L’Amour (Jules Michelet)/Livre I/III


Œuvres complètes de J. Michelet
(L’Amour, La Femmep. 46-48).

III

LA FEMME DOIT PEU TRAVAILLER

Les véritables travailleurs qui savent que la mise en train est beaucoup, souvent presque tout, savent aussi qu’un travail coupé fréquemment donne peu de résultats. La femme, si maladive et interrompue si souvent, est un très mauvais ouvrier. Sa constitution mobile, le constant renouvellement qui est le fond de son être, ne permet pas qu’elle soit longtemps appliquée. La tenir tout le jour assise, c’est une grande barbarie.

Elle n’est guère propre au travail, même en sa pleine santé. Combien plus si elle est enceinte, dans ce grand travail de douleurs que souvent l’homme lui impose si légèrement ! Aux quatre premiers mois où l’enfant, flottant encore, l’agite comme du roulis d’un vaisseau en pleine tempête, aux cinq mois d’absorption où il boit sa mère et vit de son sang, enfin dans les trois mois au moins qu’il faut pour raffermir un peu les pauvres viscères arrachés, que voulez-vous qu’elle fasse ? Après cette horrible fatigue, allez-vous la mettre au travail, quand elle a donné le meilleur d’elle-même, son sang, sa moelle et sa vie ?

Tout ce que les économistes, etc., ont dit sur l’application de la femme à l’industrie ne touche qu’une exception imperceptible sur la carte, un petit point noir de l’Europe. Ils oublient toute la terre !

Dans tous les lieux, dans tous les temps, la femme n’a été et n’est occupée qu’aux travaux domestiques, qui, chez les tribus sauvages (où le guerrier se réserve pour la fatigue des grandes chasses), comprennent un peu d’agriculture ou de jardinage.

Et c’est en faisant peu ou rien que la femme produit les deux trésors de ce monde. Quels ? L’enfant, l’homme, la beauté, la force des races. Quels encore ? La fleur de l’homme, cette fleur d’arts, de douceur et d’humanité qu’on appelle civilisation. Tout cela est venu, dès l’origine, de la culture délicate, tendre et patiente que la femme, épouse et mère, nous a donnée au foyer.

La femme agit autant que nous, mais de tout autre manière. J’en vois qui travaillent douze heures par jour et ne croient pas travailler. Une des plus laborieuses me disait modestement « Je vis comme une princesse. C’est lui qui travaille et qui me nourrit. Les femmes ne sont bonnes à rien. »

Ce rien veut dire un travail doux, lent, coupé, volontaire, toujours en vue de ce qu’elle aime, pour son mari ou son enfant. Ce travail, qui n’absorbe pas son esprit, est comme la chaîne du tissu de ses pensées. Elle y mêle, comme la trame, telles choses de la maison dont l’homme trop occupé ne se fût point avisé, souvent des rêves sérieux sur l’avenir de ses enfants, parfois aussi une poésie plus haute et plus générale d’humanité, de charité.

Quelqu’un demandait à l’illustre et charmante madame Stowe, comment elle a fait l’Oncle Tom : « Monsieur, en faisant seule le pot-au-feu de la famille. »

Il faut que le travail de la femme soit pour elle de l’amour encore, car elle n’est bonne à autre chose. Quel est son but de nature, sa mission ? La première, aimer ; la seconde, aimer un seul ; la troisième, aimer toujours.

Toujours autant, sans se lasser. Quand le monde ne vient pas la troubler et la changer, la femme plus que l’homme est fidèle. Elle aime très également, d’un cours continu et que rien n’arrête, comme coule la rivière ou le fleuve, comme une belle source solitaire de la forêt Noire à qui, passant par là, en juillet 1842, je m’avisai de demander de quel nom elle s’appelait. Elle dit « Je m’appelle Toujours. »