L’Amour qui n’ose pas dire son nom/03

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III

L’inversion dans le climat de la poésie.

Laissons là nos souvenirs scolaires. En dehors, des considérations pédagogiques, quel jugement porter sur des œuvres telles que les Églogues ? Quoique nous voyions clair aujourd’hui dans leurs sous-entendus, nous choquent-elles ? Point. Pourquoi cela ? C’est que, représenter la poésie, ainsi que nous l’avons fait, comme un voile brillant que le poète interpose entre la réalité et nous, c’est encore une mauvaise façon de s’exprimer. La poésie authentique, lorsqu’elle s’applique à un sujet donné, le pénètre, l’imprègne. Elle ne se répand pas seulement à la surface (fût-ce exactement sur toute la surface, à la manière d’un vernis), elle gagne le fond des choses, de sorte qu’elle modifie le sujet dans son essence même.

Un autre exemple de ce miracle nous est donné par Sadi, par Hafiz, qui, tous les deux, ont célébré la beauté masculine en la fleur de sa quinzième année. Eux aussi, comme Virgile, et avec une langueur plus perfide encore, ils ont enveloppé de rêverie le désir défendu jusqu’à en dissimuler l’aiguillon. Sous l’arcade aux colonnes légères, autour du bel échanson versant dans les coupes le vin de Chiraz, ils ont mis le murmure des jets d’eau et le chant des oiseaux. À ce serviteur silencieux d’une fête persane, comparez les « gens de maison » de Proust, ses valets de pied les plus stylés, et vous aurez d’un côté le vice dans sa vulgarité choquante, de l’autre un trouble charmant d’où l’immoralité, semble-t-il, s’est évaporée. Et cependant, le romancier parisien de 1920 et les poètes orientaux du moyen-âge parlent de la même chose[1].

Cette remarque me donne à penser que les théologiens ne manquent ni de psychologie ni de logique dans leur méfiance à l’égard de la poésie profane. Dans leur système, qui n’est autre que celui de la foi et de la morale chrétienne, je les trouve assez conséquents. Mais il me paraît aussi que la distinction du profane et du sacré, en poésie, est une vue tendancieuse. En réalité, c’est la poésie toute entière qui est de l’ordre du sacré. La poésie est indépendante des religions, parce que, quoique sans dogme défini, elle est elle-même une religion ; je veux dire qu’elle est un mode d’expression rituel qui communique à la chose exprimée un caractère religieux, tout à fait en dehors des confessions et des morales particulières. C’est donc méconnaître la poésie étrangement que de la subordonner à des fins édifiantes.

Une sottise encore c’est, quand on ne peut nier qu’une œuvre soit belle, de vouloir à tout prix qu’elle soit également bonne. La race des cafards n’est pas éteinte qui feignent de n’apercevoir qu’une effusion de l’amitié dans les sonnets admirables de Shakespeare au duc de Southampton.

D’autres, ne pouvant dénier au sentiment qui éclate dans ces vers son caractère de véritable passion, soutiendront que cette passion est demeurée « innocente », qu’elle s’est uniquement épanchée en hommages exaltés. À la rigueur, c’est possible. Mais en quoi cette réserve, qui d’ailleurs peut être forcée, changerait-elle la nature particulière des sentiments en cause ? Sans doute encore, dans les compliments qu’il adresse à son bel « Adonis », le poète a parfois des subtilités qui prêtent à l’émotion l’apparence d’un jeu d’esprit. À cause de cela, est-on en droit de soutenir que le masque est plus vrai que le visage ? Quand donc l’amour, dans l’œuvre entière de Shakespeare, parle-t-il avec simplicité ? N’est-il pas, en toute circonstance, alambiqué, imbu de scolastique médiévale, au point d’insérer les images mêmes dans les distinguo du raisonnement et de les manipuler comme des abstractions ?

J’ai cité Zola, puis Virgile et, en dernier lieu, Shakespeare. Ce n’est pas sans intention que j’ai rapproché des noms si éloignés. Au romancier naturaliste, irrésolu, consciencieux, moral, partagé entre une noble pitié et la crainte de l’opinion, j’ai opposé à dessein des poètes dont deux au moins sont parmi les plus grands. À seize siècles d’intervalle, Virgile et Shakespeare ne se sont pas fait scrupule de chanter ce que précisément l’honnête Zola regardait comme impossible à « mettre dans un roman ». Mais, c’est qu’ils chantaient, toute la différence est là ! L’inversion sexuelle considérée objectivement, comme matière à descriptions, à analyses, ne peut être confondue avec l’uranisme lyrique. De l’anomalie, vue sous l’angle poétique, la littérature (Zola ne l’ignorait pas) est assez abondante. En bordure des roseraies, l’œillet vert a toujours occupé une place dans l’anthologie de l’amour humain. Il en a même parfois envahi les parterres.

Et nous aussi, à cette date de 1895 où, à peine sorti des bancs du collège, nous commencions de nous passionner pour tout ce qui, dans le passé et le présent, était expression littéraire, nous aussi, nous savions bien un peu, déjà, qu’une certaine forme de l’amour, très mal jugée, sinon unanimement réprouvée, avait inspiré à des poètes de magnifiques pages. Mais, comme nous demeurions, néanmoins, très fermes dans notre désapprobation et dans notre dégoût à l’égard des mœurs anormales, si l’on nous eût demandé : « Alors, vous condamnez aussi les sonnets de Shakespeare ? » sans doute aurions-nous répondu : « Ce n’est pas pareil ! » De fait, nous n’apercevions aucun rapport entre ce qui nous semblait deux mondes : ici une impudence souveraine qui se rit des coutumes et des lois, et là une « plaie », comme dit le bon Zola, et la plus abjecte.

En cette même année 1895, dans un pauvre logis de la triste rue Descartes, un homme approchait de sa fin, lequel, au temps de sa jeunesse folle, avait tenté, dans la direction défendue, l’impossible conciliation des deux univers, celui de la fiction et celui du réel.

Tournant le dos à Paris, le long de la route d’Arras, les deux irréguliers, un jour, avaient fui : l’un, presque un enfant, hirsute, efflanqué, furieux, sans cesse sacrant et crachant par terre ; l’autre, de dix ans plus âgé que son ami et tout aussi violent, mais combien plus faible, perpétuellement jaloux.

Que nous sommes loin, ici, de l’orgie antique où l’acte s’épuise tout entier dans le geste qui l’accomplit et ne laisse après lui ni regret ni remords. Rien, non plus, dans cette aventure, de la rencontre au verger, qu’accompagne le chant d’ « une flûte invisible ». Rien des jeux à demi-rêvés de l’érotisme oriental, semblables aux circuits d’une chasse à travers une forêt bleue, dans une tapisserie.

Deux vrais poètes pourtant. Mais où vont-ils ainsi ? en Belgique, en Angleterre, de nouveau en Belgique. Dans les bourgs, ils font halte à tous les cabarets. La nuit, ils dorment dans les granges ou à la belle étoile. Pourquoi ce vagabondage, ces fugues, ces campements d’un soir ? Ils ont fait un vœu insensé :

Le roman de vivre à deux hommes
Mieux que non pas d’époux modèles.

Seulement, ils avaient compté sans leur âme, cette âme chrétienne qui les enchaînait. Que de contorsions, de grimaces, pour tâcher de rompre l’entrave ! Rimbaud, dans chaque parole, vomit l’ordure et le blasphème. En vain. Quelque chose demeure, au fond de lui, qu’il ne parviendra jamais à salir. Verlaine pleure trop souvent pour qu’il n’y ait pas dans ses larmes un commencement de repentir. Alors, ils s’en sont allés par les chemins, anxieux d’oublier ces combats en changeant continuellement de gîte. Ils ont marché à grands pas, côte à côte, tels deux repris de justice, liés par le poignet à la même menotte. Rivés l’un à l’autre et se querellant déjà.

En 1895, la liaison errante de Verlaine et de Rimbaud et sa fin lamentable remontaient à plus de vingt ans. On savait que Rimbaud, après une disparition déjà légendaire, était revenu mourir à Charleville en 1893. Mais Verlaine, le vieux Verlaine, comme nous l’appelions, quoiqu’il n’eût guère dépassé la cinquantaine, on pouvait le voir encore traînant sa jambe malade de brasserie en brasserie. Parfois, on le rencontrait, la barbe rebroussée « au vent crispé du matin », la démarche incertaine à la suite de maintes libations nocturnes, proférant des paroles de colère. Et, grâce à cette présence, la fable des amours illicites, avec l’épilogue des coups de révolver et de l’emprisonnement, restait vivante dans les mémoires.

Ah ! comme l’esprit accueille facilement les idées les plus inconciliables, comme il les porte pêle-mêle sans embarras, lorsque le cœur est intéressé à cet accommodement ! Les mœurs anormales nous répugnaient, nous les réprouvions formellement. Mais nous aimions Verlaine. Que dis-je ! Si nous n’avions fait que l’aimer, nous aurions pu tout ensemble le chérir et le plaindre. Or, loin de le prendre en pitié, nous le regardions avec envie, parce qu’en vérité nous le respections.

Comment nous serait-il venu un seul instant à la pensée de condamner le vieux faune ? Peut-être, ceux qui ignorent que le culte de la poésie est pour ses adeptes une religion véritable auront-ils peine à me comprendre. Et pourtant c’est ainsi : nous arrivions de notre province, tout bardé de préceptes rigides, mais nous avions lu Verlaine, et l’auteur de ces petites chansons qui nous jetaient dans un si grand trouble, c’était cet ivrogne qui remontait le boulevard Saint-Michel en brandissant son bâton. Il nous paraissait admirable. Il l’était.

Une fois, il m’en souvient, chez un marchand de vins de la rue Monsieur-le-Prince, quelqu’un prononça devant le poète le nom d’Arthur Rimbaud. La journée était déjà avancée, c’est-à-dire que Verlaine n’en était pas à sa première absinthe. D’un moulinet furieux, il abattit sa canne sur le zinc, et ce qui sortit de sa bouche, à cette minute, est impossible à rapporter. Parmi des hoquets qui s’achevaient en sanglots, au milieu d’un torrent d’injures, cyniquement éclatait l’aveu d’une passion que ni la prison subie, ni les années écoulées, ni la mort même de l’être aimé, n’avaient pu éteindre. Nous assistions à ce délire avec la confusion des fils de Noé devant l’ivresse obscène de leur père. Et nous aussi, nous aurions voulu, sur cette nudité horrible, étendre pieusement un manteau.

J’ai dit que nous respections Paul Verlaine, mais l’expression est trop vague. Un respect aussi étrange demande quelque éclaircissement, car il est évident qu’il n’avait rien de commun avec le sentiment que nous éprouvions à l’égard d’autres personnes dont l’élévation morale nous imposait : c’était un mélange de déférence et d’effroi. Nul blâme, je le maintiens, mais plutôt une terreur sacrée, comme si le pied du poète, dans la boue du ruisseau, eût laissé des traces fourchues. Ce demi-dieu avait reçu le privilège d’entendre dans la brise des voix qui ne parviennent point aux oreilles communes, mais il semblait que la faculté d’un certain discernement lui avait été refusée. C’est à cause de cette lacune, pensions-nous, qu’il s’était jadis égaré en des sentiers pervers. Seulement, jusque dans ses aberrations, il gardait le don divin de chanter son émoi sur la lyre ; et l’ode en laquelle il célébrait ses impuretés était souvent aussi belle que les psaumes qu’il composait au lendemain de ses fautes. Nous autoriser de cette vie déréglée pour croire que le Bien et le Mal pouvaient être cultivés « parallèlement », cela n’effleurait point notre esprit ; et c’est parce que nous sentions que la mesure de Verlaine n’était pas la nôtre que nous nous inclinions devant cet inspiré.

Mais quand il s’agissait d’autres que lui, ou bien de l’homosexualité en général, nous retrouvions notre rigorisme. Peut-être même notre sévérité prenait-elle alors une sorte de revanche sur le troupeau. Il ne m’échappe pas que cette vue peut paraître assez dangereuse. Ne tend-elle pas à innocenter l’artiste de ses tares pour la seule raison qu’il est un artiste ? Oui, si l’on généralise, mais nous ne généralisions point. Nous faisions une exception pour Verlaine, et cette exception était la seule. Injustice ? Naïveté ? Comment n’y aurait-il pas eu un peu de tout cela dans notre jugement puisqu’il était dicté par notre cœur ? Mais la preuve que le pauvre Lélian bénéficiait auprès de nous d’une indulgence qui se limitait à lui, c’est que nous ne songions point à faire profiter de la même faveur Oscar Wilde, poète aussi pourtant.



  1. Dans les temps modernes et sur un autre sujet, un exemple typique de cette transmutation opérée par la poésie, c’est Une Martyre, de Baudelaire. D’un crime crapuleux, le prestige du vers fait un mystère sanglant, ce qui reste, sur l’autel, d’une cérémonie atroce, quand le sacrificateur s’est retiré.