L’Amour qui n’ose pas dire son nom/02

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II

Retour vers le passé : le sentiment public au moment du procès d’Oscar Wilde, en 1895, d’après nos propres souvenirs — Attitude d’Émile Zola à l’égard de l’anomalie — L’inversion et les humanités classiques.

Ce qu’on nomme l’opinion régnante est un mélange complexe dont l’analyse est malaisée. C’est cette analyse, cependant, que je voudrais tenter, en prenant pour thème l’état d’esprit de 1895, celui selon lequel il semblait absolument impossible que l’uranisme, en tant qu’objet d’étude, pût être jamais admis dans la grande littérature. À vrai dire, la gêne que j’éprouve encore moi-même à aborder la question est certainement un pli ancien que je ne dois pas être le seul à avoir gardé. Une telle réserve peut paraître aujourd’hui si incompréhensible à nos jeunes gens que, pour qu’ils ne doutent pas qu’elle ait pu exister, je crois utile de recourir à des témoignages.

Le sentiment général qui avait cours, il y a quelque trente-deux ans, sur ce qui fait notre propos, apparaît d’une manière frappante dans une lettre d’Émile Zola, datée du 25 juin 1895, un mois à peine après la condamnation d’Oscar Wilde, lettre que l’auteur de La Terre et de tant d’autres ouvrages considérés alors, en bien des milieux, comme d’une obscénité révoltante, écrivit de Médan à un docteur de Lyon.

L’objet de cette lettre était le fait suivant : quelques années auparavant, Zola avait reçu d’Italie une sorte de confession anonyme rédigée en français, laquelle lui avait été adressée par un italien de vingt-trois ans, appartenant à une riche famille. Ce correspondant, qui se proclamait grand admirateur de Zola, avait choisi son auteur préféré pour s’ouvrir à lui sur son cas. Ce cas était celui d’un uraniste.

Zola commence par déclarer qu’il avait été frappé du grand intérêt physiologique et social du document en question. Touché par sa sincérité absolue, il avait eu, dit-il, le désir d’utiliser ce manuscrit, selon le vœu pressant de la personne qui le lui avait envoyé, mais en vain avait-il cherché sous quelle forme il en aurait pu rendre la donnée acceptable. Non sans mélancolie, peut-être même avec quelque fatigue, il avoue que, se trouvant alors aux heures les plus rudes de « la bataille littéraire », celle que les écrivains de son école livraient depuis vingt ans bientôt, étant chaque jour vilipendé, insulté, sali, il avait craint qu’on ne l’accusât d’avoir inventé l’histoire de toutes pièces par corruption personnelle : « Quelle clameur si je m’étais permis de dire qu’aucun sujet n’est plus sérieux ni plus triste, qu’il y a là une plaie beaucoup plus fréquente et profonde qu’on affecte de le croire, et que le mieux, pour guérir les plaies, est encore de les étudier, de les montrer, de les soigner ! ».

Donc, Zola confie à son ami, le médecin lyonnais, le document qui dormait dans un de ses tiroirs. Ce document, d’ailleurs, n’est pas le seul du même genre que le romancier avait reçu. Il parle d’une seconde pièce, « une lettre poignante », dans laquelle un autre correspondant « se défendait de céder à des amours abominables et demandait pourquoi le mépris de tous, pourquoi les tribunaux prêts à le frapper, s’il avait apporté dans sa chair le dégoût de la femme, la passion de l’homme ». « Jamais possédé du démon », dit Zola, « jamais pauvre corps humain livré aux fatalités ignorées du désir, n’a hurlé si affreusement sa misère ». Et, compatissant à cette douleur, le romancier, le sociologue, s’écrie : « Pourquoi mépriser un homme d’agir en femme, s’il est né femme à demi ? » Mais à peine a-t-il écrit ces mots que le voilà qui se trouble. L’énormité de son audace l’épouvante : « Naturellement, je n’entends pas même poser le problème ! » Il se borne, note-t-il, à indiquer les raisons qui lui font souhaiter la publication du manuscrit qu’on lui a envoyé d’Italie. Ici, le cœur généreux reparaît : « Peut-être cela inspirera-t-il un peu de pitié et un peu d’équité pour certaines misères. » Mais, de nouveau, une crainte le saisit. Il est sur le point de clore sa lettre, et voici qu’il redoute de s’être trop avancé ou de ne pas s’être expliqué assez clairement. Si on allait se méprendre sur ses intentions ! La Société est là qui veille. Il faut lui donner des gages, il faut saluer les idoles, c’est-à-dire les préjugés. Alors, il termine ainsi, sans s’apercevoir qu’il démolit en un tournemain tout ce qu’il vient de dire, et fournit, en fin de compte, des arguments à la dureté : « Et puis, tout ce qui touche au sexe touche à la vie sociale elle-même. Un inverti est un désorganisateur de la famille, de la nation, de l’humanité. L’homme et la femme ne sont certainement ici-bas que pour faire des enfants, et ils tuent la vie, le jour où ils ne font plus ce qu’il faut pour en faire. » Cette conclusion rend un peu le son d’une fanfare municipale, mais elle ne suffit pas à effacer le mérite de la lettre. Émile Zola était plus libre d’esprit que beaucoup d’autres, parce qu’il était bon.

Il n’en reste pas moins ceci : en 1895, le maître de Médan reculait devant la peinture de l’inversion, lui, le chef de cette fameuse école naturaliste qui s’était assigné pour programme d’introduire dans le roman les méthodes de la science expérimentale et d’exprimer la vie, toute la vie, jusqu’en ses sentiments les plus dégradés, jusqu’en ses gestes les plus bas. Une seule fois, au cours de son œuvre, pourtant si copieuse, Zola fit une allusion, tout ensemble timide et brutale, à la chose inavouable[1].

Si telle était l’attitude d’un romancier à grandes prétentions sociologiques, doublé d’un homme courageux, qu’on juge d’après cela de l’opinion commune !

Pourtant, les humanités, à cette époque, étant encore en honneur, on sera peut-être curieux de savoir comment nous nous y prenions pour accorder la marque d’infamie qui nous semblait inséparable des amours uraniennes avec les tableaux que font de ces amours, en maint endroit, les auteurs anciens.

Et nos professeurs eux-mêmes, que pensaient-ils ? Ayant fait de l’imitation de l’antiquité (en paroles) un des dogmes de leur système d’éducation, admettaient-ils donc qu’il y eût dans les mœurs antiques des parties réservées ? Je crois qu’en vérité ils ne se posaient même pas la question. Nul ne s’inquiétait de faire à notre usage le départ du bon et du mauvais dans la civilisation païenne. C’est l’antiquité en bloc qui nous était donnée pour modèle. À nous, grimauds, de nous débrouiller.

Toutefois, je ne veux pas dire par là qu’il faille expurger encore davantage les livres de classes, découper les textes anciens jusqu’à n’en plus garder que des phrases intercalées dans la syntaxe à l’appui des règles. J’évoque seulement des souvenirs, je constate des faits rétrospectivement, à savoir de quelles idées confuses on a nourri notre jeunesse, de quelles conceptions mal définies se composait alors l’idéal offert, avec d’autres, contradictoires, à notre admiration.

Le danger, répliquera-t-on, n’était pas si grand, puisque vous reconnaissez vous-même que votre génération n’avait, à l’égard des anomalies sexuelles, que répugnance et sévérité. En effet, nous avions des yeux pour ne pas voir. Les textes qu’on nous mettait entre les mains restaient sur nous sans influence. Nous n’y comprenions goutte, ou plutôt, car nous n’étions pas si cancres, nous les comprenions littéralement, et nous n’y voyions que du feu.

Il est vrai que certains auteurs étaient tenus à distance. Juvénal, Martial, Pétrone, ne faisaient dans nos classes que de brèves apparitions sous la forme trompeuse du morceau choisi. Dans ces occasions, force nous est de penser que nos bons maîtres nous dupaient sciemment, car ils ne nous prévenaient en aucune manière. Bien plus, il me semble aujourd’hui que, dominés par le dogme que tout est admirable dans l’antiquité, ils s’ingéniaient, en bien des cas, à nous inculquer des idées absolument fausses. Anacréon, Théocrite, par exemple, nous apparaissaient comme des « précieux », du genre Benserade. Et Catulle, nous l’imaginions un peu mièvre, alors qu’il est horriblement cru, au point que, dans une édition critique récemment parue, on renonce encore à le traduire mot à mot[2]. Or, ce même Catulle est célèbre auprès des écoliers, par sa passion pour Lesbie. Tous savent qu’il a versé des pleurs (littérairement parlant) sur la mort d’un moineau cher à sa maîtresse. Mais les trois cent mille baisers dont il dit couvrir les paupières d’un nommé Juventius, on nous les avait cachés. De Tibulle, nous ignorions l’Élégie dans laquelle il demande à Priape des conseils sur les meilleurs moyens de séduire les adolescents. Qu’aurions-nous pensé du jour jeté sur la vie antique par cette réponse du dieu qui se plaint que tout dégénère : « Déjà, les jeunes gens ont pris l’habitude d’exiger des cadeaux ».

Telles sont quelques unes des gentillesses qu’on nous dissimulait, parce que la forme en était trop directe, probablement, mais il en est d’autres, je l’ai dit, qui parvenaient jusqu’à nous en franchise, qui même nous étaient servies en pâture, sans que nous en fussions davantage troublés ni corrompus. Comment expliquer cela ? D’abord par l’espèce d’irréalité générale que communique à tout texte classique le brouillard d’ennui à travers lequel le voient les meilleurs écoliers. Les auteurs français non plus n’échappent pas à cette déformation maussade. La preuve en est que, tous, nous avons découvert Racine longtemps après avoir quitté le collège. Donc, les Églogues de Virgile prenant à nos yeux l’aspect d’un pensum, il y avait peu de chance pour que notre naïveté y discernât quelque malice.

Mais nos maîtres, encore un coup, à quoi songeaient-ils ? Je ne puis croire que la routine du métier, comme à nous celle du baccalauréat, leur voilât entièrement la vérité des choses. Nombre d’entre eux étaient des esprits distingués. Supposer qu’ils prenaient plaisir à se jouer de nous serait leur prêter des profondeurs de perversité dont ils étaient bien incapables. Pourtant, les faits sont là : on nous vantait la sagesse d’Horace. Un Horace complet était parmi nos livres. Nous y pouvions lire des déclarations comme celle-ci « Amor Lycisci me tenet ». Et non seulement ce vers ne nous faisait pas rêver, mais il ne piquait même pas notre curiosité.

Pour Virgile, la gageure était poussée plus loin encore. On s’appliquait à nous faire sentir le charme des Églogues. On eût trouvé pédantesque de nous maintenir dans les limites d’un commentaire grammatical. C’est la poésie du texte qui était évoquée. Mais, dialectique, voilà bien de tes tours ! le fond de l’affaire, dans le moment même où l’on glosait sur lui, était escamoté. Tout se passait comme si ces dialogues, dont on avait entrepris de nous faire goûter la saveur, n’avaient eu positivement aucun sens. N’est-ce pas merveilleux ?

Je viens de relire les Églogues. Sans doute, ce n’est pas ici la voix enrouée de la débauche ; rien de cette odeur de Suburre qui s’exhale d’entre les petits vers de Catulle. Le désir est moins impatient d’aller droit à son but, mais, baigné ainsi de tendresse, il n’en paraît que plus profond ; et le désir dont il s’agit, il nous faut bien le reconnaître, ce n’est pas celui qu’inspire l’Aphrodite commune. Bergerie, dira-t-on, sans rapport avec le réel ! Dites plutôt que la réalité différait de la peinture en ceci qu’elle était plus grossière. Loin d’incarner des mœurs purement imaginaires, les acteurs de la pastorale virgilienne ne font que parer de grâces une forme d’amour alors très répandue et qui, dans la pratique, ne se bornait point à des airs joués sur un chalumeau champêtre. La seule chose inventée, c’est le jeu de sentiments délicats que l’auteur déploie comme une broderie pour masquer un fond très brutal, c’est l’absence de vulgarité.

Cependant, nos professeurs avaient-ils tort de ne pas déchirer le voile de fiction étincelante qui recouvrait une vérité si triviale ? Évidemment non (du moins dans les classes inférieures). Ou bien, ne pouvant être explicites sans offenser la pudeur des enfants que nous étions, auraient-ils dû écarter de notre compagnie la petite bande des bergers équivoques : Alexis et Corydon et Ménalque et Mopsus ? C’eût été dommage. Il n’entre pas dans mon dessein de fournir des arguments à la censure ecclésiastique. Mais, en vérité, combien sont vagues, souvent, les idées apparemment les plus familières, celles dont le maniement est un des exercices journaliers des collèges !



  1. C’est dans La Curée, à propos d’un valet de chambre, du nom de Baptiste.
  2. Quelquefois, pour donner de tel passage une idée approximative, on nous renvoie à Rabelais. La plupart du temps, on se contente de périphrases. Mais nos dictionnaires latin-français eux-mêmes sont très pudibonds. Seuls, les glossaires édités en Allemagne ne reculent pas devant certains mots. Encore en expliquent-ils le sens en latin, à l’aide de paraphrases.