TROISIÈME PARTIE


AFRIQUE

SÉNÉGAL ET RIVIÈRES DU SUD


CHAPITRE PREMIER

Mon envoi au Sénégal. — Arrivée à Saint-Louis. — Impression générale produite par la côte du Sénégal. — Quelques mots sur la ville de Saint-Louis. — La ville Noire. — Caractères anthropologiques de la race Yolof. — Beauté de la jeune Négresse. — Opération du sein chez les nouvelles accouchées.



Mon envoi au Sénégal. — Peu de temps après mon retour de la Guyane, je fus envoyé au Sénégal, où une terrible épidémie de fièvre jaune avait désorganisé le personnel médical et nécessité un renfort de médecins, infirmiers, etc.

Arrivée à Saint-Louis. — Le Transport de l’État sur lequel j’étais embarqué arriva devant Saint-Louis un dimanche et défila le long de la côte, pour aller mouiller devant la barre de l’entrée du fleuve.

Impression générale produite par la Côte du Sénégal. — L’Académicien Loti a décrit admirablement l’aspect de la côte du Sénégal et l’impression qu’elle produit sur le voyageur qui vient de France pour la première fois : « En descendant la côte d’Afrique, quand on a dépassé l’extrémité sud du Maroc, on suit, pendant des jours et des nuits, un interminable pays désolé. C’est le Sahara, la grande mer sans eau, que les Maures appellent aussi Bled el ateach, le pays de la soif. Les solitudes défilent avec une monotonie triste, les dunes mouvantes, les horizons indéfinis ; et la chaleur augmente d’intensité chaque jour. Et puis enfin apparaît, au-dessus des sables, une vieille cité blanche, plantée de rares palmiers jaunes, c’est Saint-Louis du Sénégal, la capitale de la Sénégambie. Une église, une mosquée, une tour, des maisons à la Mauresque. Tout cela semble dormir sous l’ardent soleil, comme ces villes Portugaises qui florissaient jadis sur la côte du Congo, Saint-Paul et Saint-Philippe-de-Benguela. On s’approche et on s’étonne de voir que cette ville n’est pas bâtie sur la plage, qu’elle n’a même pas de port, pas de communication avec l’extérieur ; la côte, basse et toujours droite, est inhospitalière comme celle du Sahara, et une éternelle ligne de brisants en défend l’abord aux navires. On aperçoit ce que l’on n’avait pas vu du large : d’immenses fourmilières humaines, sur le rivage, des milliers et des milliers de cases de chaume, de huttes lilliputiennes aux toits pointus, où grouille une bizarre population nègre. »

Quelques mots sur la ville de Saint-Louis. — Saint-Louis est à sept lieues de l’embouchure du Sénégal. La ville est bâtie en entier sur une île en forme de losange très allongé, ayant deux kilomètres de long sur un demikilomètre de large. Au centre se trouvent réunis le Gouvernement, l’église et les grandes casernes Rogniat ; un peu plus au sud, l’Hôpital et, tout au nord, la mosquée. Tout autour, dans la partie centrale, les rues, percées dans le sens des axes du losange, sont bordées de maisons en maçonnerie, d’une forme cubique, et généralement à un étage, dont les toits plats sont en terrasse, nommés argamasses dans le pays. Ces argamasses servent à la réception des eaux pluviales, Saint-Louis n’ayant ni fontaines ni puits à eau réellement potable. Nulle verdure, si ce n’est quelques palmiers dans quelques coins, et un rudiment de jardin autour du Palais du Gouvernement, entretenu à grands frais pendant la saison sèche où une barrique d’eau douce coûte cinq francs.

Le séjour de Saint-Louis est loin d’offrir un aspect enchanteur, et c’est le véritable antipode du nid verdoyant de Cayenne où la végétation est d’une exubérance extraordinaire. Ici du sable jaune-gris et des murs peints en blanc, dont le rayonnement vous aveugle. Selon mon habitude, j’allai me loger à la pointe Nord, à l’extrême limite du quartier Européen, pour me trouver le plus possible en contact avec la population Noire, dont les cases et maisons basses (en briques pour les gens riches) sont reléguées aux deux extrémités de la ville.

La ville Noire. — Dans cette partie de l’île qui forme la ville Noire, se pressent, agglomérées entre elles, les cases et huttes des Nègres, ayant la forme de nos ruches d’abeilles. En les visitant, on en voit d’éventrées, de renversées, d’incendiées. Aux toitures coniques de celles qui paraissent habitées, pendent de sales guenilles et des débris de viande et de poisson. Des négrillons entièrement nus courent çà et là, sur le sable de la rive du fleuve, éboulée et couverte d’ordures. Quelques vieilles Négresses, à peine couvertes de misérables lambeaux de pagne, aux seins pendants, accroupies devant la porte des cases, fument leur pipe et regardent passer le promeneur. Devant la porte se trouve le mortier à mil, creusé dans un immense tronc d’arbre, et l’on peut voir souvent la batteuse de mil portant son enfant à cheval sur les fesses, manier le lourd pilon. Des négrillons tout nus, filles et garçons, avec une ceinture de grains de verroterie enfilés dans une ficelle, vous environnent et vous poursuivent du refrain monotone : Toubab, donne-moi sou.

Si, des deux pointes de l’île, vous passez sur l’étroite bande de sable qui s’étend entre la mer et la rive droite du fleuve, vous tombez sur le village du faubourg de Guet’N’Dar, relié à la ville par un petit pont sur pilotis. C’est dans ce faubourg que se tient le marché indigène, si pittoresquement décrit dans le Roman d’un Spahi, de Loti. Enfin, pour sortir de la ville par l’Est, et aller dans la grande Île de Solir, il faut traverser un immense pont de bateaux qui a huit cents mètres de long.

Caractères anthropologiques de la race Yolof. — La ville de Saint-Louis est à peu près entièrement habitée par la race Yolof ou Oualof. Cependant on peut y trouver des spécimens de toutes les races Nègres du Sénégal. Il serait trop long d’entrer dans le détail de ces diverses races, et en prenant les Yolofs comme type, il me suffira, par suite, de faire ressortir les principales différences que les autres présentent avec celle-là.

Dès les premiers pas à travers la ville et ses faubourgs Nègres, le voyageur qui a visité nos colonies d’Amérique, trouve une grande différence entre leurs habitants et le Nègre d’Afrique. Les Noirs des Antilles et de la Guyane proviennent d’anciens esclaves importés de tous les coins de l’Afrique depuis Louis XIII, et libérés en 1848. Le mélange de tous ces peuples divers a fait une race sans caractère original, plus ou moins abâtardie, corrompue par son contact avec le Blanc et par la tare de l’esclavage des grands parents. Il n’en est pas de même au Sénégal. Quoique l’esclavage y subsiste, les diverses races ont conservé leurs caractères particuliers, et rien ne diffère plus par exemple d’un Yolof qu’un Peuhl.

Les Yolofs viennent du Oualo et se sont établis peu à peu dans notre capitale du Sénégal. Mais ils ont conservé les mœurs et coutumes de leurs ancêtres, qui se sont laissés convertir au Mahométisme. C’est pour eux qu’on a élevé une superbe mosquée à la Pointe Nord. Leurs cases s’alignent le long des rues de la ville et sont divisées en groupes séparés par des tapades ou claies en roseaux de cinq à six pieds de hauteur. Une cour est toujours réservée devant ces cases. Pendant que la femme travaille dans la maison, l’homme pêche, chasse ou occupe un petit emploi.

La race Yolof est belle ; sa stature est au-dessus de la moyenne de l’Européen. Les bras et les jambes sont longs ; mais, si la cuisse est assez charnue, le mollet est très maigre. Le pied est large et plat, la tête petite. Loti, dans le Roman d’un Spahi, dépeint exactement le Yolof en quelques lignes : « Si on s’arrête devant Saint-Louis, on voit bientôt arriver de longues pirogues à éperon, à museau de poisson, à tournure de requin, montées par des hommes noirs qui rament debout. Les piroguiers sont de grands hercules maigres, admirables de formes et de muscles, avec des faces de gorille, avec une persévérance Nègre, une agilité et une force de clowns ; dix fois de suite, ils ont relevé leur pirogue et recommencé le passage ; la sueur et l’eau de mer ruissellent sur leur peau nue, pareille à de l’ébène verni. » Les enfants vont tout nus jusqu’à la puberté et n’ont d’autre costume qu’une mèche de toison laineuse respectée sur le devant de la tête rasée. À l’époque de la puberté, chez les garçons (vers douze à treize ans généralement), on commence à les couvrir avec le boubou bleu ou blanc, sorte de grande chemise en cotonnade très ample, sans manches et sans coutures sur le côté, tombant presque sur les pieds. Les filles sont également habillées à leur nubilité, c’est-à-dire de dix à douze ans au plus tard, avec un pagne qui laisse le buste à nu, et qu’elles remplacent souvent, quand elles sont femmes, par un boubou plus court que celui des hommes.

Beauté de la jeune Négresse. — On peut ainsi suivre, chez les enfants, le développement progressif de la race. Contrairement à certains peuples de l’intérieur de l’Afrique, les Yolofs ne se tatouent point. N’étaient les seins qui se déforment au premier enfant, et la tête avec son nez épaté et ses grosses lèvres, les Négresses sont pour la plupart admirables de formes. Cela se conçoit : ces femmes vivent à l’air ; le corps et les membres, non entravés dans leur développement, poussent au grand air comme de robustes plantes ; le buste n’est pas déformé par le corset, cet instrument de torture des femmes civilisées. La Négresse (fille ou femme) ayant à manier plusieurs heures par jour un pilon du poids de huit à dix kilos, cet exercice gymnastique répété donne aux muscles des bras et des épaules un développement considérable. Aussi les Négresses sont-elles très vigoureuses et il ne ferait pas bon pour un Toubab (Blanc) de chercher à les violenter. Le sein de la jeune fille nubile qui n’a pas eu d’enfants est piriforme, mais compact, dur et résistant à la main, et les bouts très durs, dirigés horizontalement, pointent sous le boubou. La démarche est souple et gracieuse, et le pagne qui couvre la partie inférieure du corps, drapé avec grâce, ne gêne en rien la légèreté de l’allure. Après le premier enfant, tout change. La beauté des seins et du corps en général se fane vite. Le sein s’allonge, et devient pendant comme une mamelle de chèvre, avec lequel il offre une certaine ressemblance. La cause en est simple et peu connue cependant : en tout cas, je ne l’ai trouvé relatée dans aucun récit de voyage au Sénégal et en Afrique.

Opération du sein chez les nouvelles accouchées. — La Négresse, pour manier le pilon à mil, doit avoir les deux mains libres. C’est pourquoi elle porte son enfant à cheval sur les fesses, maintenu en place par un grand linge qui passe sous les bras de l’enfant et est attaché sous les seins de la femme. Quand l’enfant demande à téter, la mère l’incline sur un côté, passe en même temps sa mamelle sous le bras, et continue ainsi son travail pendant l’allaitement. Le poids du lait serait impuissant à faire tomber le sein d’une jeune femme et l’allonger suffisamment. Cette curieuse déformation provient d’une opération chirurgicale, que les vieilles matrones pratiquent sur les nouvelles accouchées. Cette opération, qui consiste à couper les muscles sous-cutanés qui redressent les seins, à l’aide d’une incision oblique faite avec beaucoup d’habileté, est douloureuse au point de faire crier la patiente. Cependant elle accouche généralement sans un cri et se lève deux heures après pour baigner son enfant. Il est vrai que l’ampleur considérable de son vagin lui rend l’accouchement extrêmement facile, bien plus qu’à la Congaï Annamite, qui reste couchée quarante jours et qui prend de grandes précautions pour éviter une péritonite mortelle. Ce mode de port sur le derrière du corps est commode pour l’enfant, car la Négresse a généralement les fesses très développées, et sur ce double bourrelet arrondi, l’enfant est assis aussi commodément que sur un banc. Mais cela a l’inconvénient de lui arquer fort souvent les jambes de lui donner la démarche d’un cavalier démonté.