L’Amour (Jules Michelet)/Livre I/II


Œuvres complètes de J. Michelet
(L’Amour, La Femmep. 41-45).

II

LA FEMME EST UNE MALADE

Bien souvent assis, et pensif, devant la profonde mer, j’épiais la première agitation, d’abord sourde, puis sensible, puis croissante, redoutable, qui rappelait le flot au rivage. J’étais dominé, absorbé de l’électricité immense qui flottait sur l’armée des vagues dont la crête étincelait.

Mais avec combien plus d’émotion encore, avec quelle religion, quel tendre respect, je notais les premiers signes, doux, délicats, contenus, puis douloureux, violents, des impressions nerveuses qui périodiquement annoncent le flux, le reflux de cet autre océan, la femme !

Du reste, ces signes sont si clairs, que, même hors de l’intimité, ils se manifestent au premier coup d’œil. Chez les unes, qui semblent fortes (mais qui alors sont d’autant plus faibles), un bouillonnement visible commence, comme une tempête, ou l’invasion d’une grande maladie. Chez d’autres, pâles, bien atteintes, mortifiées, on devine quelque chose comme l’action destructive d’un torrent qui mine en dessous. Chez la plupart, l’influence moins énergique semble plutôt salutaire ; elle rajeunit et renouvelle, mais toujours au prix des souffrances, au prix du malaise moral qui trouble bizarrement l’humeur, affaiblit la volonté, et fait une personne tout autre, toute nouvelle, pour celui même qui dès longtemps la connaît le mieux.

La femme la plus vulgaire, alors, n’est pas sans poésie. Longtemps d’avance, et souvent dès le milieu du mois lunaire, elle donne les touchants indices de sa transformation prochaine. Le flot vient déjà et la marée monte.

Elle est agitée ou rêveuse. Elle n’est pas bien sûre d’elle-même. Parfois des larmes lui viennent, souvent des soupirs. Ménagez-la, parlez-lui avec une extrême douceur. Soignez-la, entourez-la, sans importunité pourtant, s’il se peut, sans qu’elle le sente. C’est un état très vulnérable. Elle porte en elle une puissance plus forte qu’elle, et comme un Dieu redoutable. Des mots singuliers, éloquents parfois, qu’on n’eût point du tout attendus, lui viennent et vous étonnent. Mais ce qui domine tout (sauf le cas où l’on aurait la barbarie de l’irriter), c’est un surcroît de tendresse, d’amour même. La chaleur du sang avive le mouvement du cœur.

« Amour physique et fatal ? » Oui et non. Les choses se passent dans un mélange indistinct, et le tout reste une énigme.


Elle aime, elle souffre, elle veut l’appui d’une main aimante. C’est ce qui, plus qu’aucune chose, a fortifié l’amour dans l’espèce humaine, fixé l’union.

On a dit souvent que c’était la faiblesse de l’enfant qui, prolongeant les soins d’éducation, avait créé la famille. Oui, l’enfant retient la mère, mais l’homme est tenu au foyer par la mère elle-même, par sa tendresse pour la femme et le bonheur qu’il trouve à la protéger.

Plus haut et plus bas que l’homme, humiliée par la nature dont elle sent la main pesante, mais en même temps élevée à des rêves, des pressentiments, des intuitions supérieures, que l’homme n’aurait eus jamais, elle l’a fasciné, innocemment ensorcelé pour toujours, et il est resté enchanté. — Voilà la société.

Une puissance impérieuse, une tyrannie charmante, l’a immobilisé près d’elle. Cette crise toujours renaissante, ce mystère d’amour, de douleur, de mois en mois l’ont tenu là. Elle l’a fixé d’un seul mot : « Je t’aime encore plus, quand je suis malade ! »

Lorsqu’elle n’a plus les soins, l’enveloppement d’une bonne mère qui la soigne et qui la gâte, elle réclame un bon mari, dont elle puisse user, abuser. Elle prie, elle l’appelle, à raison ou sans raison. Elle est émue, elle a peur, elle a froid, elle a rêvé ! Que sais-je ? il y aura de l’orage ce soir, ou la nuit ; déjà elle le sent, elle l’a en elle « Je t’en prie, donne-moi la main… J’ai besoin d’être rassurée.

— Mais il faut que j’aille au travail… — Reviens donc vite… Aujourd’hui je ne peux me passer de toi… »

On les dit capricieuses, mais rien n’est moins vrai. Elles sont tout au contraire régulières, et très soumises aux puissances de la nature. Sachant l’état de l’atmosphère, l’époque du mois, enfin l’action de ces deux choses sur une troisième dont je parlerai, on peut prédire avec plus de sûreté que les anciens augures. On devine presque à coup sûr ce que sera l’humeur de la femme, triste ou gaie, quel tour prendra sa pensée, son désir, son rêve.

D’elles-mêmes elles sont très bonnes, douces, tendres pour celui qui les appuie. Leurs aigreurs, leurs fâcheries, presque toujours, sont des souffrances. Bien sot qui s’y arrêterait. Il faut seulement alors d’autant plus les ménager, les soigner et compatir.

Elles se détendent, regrettent ces tristes moments, s’excusent souvent avec larmes, vous jettent les bras au cou et disent : « Tu sais bien… ce n’est pas ma faute. »

Cet état est-il passager ? Nullement. Partout où la femme n’extermine pas son sexe par un travail excessif (comme nos rudes paysannes qui de bonne heure se font hommes), partout où elle reste femme, elle est généralement souffrante au moins une semaine sur quatre.

La semaine qui précède celle de crise est déjà troublée. Et dans les huit ou dix jours qui suivent cette semaine douloureuse, se prolonge une langueur, une faiblesse, qu’on ne savait pas définir. Mais on le sait maintenant. C’est la cicatrisation d’une blessure intérieure, qui, au fond, fait tout ce drame. De sorte qu’en réalité, quinze ou vingt jours sur vingt-huit (on peut dire presque toujours), la femme n’est pas seulement une malade, mais une blessée. Elle subit incessamment l’éternelle blessure d’amour.

Shakespeare a dit : « La Pitié sous figure d’un petit enfant ».

Les femmes diront qu’il a bien dit. Au mot d’enfant, tout leur cœur s’ouvre et s’attendrit.

Mais, nous autres hommes, qui savons davantage les réalités, nous dirons que les enfants, si légers, si insouciants, favorisés de la nature en cent choses, puissants de leur jeune croissance et de l’âge ascendant, sentent le mal infiniment moins et ne sont pas le symbole souverain de la pitié.

Voulez-vous savoir la personne malheureuse, vraiment malheureuse, et l’image vraie de la Pitié ? C’est la femme qui, dans l’hiver, à certaine époque du mois, souffreteuse et toute craintive de tels accidents prosaïques qui souvent viennent en même temps, est forcée d’aller rire au bal, dans une foule légère et cruelle…

Hélas où est donc sa mère ? ou plutôt un homme aimant qui la soigne, travaille pour elle, lui permette de rester le soir chaudement close et devant le feu ? il la ferait, ces jours-là, coucher de bonne heure, et lui, continuant sa veille, il aurait pour récompense ce dernier mot à voix basse : « Mon Dieu, je vous donne mon cœur, à vous et à mon mari ! »