray en tête de sa belle traduction du De profundis, version intégrale, (Kra éd.) Du même auteur on annonce Oscar Wilde, la tragédie finale (Mercure de France).
  3. Wilde avait commencé par porter béret de velours, manchettes de dentelle, culottes de velours puce à boucles et bas de soie noire. Il avait alors le culte du lys et du tournesol. À son retour d’Amérique, où il était allé, en 1882 (à vingt-huit ans), faire quelques conférences, il abandonna en matière de toilette l’idéal ruskinien, par trop bohème. On lui connut encore à Paris, en 1883, une canne d’ivoire ornée de turquoises, mais, bientôt, il prit rigoureusement à tâche de réaliser dans sa tenue le modèle du parfait gentleman, tel du moins qu’il le concevait : de onze heures du matin à sept heures du soir, haut de forme de soie, redingote bordée, pantalon rayé, bottines vernies, gants de Suède gris. À partir de sept heures du soir, chemise empesée, turquoise sertie de diamants sur le plastron, frac, et, dans les jours triomphants, les jours néroniens, l’œillet vert à la boutonnière.
  4. « Lorsque Wilde fut mis en prison, écrit Arthur Ransome, les porte-paroles du moment se plurent à clamer : « C’est fini, on n’entendra plus parler de lui ».
  5. Wilde, rapporte André Gide, « ne causait pas, il contait » c’est-à-dire, il aimait parler seul devant un ou plusieurs auditeurs attentifs.
  6. Lettre citée par Henry D. Davray, dans sa Préface à la traduction du De Profundis (éd. Kra).