L’Amour qui n’ose pas dire son nom/04

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IV

Origines de notre répulsion. — La tradition d’anathème. — L’inverti considéré comme un criminel (état d’esprit de la Chambre ardente et période policière). — L’inverti considéré comme un malade (état d’esprit clinique).

Quelle était donc l’origine de notre répulsion ? De ce qu’elle était si violente, doit-on conclure qu’elle était « naturelle » ? Et si ce sentiment, qui était le nôtre, ce sentiment de réprobation absolue, sans réticence et sans nuance, n’a pas la valeur d’un instinct universel et éternel, inhérent à la nature humaine, au point qu’il serait contre nature de ne le pas posséder, du moins fallait-il qu’il fût bien ancien pour être ancré en nous à de telles profondeurs.

Sans doute est-ce dans l’anathème dont l’autorité ecclésiastique frappait la sodomie qu’il faut voir le principe de nos indignations. Mais cet anathème lui-même, comme le nom de sodomie l’indique, a son origine dans la Loi mosaïque[1]. Ce sont les Juifs, il me semble, qui, les premiers, ont montré socialement une grande horreur pour l’amour homosexuel chez l’homme : « Quiconque couche avec un garçon comme avec une femme commet une abomination ; tous deux seront punis de mort et que leur sang rejaillisse sur eux[2] » ! L’Église chrétienne ayant hérité de cette fureur, la tradition s’en conserva jusqu’à la veille de la Révolution française. C’est ce que nous appellerons l’état d’esprit de la Chambre ardente. Seul le législateur, qui n’est, du reste, ici que le porte-parole séculier du prêtre, a voix au chapitre. Il décrète : les sodomites sont des criminels, ils seront brûlés vifs[3].

Certes, nous avons eu des rois qui, à ce compte-là, eussent mérité de porter la chemise de soufre plutôt que le camail fleurdelysé ; et il faut être Dumas père, avec son énorme santé, pour écrire un Henri III et sa Cour, dans lequel il n’est pas fait la moindre allusion aux mignons et à leur emploi. Mais en Russie, il n’y a pas encore bien longtemps, le moujik appelait « jeux de nobles » les privautés de ce genre. De même, en France, autrefois, elles n’étaient tolérées que chez les grands seigneurs[4].

Étonnez-vous ensuite de la réserve que les écrivains, en ce temps-là, montraient sur la question ! Outre qu’ils partageaient presque tous, probablement, l’opinion commune, est-il juste d’appeler timidité une abstention faute de laquelle on courait le risque de devenir soi-même suspect et de s’exposer à des poursuites qui pouvaient avoir une conclusion si terrible ?

Aussi, dans l’espace de plusieurs siècles, nulle étude sur le sujet. Rien que des traits épars çà et là. En Italie, dans Boccace, dans Machiavel, dans l’Arétin. Chez nous, dans Casanova, dans les Confessions de Jean-Jacques. Mentionnons encore, dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, un article superficiel sur « l’amour socratique ». De Diderot une seule phrase, pareille à la brusquerie de quelqu’un que le sujet embarrasse et qui y coupe court[5].

C’est tout[6].

Après 1789, la volonté de répression faiblit et envisage d’user de moyens moins violents, mais durant longtemps le sentiment à l’égard de l’anomalie est resté le même[7]. Cependant le Code pénal de 1810 (lequel remanie et complète le Code pénal de 1791 et le Code des délits et des peines de l’an IV) ne fait aucunement mention des mœurs « contre nature ». Celles-ci ne sont légalement poursuivies qu’en tant qu’elles tombent sous le coup de l’art. 330, qui vise tous les outrages publics à la pudeur, de quelque sorte qu’ils soient. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’intention du législateur (ici Napoléon) n’était pas d’instaurer un régime de tolérance en faveur d’Uranie. Son but, en ne la nommant pas, était plutôt de la maintenir sous la surveillance constante de la police des mœurs. Rien n’a été modifié depuis à la lettre du texte. Seulement l’esprit, en un siècle, a changé. Le vague de la loi a d’abord favorisé les rigueurs de l’arbitraire administratif ; puis il a peu à peu permis une sorte de demi laisser-faire, à mesure que l’autorité préfectorale, sur ce point, se relâchait.

L’attitude qu’on peut appeler policière persista dans toute son intransigeance jusqu’aux environs de 1870. Pendant ce laps, à côté du gendarme, un personnage nouveau apparaît, qui n’avait pas été consulté jusqu’ici et qui commence seulement à donner son avis, c’est le médecin. Mais, sur le principe, à savoir que l’homosexualité est un vice affreux qui encourt le mépris des honnêtes gens, une forme monstrueuse de débauche qu’il faut réprimer comme un danger social, la Faculté et la Sûreté demeureront d’accord pendant près de quatre-vingts ans, de sorte que le docteur se montre alors presque uniquement sous l’aspect du médecin-légiste[8].

Aussi bien, au cours de cette période, c’est de la prostitution masculine que l’on se préoccupe seulement. C’est l’uranisme professionnel que l’on traque, celui dont les manifestations extérieures sont considérées comme une offense aux bonnes mœurs, et celui qui, par ses liaisons avec des industries criminelles : détournement de mineurs, chantages, vols, suivis parfois d’assassinats, est un élément de trouble[9]. De l’uranisme caché, non vénal, mondain, il n’est pas du tout parlé. Policiers et médecins l’ignorent comme s’il était inexistant.

Ici, je voudrais qu’il me fût permis de faire une remarque. L’opinion que la société a de certaines mœurs réagit sur elles, les colore. Il semble que, jugées abjectes, elles surenchérissent dans l’abjection. C’est là un phénomène analogue à celui par lequel la prison, en même temps qu’elle punit le coupable, ajoute à son avilissement. Tant que l’uranisme fut uniquement regardé comme une abomination qui appelle un châtiment, on croirait qu’il s’est appliqué à ne pas démentir cette image, à être bien réellement ignoble. Représenté constamment comme une turpitude sans nom, il finit par acquiescer lui-même à cette vue, il s’en pénétre et s’y endurcit.

Cette époque est celle de Balzac. Parmi les hôtes de la pension Vauquer, dans Le Père Goriot, nous voyons un personnage mystérieux, M. Vautrin, « l’homme de quarante ans à favoris peints », lequel dirige à la façon d’un mentor cynique le jeune Rastignac. Mais il se découvre que ce Vautrin n’est qu’un forçat évadé, et la police lui met la main au collet sans qu’il nous ait livré le secret de ses penchants. Cependant, nous retrouvons le forban dans Splendeur et misère des Courtisanes. Il n’y porte plus chapeau Bolivar et canne en fer, mais souliers à boucle et soutane, et se donne pour prêtre espagnol. Son choix s’est fixé maintenant sur Lucien de Rubempré, qui, comme Rastignac, est jeune et beau. Mais que savons-nous de cette intimité ? Si elle nous paraît louche, c’est seulement d’après quelques allusions que l’auteur a dispersées çà et là dans son récit. En réalité, Balzac, la seule fois qu’il a abordé le sujet, en a éludé tout le scabreux[10]. Notez encore ce subterfuge, où je vois une concession aux idées du temps et à la vue policière : le héros, je l’ai dit, est un forçat en rupture de ban. Le romancier s’abrite derrière cette habileté qui consiste à présenter l’anomalie qu’il signale, mais dont il n’esquisse même pas l’étude, comme un produit du bagne. D’où les honnêtes gens sont libres de conclure que d’aussi monstrueuses mœurs n’existent que dans les prisons[11].

Mais le roman d’observation n’est pas le seul genre littéraire qui, au siècle dernier, se tenait sur la réserve en ce qui touche l’uranisme. Quoique la peinture du vice semble plus rassurante dès qu’on la transporte dans le passé, quoique, d’autre part, l’imagerie, tout le bric-à-brac du décor et toute la friperie du costume, ajoute encore à l’effet du recul l’effet du dépaysement, les œuvres d’inspiration légendaire elles-mêmes sont, sur le sujet, fort timides.

Flaubert, renseigné par ses lectures, a bien été obligé d’admettre la « Vénus barbue » dans le défilé des divinités qui viennent tenter son Saint-Antoine. Mais il est visible qu’il ne l’accueille qu’à son corps défendant, si j’ose dire, tant il lui fait la part petite. « Gras, imberbe, des pampres au front », Bacchus fait cette déclaration de principe : « Mâle et femelle, bon pour tous, je me livre à vous, Bacchantes, je me livre à vous, Bacchants ! » Ce ton est bien froid, et comme on sent que l’auteur lui-même est peu tenté ! Aussi, lorsque Flaubert entreprend de donner forme humaine à la Luxure, combien vite il oublie les éphèbes, bergers ou dieux, pour imaginer une femme « à la poitrine charnue ». Que dis-je, une femme ? Des légions de femmes ! « Inclinées, couchées, habillées, voilées, décolletées[12], nues, elles sont à toi les Filles de la Terre ! » crie la Luxure au pauvre Antoine. Et la Fornication d’ajouter ces mots, où nos jeunes gens ne trouveront qu’à rire : « Déroule ma chevelure, tu verras comme elle est longue ! » Quelle revanche de l’Éternel Féminin ! Eh ! parbleu, cette vision d’une belle fille plantureuse, c’est l’idéal sensuel de Flaubert lui-même. C’est mieux encore, un souvenir précis, celui de Louise Colet, rencontrée pour la première fois par Flaubert chez Pradier, en 1846, précisément à l’époque où le jeune Gustave conçoit le dessein d’écrire La Tentation.

À partir de 1870 environ, parallèlement à l’opinion policière qui de plus en plus faiblit, se développe, gagnant peu à peu en force et en extension, l’opinion qu’on peut appeler proprement médicale[13].

Les mémoires du Professeur Westphal, de Berlin (1868-70) marquent, dans l’histoire de la question, le début de l’ère scientifique[14]. De ce moment, à l’ancienne conception, d’après laquelle l’inverti est toujours un vicieux, une autre va se substituer. Certes, pendant longtemps encore, les préoccupations morales et sociales l’emporteront dans l’esprit des docteurs, mais à la fin, sans les rejeter (et l’eussent-ils voulu qu’ils ne l’auraient pu, car il n’y a pas de société sans éthique) ils replaceront ces préoccupations au second plan et se montreront de plus en plus soucieux d’examiner le phénomène de l’inversion en toute indépendance, médicalement. L’inverti, désormais, relève de la clinique. Entre perversité et perversion, le neurologue note des différences.

Mais, après ce triomphe du questionnaire étiologique sur l’interrogatoire de police, au bout de trente ans et plus d’examens et de consultations, il arrivera un jour ceci, c’est que le point de vue médical aura tout envahi. De même que la psychiâtrie ayant pénétré dans la criminologie a tendance à en exclure le criminel et à le remplacer par un malade, de même dans les cas d’inversion sexuelle, les psychiâtres, au début de ce siècle, ne verront plus que des symptômes morbides.

L’opinion des docteurs ne pouvait me laisser indifférent. Il ne m’aurait point paru sérieux d’étudier la place que, tout nouvellement, en dépit d’une longue tradition opposée, l’analyse, la peinture, puis l’exaltation de l’anomalie ont prise dans les Lettres, sans chercher à savoir ce que pensaient de l’inversion en elle-même ceux qui, l’ayant observée dans une foule de cas, me paraissaient devoir être le mieux informés sur elle.

La bibliographie médicale du sujet, quoiqu’elle ne remonte guère au delà des soixante dernières années, est considérable. Mais, combien rares sont les auteurs qui, de la masse des faits particuliers, dégagent une vue personnelle !

La période durant laquelle l’état d’esprit clinique naît et se développe commence par une phase de luttes serrées contre l’état d’esprit antérieur. C’est autour de la question de savoir si l’anomalie était acquise ou congénitale que la bataille s’est livrée. Tout de suite, Westphal déclara considérer la déviation comme innée. Peut-être aujourd’hui ne se rend-on plus assez compte de tout ce qu’il fallait de courage pour hasarder cette opinion. En effet, qu’on imagine un peu les conséquences qu’elle entraînait : ce n’est rien de moins que le redoutable débat de la responsabilité qui se trouvait ainsi évoqué et tranché par la négative. Une des bases de la moralité officielle était donc ébranlée. Que deviendrait l’ordre social si l’agent des mœurs allait rester pantois ? Mais l’opinion contraire trouva aussi des défenseurs. Il me paraît que c’est en France que la doctrine de l’anomalie acquise compta, jusqu’à ces dernières années, le plus de partisans. Peut-être faut-il voir là le signe d’une race qui, jusque dans le domaine pathologique, se résout difficilement à ne pas laisser quelque part d’action à la liberté humaine[15].

La théorie de l’acquisition, en effet, était celle qui s’accordait le mieux avec les anciennes vues morales sur la question. C’est ainsi que, pour le lecteur d’un ouvrage de psychiâtrie, l’attitude du médecin est souvent aussi intéressante que toutes ses « observations ». On suit avec curiosité la partie engagée secrètement, presque toujours à l’insu de l’investigateur lui-même, entre le souci des bonnes mœurs et l’esprit scientifique. Quelquefois, il arrive que celui-ci est laissé entièrement libre dans ses constatations, mais que le scrupule moral, écarté ou tenu en réserve tant que dure l’examen, reparaît ensuite avec une force nouvelle, dans les conclusions d’ordre social tirées des faits par l’auteur et dans les règles de vie qu’il conseille, en fin de compte, aux malades[16].

Mais c’est en pays germanique surtout que règne le pur esprit clinique, détaché de toute contingence. En Allemagne, le déterminisme de l’hérédité nerveuse obtint d’emblée l’adhésion de presque tous les savants[17]. Beaucoup crurent trouver dans l’embryogénie l’explication de l’aptitude apportée en naissant par le sujet, la cause de sa vocation, si l’on peut dire. On sait que, chez le fœtus, à un stade ancien de son développement, les sexes ne peuvent être distingués. L’inversion sexuelle serait due à une différenciation sexuelle imparfaite ou bien à une réversion d’un type sur l’autre. C’est ainsi qu’un cerveau fonctionnant d’une manière féminine pourrait occuper un corps mâle[18].

Donc, aux environs de 1895, à l’époque où Émile Zola écrit la lettre dont j’ai parlé, la vue médicale était fort en avant sur l’opinion commune ; et cette vue était, à peu de choses près, celle de Zola lui-même, très féru de médecine, comme tous les écrivains de l’école naturaliste.

Le procès d’Oscar Wilde, à la même date, tout en révélant la force et l’étendue des préjugés encore existants, eut pour résultat de créer, autour de la question, un mouvement d’intérêt. Comme il arrive presque toujours dans les cas où l’opinion s’émeut, il se produisit deux remous en sens contraires : d’un côté, la masse du public se détourna avec horreur ; de l’autre, quelques uns se penchèrent sur la chose infamante. Ainsi s’explique, à cette époque, l’éclosion de plusieurs ouvrages où, sous des formes différentes, selon le tempérament des auteurs, la même préoccupation était visible : admettre ce qui jusqu’alors avait été proscrit, faire à l’étude de l’inversion, dans la littérature, la place qu’on ne peut refuser à toute observation des mœurs, celles-ci fussent-elles monstrueuses[19] !

L’œuvre capitale de l’époque sur le sujet demeure L’Immoraliste d’André Gide. Pour le moment, je ne veux que situer l’ouvrage à sa date : 1902. L’auteur, pour le coup, nous transportait bien au cœur de la question, mais il le faisait sans nous prévenir, laissant à notre subtilité le soin de deviner presque tout.



  1. Nous lisons dans la Bible que les habitants de Sodome ayant voulu outrager les Anges qui étaient descendus dans la maison de Loth, la ville fut détruite par le feu du ciel.
  2. Lévitique XVIII, 22 – XX, 13.
  3. Un capitulaire de Charlemagne, en 805, édicte les derniers supplices contre les délinquants. Dès la fin du xiie siècle, l’inquisition renforce le système : resserrement de la surveillance, appel à la délation. D’après les Établissements de Saint-Louis, les « bougres » sont jugés par l’évêque et condamnés au feu. Charles V, de même, les envoie au bûcher.
  4. Au xvie siècle, Muret est bien téméraire lorsqu’il célèbre les charmes de son petit ami. Quoiqu’il écrive en latin, et dans le meilleur style, il sent le fagot, il doit fuir. Quelque trente ans plus tard, un soupçon plane sur Théophile, et comme le poète, en outre, a contre lui qu’il est huguenot de naissance, bien lui en prend de chercher protection auprès du duc de Montmorency, à Chantilly. Sous Louis XV, deux pédérastes furent brûlés en Grève. Sous Louis XVI encore, peu avant 1789, un capucin convaincu du même vice subit le même châtiment. Hors de France, la barbarie est pareille dans tout l’occident.

    Aujourd’hui même, on retrouve dans le code pénal de différents pays d’Europe (Allemagne, Autriche, Angleterre) comme un reflet de ces bûchers ; ce sont des articles édictant des peines de prison, voire de travaux forcés contre la sodomie. Wilde, il y a trente-deux ans, fut victime de cette tradition flamboyante. Le nouveau Code pénal italien, promulgué tout récemment, marque, sur ce chapitre, un retour aux anciennes sévérités.

  5. Dans la Suite de l’entretien du rêve de d’Alembert.
  6. Les mémorialistes mis à part, bien entendu.
  7. Rappelons-nous qu’avant Pinel, les fous eux-mêmes étaient traités comme des coupables.
  8. Pour se rendre compte à quel point l’examen médical de la question eut peine à s’affranchir de l’anthropologie criminelle, il n’est que de feuilleter les Nouvelles cliniques de Casper ou l’Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs d’Am. Tardieu (1858). Casper met en cause la décadence des mœurs. Tardieu de même. À ce mal l’un et l’autre ne voient qu’un remède : la sanction pénale.
  9. Cf. Les Mémoires de Canler, qui fut chef de la Sûreté.
  10. Je ne parle pas de Sarrasine qui est en dehors de la question. Dans cette nouvelle, dont l’action se passe au xviiie siècle, un Français s’éprend d’un castrat qui remplit l’office de chanteuse dans un théâtre de Rome. Quand Sarrasine s’aperçoit de son erreur, il est épouvanté.
  11. À propos de Balzac, constatons qu’il est plus à son aise dans La Fille aux yeux d’or. Notre littérature, en effet, est loin d’avoir témoigné à l’égard de Gomorrhe la même aversion qu’à l’égard de Sodome. Il faut croire que l’homosexualité féminine suggérait des images dont la lascivité paraissait plus aimable. Valmont et la marquise de Merteuil, dans Laclos, parlent de ces jeux comme de bagatelles. Diderot, prenant pour modèle l’abbesse de Chelles, fille du Régent, nous peint sans gêne cette singulière supérieure recevant dans sa ruelle ses moniales les plus jolies. Au xixe siècle, Mademoiselle de Maupin marque même le triomphe du type Amazone et l’influence de ce roman se fait sentir encore aujourd’hui jusqu’en certaines héroïnes de M. Pierre Benoît. Zola, sur ce terrain, reprend pied, il le fait voir dans Nana. On pourrait multiplier les exemples : maintes poésies de Baudelaire, de Verlaine, de Renée Vivien, les Chansons de Bilitis, l’amie de « Bougie rose », dans le Jardin de Bérénice, Claudine mariée, etc. Cependant, jusqu’ici on avait considéré Gomorrhe d’un œil indulgent ou complaisant comme une estampe dont la grâce relevait l’indécence. Maintenant, on s’avise, avec M. Bourdet, que les lesbiennes sont des « prisonnières », et que ce qu’on regardait comme une fantaisie peut devenir, pour elles-mêmes et pour leur entourage, une cause de souffrances. C’est que, là encore, nous sommes mal informés. À peine commençons-nous à découvrir que le mystère existe. Un autre psychologue et des plus fins, Jacques de Lacretelle, dans la Bonifas, a tenté de sonder ces ténèbres.
  12. Ce « décolletées » est d’un Second Empire !
  13. Note A : Cependant, il faut noter, antérieurement aux premiers travaux des médecins, la campagne ardente, menée par un inverti, un peu avant 1870. Déjà, en 1836, un auteur suisse, du nom de Heinrich Hössli, dans un ouvrage intitulé Éros, avait entrepris de justifier l’amour entre hommes. Ce hardi « novateur » allait jusqu’à proclamer que les organes génitaux, mâles ou femelles, ne fournissaient aucune indication sur le sexe véritable, et même étaient de nature à causer les confusions les plus fâcheuses. Trente ans plus tard, du clan des « infâmes » s’élève une nouvelle protestation. Elle part, cette fois, du Hanovre. Son auteur est un juge suppléant, appelé Ulrich. Dans l’ancien royaume de Hanovre, les pédérastes n’encouraient aucune peine. Mais survint en 1866 un coup imprévu : l’annexion du pays par la Prusse après Sadowa. En effet, l’article 143 du Code pénal prussien punissait de prison « les accouplements contre nature, entre hommes, ou entre hommes et animaux ». C’est sur cet article que sera copié, après la fondation de l’Empire, l’article 175 du Code pénal allemand, aujourd’hui encore en vigueur. L’assesseur Ulrich entreprit donc une croisade en vue de faire abroger une législation qui lui semblait inique et, de plus, gênante. Il cria fort, se dépensa, mais, juridiquement, n’obtint rien. À vrai dire, ce magistrat peu commun exagérait. Entraîné par son propre sentiment, bientôt il ne se borna pas à demander l’immunité pour ses pareils : il voulut que la loi autorisât le mariage entre hommes. Cependant, il y avait, dans cet illuminé, un esprit distingué nourri aux lettres anciennes. C’est lui qui, pour désigner les homosexuels masculins, lança, par allusion à un passage du Banquet de Platon, le terme d’ « uranistes », de nos jours un peu désuet, mais qui fut longtemps à la mode. En outre, les plaidoyers désordonnés d’Ulrich sont pleins d’observations curieuses, et celles-ci eurent le mérite d’attirer l’attention des psychiâtres allemands : Griesinger, Frankel et principalement Westphal.
  14. Bientôt apparaît pour la première fois dans la science le terme d’ « inversion sexuelle ». On le trouve déjà dans une étude de Charcot et Magnan. (Archives de Neurologie, année 1883).
  15. Inutile d’ajouter que ce départ n’est vrai que dans l’ensemble. Ainsi, pour Charcot et Magnan, l’inversion est un épisode de la dégénérescence héréditaire. De même, Ch. Féré (1899) estime que l’inversion ne s’acquiert sous l’influence de conditions extérieures que dans les cas où le sujet est né avec une aptitude pour cette acquisition. Binet admet la prédisposition, mais croit à la fréquence du caractère acquis. Gitons encore Lacassagne, Chevalier (1885), Tarnovsky (1886), Émile Laurent (1891), Arrufat (1892), Raffalovich (1896), Gabriel de Tarde etc.
  16. Tel, par exemple, accorde à l’élément congénital une importance prépondérante comme facteur de l’inversion. Cela équivaut à reconnaître que l’homosexualité dans son essence est incurable. Eh ! bien, ce désir pervers, impossible à changer en désir normal, l’uraniste n’a qu’à ne pas le satisfaire. Il ne lui reste qu’une seule ressource : l’ascétisme.
  17. Bornons-nous à rappeler les noms des Professeurs Krafft-Ebing, qui se signale dès 1877, Albert Moll (1891). Magnus Hirschfeld enfin, à partir de 1899.

    À côté des maîtres allemands Havelock Ellis mérite de prendre place. Nous devons une révérence particulière à cet Anglais résolu qui montra beaucoup de courage en son temps. Son aventure vaut d’être rappelée comme caractéristique des obstacles encore récents qu’eut à surmonter, jusque dans le domaine médical, l’étude de l’inversion. En 1897, il y a donc juste trente ans, il se trouva un « recorder » de Londres pour juger que les Études de psychologie sexuelle n’étaient pas un ouvrage scientifique. Ce qui restait de la première édition en librairie fut saisi et détruit par ordre de justice.

  18. William James, dans ses Principles of Psychology, paraît préférer à l’idée d’un vice de conformation congénital, lequel serait un accident, l’idée que l’inversion (comme toute maladie peut-être) existe chez presque tout le monde en puissance. D’autres prétendent aujourd’hui que la déviation serait le résultat de sécrétions internes anormales.
  19. Citons les études de Georges Eekhoud, les Hors-nature, de Mad. Rachilde (1897), l’Agonie, de Jean Lombard (1901) etc.