L’Amour (Jules Michelet)/Livre II/II


Œuvres complètes de J. Michelet
(L’Amour, La Femmep. 83-88).
II
LE MARIAGE

Tu es mon frère, mon père et ma mère révérée ;
Tu es mon cher amant, tu es mon jeune époux.
                                                  (Iliade.)

Ce n’est pas le mot d’Andromaque, c’est le mot éternel de la femme à ce grand passage.

Elle le dit du cœur d’abord, d’un élan de nature.

Elle le dit aussi par un sentiment juste, vrai, de sa situation. Elle sent bien qu’il est son tout maintenant, son protecteur unique. Et quant aux cérémonies par lesquelles l’Église et la Loi semblent la protéger, elle n’y fait pas attention.

En réalité, c’est la force de cet acte si grave qu’elle est donnée sans réserve, sans garantie et sans retour. Si l’amour n’est pas là, si elle ne tombe pas dans les mains les plus tendres, toutes les précautions légales aggraveront sa situation. Toutes ces barrières de papier seront vaines. Mais, bien plus, agaçant, irritant celui à qui la personne est livrée, elles la mettront en péril. Idée sotte de constituer une guerre préalable dans le mariage et de croire que la loi puisse intervenir à toute heure de nuit, de jour, et veiller au lit même entre eux : contre celui qui possède la femme par la fatalité de cohabitation et qui peut lui imposer le travail, le péril de la maternité, rien, rien n’est réservé. Nulle autre garantie que l’amour.

La cérémonie, la solennité, la publicité, sans nul doute sont excellentes. Mais le fond de la chose, c’est l’âme. Comme le disent les jurisconsultes romains « Mariage, c’est consentement », l’acte de la volonté, de la liberté qui se donne. Donation mutuelle des cœurs, mais sacrifice surtout de la plus faible, qui, se remettant au plus fort, âme et corps, ne réservant rien, livre tout, risque tout aux chances de l’avenir.

Contrat bien inégal ! Ni la loi de l’Église, ni la loi de l’État, n’ont essayé sérieusement d’y modifier la nature. L’une et l’autre en réalité y sont très contraires à la femme.

L’Église est nettement contre elle et lui garde rancune du péché d’Ève. Elle la tient pour la tentation incarnée et l’intime amie du démon. Elle souffre le mariage en préférant le célibat, comme vie de pureté, car impure est la femme. Cette doctrine est si profondément celle du Moyen-âge, que ceux qui veulent en renouveler l’esprit soutiennent contre la chimie (Voy. Éclaircissements), que justement, dans sa crise sacrée, le sang de la femme est immonde. Telle physique, telle législation. La femme, à ce point ravalée, que sera-t-elle, sinon serve et servante de l’être plus pur qui est l’homme ? Elle est le corps, il est l’esprit.

La loi civile n’est guère moins rude. Elle déclare la femme mineure pour toujours et prononce sur elle une éternelle interdiction. L’homme est constitué son tuteur ; mais il s’agit des fautes qu’elle peut commettre, des peines qu’elle peut subir, elle est traitée comme majeure, tout à fait responsable, et très sévèrement.

C’est du reste la contradiction de toutes les anciennes lois barbares. Elle est livrée comme une chose, punie comme une personne.


« Mais la famille, du moins, est pour elle et voudrait la protéger sérieusement ? »

Je ne vois pas cela. J’ai connu bien des amis théoriques de la liberté qui, venus là, ne s’en souvenaient guère, et unissaient leurs filles, bon gré mal gré, à tel homme vieux, riche, dont elle ne voulait pas du tout.

Il est bien entendu que la faible créature ne va pas toute seule soutenir un siège contre son père, sa mère, toute sa famille. Elle se laissera faire, mener au jour fatal. Et elle y arrive bien mal préparée.

Toutes les mères se font illusion, toutes disent avec une sorte d’emphase : « Oh j’aime tant ma fille ! » Que font-elles pour elle ? Rien. Elles ne la préparent pas au mariage, ni de cœur, ni de corps.

Un seul point est louable, c’est que généralement elles la gardent assez bien (et mieux que les hommes ne croient). Elles veulent qu’elle arrive au mariage vierge, neuve, ignorante même, s’il est possible, et que le mari soit charmé de la trouver à ce point petite fille. Et, en effet, cela l’étonne (lui qui n’a vu que des femmes perdues) au point qu’il la croit hypocrite.

Cette ignorance est cependant très naturelle sous une mère inquiète et jalouse, surtout si l’enfant n’a pas eu de jeunes amies qui l’aient instruite. Mais il y a danger à ignorer tout ; l’innocente est exposée par cela même à plus d’un hasard. La mère devrait l’éclairer, l’avertir, du moment qu’elle devient femme. C’est du moins son plus sacré devoir de l’initier parfaitement avant le mariage, de sorte qu’elle sache bien d’avance ce qu’elle va consentir et subir.

Nul consentement n’est libre ni valable qu’en chose connue d’avance.

Sait-elle bien le matin ce qu’elle promet pour le soir ? Est-elle là une personne consultée, ou une chose livrée ? Sait-elle, surtout, le droit exorbitant que va prendre l’époux de se constituer (sur un signe douteux) le juge de son passé moral, de sa bonne conduite, de sa pureté, de sa vertu ?


Elle n’est pas mieux préparée physiquement que moralement. On s’occupe trop de la robe, pas assez de la fille. Père, mère, amies et le fiancé même, tous dans l’agitation de vains préparatifs et de mille riens, négligent précisément celle qui semble le but de tout.

Comment se porte-t-elle à ce moment de trouble, à la veille d’une pareille épreuve ?

D’abord elle ne dort guère. On croira, par fatuité, que c’est d’impatience. Généralement, c’est le contraire. La chose la plus désirée, quand elle approche, remplit souvent de crainte et de tristesse, surtout quand il s’agit de déraciner en une fois et de quitter toutes ses habitudes, quand on se voit au seuil d’un si vaste inconnu.

Il est tout naturel qu’elle soit inquiète et agitée, qu’elle ait parfois un peu de fièvre, que la circulation sanguine soit irrégulière ou très rapide, la nutritive lente, difficile à achever. Il faudrait de longue main aviser à tout cela. On pense à autre chose. Souvent elle arrive au moment très souffrante, craintive, dans un état de pléthore douloureuse qui demanderait de doux, de tendres ménagements.


Jeune homme, lis bien ceci tout seul, et non avec cet étourdi de camarade que je vois derrière toi, qui lit par-dessus ton épaule. Si tu lis seul, tu liras bien, tu sentiras ton cœur. Et la sainteté de la nature te touchera.

Ceci c’est de la religion, de la pure, de la vraie. Si tu trouvais ceci un amusement, un sujet de plaisanterie, j’aime autant que tu ries à la mort de ta mère.

Au mariage, ton bonheur est immense, mais combien sérieux ! Respecte-le. Ouvre ton cœur à la gravité sainte de l’adoption que tu vas faire, à l’infinie tendresse que réclame de toi celle qui vient à toi, toute seule et dans une confiance infinie.

Seule, mon ami. Car, tu l’as vu, l’Église ne la protège guère. La loi, pas davantage. Et la famille, hélas ! n’a pas pris grand soin pour l’affermir en ce pénible jour. Elle ne la soutient pas, mais te l’amène, te la donne… au hasard de ton jugement.

Mais, moi, je me fie à toi pour elle. Et je suis sûr que, tout manquant, tu seras tout, la patrie, le prêtre et la mère, qu’elle trouvera en toi la garantie de ce triple pontificat.


C’est toute sa pensée, sa foi et son espoir, pendant qu’elle avance chancelante et si belle de sa pâleur dans sa fraîche toilette. Elle sait bien qu’elle n’est plus chez elle, et pas encore chez toi. Elle flotte entre deux mondes.

Où va-t-elle et que veut-on d’elle ? Elle ne le sait pas trop bien. Elle ne sait pas grand’chose, sinon qu’elle se donne d’une grande dévotion de cœur.

Elle a ce bonheur de penser qu’elle est désormais dans ta main. Y sera-t-elle bien ou mal ? et comment la traiteras-tu ? Cela te regarde, non elle.

Pour arme et sûreté, elle a de ne réserver rien, d’arriver seule à toi sans protection, de t’aimer, de s’abandonner…


« Que la terre et le ciel prient et pleurent pour moi. »

Mot de Christophe Colomb à l’entrée du monde inconnu.