CHAPITRE VI

Danses érotiques des Noirs du Sénégal. — L’Anamalis fobil et la bamboula des Yolofs. — La danse du ventre chez les Landoumans du Rio-Nunez. — Danse obscène du massacre des blessés et mutilation des morts sur le champ de bataille. — Le gourou, ou noix de kola, aphrodisiaque des Noirs.



Tous les peuples du Sénégal ont une danse qui leur est particulière. Chez les Bambaras du Haut-Niger, c’est une danse de caractère, sorte de pas guerrier mimé par les hommes armés. Mais chez la plupart des autres peuples, la danse a un caractère érotique. Celle qui a le plus de cachet est la fameuse danse des Yolofs du Oualou, qu’on désigne plus généralement sous le nom générique de bamboula.

L’Anamalis fobil, bamboula des Yolofs. — Elle se danse couramment dans les rues de Saint-Louis et dans les faubourgs nègres de la ville à la clarté de la chaste Phœbé (lors de la pleine lune), dont les rayons brillants permettent de ne pas perdre un seul détail. Dès la tombée de la nuit on entend les coups de tam-tam qui appellent sur la place la population Nègre. Le début est calme, les tam-tams résonnent avec peu d’entrain, danseurs et danseuses esquissent timidement quelques pas, et puis rentrent dans les rangs des spectateurs. Peu à peu on s’échauffe, les danses deviennent plus audacieuses et plus risquées, le tam-tam accentue la cadence, la foule bat des mains en poussant des cris obscènes et surtout le fameux anamalis fobil, et le paroxysme lubrique atteint son apogée. Loti, dans le Roman d’un Spahi, donne la description de cette danse. On me permettra de la lui emprunter :

« Anamalis fobil ! hurlaient les Griots, en frappant sur leur tam-tam, l’œil enflammé, les muscles tendus, le torse ruisselant de sueur. Et tout le monde répétait en frappant des mains avec frénésie : anamalis fobil ! anamalis fobil ! la traduction en brûlerait ces pages. Anamalis fobil ! les premiers mots, la dominante et le refrain d’un chant endiablé, ivre d’ardeur et de licence, le chant des bamboulas du printemps ! Anamalis fobil ! hurlement de désir effréné, de sève Noire surchauffée au soleil et d’hystérie terrible, alléluia d’amour Nègre, hymne de séduction !

» Aux bamboulas du printemps, les jeunes garçons se mêlaient aux jeunes filles qui venaient de prendre en grande pompe leur costume nubile, et sur un rhythme fou, sur des notes enragées, ils chantaient tous, en dansant sur le sable : Anamalis fobil !… Bamboula ! Un Griot qui passe frappe quelques coups sur son tam-tam. C’est le rappel, et on se rassemble autour de lui. Des femmes accourent, qui se rangent en cercle serré, et entonnent un de ces chants obscènes qui les passionnent. L’une d’elles, la première venue, se détache de la foule et s’élance au milieu, dans le cercle vide où résonne le tambour ; elle danse avec un bruit de grigris et de verroterie ; son pas, lent au début, est accompagné de gestes terriblement licencieux ; il s’accélère bientôt jusqu’à la frénésie ; on dirait les trémoussements d’un singe fou, les contorsions d’une possédée.

» À bout de forces, elle se retire haletante, épuisée, avec des luisants de sueur sur sa peau noire ; ses compagnes l’accueillent par des applaudissements ou des huées, puis une autre prend sa place, et ainsi de suite, jusqu’à ce que toutes y aient passé. »


Écrivant pour tous un ouvrage littéraire, l’auteur n’a pu tout dire, et a dû se tenir dans la plus grande réserve. N’étant pas arrêté par les mêmes raisons, je dirai que anamalis fobil… veut dire danse du canard amoureux. Le danseur, dans ses ébats, simule le coït du gros canard d’Inde dont la verge, en forme de tire-bouchon, nécessite une manœuvre spéciale pour son introduction dans le cloaque de la femelle. De son côté, la femme trousse son pagne ou son boubou, et agite convulsivement la partie inférieure du corps dans un mouvement de déhanchement incroyable des reins ; elle montre et cache alternativement la vulve à son partenaire, par un balancement régulier, d’avant en arrière, imprimé à tout le corps. La vue d’un Toubab ne gêne en rien la rage érotique de la danseuse, qui au contraire redouble ses trémoussements tout en lui adressant des paroles obscènes, surtout si la danseuse est une vieille femme. Ce sont celles-là qui sont les plus enragées, comme le fait remarquer Loti : « Les vieilles femmes se distinguent par une indécence plus cynique et plus enragée. L’enfant que souvent elles portent, attaché sur leur dos, affreusement ballotté, pousse des cris perçants ; mais les Négresses ont perdu, en pareil cas, jusqu’au sentiment maternel, et rien ne les arrête plus ».

J’ai dit que l’anamalis fobil se danse tranquillement dans les rues et sur les places de Saint-Louis, sous l’œil paternel de l’autorité. Du moins il en était ainsi encore, il y a à peine une dizaine d’années.

Danse du ventre des Landoumans et du Rio-Nunez. — Les Kassonkés et les Sarrakholais ont également une danse lascive, mais d’un caractère érotique moins prononcé que celui de la danse Yolof. Dans le Rio-Nunez, les Landoumans ont une danse assez analogue à la danse du ventre des Arabes. Cette danse est exécutée par la femme seule. Elle consiste en une série de pas tantôt en avant et en arrière, tantôt sur le côté, complétée par un trémoussement général du bassin qui simule les mouvements de la femme dans le coït normal. Les danses Arabes de l’Exposition de 1889 en donnaient une idée assez exacte, quoique moins accentuée.

Danse obscène du massacre des Blancs et mutilation des morts. — Aucun des auteurs qui ont écrit sur le Sénégal n’a parlé des actes atroces qui se passent chez certains peuples de l’intérieur, notamment les Toucouleurs et les Malinkés, après un combat où l’Européen a été vaincu ou repoussé, et a laissé ses morts et blessés sur le champ de bataille. Ceux-ci sont mutilés atrocement par les vieilles femmes qui viennent dépouiller les cadavres. Pour les morts, l’inconvénient n’est pas grand, mais les malheureux blessés expirent dans d’horribles souffrances. Cette opération a été effleurée très délicatement dans le Roman d’un Spahi, le livre le plus vrai que nous ayons sur le Sénégal. Fatou-Gaye, la maîtresse de Jean le spahi, tué dans une embuscade, avec l’avant-garde de son escadron, va à la recherche du cadavre de son amant, qu’elle trouve enfin. La description est saisissante : « Fatou-Gaye s’était arrêtée, tremblante, terrifiée. Elle l’avait reconnu, lui, là-bas, étendu avec les bras raidis et la bouche ouverte au soleil, et elle récitait je ne sais quelle invocation du rite païen, en touchant les grigris pendus à son cou noir. Elle resta là longtemps à parler tout bas, avec des yeux hagards, dont le blanc s’était injecté de taches rouges. Elle voyait de loin venir de vieilles femmes de la tribu ennemie qui se dirigeaient vers les morts, et se doutait de quelque chose d’horrible. Les vieilles Négresses, hideuses et luisantes sous le soleil torride, traînant une âcre senteur de soumaré, s’approchèrent du jeune homme avec un cliquetis de grigris et de verroteries ; elles le remuèrent du pied, avec des rires, des attouchements obscènes, des paroles burlesques qui semblaient des cris de singe ; elles violaient ces morts avec une bouffonnerie macabre… »


Complétons ces quelques lignes par le récit exact de ce qui se passe ; je tiens ces détails de personnes dignes de foi. Les vieilles Négresses, à l’aide d’un mauvais couteau mal aiguisé, coupent les organes de la génération aux malheureux Toubabs, pendant que les jeunes dansent, en montrant leur vulve, un pas de caractère, dans le genre de celui de l’anamalis fobil, insultant à la détresse du malheureux qui possède quelquefois encore la connaissance, et lui disent : « Toubab, regarde ce xov : tu ne » pourras plus en jouir. » La mutilation opérée, les vieilles enfoncent la verge du patient dans sa bouche et le laissent périr misérablement. Les morts sont traités de même, mais on conçoit que cette opération, en somme, les touche peu. Il est de tradition, chez les officiers qui font colonne dans le Sénégal, de réserver toujours pour eux-mêmes la sixième cartouche du revolver, afin de ne pas tomber vivants entre les mains de ces mégères diaboliques. Il est également recommandé aux jeunes soldats blancs de lutter jusqu’à la dernière goutte de leur sang, et, coûte que coûte, de ne jamais abandonner le champ de l’action, sans ordre. L’enlèvement des blessés est de rigueur. Les Tirailleurs indigènes savent fort bien le sort qui les attend en cas de revers, et se battent avec la plus grande énergie, car ils ne sont pas plus épargnés que les Blancs. Les Romains luttaient pro aris et focis ; si le sujet n’était pas si grave, on pourrait dire qu’au Sénégal on lutte pro mentula et coleis.

Le gourou ou noix de kola, aphrodisiaque des Noirs. — Les Noirs ne connaissent qu’un seul aphrodisiaque. C’est le gourou ou noix de kola, qui est une sorte de gros marron ressemblant beaucoup à un marron d’Inde, et non à une noix, comme son nom semblerait l’indiquer ; ce fruit provient des rivières du Sud. Les Noirs du Sénégal et du Soudan mâchent ce gourou avec délices, quoiqu’il ait un goût âcre et soit astringent. Il produit sur le Noir une sorte d’excitation nerveuse générale, qui augmente sensiblement toutes les facultés physiques, et naturellement le sens génésique. Un Nègre qui mâche quelques noix de gourou pourra rester vingt-quatre heures sans manger, marcher ou danser presque sans interruption ; aussi, dans les grandes bamboulas des fêtes, le gourou est-il très employé. C’est un fruit précieux, quand on veut se livrer à une fatigue exceptionnelle (amoureuse ou autre), mais il ne faudrait pas en abuser. Le kola est entré dans la thérapeutique Européenne et se donne pour relever les forces abattues et stimuler l’organisme entier. Il contient de la caféine et de la théobromine en plus grande quantité que les cafés et les thés les meilleurs ; il a une action directe, immédiate et certaine sur le cœur et la circulation, qu’il régularise et tonifie. C’est un médicament précieux, actif, énergique et anti-déperditeur de premier ordre. Il m’a rendu de très grands services dans les colonnes du Fouta-Toro et j’en mâchais de temps en temps pour relever mes forces.