L’Amour qui n’ose pas dire son nom/05

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V

Le freudisme. — Les différentes classes d’invertis. — Où reparaît la notion de « liberté ».

C’est un peu plus tard que commence l’avant-dernier stade de l’évolution, celui qui précède immédiatement l’époque actuelle.

Quand, après avoir lu beaucoup d’ouvrages de psychiâtrie, on arrive à Freud et à sa théorie des névroses, la psychanalyse, on éprouve intellectuellement de telles satisfactions qu’il est impossible de ne pas être, en même temps, un peu honteux de toutes les oppositions systématiques qu’un esprit de cette valeur a rencontrées chez nous.

Eh ! sans doute, il y a, dans le système freudien, comme un excès de cohérence, provenant d’un excès d’ambition. Son tort est de vouloir tout expliquer, d’avoir réponse à tout, non seulement dans le domaine des névroses, mais dans celui de la vie normale : art, philosophie, morale, éducation, caractères nationaux, sens de l’histoire, mythes religieux, etc. Sa symbolique des rêves déconcerte par un mélange singulier de dogmatisme et de puérilité. Mais, à côté de ces prétentions qui sont des faiblesses, que de vues pénétrantes !

Sans doute encore, Freud n’a fait, parfois, que nommer, classer, interpréter des phénomènes déjà connus : lapsus, oublis, rêves-éveillés, refoulement des impressions désagréables ou des désirs considérés par l’individu comme répréhensibles, etc. Cette idée du refoulement, par exemple, se trouve déjà dans Schopenhauer[1]. L’idée de la sublimation des désirs refoulés est, d’autre part, très nettement formulée dans la Physiologie de l’amour moderne, de Paul Bourget, un des livres les plus audacieux, les plus riches d’aperçus nouveaux, qui aient paru depuis un demi-siècle : « Nos sensations comprimées nourrissent notre sentiment. La chair, une fois domptée, ajoute à notre âme. Mais combien savent cette grande loi de la vie morale aujourd’hui ? » Replacée à sa date (1890), cette réflexion profonde est d’un précurseur.

Donc, la psychanalyse n’est pas sans antécédents. Sa filiation, sur plus d’un point, peut être établie. Freud, autrefois, a travaillé en France ; il a été l’élève de Charcot et de Bernheim. Mais est-il besoin de rappeler que ce qu’on nomme une découverte en psychologie n’est jamais qu’un sens nouveau attribué à tel ou tel fait que chacun de nous a pu constater en soi-même ou chez les autres ? L’analyse du cœur humain n’invente rien à proprement parler. Quand le psychologue tombe juste, la plupart du temps nous disons : « Comme c’est vrai ! » C’est que l’objet de sa remarque, il ne nous l’apprend pas, nous le reconnaissons plutôt. Seulement, nous ne savions pas que nous le savions. Avoir poussé plus avant dans l’exploration de ce qu’un autre annonciateur, Henri Bergson, appelait déjà, il y a près de trente ans, « le sous-sol de l’esprit », voilà la conquête de la psychanalyse. Découvrir, dans chaque cas particulier, le rôle joué par l’inconscient, tel est le but de la méthode. D’ailleurs, il y a lieu de distinguer entre la théorie et son application. Que la technique freudienne, avec ses curiosités impudentes, puisse avoir médicalement des inconvénients graves, c’est une question que je n’ai pas à examiner. Une seule chose m’importe : c’est le faisceau d’observations sagaces qui constitue la doctrine[2].

La psychanalyse étant un système du monde, quelle est, dans ce pansexualisme, la pensée du neurologue viennois sur le point spécial de l’homosexualité ? Freud, on le sait, a relevé comme une erreur la confusion qu’on a toujours faite entre la sexualité et la fonction de reproduction. Le sexuel déborde le génital, il lui préexiste. En d’autres termes, ce qui s’éveille, chez l’enfant, à l’âge de la puberté, c’est la fonction de procréation, mais la sexualité, chez lui, est antérieure à cette période de crise et son origine se perd dans les limbes du premier âge.

De plus, si l’enfant, antérieurement à la puberté, possède une vie sexuelle, celle-ci ne peut-être que de nature « perverse », car est « perverse » toute activité sexuelle qui recherche le plaisir comme une fin en soi, indépendamment de la génération. Fausse est donc la tradition qui représente l’enfant comme innocent, comme pur. En réalité, l’enfant est toute perversion. C’est, dit Freud, un « pervers polymorphe ». Le mot, il faut l’avouer, manque de grâce. Il fait de la nursery l’antre des instincts déchaînés. Le nourrisson devient le type du parfait cynique. Peut-être y a-t-il là quelque outrance. Mais peut-être aussi, nous autres, toujours prêts à crier au sacrilège, sommes-nous dupes de sentiments conventionnels, de niaiseries vénérables.

Comme on a pu le remarquer, il ne s’agit plus seulement ici de cas morbides, de monstruosités. Nous sommes sortis de l’hôpital et de l’asile. Cependant Freud ne nie point que l’homosexualité ne soit une manifestation anormale de la sexualité. Mais jusqu’ici les termes « anormal » et « malade » étaient synonymes lorsqu’on parlait d’un inverti. Le freudisme tend à relever la notion d’anormalité en la purgeant des préventions morbides qui y étaient attachées, notamment en écartant de l’anomalie le facteur de dégénérescence, dont on a trop souvent abusé. Pour Freud, l’homosexualité reste une « perversion » puisqu’elle est incompatible avec l’acte sexuel qui est la condition de la procréation. Mais la vie sexuelle normale elle-même présente nombre de caractères « pervers » dans sa recherche égoïste du plaisir en dehors des fins de l’espèce. Du moins, ce que l’on peut dire, c’est que la « perversion » des homosexuels est renforcée par le fait que la fonction de reproduction, dans leur cas, ne peut s’exercer ; tandis que, dans l’amour normal, les caresses dites « perverses » peuvent avoir encore quelquefois une valeur d’accompagnement.

Maintenant, le point de départ de la déviation, où se place-t-il ? Freud, sans répudier formellement l’innéité (hérédité psychique, malformation congénitale ou simple prédisposition) accorde aux caractères acquis une importance nouvelle. Seulement, l’acquisition dont il s’agit cette fois est d’une nature toute différente de celle dont il était question chez les anciens neurologues : au moment où elle se produit, la conscience en serait absente, et par conséquent, la possibilité d’une intervention de la volonté ferait défaut.

Ici, nous nous reportons à ce tableau un peu effrayant de l’enfance tel que le freudisme nous l’a dépeint. La vie sexuelle traversant plusieurs phases successives, depuis la naissance jusqu’à l’époque de la puberté, toutes les tendances seraient alors confondues ; l’opposition entre « masculin » et « féminin » n’existerait pour ainsi dire pas. C’est comme si la bisexualité organique du fœtus se prolongeait dans le psychique infantile, bien que les organes génitaux fussent déjà modelés, sinon formés. Plusieurs auteurs, avant Freud, avaient déjà noté cette espèce de flottement de l’instinct sexuel dans l’enfance. Les passions entre écoliers si souvent observées fourniraient un argument à l’appui de cette thèse[3]. De cet hermaphrodisme, la littérature a maintes fois joué, par allusions plus ou moins claires, dans ses créations d’androgynes[4].

Or, c’est pendant cette période où toutes les inclinations sont réunies, que, d’après Freud, l’acquisition de l’anomalie peut avoir lieu. L’occasion en serait presque toujours un évènement dont l’importance a pu passer inaperçue du sujet, et qu’il a, par la suite, oublié, ou bien un sentiment que le moi a refoulé dans l’inconscient. C’est, dans les deux cas, une sorte de choc qui cantonne la sexualité dans une phase qu’elle aurait dû normalement dépasser. Dans cette hypothèse, l’inversion ne serait autre chose qu’un défaut de développement de l’instinct sexuel. Il y aurait d’abord fixation de la sexualité à un stade infantile, puis grossissement, avec l’âge, de la tendance sur laquelle la sexualité s’est butée.

En définitive, on distinguerait deux grandes classes d’invertis : 1o les invertis constitutionnels, que d’autres ont appelés les vrais invertis ou les invertis-nés, lesquels présentent une morphologie particulière, un certain type efféminé bien connu. Pour ceux-là, tout traitement serait inutile, voire dangereux. Mais leur nombre réel, je dis réel, car il faut encore tenir compte de ceux qui imitent leur « genre », serait assez restreint ; 2o les invertis occasionnels, ceux dont l’anomalie a pour cause une circonstance oubliée de leur passé, laquelle a été suivie d’un arrêt dans la croissance de la sexualité. Ceux-là seraient de beaucoup les plus nombreux.

Les tenants du freudisme laissent entendre que les invertis de cette espèce peuvent être remis dans la bonne voie, mais que, seule, a chance d’obtenir cette conversion la méthode psychanalytique. Par une technique appropriée, un jeu de questions et de réponses, semblable à la conjuration que déploie un sorcier, le psychanalyste contraindra peu à peu le possédé à découvrir lui-même et à ramener des profondeurs de son inconscient jusque dans la zone éclairée de sa mémoire la circonstance oubliée qui est à l’origine de sa possession. Aussitôt, la guérison, paraît-il, s’en suivra.

Mais la psychanalyse n’est efficace que sur les invertis névrosés chez lesquels l’inversion a pour cause la fixation inconsciente de la sexualité à un stade infantile. La méthode n’agit qu’en tant qu’elle transforme l’inconscient en conscient. C’est à ce changement intérieur du sujet qu’est due la disparition des symptômes névrotiques. Donc, si l’origine de l’inversion est consciente, s’il n’y a pas eu, dans le principe, refoulement suivi d’oubli, si l’inverti enfin est tel en pleine connaissance de cause et ne présente, de ce fait, aucun trouble nerveux, la formule d’exorcisme est inopérante et le sorcier perd ses droits.

Voilà qui me semble limiter singulièrement les possibilités d’application de cette orthopédie psychique. Car, aux deux classes d’invertis déjà mentionnés, n’en faut-il pas ajouter une troisième, plus nombreuse encore peut-être : ceux qui gardent un souvenir précis de leur acquisition, qui n’en ont ressenti aucun choc nerveux, qui l’acceptent, parfois s’en réjouissent ? L’homosexualité a souvent des causes très conscientes : l’exemple, la suggestion opérée par un aîné ou par un pervers sur un esprit plus faible, bref la contagion morale.

Et c’est ici que reparaît la vieille notion de liberté, mais sous un aspect qui n’est plus celui d’autrefois. S’il est prouvé que la sexualité de l’enfant est fréquemment incertaine et qu’il peut devenir un inverti en cédant à des influences, le déterminisme cesse d’être absolu. On admet implicitement que, dans l’acquisition de l’anomalie, il y a place, physiologiquement, en bien des cas ; pour un consentement plus ou moins libre.

Ainsi s’achève la courbe. Aussi longtemps que seuls furent classés comme non-conformistes les sodomites condamnés au feu et, plus tard, les professionnels du « vagabondage spécial », le nombre des invertis parut faible. Mais du jour où la science fixa son attention sur l’anomalie, celle-ci aussitôt sembla pulluler, pour la simple raison qu’on était alors en mesure de l’observer dans de nombreux cas qui seraient demeurés autrefois complètement inconnus. En outre, durant cette période, tous les invertis furent considérés comme des malades, parce que les neurologues ne voient que des psychopathes en effet : leurs clients. Mais on ne tarda pas à découvrir que la clientèle des psychiâtres était loin d’englober la totalité des anormaux ; et c’est en cela que la doctrine freudienne eut sur l’opinion, dans ces dernières années, une influence énorme. En effet, par son caractère de généralité, le freudisme était, ou prétendait être, applicable à toutes les manifestations de l’instinct sexuel, quelles qu’elles fussent. Débordant le domaine des névroses, il étendait ses investigations jusque dans celui de la santé. Or, voici que le psychanalyste, au cours de ses enquêtes, était conduit à annexer au non-conformisme un autre contingent encore, lequel passait, auparavant, inaperçu des médecins : celui de gens bien portants, souvent très vigoureux et mentalement très équilibrés.

Cependant, quoique les premiers travaux de Freud sur l’interprétation des songes soient antérieurs à 1900, ce n’est guère qu’à partir de 1910 que la psychanalyse a pénétré en France ; et jusqu’aux environs de 1920, la renommée naissante de la méthode ne dépassa point le cercle étroit des spécialistes. Il ne semble donc pas qu’il faille attribuer à Freud le mérite d’avoir agi directement sur la pensée d’un Marcel Proust. Je vois plutôt là une rencontre de deux efforts convergents, lesquels avaient entre eux ce trait commun qu’ils tendaient l’un et l’autre à pousser plus avant les sondages psychologiques au moyen d’une tactique nouvelle : la tactique de l’impudeur et de l’indiscrétion.

Concurremment, au début de ce siècle, se poursuivait, dans les mœurs et dans l’esprit public, une double transformation. Dans la vie, l’uranisme commença de répudier la honte qu’il avait toujours eue de lui-même, et peut-être, qui sait ? découvrait-il un plaisir inédit, provocant et anxieux, agressif et traversé de peur, à se montrer davantage. Dans l’opinion, au refus catégorique de seulement discuter la question succéda peu à peu une intransigeance moins farouche ; l’antique horreur traditionnelle parut bientôt démodée, ce qui, à Paris, équivalait pour elle à une condamnation.

Le glissement accompli, déjà sensible dans une des Lettres à l’Amazone de Rémy de Gourmont, devient apparent en 1910, quand Binet-Valmer donne Lucien. Au premier abord, ici, la franchise semble complète et même brutale. Pourtant, on s’aperçoit vite que le problème est posé d’un tel biais que le centre nous en demeure caché[5].

Un peu plus tard, deux « amis » sont réunis dans la même chambre. C’est dans Jésus la Caille, de Francis Carco, étude de la prostitution masculine. La scène cependant est furtive, l’auteur ayant surtout en vue la peinture à fresque d’un certain milieu[6].

1911. Gide a écrit Corydon, puis glissé son manuscrit dans un tiroir.

Mais déjà, l’arrogant Charlus fait entendre à la cantonade sa voix de crécelle. Le terrain est préparé ; il peut venir.



  1. Mais ce philosophe, on ne l’ignore pas, professait sur l’homosexualité de singulières théories. Il est beau d’édifier un système du monde ; seulement la difficulté commence quand il s’agit de faire entrer tous les faits dans le cadre de la doctrine. Un moyen suprême de s’en tirer, c’est de ne s’embarrasser de rien. Schopenhauer, d’abord, n’envisage l’anomalie que chez les vieillards. Étrange aveuglement. Mais passons. Comment expliquer la perversion ? Tout dans l’univers ayant un but, quel est le but de cette « monstruosité » ? Réponse : les vieillards pervertis sont des vieillards affaiblis. Ils ne pourraient engendrer que des enfants dégénérés. Heureusement, la nature prévoyante leur a donné des penchants pour leur propre sexe. Ainsi tout danger est écarté. Comme c’est simple !
  2. Cependant, notre pays ne serait pas ce qu’il est, s’il ne s’y était pas rencontré des hommes capables, soit d’admirer la pensée d’un maître étranger, soit de la discuter sans parti-pris. Parmi ceux qui sont favorables au freudisme, citons les Docteurs Toulouse, Laforgue, Allendy, Heuyer, Brousseau etc. Le professeur Claude se montre réservé mais impartial. Enfin, certains adversaires déterminés de la psychanalyse, comme Pierre Janet, paraissent aujourd’hui disposés à se départir un pou de leur ancienne attitude.
  3. M. Roger Martin du Gard a, dans Les Thibault, remarquablement étudié un cas de ce genre et les conséquences néfastes que peuvent avoir, dans l’occasion, certaines méprises des éducateurs.
  4. Voyez la place considérable que tient le travesti dans le théâtre de Shakespeare. Récemment, Jean-Richard Bloch, dans sa fantaisie dramatique Dix jeunes filles dans un pré, continue la tradition de ces quiproquo. M’est-il permis de rappeler également La Jeune fille aux joues roses ?
  5. Le héros est un inverti, il l’avoue à son père, mais le conflit familial qui résulte de cet aveu et la dernière tentative risquée vainement par Lucien pour reporter ses désirs sur une jeune fille, c’est là tout le roman.

    La prisonnière, de M. Bourdet est, sur un sujet analogue, un autre exemple de cette vue oblique.

  6. La poésie ne manque pas dans Carco, sous l’éternel ciel d’octobre qui cingle de ses ondées ce Montmartre qu’il connaît bien, mais ces couples de « mômes » qui passent le long des trottoirs, se détachant de profil, comme des ombres, sur les glaces embuées des bars, restent assez énigmatiques : leurs silhouettes, bientôt, se confondent pour nous en une seule image, celle d’une foule interlope, soumise à des codes secrets, à des fatalités mystérieuses.