L’Amour qui n’ose pas dire son nom/11

Bernard Grasset (p. 140-150).
◄  X
XII  ►

XI

Walt Withman et l’idéal platonicien. — L’instinct épuré, épanoui en sympathie collective.

Il y a des âmes accueillantes, heureuses de se donner tout entières à tous et à chacun et de réfléchir l’univers, et des âmes fermées, repliées sur leurs propres secrets, incapables de se détacher un instant de leurs convoitises personnelles, ce feu qui les consume. Le contraste de ces deux natures, il suffit de citer deux noms pour le mettre en lumière : Walt Withman et Oscar Wilde. Comment aurais-je pu négliger, au cours de cette information, le témoignage de ces deux hommes ? Comment ne pas les confronter ?

Psychologiquement, l’étude de l’homosexualité est à peine commencée. C’est donc moins dans les livres que dans la vie réelle, ou dans ce que nous en connaissons, qu’il nous faut puiser nos renseignements. De plus, un type littéraire, même authentiquement vrai, même copié sur le vif, comme Charlus, est toujours une composition, c’est-à-dire un assemblage de traits épars, artificiellement groupés. De ce type fabriqué, pareil à quelque automate merveilleux que la baguette d’un magicien anime, il peut être instructif de rapprocher quelques modèles vivants.

Le modèle vivant ne nous offre pas d’ordinaire, c’est-à-dire sauf quand il se confesse à nous, l’analyse de son caractère, comme le fait le personnage de roman, dont l’auteur prend soin de démonter sous nos yeux les ressorts. Il se peut même que l’être réel n’avoue pas les particularités sur lesquelles nous l’interrogeons, il se peut qu’il les nie, et que cependant nous ne laissions pas d’avoir intérêt à le questionner, à l’observer, quand, d’autre part, nous savons pertinemment que ces réticences ou ces dénégations ne sont chez lui qu’une tactique. Tel est le cas de Withman et de Wilde lui-même.

Withman s’est élevé énergiquement contre l’accusation d’homosexualité portée contre lui. Il ne s’agit pas ici d’accusation au sens judiciaire du mot, mais d’accusation répandue dans l’opinion, à cause de certains passages des Feuilles d’herbe. Toujours est-il qu’on suspectait, qu’on incriminait Withman dans ses mœurs. Pris ainsi à partie, et cela aux environs de 1860, et aux États-Unis, je me demande un peu comment le poète, à moins qu’il n’eût souhaité d’être mis en prison, aurait pu s’expliquer franchement. Quant à Wilde, en public, il n’a jamais abandonné le système du coupable qui, devant l’évidence même, s’obstine à dire : « C’est faux ». Et jusque dans ceux de ses écrits intimes où les flammes de l’enfer charnel sont le plus apparentes, l’amour physique s’exprime toujours sous le couvert du sentiment.

Mais ce sont là des procédés de défense ou des réserves de convenances dont il est impossible que nous soyons dupes. Contre le malheureux Wilde, la preuve a été faite implacablement. Pour Withman, ceux qui ont cru bon de l’ « innocenter » n’ont pu fournir à l’appui de leur thèse que des arguments très vagues, pour ne pas dire enfantins. La plupart de ses biographes[1] allèguent sa grande vigueur musculaire, voire sa haute stature, pour certifier qu’il n’a pu être un inverti. C’est qu’ils confondent (en quoi ils retardent) anormalité et maladie. Il est aujourd’hui démontré qu’une anomalie nerveuse, notamment celle dont il est question, peut fort bien s’allier à une parfaite santé générale et même à une robustesse exceptionnelle. On avance encore que Withman en personne a écrit[2] que, quoique non marié, il avait eu six enfants. Sans vouloir mettre en doute la sincérité de cette affirmation, on est en droit de s’étonner qu’un homme de son caractère se soit si peu soucié de sa descendance. En outre, aucune précision n’a été apportée jusqu’ici sur l’origine de cette paternité. Nul n’a jamais connu à Withman une liaison féminine. Par contre, d’aucuns, qui furent de ses familiers dans sa jeunesse, ont déclaré, sans intention malveillante, que « les femmes ne semblaient pas l’attirer ». Et, d’autre part, des commerces passionnés que le poète entretint avec des jeunes gens, les témoignages abondent. Enfin, quand il serait établi que Withman a bien eu des enfants naturels, comme il l’a dit, il n’en subsisterait pas moins que c’est à l’amour homosexuel, indiscutablement, qu’allaient ses préférences. Pour s’en convaincre, il n’est que de considérer la vie de l’homme et son œuvre.

Withman, qui ne méprise rien ni personne, ne méprise pas la femme. Mais ce n’est pas assez dire : il la respecte infiniment. Elle est le vase sacré où l’homme dépose la semence de l’avenir. L’espoir mûrit dans ses flancs. L’attitude du poète envers elle est autorité douce. Il la convie solennellement à accomplir le rite nuptial d’où dépend l’existence des générations futures. Amour, si l’on veut, mais liturgique. Ici, l’amant est prêtre, et son visage demeure grave, appliqué. Du moins est-ce là le sentiment du chantre américain dans Les feuilles d’herbe, son évangile des temps nouveaux, car, dans son existence, encore une fois, point de maîtresse visible, pas même le profil d’une passante furtivement entrevu.

L’amour qui n’est plus seulement un moyen, quelque auguste que soit celui-ci, l’amour qui est une fin en soi, qui est tout ensemble ardeur et tendresse, appel et réponse, désir et don, cet amour-là, Withman, dans sa vie, dans son œuvre, le réserve au camarade. Jusqu’où, dans la réalité, a pu se laisser entraîner cet élan, nous l’ignorons. Il est difficile de ne voir que délire verbal dans maints versets des œuvres. Aucune rhétorique, selon nous, dans Withman. Comme il arrive souvent quand le poète est grand, c’est dans sa poésie que cet homme est le plus vrai, le plus littéralement véridique.

Mais l’âme était radieuse, elle était de ces âmes dont nous parlions, qui voudraient en elles hospitaliser toute la terre, embrasser les mondes et les consoler. Une aspiration aussi vaste ne trouve pas longtemps à se contenter dans le domaine étroit et jaloux des passions égoïstes. Nous n’entendons pas béatifier Withman, quoiqu’il appartienne, lui aussi, à la race des apôtres. Ce qui nous importe, c’est de noter, chez ce cœur généreux, un élargissement progressif du pouvoir d’aimer.

Bientôt, dans la personne de ses amis, les pilotes d’East-River, les cochers d’omnibus de Broadway, les compagnons typographes de Brooklyn, le poète entrevoit les premiers éléments dispersés d’une humanité meilleure. D’individuel qu’il était, le sentiment, d’abord, devient pour ainsi dire corporatif, et, dans cette seconde phase, la prédilection du démocrate va aux professions qui ont pour objet le transport incessant des foules par les rues et sur les bacs, ou la diffusion des nouvelles dans les masses citadines. Aux cochers il distribue des gants pour l’hiver et des paletots chauds, dont il a fait l’emplette sur ses économies. Souvent, assis à leurs côtés, sur le siège élevé d’où il domine le va-et-vient des voitures et les remous des piétons, il écoute en chemin leurs histoires, ou déclame dans le vacarme des vers de Shakespeare. Les mariniers, il les rejoint sur la rivière et passe des après-midi et des soirées avec eux, mettant à leur disposition sa bibliothèque, les interrogeant sur les choses du bord dont il veut connaître tous les détails, « depuis le crochet à l’extrémité d’une corde à seau jusqu’à la structure de la machine ». « Racontez-moi tout cela, mes enfants, disait-il, car ce sont là des choses réelles que je ne puis apprendre dans les livres ».

Les délicats pourront sourire de cette tendresse qui s’épanche tumultueusement en compagnie si modeste ; ils pourront s’étonner de ces attentions prodiguées à des gens de petite condition, ignorants, sans manières. Tel est cependant, pour Withman, l’idéal de l’ami : l’être simple, primitif, à l’écorce rugueuse, celui qui n’est pas un « monsieur », l’âme neuve que l’éducation n’a pas déformée.

Déjà, l’affection désintéressée domine dans cette camaraderie exubérante. Ce qui la garde de glisser en de louches aventures, c’est cette grande poussée intérieure, cette volonté de croissance et d’épanouissement qui porte l’instinct initial à se muer en sympathie collective. Withman avait-il lu Platon ? Je ne sais. Il n’avait besoin que d’écouter son cœur pour retrouver à son usage les voies montantes du philosophe. Désormais, s’il lui advenait de distinguer, dans la foule obscure et chérie, quelque tête de jeune garçon, quelque Peter Doyle dont il faisait choix pour placer sur cet humble front ses complaisances les plus vives, c’était de crainte que son amour du peuple, à force de se répandre dans toutes les directions, ne se perdît dans l’abstrait, ou bien parce que le regard du voyant, dans les intervalles de ses transes, éprouve une douceur à se poser sur un visage candide.

D’aucuns feront observer que cette passion, quelque épurée qu’elle ait été, allait toujours à des hommes jeunes. En effet, mais elle allait à la multitude innombrable des pionniers, à la jeunesse virile tout entière, peut-on dire. Withman est un répondant et un annonciateur. Sa mission est de glorifier son temps et l’effort prodigieux des siens. De là son goût de la santé physique, de l’âge où l’homme est vigoureux, insouciant et hardi.

C’est dans sa quarantième année que le poète prend conscience de son dessein. Il veut, dit-il, « léguer à l’avenir des types d’affection athlétique », « planter le compagnonnage aussi serré que des arbres le long de tous les fleuves d’Amérique ». Il rêve d’une cité invincible : la cité future des amis. Un jour, il se souvient d’avoir vu en Louisiane un rouvre géant qui croissait sans nul compagnon, développant joyeusement des feuilles d’un vert sombre. La rudesse du chêne, son inflexibilité, sa puissance, le font penser à lui-même, mais en même temps il s’étonne que ce tronc robuste ait pu déployer ses branches ainsi, « tout seul, sans avoir auprès de lui un ami ».

Au reste, ce serait déformer la pensée withmanienne, même parvenue à son stade le plus haut, que de la confondre avec l’altruisme décharné, desséché, du puritain. Rien d’immatériel dans cette communauté réaliste, tout entière tournée vers l’action, au point que, pour elle, agir est encore la plus fervente manière de prier. Son objet étant la prise de possession, la mise en valeur du monde, l’exploitation intensive de la planète Terre, cette République de camarades que le poète confond dans son imagination avec la Démocratie en marche, ne saurait se contenter des promesses de l’Au delà. Elle veut à son labeur un couronnement immédiat et autre chose que des palmes pour récompenses : des champs, des mines, des forêts, des lignes de navigation, des pêcheries. Un certain sensualisme violent, substantiel, demeure au fond de la doctrine.

Mais c’est la qualité de la force, ici, qui purifie tout. L’expansion optimiste de l’être s’impose comme un phénomène naturel et se justifie elle-même d’abord par l’ampleur de son propre jeu. Quand on dit d’un homme : « C’est un élément », le mot, déjà, implique un commencement de consécration par le fait, laquelle est entourée, souvent, d’une sorte de respect religieux. Ainsi en va-t-il de l’âme du vieux Walt. L’idée hédoniste, qui assigne le plaisir pour but à la vie, semble bien médiocre, bien bourgeoise, en comparaison de cet esprit de conquête pacifique. « Carpe diem », cela signifie : « Borne-toi à tirer le meilleur parti possible de ce qui est, ou à profiter de l’occasion, du hasard. » Bonheur à la petite semaine qui ne saurait convenir aux équipes vaillantes, aux découvreurs d’horizons. En résumé, dans les joies physiques, telles que les recommande à ses amis le compagnon au large feutre, immense est la part de la volonté.

Immense aussi la part de la bonté. Et cette seconde justification est indispensable à la force pour qu’elle n’apparaisse pas comme un déchaînement d’instincts destructeurs, pour qu’elle soit bénie — ou simplement pardonnée.

Une bonté solaire, dans l’œuvre de Withman, éclaire et réchauffe toutes choses. Mais, sous ce rapport, dans l’existence du poète, la période d’illumination, ce fut de 1861 à 1865, l’époque de la guerre civile entre les États du Nord et les États du Sud. Dès la fin de 1862, délaissant toute autre occupation, l’écrivain se fit infirmier volontaire, ou plutôt visiteur et consolateur des blessés. Ce sang jeune et viril coulant par tant de plaies, ces espoirs fauchés dans leur printemps, cet héroïsme gaspillé dans des batailles fratricides, tout cela lui fendait le cœur. Cependant, il s’imposait de sourire pour ne pas ajouter aux épreuves de ses enfants la vue déprimante d’un visage chagrin. « Il n’apportait parmi eux, écrit John Burroughs, d’après le témoignage d’un chirurgien militaire, ni sentimentalisme ni morale et ne parlait jamais à aucun homme de ses « péchés » ; mais il lui donnait quelque chose de bon à manger, avec un mot réconfortant ou un petit cadeau, accompagné d’un regard. Il avait une face rubiconde, des vêtements propres, et portait une fleur ou une branchette verte au revers de sa veste. L’été en traversant les champs, il cueillait une grosse botte de fleurs de pissenlit et de trèfle rouge ou blanc, les apportait et en parsemait les lits, pour qu’elles rappelassent aux malades le grand air et le soleil ».



  1. Entre autres, Léon Bazalgette, en France.
  2. Dans une lettre à John Addington Symonds (19 août 1890).