CHAPITRE IV

La Femme dans la race Nègre. — Son état social. — Le mariage. Achat de la femme par le mari. — Vanité que met la femme Noire à être payée très cher par son mari. — Cérémonies du mariage. — Fidélité de la Négresse. — Les femmes de Tirailleurs. — Leur peu de fidélité. — Leurs qualités. — Polygamie du Noir. — La maîtresse suprême de la case. — La jalousie est inconnue à la Négresse. — Divorce.



État social de la femme. — Les voyageurs en train express représentent la femme Noire comme une sorte de bête domestique, obéissant et travaillant pour le mari, dont elle est la propriété puisqu’il l’a achetée et qu’il peut en posséder plusieurs. Pour un observateur impartial qui va au fond des choses, cette coutume du mari d’acheter sa ou ses femmes ne constitue pas pour celles-ci une infériorité sociale. Quand on pénètre dans les mœurs des Noirs, on s’aperçoit que la position de la femme n’est point aussi malheureuse qu’on le dit, et qu’elle jouit d’une liberté relative. Prenons comme type le ménage du Noir à Saint-Louis. Le mari va chercher du bois, cultive quelques parcelles de terre, pêche ou chasse. Les traitants indigènes, aux ordres des négociants Européens, remontent le fleuve pour faire le commerce. C’est une caste assez élevée et qui obtient vite une position fortunée. Dans l’intérieur du Sénégal, l’homme court le pays, ou bien reste accroupi sur une natte au seuil de sa porte, et égrène son chapelet, s’il est musulman fidèle ; quelquefois il coud les vêtements, travail peu fatigant qu’il a su se réserver. Pendant ce temps, la femme vaque à tous les gros ouvrages : c’est elle qui cultive, fait les récoltes, soigne les animaux, pile et prépare le couscous. Cette opération de piler le mil constitue un travail très pénible et oblige la femme à se lever au milieu de la nuit, car il faut plusieurs heures de battage pour faire du grain de mil, gros et consistant comme un grain de maïs, une farine grossière. L’après-midi le travail recommence. C’est en vain qu’on a essayé à Saint-Louis d’introduire les moulins à eau pour le broyage du mil : les Nègres s’y sont toujours refusés, disant que leurs femmes n’auraient plus rien à faire si elles ne pilaient pas.

Somme toute, l’état social de la Négresse n’est pas pire que chez beaucoup de peuples civilisés, même en France, où dans certaines régions les paysannes travaillent à la terre comme les hommes. Si, quand le mari rentre de la guerre, de la chasse ou du pillage, il ne trouve pas tout en ordre dans l’intérieur du ménage, il crie, rudoie et quelquefois cogne un peu la femme ; pense-t-on que dans beaucoup de ménages du peuple cela ne se passe pas ainsi chez nous ? Lisez l'Assommoir et la Terre, de Zola, et vous me direz si notre civilisation tant vantée est de beaucoup supérieure à celle du pauvre Noir. Les Nègres, hommes et femmes, aiment beaucoup leurs enfants, les rudoient rarement et ne les frappent presque jamais. Combien y a-t-il de parents civilisés en Europe qui puissent en dire autant ?

Le mariage dans la race Noire. — Achat de la femme par le mari. — Le mari achète sa femme, chez tous les Noirs, musulmans comme fétichistes : c’est incontestable : et les Annamites donc ! et tant d’autres peuples plus civilisés que les pauvres Noirs ! Dans tous les cas, la la jeune fille n’est pas appelée à se prononcer sur la demande dont elle est l’objet. C’est simplement une affaire entre le futur mari et les parents. La dot se débat ; elle varie selon la richesse des deux partis ; à Saint-Louis, des pièces de guinée, des bestiaux, quelquefois de l’argent ; dans l’intérieur, un ou deux esclaves. Il suffit de donner un acompte, en promettant de payer le surplus après la cérémonie ; les parents de la fiancée acceptent généralement. Dans l’intérieur, chez les Kassonkés, on peut même retenir à l’avance une fillette toute jeune et donner des arrhes, qui sont restituées fidèlement si les parents ne livrent pas la fille quand elle est nubile ; mais si c’est le jeune homme qui refuse le mariage, tout est gardé par les parents. Il n’y a qu’un cas de force majeure, c’est la mauvaise conduite de la jeune fille ; aussi, quand celle-ci est nubile, vers l’âge de douze ans, on l’envoie à son futur. Cette coutume du mariage, ou plutôt des fiançailles par consentement réciproque des parties intéressées, existe aussi dans les villages Nègres du Ouolof, autour de Saint-Louis.

Vanité que met la femme Noire à être payée cher par son mari. — La Négresse ne considère pas du tout comme un déshonneur d’avoir été payée à son père. Elle tire au contraire vanité du prix élevé qu’on a donné pour l’avoir. J’ai entendu à ce sujet une réponse typique de l’une d’elles. Une famille Européenne, dont le mari, fonctionnaire de l’État, avait voyagé avec moi sur le transport, était venue se loger, par économie, dans une petite maison en briques, à la pointe Nord, près de la Mosquée. La jeune femme Française, curieuse et bonne enfant, avait lié connaissance avec les Noirs des environs, et pris à son service une petite Négresse de douze ans. Au bout de quelque temps la sœur de la Négresse, fille de seize ans, aux formes splendides, vint annoncer son riage à la maîtresse de sa sœur. Elle épousait un traitant, jouissant d’un certain bien-être, et elle énumérait tous les beaux cadeaux offerts à son père pour sa dot. La dame lui dit d’un ton de reproche : « Comment, n’as-tu pas honte de te vanter d’être achetée et payée à ton père, comme si tu étais une bête ? » Elle s’attira cette apostrophe de la Négresse piquée au vif : — « Tout ce que mon fiancé offre à mon père pour me posséder, prouve qu’il m’aime et fait cas de moi, tandis que toi et les autres femmes de Toubabs, vos hommes vous trouvent tellement laides, que vous êtes obligées d’acheter vos maris, car sans l’argent que vous leur donnez, vous n’en trouveriez pas. » Cette allusion à la dot des filles Européennes ne manque pas de sel, et la riposte était bonne.

Cérémonies du mariage. — Les cérémonies du mariage varient un peu selon les peuples, mais elles offrent en général le caractère d’une fête, plutôt que d’une cérémonie religieuse, même chez les Musulmans. Le mari commence par préparer la case, qui est vide. Le jour de la noce, la pudique fiancée, couverte d’un long voile épais, mais sans la moindre fleur d’oranger (différence avec la fiancée Européenne), est conduite par une matrone au domicile conjugal. Toutes les femmes amies de la famille lui font un cortège, portant sur la tête la corbeille de noces, qui se compose des ustensiles du futur ménage, tels que nattes, paniers, mortier, pilon, calebasse de couscous, mil, arachides, jarres en terre, etc., etc.

La fiancée entre dans la case, accompagnée de la matrone chargée de l’initier au doux mystère d’amour, pendant qu’au dehors le tam-tam retentit à coups redoublés. L’entrée de la case est absolument interdite aux hommes, mais les femmes du village viennent à tour de rôle visiter la fiancée, lui donner des conseils et la féliter. Celle-ci, debout et toujours couverte de son voile, les écoute. Au dehors, le tam-tam fait fureur, et les griots chantent les exploits futurs et la grandeur du marié. À un moment donné, celui-ci entre dans la case, en expulse les femmes, ferme la porte, enlève le voile de la fiancée et ensuite… Le lecteur devine le reste.

À peine est-il entré, que le vacarme redouble, les tam-tams résonnent à crever, les vieux fusils à pierre, chargés à pleines poignées de poudre, partent avec des bruits de pièce de campagne, les femmes tapent des mains avec frénésie en chantant l’épithalame, et en sautant autour de la case, comme des Bacchantes. Les soupirs et les cris de la mariée sont couverts par ce bruit infernal, qui ne gêne en rien cependant les ébats du mari, au moins à ce que l’on m’a assuré.

Fidélité de la Négresse. — En général, la Négresse se montre fidèle à son mari, mais cette fidélité a lieu surtout vis-à-vis du Toubab, car elle craint de faire un Mulâtre, qui serait la preuve vivante de sa faute. C’est ainsi, en fait, que cela se passe à Saint-Louis, et il est plus facile d’obtenir les faveurs d’une jeune fille que d’une femme mariée. Bien souvent, par manière de plaisanterie, j’ai proposé le congrès aux femmes de mon voisinage, avec lesquelles je m’amusais à causer librement. « Allah terré ! » « Dieu me tuerait ! » s’écriaient-elles en rentrant précipitamment dans leurs cases.

Généralement, les Européens qui ne veulent pas ou ne peuvent pas trouver femme, en se procurant une bonne à tout faire, n’ont pour ressource que des prostituées de bas étage, véritables pierreuses de l’endroit, honnies et méprisées, comme des êtres immondes, par le reste de la population.

Les femmes de Tirailleurs. — La première chose que fait un Tirailleur, c’est de chercher à ramasser quelques sous pour se procurer une femme ; mais il trouve difficilement son affaire à Saint-Louis, où il n’est pas en odeur de sainteté, méprisé qu’il est par le traitant Yolof, musulman fanatique. Il épouse quelquefois la veuve d’un copain qui vient de mourir, et le plus généralement se procure une femme dans les expéditions de l’intérieur, à la mode des Romains. Ce sont les captives, femmes ou filles des vaincus, qui fournissent la majeure partie des femmes des Tirailleurs. Le livre du colonel Frey, auquel je renvoie le lecteur, donne à ce sujet des indications précises. J’ai vu, à Saint-Louis, des femmes provenant de tous les coins de la Sénégambie et du Haut-Soudan. Tout cela faisait bon ménage ensemble.

Leur peu de fidélité. — Les femmes de Tirailleurs m’ont paru être moins fidèles que les autres Négresses. Mais ceci tient évidemment à leur milieu social. Les Tirailleurs à Saint-Louis reçoivent une solde fixe et ne sont pas nourris. Les célibataires prennent pension, moyennant finance, dans un ménage, et souvent même couchent dans la case. On conçoit que cette promiscuité favorise le laisser-aller des mœurs. Aussi la femme du Tirailleur est-elle considérée avec autant de mépris par une Négresse Yolof de Saint-Louis, qu’une cantinière par la femme d’un banquier, en Europe.

Qualités de la femme du Tirailleur. — Cependant cette femme possède des qualités extraordinaires. Sans elle, il serait absolument impossible de faire opérer les colonnes dans l’intérieur. Le Tirailleur, en effet, ne porte pas de sac, jamais l’autorité militaire n’a pu le décider à porter l’as de carreau de nos fantassins. En expédition, son chargement consiste en une musette de toile à voile renfermant des vivres, et une toile de tente-abri, roulée en sautoir de gauche à droite, dans laquelle sont placés quelques paquets de cartouches de réserve. Il garnit ses deux cartouchières du devant et met le restant des munitions dans une poche à cartouches sur le derrière. Sur le côté est une peau de bouc pleine d’eau. La femme et les enfants suivent le Tirailleur en expédition. Le linge, les vivres, les ustensiles de ménage, les provisions de bouche, tout cela est entassé dans d’énormes paniers ronds que les Négresses portent sur sa tête ; le poids souvent monte à plus de cinquante kilogrammes, et avec cela, les malheureuses font l’étape. Les enfants vont à pied, les tout petits portés à califourchon sur la croupe de leur mère. À l’arrivée, elles font des huttes de feuillage, lavent le linge, font cuire le couscous. Quand le mari est de service de garde, les galants ont beau jeu.

Si la femme de Tirailleur a la cuisse légère, elle a aussi le cœur sur la main. Demandez n’importe quoi à une Négresse, elle vous le donnera si elle l’a, lors même qu’elle devrait s’en priver. Mais aussi, comme elle a acquis des droits à votre reconnaissance, elle vous demandera souvent son dimanche[1]. Heureusement elle se contente de peu, et une piécette d’argent la satisfait. Le Noir, en général, a comme un besoin inné de recevoir des cadeaux, et, riche ou pauvre, le moindre présent lui fait toujours plaisir.

La polygamie. — La polygamie existe chez tous les Noirs ; mais, en général, les pauvres se contentent d’une femme. Les traitants riches de Saint-Louis peuvent en avoir jusqu’à six : une pour chaque jour de la semaine, repos le dimanche. Seuls, les marabouts et les grands chefs peuvent en avoir un nombre presque illimité, mais je dois dire qu’ils n’en abusent pas.

La maîtresse suprême de la case. — La maîtresse suprême de la case est toujours la première femme épousée ; les autres sont considérées comme des servantes : à rapprocher cette coutume de l’histoire d’Agaret de Sarah, les deux femmes d’Abraham. Mais s’il y a du tapage, de la discorde dans la case entre les femmes, le mari les met d’accord en tapant dessus, avec une rare impartialité. Tout homme peut prendre comme femme une captive, et tant qu’elle reste stérile, il peut la vendre ou la céder. Si elle a des enfants, elle acquiert des droits légitimes et devient partie intégrante de la famille.

La jalousie, inconnue à la Négresse. — Toutes les Négresses, à quelque race qu’elles appartiennent, ont un caractère commun : c’est le peu de jalousie qu’elles montrent à l’égard de leur seigneur et maître. Et ceci est évidemment un résultat du droit du mari à posséder plusieurs femmes. La même Négresse, qui se vantait auprès de Mme  D*** du haut prix mis par son mari à l’obtention de sa main, vint quelques mois après lui faire une visite et lui annoncer qu’elle était dans une position intéressante ; elle lui demanda un service. Son mari, se disposant à partir pour le Haut-Fleuve, manquait d’argent pour acheter une deuxième femme et elle venait emprunter deux cents francs dans ce but. Cet argent était destiné à servir d’acompte, le mariage devant se faire avant le départ du traitant, qui certainement, au retour, rapporterait de quoi rembourser le prêt et payer intégralement le prix de la deuxième femme. À cette demande naïve, la petite Mme  D*** resta suffoquée, et s’écria : « Comment, malheureuse, tu viens emprunter de l’argent pour que ton mari achète une autre femme ? mais tu n’es donc pas jalouse ? — Jalouse, qu’est-ce que c’est que cela ? » dit la Négresse. — « Mais », reprend la Blanche, « c’est d’être la seule femme, la seule maîtresse chez toi, la seule enfin à partager le lit de ton » mari. — Ah ! cela m’est bien égal, » riposta l’autre ; je trouve que mon mari est trop souvent après moi, et qu’il me fatigue trop. Quand nous serons deux, la besogne sera moins lourde. Quand nous serons trois, il y en aura une qui se reposera, et quand nous serons quatre, en dehors du soin de nos enfants, nous pourrons ne rien faire et causer entre nous. Si le mari nous bat, nous nous défendrons mieux. » Le fait est que la femme Noire, si le mari commun la moleste à tort, est défendue par les autres femmes. Il ne fait pas bon la pousser à bout, si elle a raison, car le lourd pilon à mil est entre ses mains une arme redoutable. Dans ce cas, le mari n’a qu’une chose à faire : filer doux ou sortir vivement de la case.

Divorce. — Quand la femme est trop maltraitée, elle est libre, en restituant la dot, de quitter son mari et même d’en prendre un autre. Ce procédé sommaire de divorce n’est pas conforme à la morale civilisée, mais il a le mérite rare de rendre les relations habituelles entre époux plus affectueuses qu’on ne pourrait le croire d’abord. Les enfants ne gênent pas dans cette séparation à l’amiable, car ils suivent la mère, et le nouveau mari prend à la fois la poule et les poussins.

Quant à l’esclave, maîtresse transitoire, tant qu’elle n’a pas d’enfants de son maître, elle ne jouit d’aucun droit. Gardée, tant qu’elle est jeune et jolie, vendue quand elle a cessé de plaire, tel est son lot.



  1. Expression de troupier : demander son dimanche, se faire donner une gratification.