CHAPITRE X

Mœurs et coutumes des Tahitiens. — État social des anciens Tahitiens. — La religion et les prêtres. — Provenance de la race Tahitienne. — La langue. — L’Arii Tahitien est un Aryen comme le Grec antique. — Rôle du prêtre dans la civilisation Tahitienne. Le Maraé. — Sacrifices humains. — Fin de la civilisation Tahitienne. — Habitations. — Bains. — Nourriture. — Amuraa. — Festins publics. — Costumes.



Quoique ce chapitre ne se rapporte qu’indirectement aux choses de l’amour, il m’a semblé qu’il n’était cependant pas inutile ; mais je serai bref.

État social des anciens Tahitiens. — La dynastie des Pomaré a établi par la force son autorité sur Tahiti et les îles voisines. À la découverte de Tahiti, un seul chef, Oammo, mari de la reine Obéréa, possédait le maro rouge, insigne du pouvoir royal. Le gouvernement était théocratique, la race royale descendant du Dieu-Roi Hiro. Au-dessous, les princes de sang royal ; sous les princes, les seigneurs, divisés en deux catégories, classées selon l’ordre de prééminence en Arii (chef principaux), et Raatira : les premiers ayant à peu près tous les pouvoirs, et, les seconds, des honneurs stériles.

Le Manahuné. — Au-dessous, se trouvait le Manahuné (homme du peuple), qui ne possédait rien en propre. Son héritage était grevé de certaines redevances ; mais il pouvait néanmoins le transmettre intact à ses enfants, comme une sorte d’usufruit permanent. Il pouvait entrer dans la secte des Arioïs, dont je parle plus loin en détail.

La religion et ses prêtres. — La religion jouait un rôle important, chez les anciens Tahitiens. En face de la royauté et de la noblesse se dressait la caste sacrée des prêtres, jouissant de prérogatives considérables. Sans entrer dans de trop longues considérations, je dirai seulement que l’ancienne religion des Tahitiens ressemblait à la religion des Grecs et présentait les mêmes caractères. Même panthéisme, même anthropomorphisme des dieux inférieurs, même divination des Forces de la Nature. Le créateur du Monde, c’est Taoroa, qui l’organise par une genèse admirable de simplicité et d’énergie. L’homme doit mourir, mais la matière est éternelle. Les Divinités sont de deux ordres : les Atouas, Dieux supérieurs, président aux actions des hommes, sans avoir à en juger la moralité. L’énumération en serait trop longue, mais on retrouve, dans les Dieux Tahitiens, un Esculape, un Hercule, un Mars, un Mercure, un Apollon, etc. Au-dessous de ces Dieux supérieurs, il y a des Dieux inférieurs qu’on peut comparer aux Naïades, Nymphes, Dryades, Faunes, etc., de l’ancienne Mythologie Grecque. Les Dieux pouvaient revêtir la forme humaine, pour satisfaire leurs passions, tout comme le Jupiter Grec. Enfin, tout à fait au dernier rang des Dieux, on trouvait les Oromatouas, Dieux domestiques ou Dieux lares, absolument identiques aux Dieux lares et pénates des Romains. Cette ressemblance de la religion Tahitienne avec la religion des anciens Grecs, semblerait indiquer une origine commune.

J’ai dit, plus haut, que la race Tahitienne était un produit de trois races : blanche, jaune et noire ; la première est presque pure chez les rois, les princes et les Arii. Chez les Raatira, c’est la race jaune qui domine. Or, les Raatira sont les plus anciens conquérants sur les autochtones ; ils ont été soumis à leur tour par les Arii, qui, en leur laissant les honneurs stériles, leur ont enlevé, en réalité, tout le pouvoir. Au-dessous, le peuple ; le Manahuné a plus de sang noir que les nobles, quoique ce sang noir ait été grandement amélioré par un apport de sang jaune et d’un peu de sang blanc.

Provenance de la race Tahitienne. — Ceci étant donné, l’anthropologie, la religion et la langue vont nous dévoiler le secret de la provenance de la race Maorie.

Langue Tahitienne. — La langue Tahitienne, à la fois douce, sonore et harmonieuse, rappelle par sa grammaire, son élégance et son accentuation, la langue Grecque, quoique moins perfectionnée qu’elle. Outre le singulier et le pluriel, le Maori possède, comme le Grec, le duel, inconnu aux langues Européennes. Si la langue Maori est inférieure à la langue Grecque, elle ne craint pas la comparaison avec les langues Européennes. La langue d’un peuple est la caractéristique de son état de civilisation. Nous pouvons donc comparer la civilisation Tahitienne à la civilisation des anciens Grecs, et, par le rapprochement des langues et des religions, leur assigner une origine commune.

Il est aisé, en conséquence, de retrouver la provenance de la race Tahitienne. L’autochtone est le Noir Mélanésien d’Australie ; il a été conquis, à une époque reculée, par des hommes de race jaune, venus évidemment de la Malaisie. Ceux-ci se mésallièrent en partie avec le peuple conquis, et formèrent la première race de Nobles, celle des Raatira. Enfin, le Blanc, le dernier conquérant, est venu, fondant, comme le Normand en Angleterre, une hiérarchie supérieure, une caste fermée, celle des Arii, imposant sa religion et sa langue aux vaincus. Seulement, cette langue s’est corrompue, par son mélange avec celle du peuple conquis, comme le Français n’est qu’une corruption du Latin, et comme l’Anglais un mélange de Saxon et du vieux Français de la conquête.

La parenté étroite du Maori avec l’ancien Grec étant établie, la souche originaire des deux races est donc commune.

L’Art Tahitien est un Aryen comme le Grec antique. — La civilisation Grecque est la fille de la civilisation Hindoue, et l’Inde est bien le berceau du monde civilisé. C’est par la philologie et la religion, que l’on prouve cette assertion. Les noms des Dieux de la mythologie Grecque sont en effet du Sanscrit presque pur, et ne sont que la traduction des épithètes données aux dieux Hindous : Hercule, en Sanscrit, Hora-Kala : héros des combats ; Jupiter, en Sanscrit, Zy-pitri : père du ciel, ou Zeus-pitri, devenu le Zeus des Grecs et le Jéhovah des Hébreux ; Pallas, en Sanscrit, Pala-sa : la Déesse qui protège ; Minerve, en Sanscrit, Ma-nara-va : qui soutient les forts ; Bellone, en Sanscrit, Bala-na : force guerrière ; Neptune, en Sanscrit, Na-patana : qui maîtrise la fureur des flots ; Mars, Dieu de la guerre ; en Sanscrit, Mri : qui donne la mort ; Pluton, Dieu des enfers, en Sanscrit, Plushta : qui frappe par le feu ; Oreste, célèbre par ses fureurs, en Sanscrit, O-rahsala : voué au malheur ; Pylade, son ami, en Sanscrit, Pa-la-da : qui console par son amitié ; Centaure, en Sanscrit, Ken-tura : homme-cheval. Je m’arrête, la mythologie tout entière y passerait…

Prenons les noms des peuples de race Aryenne, dont l’étymologie prouve les migrations. Les Hellènes, les anciens Grecs, en Sanscrit, Hela-na : guerriers adorateurs d’Héla, la Lune. En langue Tahitienne, la lune s’appelle Hina ! Les Italiens, nom qui vient d’Italus, fils du héros Troyen, en Sanscrit, Itala : hommes de basse caste ; les Celtes, premiers conquérants de l’Europe presque entière, en Sanscrit, Kalla-ta : les chefs envahissants ; les Gaulois, nos aïeux, en Sanscrit, Ga-la-ta : peuple qui marche en conquérant ; les Belges, en Sanscrit, Ba-la-ja : enfants des forts ; les Scandinaves, en Sanscrit, Skanda-nava : adorateurs de Skanda, dieu des combats ; les Alemanni (Allemands), en Sanscrit, Alarnanu : les hommes libres ; enfin l’Irlande, que les poètes appellent la verte Érin, en Sanscrit, Erin : rochers entourés d’eau salée.

Je suis persuadé qu’on trouverait dans la langue Tahitienne beaucoup de mots provenant du Sanscrit, et que le Blanc Arii, l’envahisseur de l’île de Tahiti, qui a conquis et peuplé ensuite les autres grandes îles de la Polynésie, la Nouvelle-Zélande, les îles Hawaï, etc., est un Aryen de race pure, frère de l’Aryen qui a conquis l’Inde et l’Europe.

Rôle du prêtre dans la civilisation Tahitienne. — La caste des prêtres, comme celle des Brahmanes de l’Inde et des bonzes du Cambodge, se dressait fièrement en face des rois et des grands. Aucun peuple au monde, pas même le peuple Romain, n’avait accordé aux Ministres de leurs Dieux une importance plus considérable. Paix ou guerre, rien des actes politiques et de la vie civile n’échappait à leur intervention. La personne du prêtre (Faaoura-Pouré) était sacrée ; l’autorité sacerdotale héréditaire, comme chez les Brahmes de l’Inde : leur pouvoir allait jusqu’au droit de vie et de mort. C’étaient les gardiens des légendes, les historiens de la nation. Au-dessous des prêtres, se trouvait toute une hiérarchie analogue aux diacres et sous-diacres des catholiques, et les Tiis, inspirés des divinités inférieures, jouant le rôle d’exorcistes et de sorciers.

Je parlerai des Arioïs dans le Chapitre des perversions de l’amour.

Le maraé. — Le maraé, temple sacré, offre des ressemblances avec les autels des druides Gaulois, de même que l’on peut faire un rapprochement curieux entre le rôle analogue du Faaoura-Pouré et du druide, dans leurs sociétés respectives. Il consistait en un parallélogramme terminé, à l’une de ses extrémités, par une pyramide de pierre entourée d’arbres sacrés. Une espèce de plateforme en bois, montée sur quatre pieds, formait le fata, ou autel : là, on offrait la victime ou l’on déposait le cadavre des chefs. Dans le maraé, on voyait, taillées par le ciseau inexpérimenté de la sculpture Tahitienne, les toos, images des Atouas.

Sacrifices humains. — Pour gagner la faveur divine, on avait recours, assez souvent, aux victimes humaines offertes en offrande. Doux jusque dans l’horreur de ces sacrifices, les Tahitiens tuaient à l’improviste les malheureuses victimes désignées par les prêtres. À l’époque où l’anthropophagie régnait, on mangeait les victimes, et l’œil était le morceau favori du Roi, d’où le nom d’Aimata (mange-œil) qu’ont porté plusieurs personnes de souche royale. Cook assista à un sacrifice humain. Mais ils ont cessé dès le commencement du siècle, et depuis qu’en 1820 Pomaré II abjura la religion de ses pères, la vieille religion Tahitienne est bien morte, comme la race Maorie est en train de mourir.

Fin de la civilisation Tahitienne. — Toute cette organisation féodale a disparu, sous l’influence de la civilisation Européenne, représentée par le fanatisme religieux des missionnaires Anglais. Le code pénal et religieux de Pomaré II a été rédigé par des Anglais ayant la prétention d’imposer des mœurs et des coutumes Britanniques à un peuple dont la civilisation est si différente de celle de la pudibonde Albion. C’était renouveler le mariage de la froide carpe Saxonne avec le lascif lapin Maori. Le résultat obtenu peut se résumer en deux mots : hypocrisie et ivrognerie. C’est surtout dans le Chapitre relatif à l’amour dans la race Tahitienne, que je pourrai apprécier l’influence du prêtre Anglican, importateur de Bibles, mais aussi trafiquant de gin. Ajoutons-y le smallet le large pox (la petite et la grosse vérole), dont l’Européen a fait cadeau aux Maoris.

À l’époque où j’arrivai à Tahiti, la vieille reine Pomaré était morte, laissant le trône à son second fils, qui prit le nom de Pomaré V. En haine de sa femme, métisse Anglaise, Pomaré V a cédé ses droits royaux à la France, et, de pays de protectorat, Tahiti est devenu une colonie Française. C’est avec infiniment de raison que Loti a pu dire qu’à dater de la mort de la reine Pomaré, a commencé la fin de Tahiti, au point de vue des coutumes, de La couleur locale, des charmes et de l’étrangeté de cette île, que le navigateur Français Bougainville avait surnommée la Nouvelle-Cythère.

Habitation. — Le Maori n’habite pas une infecte case, comme le Canaque de la Nouvelle-Calédonie ou des Hébrides. La maison est une vaste case rectangulaire, véritable cage aérienne, avec murailles de bambous garnies de nattes, le comble surmonté d’une toiture en feuilles de pendanus ou de cocotier, débordant en forme de véranda. La case est au milieu d’un vaste enclos, propriété de la famille, à l’ombre de cocotiers, d’arbres à pain et de manguiers. L’intérieur est de la propreté la plus exquise.

Bains. — D’ailleurs, la race Maorie est d’une propreté raffinée et pourrait donner des leçons aux civilisés Européens. Le bain froid d’eau douce est chaque jour une nécessité pour lui, et, dès les ombres du soir, on peut voir, dans tous les petits bassins des ruisselets, si nombreux dans les vallons, des couples s’ébattre joyeusement. C’est encore à Loti que j’aurai recours, pour dépeindre la grâce et le charme des bains des Tahitiennes :

« En tournant à droite dans les broussailles, quand on avait suivi, depuis une demi-heure, le chemin d’Apiré, on trouvait un large bassin naturel, creusé dans le roc vif. Dans ce bassin, le ruisseau de Fataoua se précipitait en cascade et versait une eau courante d’une exquise fraîcheur. Là, tout le jour il y avait société nombreuse ; sur l’herbe, on trouvait étendues les belles jeunes femmes de Papeete, qui passaient les chaudes journées tropicales à causer, chanter, dormir, ou bien encore à nager et à plonger comme des dorades agiles. Elles allaient à l’eau vêtues de leur tunique de mousseline, et la gardaient pour dormir, toute mouillée sur leur corps, comme autrefois les Naïades. Là, venaient souvent chercher fortune les marins de passage. »

Nourriture. — La nourriture du Tahitien est variée. Le fond en est constitué par du poisson, qui est souvent mangé cru avec du taioro, sauce composée de coco râpé, fermenté avec de l’eau de mer bouillie jusqu’à saturation. Il y a, dans cette alimentation, deux puissants aphrodisiaques : le phosphore et le sel marin. Le Maori y ajoute de la volaille, et, dans les grandes occasions, du cochon. Comme légumes, il a l’igname, le taro et la patate douce. Il a aussi le fruit de l’arbre à pain, qui croît partout, et le feï, banane sauvage qu’on a seulement la peine d’aller chercher dans la montagne. Comme fruits de dessert, il possède toutes les variétés de fruits tropicaux : oranges, bananes, mangues, ananas, etc., qui croissent à l’état sauvage. Dans cette île bénie du ciel, l’homme n’a qu’à se laisser vivre. Je prie le Lecteur de remarquer la richesse de cette alimentation, aussi abondante que variée, qui a sa part d’influence sur la vigueur amoureuse du Tahitien, comme on le verra plus loin.

Festins publics des Tahitiens. — Tous les samedis, après la récolte du feï dans la montagne, les voisins et amis s’assemblent en agapes fraternelles. Outre ces repas privés, on célèbre, à certaines époques de l’année, dans chaque district, de grands banquets publics nommés amaraa. Ce sont de véritables noces de Gamache qui peuvent soutenir la comparaison avec nos plus grands festins de gala. Je ne sais plus quel auteur disait qu’il avait vu réunir dans un seul village, pour un de ces festins, cinq cents couverts de ruolz. Tout le monde est à l’ouvrage. On entasse ignames, taros, feïs, mayori, des barriques de poisson ; on massacre les porcs par bandes et les volailles par centaines, et tout cela se rôtit au grand air, devant d’énormes brasiers.

Costume. — Le Maori Tahirien est beau, sous son costume simple et artistique, qui consiste en une chemise ou veste de coton blanc, tombant librement par dessus un pareo, large pièce de cotonnade à grands dessins et à couleurs voyantes, drapée autour des reins jusqu’à mi-jambe, et qui remplace l’affreux pantalon civilisé introduit par les Anglais. Sous ce costume, le jeune Tané porte la tête haute, la poitrine en avant, avec une désinvolture mâle et fière.

Les Vahinés portent la gaule, robe longue et sans taille, serrée sous les seins comme la robe Directoire. Elles se coiffent d’un léger chapeau de paille rond, en bambou tressé ; les cheveux tombent librement sur les épaules, souvent jusqu’aux cuisses, ou sont tressés en deux longues nattes à la Suissesse, descendant sur le dos. Tané et Vahiné ignorent l’usage du soulier, cet instrument de torture des civilisés, et l’on admire la finesse de leur pied, cambré comme celui des Andalouses. Les Vahinés portent cette simple toilette avec aisance et distinction, elles charment l’œil par leur démarche souple et coquette. Les jours de fête et les soirs de upa-upa, le chapeau est remplacé par le reva-reva, nœuds de ruban transparents d’une teinte jaune vert, que fournit le cœur du cocotier. La Vahiné met dans ses cheveux le tiare miri, superbe fleur blanche dont l’odeur est plus suave que celle de la fleur d’oranger. Parfois, elle se parfume la chevelure avec de la poudre de santal, et se couronne la tête de verdure entrelacée de fleurs. Ainsi parée, la brune fille de Tahiti charme le regard et embrase les sens. À moins d’avoir les qualités requises pour être gardien de sérail, il n’est guère possible à un Européen de résister aux séductions de la Vahiné.