L’Amour (Jules Michelet)/Livre I/IV


Œuvres complètes de J. Michelet
(L’Amour, La Femmep. 49-51).

IV

L’HOMME DOIT GAGNER POUR DEUX

Elle dort, la pauvre petite, elle dort, et ce serait bien dommage de l’éveiller, car elle rêve avec bonheur, on le voit à sa bouche émue… c’est d’amour, donc c’est de toi. Il n’est que cinq heures encore, il est bon qu’elle reste au lit (à ce moment du mois surtout), et qu’elle dorme un peu le matin. Si nous pouvions cependant deviner ce qui flotte dans ce souffle léger qui erre sur la lèvre ? que pense-t-elle ou que veut-elle ?

«Je ne sais. » — Eh bien, moi, je vais te le dire : « Toute à toi, et toute en toi ! »

C’est bien simple, mais c’est un monde. Une révélation tout entière est dans ce mot, la formule complète de la nature, l’évangile du mariage.

« Mon ami, je ne suis point forte. Je ne suis pas propre à grand’chose, qu’à t’aimer et te soigner. Je n’ai pas tes bras nerveux ; et, si je fais trop longtemps attention à une chose compliquée, le sang se porte à ma tête, le cerveau me tinte. Je ne puis guère inventer. Je n’ai pas d’initiative. Pourquoi ? Je t’attends toujours et ne regarde qu’en toi.

« À toi seul, l’élan, l’aiguillon, et aussi les reins, la force patiente, l’invention et l’exécution. Donc, tu seras créateur, et tu me feras un nid de ton génie et de ta force.

« Un nid ? davantage, un monde harmonique, d’ordre, de douceur et de paix, une cité de bonheur, où je ne voie plus souffrir, où je n’aie plus à pleurer, où la félicité de tous mette le comble à la mienne. Car, vois-tu, que me servirait ce doux nid si j’étais heureuse toute seule ? Si j’y souffrais de la pitié, je haïrais presque mon propre bonheur. »

Maintenant qu’elle a parlé, essayons de formuler sa pensée, faut-il dire sa loi ? Oui, c’est celle de l’Amour.

« Au nom de la femme et de par la femme souveraine de la terre, ordre à l’homme de changer la terre, d’en faire un lieu de justice, de paix, de bonheur, et de mettre le ciel ici-bas. »

« Et que me donnera-t-elle ? » Elle-même. Elle étendra son cœur à la mesure même de ton héroïsme. Fais le paradis pour les autres. Elle saura te donner le tien.


C’est le paradis du mariage que l’homme travaille pour la femme, qu’il apporte seul, qu’il ait le bonheur de fatiguer et d’endurer pour elle, qu’il lui sauve et la peine du labeur, et les froissements du monde.

Le soir, il arrive brisé. Le travail, l’ennui des choses et la méchanceté des hommes ont frappé sur lui. Il a souffert, il a baissé, il revient moins homme. Mais il trouve en sa maison un infini de bontés, une sérénité si grande, qu’il doute presque des cruelles réalités qu’il a subies tout le jour : « Oui, tout cela n’était pas. Ce n’était qu’un mauvais songe. Et tout le réel c’est toi ! »

Voilà la mission de la femme (plus que la génération même), c’est de refaire le cœur de l’homme. Protégée, nourrie par lui, elle le nourrit d’amour.

L’amour, c’est son travail propre, et le seul qui lui soit essentiel. C’est pour l’y réserver toute que la nature l’a faite si peu capable des labeurs inférieurs de la terre.

L’affaire de l’homme est de gagner, et la sienne de dépenser ;

C’est-à-dire de régler et de faire la dépense mieux que l’homme ne le ferait ;

C’est-à-dire de lui rendre indifférente et insipide toute dépense de plaisir. Pourquoi en chercher ailleurs ? Quel plaisir, hors la femme aimée ?

« La femme, c’est la maison », dit sagement la loi indienne. Et mieux encore le poète indien : « La femme, c’est la Fortune. »

L’expérience de l’Occident nous permet d’ajouter un mot « Et surtout la femme pauvre. »

Elle n’a rien, et apporte tout.