IX. — UNE DÉSABUSÉE DE LA GLOIRE


— Le monde est bien petit, confia M. Jeansonnet à Lucien Gélif. Je viens, dans ce Creville, où j’ai déjà rencontré ma femme, de me heurter à Mlle  Estoquiau, cousine et gouvernante de Fernand Bigalle. Je me préparais à détourner la tête, car je sais qu’elle ne peut me souffrir, mais elle m’a souri avec toute l’amabilité dont elle dispose. C’est l’influence, sans doute, de l’été et de la mer.

Le lendemain, Sylvie abordait M. Jeansonnet. Mlle  Estoquiau ne détestait, réellement, que les hommes mariés. Il lui semblait que chacun d’eux lui avait préféré une autre femme, et elle leur en voulait. Bien des acrimonies n’ont pas d’autre cause qu’une grande tendresse inemployée. Elle croyait M. Jeansonnet divorcé et elle voulut lui soutirer une confession complète. Depuis bien des années, elle n’avait pris aucune vacance. Quand Fernand Bigalle s’absentait pendant quinze jours, elle en profitait pour épousseter les livres et pour procéder au rangement du bureau. À vivre auprès d’un intellectuel aussi exigeant et capricieux, Mlle  Estoquiau, qui souffrait chaque jour de la gloire, en était arrivée à chérir les hommes dénués d’ambition, mûrs, obscurs, et capables de consacrer le temps qui leur reste à une femme élue.

— Vous avez peur de moi, dit-elle à M. Jeansonnet, parce que vous me voyez toujours défendant la porte de Fernand Bigalle. Mais, cher monsieur, je ne fais qu’obéir aux ordres qu’il me donne. Il m’en veut, à moi, personnellement, de toutes les minutes qu’il perd en société, car il croit que c’est à ces minutes-là qu’il aurait écrit son chef-d’œuvre. Il a tort de s’obstiner. Un jour, exaspérée, je lui ai envoyé, par lettre anonyme, la coupure d’un passage du journal de M. Edmond de Goncourt, où il est dit, en substance, que, passé cinquante-cinq ans, un écrivain peut faire un bon critique, un auteur dramatique, tout ce que l’on voudra, sauf un grand romancier. Le lendemain, j’entendis qu’il disait à un de ses collègues : « Ce Goncourt est, décidément, bien surfait. Quelle puérilité dans son « journal » ! Et, si l’on se donnait la peine de le discuter, preuves en mains ! » Je voudrais que les personnes qui envient mon sort prissent ma place pendant quarante-huit heures, tenez ! Quand le courrier n’apporte point le contingent voulu de lettres admiratrices, monsieur trouve le bifteack mal cuit et me cherche à tous propos une querelle d’Allemand. La gloire, cher monsieur, la gloire… c’est de l’énervement et des invitations à dîner, rien de plus. Il faut vivre dans la coulisse, comme moi, pour se rendre compte. Tenez ! s’il n’y avait pas toutes ces bêtises-là, j’aurais certainement épousé mon cousin. Mais vous me voyez, pauvre agneau, lié par les pattes ! Gardant mon indépendance, j’ai toujours la ressource de menacer mon cousin de le quitter. Mariée, je sais trop bien que des paroles semblables ne me sortiraient pas des lèvres… Non…

Elle fit une pause et émit, avec mélancolie :

— J’ai, sur le mariage, des idées spéciales — des idées qui n’ont rien à voir avec le fox-trot… des idées de votre temps, monsieur Jeansonnet.

— Oh ! moi, vous savez, le mariage… balbutia M. Jeansonnet.

— Il vous a été indigeste une fois… Mais, un exemple, tenez : Bigalle ne supportait pas le homard. Je lui ai accommodé de mes mains un homard Thermidor, bien gratiné. Il l’a mangé tout entier et cela a passé comme lettre à la poste. Il n’y a pas d’estomacs : il n’y a que des cuisinières…

— Évidemment…

— On peut, on doit changer de cuisinière quand on n’est pas satisfait. Je trouve, pour ma part, le divorce une excellente institution.

— C’est commode, en effet, concéda poliment M. Jeansonnet.

— L’âge n’est qu’un mot.

— L’âge, c’est plusieurs maux, hélas !…

— Vous êtes de ces privilégiés que l’on voit toujours jeunes.

— Parce qu’ils ont toujours été vieux !

— Voulez-vous bien ne pas dire du mal de vous ! Je vous le défends !

M. Jeansonnet n’entendait point malice à ce marivaudage. S’il avait pu deviner quelle tentation naissait dans le cœur resté ingénu de Mlle  Estoquiau, il se serait hâté de lui apprendre : d’abord, qu’il restait uni en légitimes noces à la plus irascible des épouses et, ensuite, qu’il disposait, pour tout potage, de trois cent soixante quinze francs par mois. Mais M. Jeansonnet était atteint de ce mal incurable, qui est le besoin d’inspirer de la sympathie. Il se sentait tout heureux d’avoir conquis cette personne, d’aspect terrible, et il attribuait cette conquête à sa propre douceur, qu’il estimait contagieuse. Enfin, à l’encontre de M. Mâchemoure et de la plupart de ses semblables, il était toujours disposé à attribuer aux actions d’autrui le plus noble mobile, Dans son contentement, il eut un mot malheureux :

— Maintenant, insinua-t-il en souriant, vous ne me mettrez plus à la porte quand je me présenterai chez Bigalle !

— Cessez donc, lui conseilla Mlle  Estoquiau, de me considérer comme la portière de monsieur. J’ai aussi ma personnalité. Et je suis en vacances.

— Je plaisantais…

— Le moment viendra où je laisserai le maître se débrouiller tout seul. Je ne sais ce qu’il adviendra de lui, mais il n’aura que ce qu’il mérite.

Et elle conclut :

— À ce moment-là, je prendrai mon temps et je tâcherai de choisir celui qui sera l’objet de mon dévouement. J’ai absolument besoin de me dévouer. C’est une vocation. Et je persiste à espérer qu’il n’y a pas que des ingrats.

Quel que fût l’aveuglement de M. Jeansonnet, il comprit, et, le soir, il confiait à Lucien :

— Mon ami ! Mon ami ! Il y a une vieille demoiselle à moustache qui a des vues sur moi !