X. — TRIOMPHE


Dès que Mlle Estoquiau eut rencontré Mme Carlingue, elle l’apprécia. Tout d’abord Sylvie ravala sa rage en apprenant que Jeansonnet était toujours marié. « Je le repincerai, se promit-elle, et je saurai bien m’arranger pour qu’il ne revoie jamais Bigalle. » Ainsi, tandis que les Gélif voyageaient tranquillement, il se tramait, contre leur salon futur, le plus redoutable complot. Amadouée par de menus cadeaux et plus encore par les marques d’une attentive déférence, Sylvie, au bout de quelques jours, reprit sa malle, sa valise, son réticule et s’installa chez les Carlingue pour y passer tout le mois d’août. Pas une fois, le nom de Bigalle ne fut prononcé devant elle et bien qu’elle fît parfois allusion au maître, personne n’insistait On l’aimait pour elle-même ; elle en était convaincue, malgré sa défiance habituelle.

— Je compte que vous viendrez à nos réceptions de quinzaine, lui disait Mme Carlingue.

Un jour, Sylvie riposta :

— Eh ! oui, je le voudrais bien, car j’en ai assez de vivre comme une sauvage. Mais j’ai accepté une fonction auprès de Fernand Bigalle et je ne puis pas plus le quitter que si c’était un enfant en bas âge… Savez-vous ce qui serait gentil ? ce serait de me permettre de vous le présenter. Il est amusant en société, paraît-il, et quand il est là, personne n’a besoin de se fatiguer à parler : il cause tout le temps.

M. Carlingue échangea avec sa femme un coup d’œil triomphante Le but était atteint :

— Mon Dieu ! flûta Mme Carlingue, nous ne détestons pas lire les livres et, par exemple, ici, nous nous sommes abonnés tout de suite à un cabinet de lecture. Mais, entre nous, ces écrivains ont une si mauvaise réputation, que je ne sais s’il ne vaut pas mieux les admirer à distance.

— En effet, approuva M. Carlingue.

— Le mien est un mouton ! déclara Sylvie. Il ne fait le malin que chez ceux qui veulent l’attirer à tout prix. Il y a, par exemple, des nommés Gélif…

— Nous les connaissons, s’écria Mme Carlingue. Quel nom jetez-vous là, ma bonne demoiselle ! M. Gélif est l’ancien associé de mon mari. L’association du loup et de la colombe. Mon pauvre Adolphe était la colombe.

— Tu veux dire le pigeon, rectifia M. Carlingue. Sylvie se tourna vers Mme Jeansonnet :

— Les Gélif ont envoyé à Fernand Bigalle un émissaire qui n’est pas inconnu de vous, madame, puisqu’il n’est autre que M. Cyprien Jeansonnet. Par surprise, j’ai laissé le maître aller une fois chez ces gens, mais je vous promets que cela ne lui arrivera plus.

— Mon mari, déclara Mme Jeansonnet, n’a plus qu’eux comme amis. Ils sont au courant de mon intimité avec M. et Mme Carlingue et ils croient beaucoup m’ennuyer en organisant un salon rival. Or, si je voulais avoir les quarante académiciens chez moi, rien ne me serait plus facile. Je suis vieux jeu : j’ai la cohue en horreur. Et puis, j’estime qu’il faut rester entre soi. La seule façon d’avoir un salon, c’est d’entrebâiller les portes, de les entrebâiller seulement et de ne pas se jeter au cou de n’importe qui. Et puis — retenez bien ceci Mathilde — il ne faut qu’une personne de chaque spécialité. Si vous recevez Habassis le fabricant de pianos, gardez-vous d’inviter Polizeau, son plus dangereux concurrent. Moi, comme romancier, j’ai Tintenague ; c’est un romancier difficile à comprendre ; il me suffit parce qu’il est original ; du moment que je ne veux qu’un romancier, j’entends qu’il ait un talent unique et qu’il ne soit pas le reflet de mille autres que je ne recevrais pas. Mon auteur dramatique, c’est Ostade, un génie formidable. Il a passé sa vie à pénétrer tous les secrets de la langue et il en a conclu que le cinématographe était le mode d’expression le plus pur. Avez-vous vu les Mystères de Saint-Cloud ? Allez les voir. Lisez surtout les phrases du « parlé » projeté sur l’écran et vous m’en direz des nouvelles. Le peintre Goudrat ne rate pas un de mes jeudis — et il a eu une médaille au Salon des Artistes français. J’ai encore Fiarnaux, l’avocat, un grand spécialiste de la Justice de Paix et Chambourin qui pourrait gagner cent mille francs à l’Opéra s’il n’avait pas fait le serment — quel grand fou ! — de ne chanter que chez moi… J’ai aussi… Mais je compte que vous viendrez, mademoiselle…

Avec une présence d’esprit admirable, Mme Carlingue fit face à ce nouveau danger. Elle voyait venir Mme Jeansonnet, avec ses gros sabots, Mme Jeansonnet qui n’eût pas été fâchée de remplacer l’obscur M. Tintenague par l’illustre Bigalle.

Mlle Estoquiau a une tâche très lourde, interrompit Mathilde et il est facile à comprendre, ma chère amie, qu’elle ne peut passer son temps chez l’un et chez l’autre. Vous aurez de fréquentes occasions de la rencontrer à la maison.

Elle insista sur ces trois derniers mots et Mme Jeansonnet se le tint pour dit. Quarante huit heures après, elle recevait une dépêche expédiée par sa femme de chambre et qui la rappelait d’urgence à Paris.

— Ouf ! fit Mme Carlingue. Il fera chaud quand je lui demanderai encore de venir passer quelque temps avec nous au bord de la mer !