CHAPITRE III

État social et caractères moraux de la race Nègre en général. — Chefs et Marabouts. — Hommes libres, griots et forgerons. — Village griot de Krina. — Esclaves. — La question de l’esclavage. — Caractères moraux du Noir. — Opinion du Noir sur le Toubab civilisé. — Le mousqueton de Karamoko. — Coutumes diverses et superstitions communes aux peuples du Sénégal. — Amulettes musulmanes et grigris fétichistes.



État social. — Au-dessous de leurs chefs et marabouts, toutes les races Nègres peuvent se diviser en trois castes bien tranchées : les hommes libres, les griots et les esclaves. Tous ces peuples ont des chefs, sortes de petits roitelets de village, qui pressurent leurs sujets tout comme les tyrans de l’antiquité Grecque. Chez les peuples musulmans, le grand chef possède à la fois le pouvoir civil et le pouvoir religieux de grand marabout, comme El Hadj Omar, Mahmadou Lamine, qui souleva les Sarrakholais, Abdoul-Bou-Ba-Kar dans le Fouta-Toro, et tant d’autres. Ils ont au-dessous d’eux des marabouts ordinaires, prêtres de la religion musulmane, qui combattent pour leur foi. Ce sont eux qui donnent à leurs soldats des grigris et amulettes contre les balles, le fer, le feu, etc.

Les hommes libres. — On les divise en plusieurs catégories. En tête, le guerrier, cultivateur à ses heures. Au-dessous, la classe des industriels, dont les divers corps de métier forment des corporations analogues à celles de nos pères avant 1789. Par une singularité qui rappelle les castes de l’Inde, on ne peut s’allier qu’entre gens du même métier, et ce métier est héréditaire : un fils de forgeron restera toute sa vie forgeron, lors même qu’il ne forgerait pas. Je ferai remarquer, en passant, qu’une seule profession en comprend quelquefois bon nombre d’autres. Ainsi le forgeron est à la fois serrurier, armurier, potier, et menuisier à ses heures. Il est même orfèvre-bijoutier, et ses bijoux ne manquent pas d’une certaine élégance barbare. Il cumule encore avec l’emploi de chirurgien-sorcier, et c’est lui qui circoncit les petits garçons. Le métier de tisserand est généralement exercé par des captifs.

Le griot. — Au même niveau social que le forgeron, chirurgien, sorcier, on trouve le griot (Diéli-Kè). C’est le musicien, grand chanteur de louanges de quiconque le paie, le ménestrel du Moyen-Âge. Il joue généralement d’un instrument qui ressemble étonnamment à la vielle du Savoyard, et il en tire des mélodies extravagantes. L’accordéon est aussi en faveur chez lui.

L’homme libre méprise le griot, mais le craint. Il est plus intelligent que le commun de la population, et il exploite tout le monde, soit en chantant les louanges des généreux, soit en faisant chanter et en insultant ceux dont il a à se plaindre.

Le griot va à la guerre sans fusil, comme le forgeron armurier, mais avec un sabre dont il ne se sert pas. Il se contente, pendant le combat, de chanter et d’exciter les guerriers à bien se battre. Si son parti vient à être vaincu, il change sans vergogne d’opinion et exalte servilement le vainqueur, qu’il maudissait avant la bataille. Certains griots deviennent souvent les conseillers des plus puissants chefs.

J’ai connu à Saint-Louis et dans l’intérieur quelques griots de peuples musulmans. Ils n’ont jamais résisté à l’attrait d’un bon verre d’absinthe ou de sangara (eau-de-vie de traite), quand on le leur offrait en cachette.

Si le griot chante pendant le combat, le forgeron répare les armes, fabrique les grossières balles en fer forgé, et, après la bataille, chirurgien improvisé, coupe les membres, tranche dans les chairs des blessés et extrait les balles. Pas un Européen ne résisterait aux mutilations, souvent atroces, qui résultent de cette chirurgie peu conservatrice. Je dirai en passant que la femme du forgeron circoncit les jeunes filles, chez les peuplades où cette opération est pratiquée, et, chez les Kassonkés, coiffe les femmes et même les hommes. Pour en revenir aux griots, ils ne s’allient généralement qu’entre eux, et, à leur mort, ne sont pas jugés dignes d’une cérémonie funèbre. On les enterre généralement avec leur instrument dans le tronc d’un arbre creux que l’on bouche ensuite.

Esclaves. — Il y a trois catégories de captifs ou esclaves. La première comprend les captifs de case, qui font partie, depuis plusieurs générations, des esclaves de la famille et sont nés dans cette position. Ce sont plutôt des serviteurs à vie que des esclaves proprement dits. On ne les vend que très rarement, et pour des motifs très graves. En fait, ils sont considérés, par la coutume, comme partie intégrante de la famille, comme les affranchis de la Rome antique. La deuxième catégorie est composée du captif de lougan, ainsi nommé parce que c’est lui qui a la charge de la culture et des travaux divers. Généralement, on l’a acheté jeune, et il a grandi dans la maison. On tient à lui presque autant qu’au captif de case, et son sort n’est pas trop misérable. Vient ensuite le captif de traite. Celui-ci est une véritable marchandise humaine ; à peine nourri, malmené, battu souvent, voyageant de caravane en caravane. Quand il tombe en route, malade et épuisé, on le laisse crever par terre comme un chien, et son cadavre devient la proie des chacals et des hyènes.

Tous les efforts du gouvernement Français tendent à mettre fin à cet horrible trafic, mais se heurtent contre la routine et le mauvais vouloir des Nègres eux-mêmes. J’ai dit que le Sarrakholais, la race la plus intelligente du Sénégal, fournissait la plus grande partie des Dioulas, conducteurs de caravanes. Les postes Français ont ordre d’arrêter les caravanes, mais celles-ci font de longs détours et savent échapper ainsi à la surveillance. Quand les habitants d’un village sont mis en captivité, on commence par massacrer tous les mâles au-dessus de quinze ans, et les vieilles femmes. Le reste est emmené en esclavage et vendu souvent à un prix dérisoire.

La question de l’esclavage. — Cette question de l’esclavage est la pierre d’achoppement qui empêchera toujours la civilisation Européenne de s’étendre. On ne fera jamais comprendre au Noir qu’il n’a pas le droit de vendre ou d’acheter au marché son semblable, comme une tête de bétail. Mais entre le Noir fétichiste de l’intérieur de l’Afrique, ou de la côte du Dahomey, qui égorge son esclave, et le Mahométan, qui le fait travailler durement, il est vrai, mais qui en a soin comme d’une bête de labour, la distance est immense.

Nos efforts pour supprimer l’esclavage ne font que nous aliéner les populations, et si la vente des esclaves est interdite publiquement, il s’en fait quand même un trafic presque ouvert dans les peuplades de l’intérieur. À Saint-Louis même, où se trouve tout l’appareil compliqué de la Justice Française, il existe, malgré tout, des esclaves ramenés de l’intérieur par les traitants. Ils sont déguisés sous le nom de domestiques et, en réalité, ce sont des serviteurs à vie. Ce sont les fillettes de cette catégorie qu’on livre impubères aux amateurs de primeurs. Il est évident que les traitants Noirs, qui ramènent avec eux des esclaves, ne vont pas s’en vanter ; mais le fait n’en est pas moins exact, et j’en ai eu des preuves certaines. Ainsi, dans mon domicile, je voyais souvent venir un négrillon, couleur bronze antique, métis de Maure et de Négresse, qu’un riche traitant Noir, mon propriétaire, s’il vous plaît, avait ramené de l’escale de Podor au moment de la traite des gommes. Cet enfant, complètement nu, malgré ses treize ans, venait aider mon cuisinier à laver la vaisselle, et ses appointements consistaient en un morceau de biscuit de mer, qu’il déchirait avec des dents de jeune chien, et quelquefois un morceau de sucre. Quoique sa peau fût plus claire que celle d’un Câpre et moins que celle d’un Mulâtre, il avait les muqueuses des lèvres et du gland couleur brun rouge très foncé. Voyant que j’avais l’air de m’intéresser un peu à cette créature, mon propriétaire me fit demander un jour si je n’avais pas envie de l’acheter. J’eus l’air d’acquiescer à cette proposition. Il me demanda trois cents francs, disant que c’était le remboursement de la guinée payée pour lui, et qu’il me le vendrait sous la condition expresse de laisser circoncire l’enfant et de ne jamais en faire un Chrétien.

On comprend aisément les motifs qui me firent refuser cette proposition. Croyant que je marchandais, il baissa le prix et, finalement, le fils du propriétaire, grand dadais de vingt ans, me proposa de troquer le négrillon contre un fusil de chasse à percussion centrale, à double canon de rechange, rayé, mon compagnon fidèle depuis quinze ans. Je gardai mon fusil et ne voulus point du négrillon.

Caractères moraux du Noir. — Je dirai seulement quelques mots des caractères moraux, communs à toute la race noire du Sénégal.

Il est certain que le Noir est encore plus différent moralement du Blanc que par la couleur de la peau. Les observateurs superficiels lui reprochent sa paresse, son apathie, son insouciance, son imprévoyance. Le Noir est un grand enfant, qui ne prend aucun souci de l’avenir. Quand la récolte est bonne, il mange et il boit sans penser à mettre quoi que ce soit en réserve, pas même du grain pour la semence des lougans (terres cultivables). Si la récolte prochaine manque, il meurt de faim. Mais le Noir est honnête, probe ; il a de la reconnaissance et le souvenir des bienfaits reçus. Il oublie même souvent les mauvais traitements. Pendant une maladie qui me tint quinze jours alité, mon jeune boy Sarrakholais puisait à même dans le sac des pièces de cent sous, pour les besoins de la maison. Il était mon factotum : cuisinier, palefrenier, valet de chambre. Il me rendait compte des dépenses faites dans la journée et prenait lui-même l’argent au fur et à mesure des besoins. J’inscrivais hors de sa présence les dépenses journalières sur un carnet, et quand je fus guéri, le compte était exact. Seulement, mon gaillard m’avait mangé quatre kilogrammes de sucre en quelques jours. En Cochinchine, mon sac aurait été enlevé par le boy Annamite dès le premier jour et peut-être même, si j’avais été seul comme au Sénégal, ayant dans mon tiroir une somme assez forte, aurais-je été empoisonné par le voleur désireux de s’assurer l’impunité.

Opinion du Noir sur le Toubab civilisé. — Le Noir (et j’entends par là non pas le Noir ignorant, mais le traitant ou le Sarrakholais qui s’est frotté, à Saint-Louis, à notre civilisation), ne comprend pas un mot à notre système de gouvernement. Pour lui, le gouvernement Français est le mari de la République, qui est une femme bien riche, qui commande à la France, sa propriété. Quant aux soldats, ce sont les esclaves du gouvernement. Allez donc faire goûter le système parlementaire à de pareils gaillards ! Mettez-leur dans la tête le service obligatoire, et comment il se fait que, pour civiliser problématiquement un Nègre, on envoie mourir de maladie le fils d’un paysan de la Normandie, ou d’un vigneron du Bordelais, dans un pays malsain, ou le faire tuer par un sujet de Behanzin au Dahomey ! Cependant, le Tirailleur Sénégalais conçoit la discipline à sa manière, et on peut tout obtenir de lui, quand on sait le commander.

Les Noirs regardent avec de grands yeux toutes les merveilles de la civilisation. Au début, cela les étonne, mais ils s’y font, et, chose curieuse, ils ne cherchent pas à se les expliquer. Ils ont tout dit, quand ils ont dit : « C’est encore une invention du Toubab. » Le chemin de fer du Sénégal, le télégraphe, le téléphone, les canons rayés, la dynamite avec lesquelles on abat les murs de leurs tatas (réduits fortifiés), rien de tout cela ne fait travailler leur obtuse cervelle. Le grand dadais, fils de mon propriétaire, qui lisait et parlait le Français, me disait un jour, quand je voulus lui prêter un Cours de Physique élémentaire, pour l’instruire. « Les Blancs sont riches, ils savent et peuvent beaucoup, mais chacun son tour, et un jour viendra où le Noir en saura autant que le Toubab. »

Quelle que soit l’éducation que vous donniez au Noir, vous ne changerez pas plus son esprit que si vous essayez de changer la couleur de sa peau, et comme dit le proverbe, à vouloir blanchir un Nègre le barbier perd son savon. Au point de vue moral, nous commettons une erreur aussi forte en cherchant à faire entrer dans le cerveau d’un Nègre nos idées d’Européens et de civilisés.

Le mousqueton de Karamoko. — On l’a bien vu pour les fils des principaux chefs élevés à Saint-Louis, à l’École des otages créée par Faidherbe. Une fois rentrés chez eux, ils se sont constamment montrés les ennemis les plus acharnés des Blancs. L’exemple de Karamoko, le fils de Samory, qui est venu à Paris où il a été reçu comme un fils de roi (singulière façon de rehausser notre prestige auprès des Noirs) nous en donne une preuve sans réplique. Il paraît qu’à son retour, son père lui envoya une escorte pour le recevoir avant l’entrée dans ses États. Karamoko revenait chargé de cadeaux du Gouvernement Français, notamment d’un mousqueton à répétition richement orné. Le chef de l’escorte, ayant osé sortir du rang, pour se présenter seul devant le fils du roi, Karamoko lui intima l’ordre de rentrer au plus vite à sa place, et comme le chef ne se pressait pas assez d’obéir, il lui envoya dans la tête une balle de son beau mousqueton. Après cela, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Dans les derniers combats au Soudan de la colonne Archinard, Karamoko s’est montré notre ennemi le plus intraitable. Et cependant il n’a pas, comme les autres chefs Nègres, l’excuse de l’ignorance de notre puissance militaire. Il a vu tonner, au Camp de Châlons, des centaines de pièces de campagne et défiler une division de cuirassiers. Mon opinion au sujet du caractère des Noirs est absolument corroborée par celle du docteur Lota (Deux ans entre Sénégal et Niger).

Coutumes diverses et superstitions communes aux divers peuples du Sénégal. — Je ne me propose pas de décrire les diverses coutumes des divers peuples du Sénégal. Je me bornerai à signaler, en quelques lignes, les coutumes et superstitions communes, la circoncision des garçons, la façon d’ensevelir les morts en leur tournant la face vers l’Orient, le salut de la main sur le cœur quand on vient de serrer la main à quelqu’un, le chapelet musulman qui sert de contenance, comme l’éventail de l’Espagnole.

Il est certain que le Mahométisme, imposé par la force, n’a pris de racine réelle que chez les peuples d’origine Sémitique. Quant au véritable Noir fétichiste, provenant de la race Mandinghe, c’est à peine si la religion de Mahomet a pu entamer son épaisse cervelle, et, lors même qu’il est converti, il n’en conserve pas moins sa superstition.

Lorsqu’un Noir est malade, tout en faisant des sacrifices aux génies, cela n’empêche pas ses parents ou amis d’avoir foi dans les prières et les amulettes des marabouts ; on consulte en même temps un sorcier fétichiste qui ouvre un malheureux poulet pour en examiner le foie, tout comme les augures de Rome.

Amulettes musulmanes et grigris fétichistes. — Quand un Musulman est malade, on écrit sur des planchettes spéciales de bois des versets du Coran, puis on les lave et on fait boire cette eau au malade, ou bien on lui attache autour de la partie malade un ou plusieurs sachets contenant quelques feuilles de papier sur lesquelles on trace quelques versets du Coran. C’est une médication à la portée de tout le monde. Quant aux fétichistes, ils ont foi aveugle dans les grigris qui leur sont vendus par les sorciers pour préserver de la maladie, de la pauvreté, pour être heureux en ménage et surtout contre la terrible balle du Toubab, ou le couteau d’un ennemi. C’est à peine si une bonne blessure arrive à les détromper, et si par hasard ils n’ont qu’une contusion ou blessure sans gravité, ils auront désormais une foi aveugle. C’est dans la classe des forgerons que se recrutent les sorciers vendeurs de grigris, et, pour épouvanter le bon populaire, ils s’accoutrent d’un costume bizarre fabriqué avec des lanières d’écorce, une grosse calebasse creuse sur la tête, et se promènent la nuit dans le village en poussant des hurlements sinistres.