L’Amour aux Colonies/XXXVIII

CHAPITRE IX

Six semaines à Tahiti. — Le panorama de Tahiti au lever du soleil. — Caractères anthropologiques de la race Maorie Tahitienne. — Beauté de la race Maorie. — Le portrait de Rarahu.



Six semaines à Tahiti. — En quittant la Nouvelle-Calédonie pour rentrer en France, j’obtins, comme faveur inespérée, de ne pas embarquer sur le transport à voiles et de revenir, au contraire, par Tahiti et l’Amérique, à mes frais ; l’État me remboursa seulement ce qu’aurait coûté mon passage à bord du transport. Mais je tenais à ne pas perdre l’occasion unique de visiter cette fameuse Nouvelle-Cythère, si célébrée par les anciens navigateurs. Je pus, grâce à la bienveillance de l’administration de la Marine, rester six semaines à Papeete, la capitale de Tahiti.

Un de mes collègues, M. le docteur S***, dans la Colonie depuis trois ans, me servit de pilote et, grâce à l’obligeance avec laquelle il mit ses notes à ma disposition, ainsi qu’aux renseignements de toute sorte qu’il put me procurer, mon voyage à Tahiti ne fut pas stérile.

Le panorama de Tahiti au lever du soleil. — Le trois-mâts à voiles qui m’avait transporté de Nouméa à Papeete eut l’heureuse fortune, pour moi, d’arriver en vue de l’île dans la nuit et de n’entrer en rade que dans la matinée. J’eus ainsi l’inoubliable spectacle d’un lever de soleil, à quelques milles seulement de la côte de Tahiti.

Au moment où les ombres de la nuit font place aux clartés indécises de l’aube, la Nouvelle-Cythère surgit aux regards et dresse fièrement son énorme silhouette pyramidale, masse gigantesque d’une teinte uniforme bleu sombre, couronnée par le mont Orohena, d’une altitude de deux mille trois cents mètres environ. Les grandes vallées de l’île forment de profondes obscurités qui se creusent sur le flanc des montagnes, dont les sommets s’éclaircissent peu à peu. La vive lumière du jour se répand rapidement, et l’œil ravi assiste à des effets de couleurs inouïs, jusqu’à ce que l’astre du jour, s’élevant comme un disque d’or flamboyant derrière les montagnes, en fasse étinceler les sommets comme des pointes de diamant.

La brièveté de l’aube, qui, sous les tropiques, ne précède le jour que de quelques minutes, donne l’illusion d’une toile de spectacle qui se déroulerait lentement. Moorea, l’île sœur de Tahiti, élevant dans l’azur du ciel ses pics hardis, présente un dernier plan du tableau d’une délicieuse teinte gris rosé. L’œil, habitué au paysage rude de la Nouvelle-Calédonie, à ses monts arides, se repose agréablement sur la riche verdure de Tahiti. Au-delà de la ceinture de récifs, au bord de sa jolie petite rade, Papeete, la capitale de l’île, s’étend paresseusement comme un lézard au soleil. C’est à peine si on voit de la mer l’église et quelques maisons sur le rivage : tout est masqué sous une végétation luxuriante. Et je faisais mentalement la comparaison entre ce site pittoresque et Saint-Louis du Sénégal : l’un, nid coquet de verdure, l’autre, sombre et triste cité, aux murs blancs.

Une barque me dépose à terre. Quelques rues étroites, plantées d’arbres formant berceau de verdure sur la tête du passant, petites maisons basses, à toits de tuiles rouges, entourées de jardins remplis de fleurs et de verdures, voilà Papeete. C’est dans cette délicieuse petite cité que je devais passer quelques semaines dont le souvenir fait encore palpiter mon cœur. Et cependant, Tahiti n’est plus la Nouvelle-Cythère de Bougainville, le paradis de l’amour.

Caractères anthropologiques de la race Maorie Tahitienne. — La race Maorie Tahitienne est un produit du croisement des trois races, blanche, jaune et noire (la Mélanésienne), les deux premières dominant sensiblement sur la troisième. Son teint tire généralement sur le blanc rougeâtre, et va du chocolat brun clair, la teinte la plus foncée, jusqu’à la teinte chaude, légèrement olivâtre des Espagnols de l’Andalousie. De fait, Lecteur, si vous n’avez jamais vu de Vahiné (femme de Tahiti), rien ne saurait vous en donner une meilleure idée que l’Andalouse au sein bruni d’Alfred de Musset. La teinte presque blanche est l’apanage des familles de Chefs, qui se sont moins mésalliés avec la race Noire venue évidemment d’Australie. En 1767, le navigateur Vallis trouva à Maravai des Chefs presque blancs et à chevelure rousse. En général, dans la race Maorie, le crâne est renflé au niveau des bosses pariétales, et sa forme d’avant en arrière ressemble à celle d’une carène de navire. La chevelure est noire, fine, abondante, parfois bouclée, mais jamais laineuse. Elle ombrage un front bombé et des yeux légèrement obliques et toujours très grands, respirant la fierté chez l’homme, la volupté chez la femme. Des pommettes quelque peu saillantes, un nez quelquefois épaté, une bouche large, avec des lèvres sensuelles, d’un rouge de rubis sombre, des dents magnifiques, un menton peu accusé, couvert chez l’homme d’une légère barbe noire, un cou long, des épaules et une poitrine larges, une taille fine, élancée, des membres bien proportionnés avec des extrémités fines et longues, tonnent chez l’homme un ensemble des plus imposants.

Beauté de la race Maorie. — Réellement le Tané (Tahitien), de vingt à vingt-cinq ans, est un homme superbe et, à mon avis, un des plus parfaits spécimens de la beauté humaine. Si les sculpteurs Grecs l’avaient connu, que de chefs-d’œuvre ils nous auraient donnés ! Un caractère assez commun chez les jeunes Tanés, c’est un développement quelquefois assez considérable des fesses, généralement arrondies, avec une forme un peu féminine, quoique le corps en entier présente l’aspect de la force unie à la grâce. La statue antique du Bacchus Indien peut servir de type pour beaucoup de Tanés. Remarquons que le nez épaté est un caractère artificiel, provenant de ce que les nourrices Tahitiennes avaient autrefois l’habitude d’écraser le cartilage du nez de leurs nourrissons. La jeune génération présente au contraire un nez aquilin de forme très régulière. Chez la Vahiné, la tête est plus petite que celle de l’homme ; les seins sont d’une magnifique courbe, légèrement ogivale, à bout petit et dardant droit en avant, d’un volume moyen. La taille est svelte, le ventre, les hanches et les fesses sont d’une belle proportion arrondie, les cuisses fournies et grasses, le mollet superbe. Par leur aspect général, certaines Vahinés de dix-huit à vingt ans me rappelaient la Vénus antique d’Arles.

À qui donner la palme de la Beauté ? Si le Tané appelle le regard par une beauté majestueuse, tout en restant gracieuse, qui le fait ressembler au Bacchus Indien, la Vahiné attire le voyageur par un charme langoureux, et il se dégage de ses yeux noirs de gazelle un regard velouté, à la fois doux et hardi, une grâce séductrice, qui promet toutes les voluptés. Une Vahiné de seize ans, quittant son bain, pourrait servir de modèle pour une Vénus sortant de l’onde avec sa longue chevelure éparse sur ses épaules et, comme un manteau royal, tombant souvent plus bas que le buste. Le pubis est ombragé d’un poil doux, assez fourni, noir, châtain foncé et quelquefois roux, car il y a des rousses dorées chez les Vahinés.

Le portrait de Rarahu. — Je me suis efforcé de décrire de mon mieux le genre de beauté de la race Tahitienne, mais je reconnais l’impuissance de ma plume et j’emprunte le secours de celle de Pierre Loti. Le portrait de sa maîtresse, la petite Rarahu, est un bijou d’une finesse exquise, et le lecteur me saura gré, sans doute, de le reproduire ici :

« Rarahu était une petite créature qui ne ressemblait à aucune autre, bien qu’elle fût un type accompli de cette race Maorie qui peuple les archipels Polynésiens et passe pour être une des plus belles du monde : race distincte et mystérieuse dont la provenance est inconnue. Rarahu avait des yeux d’un noir roux, pleins d’une langueur exotique, d’une douceur câline, comme celle des jeunes chats quand on les caresse ; ses cils étaient si longs, si noirs, qu’on les eût pris pour des plumes peintes. Son nez était court et fin, comme celui de certaines figures Arabes ; sa bouche, un peu plus épaisse, un peu plus fendue que le type classique, avait des coins profonds, d’un contour délicieux. En riant, elle découvrait jusqu’au fond des dents un peu larges, blanches comme de l’émail blanc, dents que les années n’avaient pas eu le temps de beaucoup polir, et qui conservaient encore les stries légères de l’enfance. Ses cheveux, parfumés au santal, étaient longs, droits, un peu rudes ; ils tombaient en masses lourdes sur de rondes épaules nues. Une même teinte fauve, tirant sur le rouge-brique, celle des terres cuites claires de la vieille Étrurie, était répandue sur tout son corps, depuis le haut de son front jusqu’au bout de ses pieds.

» Rarahu était de petite taille, admirablement prise, admirablement proportionnée : sa poitrine était pure et polie, ses bras avaient une perfection antique. Autour de ses chevilles, de légers tatouages bleus, simulant des bracelets ; sur la lèvre inférieure, trois petites raies bleues transversales, imperceptibles, comme les femmes des Marquises ; et, sur le front, un tatouage plus pâle, dessinant un diadème. Ce qui surtout en elle caractérisait sa race, c’était le rapprochement excessif de ses yeux à fleur de tête comme tous les yeux Maoris ; dans les moments où elle était rieuse et gaie, ce regard donnait à sa figure d’enfant une figure maligne de jeune ouistiti ; alors qu’elle était sérieuse ou triste, il y avait quelque chose en elle qui ne pouvait mieux se définir que par ces deux mots : une grâce Polynésienne. »