Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 317-327).


IX

DEUX PLACES VACANTES


Déposée par l’omnibus au coin de Sainte-Mary-Axe, et continuant la route à l’aide de sa béquille, miss Wren gagna la maison Pubsey. Tout, à l’extérieur, était calme et soleil ; à l’intérieur, ombre et silence. Jenny s’arrêta dans le vestibule, et, de ce coin obscur, examina le vieillard, qui, les lunettes sur le nez, écrivait d’un air attentif.

« Bouh ! fit-elle en passant la tête par la porte vitrée, le loup est à la maison.

— C’est vous, Jenny ! dit mister Riah en ôtant ses lunettes, qu’il posa doucement sur le pupitre ; je croyais que vous m’aviez abandonné.

— Oui, j’avais abandonné le loup perfide que j’ai trouvé un jour dans la forêt ; mais l’idée m’est venue que vous étiez de retour, marraine ; pourtant je n’en suis pas sûre ; car je vous ai vu sous les traits du loup ; et je viens vous faire une ou deux questions pour savoir à quoi m’en tenir ; voulez-vous me les permettre ?

— Certainement, dit le vieillard, qui, néanmoins, jeta vers la porte un regard inquiet, comme s’il avait redouté l’arrivée du maître.

— Est-ce le renard qui vous fait peur ? dit la petite ouvrière ; soyez tranquille, vous n’aurez pas sa visite de longtemps.

— Que voulez-vous dire, mignonne ?

— Je veux dire, répliqua miss Wren en s’asseyant à côté du juif, que le susdit animal a reçu le fouet d’une telle façon, que jamais renard, croyez-le bien, n’a senti les os et la peau lui élancer et lui cuire à ce point-là. » Et la petite ouvrière raconta l’aventure, sans mentionner toutefois les quelques grains de poivre.

« Maintenant, marraine, je voudrais savoir ce qui s’est passé depuis ma rencontre avec le loup. Je roule dans ma petite caboche une idée, grosse comme une bille ; — mais d’abord une question, sur votre parole d’honneur : êtes-vous Pubsey et Cie, ou seulement l’un ou l’autre ? »

Mister Riah secoua la tête d’une manière négative.

« N’est-ce pas alors Fledgeby qui est tous les deux ? »

Le vieillard fit un signe affirmatif, bien qu’avec répugnance. « Ma bille a maintenant la grosseur d’une orange, s’écria Jenny. Mais avant qu’elle grossisse davantage, laissez-moi fêter votre retour, marraine. »

L’honnête petite créature se jeta au cou du vieillard et l’embrassa de tout son cœur. « Je vous demande pardon, mille fois pardon ; j’en ai bien du regret ; j’aurais dû avoir plus de confiance en vous. Mais pouvais-je ne pas le croire ? je ne dis pas cela pour m’excuser, marraine. Mais pas un démenti, pas un mot pour vous défendre ! cela avait bien mauvais air.

— Si mauvais, répondit gravement le vieillard, que je m’en suis détesté. En pensant que vous deviez me haïr, vous et ce bon gentleman, je me suis fait horreur à moi-même ; et le soir plus que jamais, lorsque seul dans notre jardin, j’ai songé à la réprobation que j’attirais sur ma race. J’ai vu alors, pour la première fois, qu’en acceptant ce rôle odieux, ce n’était pas seulement ma tête que je courbais sous ce joug infâme, mais celle de tous mes frères ; car chez les chrétiens, il n’en est pas des Israélites comme de tout autre peuple : on dit il y a de mauvais Grecs, de mauvais Turcs ; mais il y en a de bons. Tandis que parmi nous, les mauvais, qui sont faciles à trouver (ceux-là se trouvent facilement partout), sont pris comme exemples, et cités comme les meilleurs. On ne dit pas c’est un mauvais Juif ; on dit c’est un Juif, et ils sont tous pareils. En faisant ici ce que j’ai fait par gratitude, un chrétien ne déshonorerait que lui-même. Tandis que moi, je compromets les Juifs de tout pays, de toute condition ; c’est triste à dire, et c’est la vérité. Je voudrais que pas un Israélite ne l’oubliât ; — mais ai-je le droit de parler ainsi, moi qui n’y pense que d’hier ? »

Assise près de mister Riah, Jenny lui tenait la main, et le regardait d’un air rêveur.

« Je pensais donc à cela, continua le vieillard, et songeant à la scène du matin, je sentis que ce pauvre gentleman avait cru tout de suite les paroles de l’autre (vous aussi enfant), parce qu’il s’agissait d’un Juif ; c’était visible ; et je compris qu’il fallait quitter immédiatement le service de… Mais vous aviez autre chose à me demander, et je vous empêche de le faire.

— Du tout, marraine ; mon idée est maintenant de la grosseur d’une citrouille. Donc vous quittez Pubsey et Cie ; l’avez-vous prévenu ?

— Oui ; j’ai écrit au maître le soir même.

— Et qu’a répondu ce renard bien et dûment fouetté ? demanda miss Wren, qui jubilait au souvenir du poivre.

— Il prolongea ma servitude, en me forçant à lui donner le temps légal. Le délai expire demain ; et dès que j’aurais été libre, je serais allé me justifier auprès de vous.

— Mon idée est si vaste à présent, s’écria Jenny en se prenant les tempes, que ma tête ne peut plus la contenir. Il faut que vous sachiez que Petits-Yeux, ou Criant-Cuisant-Geignant est très-fâché de votre départ. Ce Bien-Fouetté vous en garde rancune, et a pensé à Lizzie. Il s’est dit en lui-même : je saurai où il l’a placée, et je publierai ce secret qui lui est cher. Peut-être, se dit-il aussi, je ferai la cour à cette jolie fille ; mais je n’en répondrais pas, tandis que je peux jurer du reste. Petits-Yeux est donc venu me trouver ; je suis allée chez lui ; et voilà comment j’ai su l’histoire : la canne en trois morceaux, ses épaules, son œil, son dos, sa figure et ses membres. Je n’ai qu’un regret, ajouta la petite ouvrière, en agitant le poing devant ses yeux avec une énergie qui la raidit des pieds à la tête, qu’un regret, celui de n’avoir pas eu de piment haché. »

Cette phrase étant peu intelligible pour lui, le vieux Juif n’y attacha pas d’importance ; et revenant aux blessures de l’indigne, insinua qu’il croyait de son devoir d’aller soigner ce chien battu.

« Oh ! marraine, s’écria Jenny d’une voix irritée, marraine, marraine, vous me ferez perdre patience. On dirait que vous croyez au bon Samaritain ; est-ce que l’Évangile vous regarde ? Soyez donc conséquent.

— Ma fille, commença le vieillard, c’est la coutume des Israélites d’aller secourir…

— Au diable les Israélites et leur coutume, interrompit miss Wren. S’ils n’ont rien de mieux à faire que d’aller soigner Petits-Yeux, je regrette qu’ils soient sortis d’Égypte. D’ailleurs il n’en voudrait pas, de votre secours ; il est trop honteux pour cela ; que personne n’en sache rien, et qu’on le laisse tranquille, voilà tout ce qu’il demande. »

Le débat continuait, lorsqu’une ombre apparut dans le vestibule, et fut suivie d’une lettre qui avait pour adresse le nom de Riah tout court, sans plus de cérémonie. Ce billet, dont le messager attendait la réponse, était griffonné au crayon, et renfermait les lignes suivantes, tracées en zigzags, et d’une main convulsive :

« Vieux Riah,

« Vos comptes sont vérifiés ; allez-vous-en. Fermez la maison, et remettez les clefs au porteur. Décampez tout de suite, maudit ingrat ! Dehors, chien de Juif que vous êtes.

« F. »

Miss Wren suivit avec bonheur, dans cette écriture informe, la trace des contorsions et des soubresauts de Criant-Cuisant-Geignant, et se donna la joie d’en plaisanter et d’en rire, à la grande surprise du commissionnaire, pendant que le vieillard rassemblait ses quelques hardes et les mettait dans un sac noir. Le paquet terminé, les contrevents et les volets barrés, le vieillard, accompagné de miss Wren et du commissionnaire, sortit de la maison, ferma la porte, et en remit la clef au porteur, qui s’éloigna immédiatement.

Restés sur la dernière marche, le vieillard et la jeune fille se regardèrent : « Eh bien ! marraine, dit la petite habilleuse, vous voilà sur le pavé ?

— Cela me fait cet effet-là, répondit le vieillard.

— Où comptez-vous chercher fortune ? » demanda miss Wren.

Le vieux Juif eut un sourire, puis jeta les yeux autour de lui d’un air désorienté que remarqua la petite habilleuse. « La question est juste, dit-il ; mais il est plus aisé de la faire que d’y répondre. En attendant, je suis sûr des personnes à qui j’ai recommandé Lizzie, je connais leur obligeance, et je compte aller chez eux.

— À pied ? s’écria miss Wren.

— N’ai-je pas mon bâton ? »

C’était précisément parce qu’appuyé sur son bâton il avait l’air plus vénérable que robuste, qu’elle doutait du succès de l’entreprise.

« Savez-vous ce que vous avez de mieux à faire, marraine ? c’est de venir à la maison, reprit l’habilleuse de poupées. Il n’y a là que mon malheureux enfant ; la chambre de Lizzie est toujours libre, et vous n’y serez pas mal. »

Certain de ne déranger personne, le vieillard accepta avec joie ; et, formant un couple étrangement assorti, le pauvre Israélite et la petite habilleuse quittèrent Sainte-Mary-Axe.

En partant de chez elle, miss Wren avait bien recommandé à son ignoble enfant de ne pas bouger de la maison ; et la première chose qu’avait faite le malheureux avait été de sortir. Deux motifs le poussaient à cette désobéissance : il voulait d’abord établir le droit qu’il se présumait d’exiger gratis un trois-penn’ de rhum chez tous les débitants de liqueur ; il irait ensuite exposer ses remords à mister Wrayburn, afin de sonder le terrain et de voir le profit qu’il pourrait en tirer. La tête remplie de ces deux projets, qui, tous deux, aboutissaient à du rhum, le seul but qu’il eût en ce monde, cet être dégradé se traîna en chancelant jusqu’au marché de Covent-Garden, où il bivaqua sous une porte, et fut pris d’un accès de tremblement auquel succéda une attaque d’épilepsie.

Le marché de Covent-Garden n’était pas sur le chemin de mister Poupées ; mais il avait sur celui-ci la puissance d’attraction qu’il exerce sur toute la tribu des buveurs solitaires. C’est peut-être le mouvement nocturne qu’ils recherchent ; peut-être la présence de la bière et du gin que les charretiers et les revendeurs engloutissent ; peut-être la masse de débris de légumes, qui, piétinés par la foule et souillés de boue, ressemblent à leurs habits, et leur font prendre ce marché pour une immense garde-robe. Toujours est-il qu’on ne voit nulle part de semblables ivrognes, des femmes surtout. On rencontre là, sur les marches, au soleil du matin, de ces échantillons d’ivrognesses que l’on chercherait vainement au dehors, en courant toutes les rues de Londres. Nulle part on ne voit au grand jour de ces haillons pâles et flétris, couleur feuille de chou traînée au ruisseau ; de ces teints d’orange gâtée, de cette pâte humaine broyée et pétrie dans la fange.

Mister Poupées avait donc subi l’attraction de ce marché irrésistible, et y avait eu son attaque sous un porche où une femme venait de cuver son ivresse.

Il y a là des essaims de jeunes sauvages, toujours furetant, qu’on voit s’éloigner d’une allure rampante, chargés de débris de caisses d’oranges ou de paille moisie, qu’ils emportent, Dieu sait dans quels trous ! — car ils n’ont pas d’asile ; — et dont les pieds nus, quand les policemen les poursuivent, retombent sans bruit sur le pavé, ce qui fait que les passants ne les entendent pas ; mais chaussés de bottes à revers, ils feraient un vacarme assourdissant. Ravis des convulsions de mister Poupées, qui leur fournissaient un drame gratuit, ces jeunes sauvages s’étaient réunis sous le porche ; et sautant, gambadant, se bousculant, poussaient le malheureux, le secouaient et lui lançaient de la boue ; d’où il advint, qu’après s’être relevé et avoir éparpillé ce groupe de haillons, l’ivrogne fut en plus mauvais état que jamais. Il pouvait cependant encore empirer ; car ayant gagné une buvette d’où il cherchait à sortir, sans payer le trois-penn’ qu’il avait bu, il fut pris au collet, fouillé rudement, trouvé sans un farthing et mis à la porte avec un sceau d’eau bourbeuse, qui lui fut lancé de main de maître. Cette douche produisit une nouvelle attaque, après laquelle mister Poupées, ayant toujours l’intention d’aller voir mister Wrayburn, se dirigea vers le Temple.

Il ne trouva que mister Blight. Ce jeune homme sensé, frappé du discrédit qu’un pareil client jetterait sur l’étude, si par hasard une affaire se présentait, négocia avec mister Poupées, et, le plus innocemment du monde, lui offrit un schelling pour payer sa voiture. Mister Poupées accepta le schelling, et ne tarda pas à en faire le placement : six pence de rhum d’une part, en conspiration contre lui-même ; six de l’autre, en repentir de ce qu’il avait sur la conscience. Chargé de ce fardeau, il retourna vers le jeune Blight, qui, l’ayant aperçu de loin, ferma le corridor, et laissa l’immonde objet de cette mesure épancher sa fureur contre la porte. Plus celle-ci lui résistait, plus la conspiration qu’il venait de faire contre lui-même devenait dangereuse et d’un éclat imminent. Survint la police, dans laquelle il reconnut des ennemis détestés ; et criant, râlant, écumant, se débattant, il fut saisi, puis entraîné en dépit de ses efforts.

Une humble machine, familière aux conspirateurs de cette espèce, et connue sous le nom de brancard, étant arrivée, le malheureux y fut lié par des courroies qui le transformèrent en un paquet de haillons ; paquet inoffensif, d’où la conscience avait disparu, et d’où la vie s’en allait rapidement.

L’habilleuse de poupées remontait la rue au moment où le brancard sortait du Temple. « Qu’est-ce qu’il y a là-bas, marraine ? Dépêchons-nous ; voyons ce que c’est. »

La petite canne, lestement menée, n’alla que trop vite. « Ô gentlemen, il est à moi !

— À vous ? dit le chef de la bande en arrêtant les porteurs.

— Oui, bons gentlemen ; c’est mon enfant ; sorti sans permission ; mon pauvre méchant enfant. Pauvre garçon ! il ne me reconnaît pas. Que faire, Seigneur ? s’écria la petite habilleuse en frappant dans ses mains, que faire, quand on n’est pas reconnue de son fils ? »

Le chef de la bande regarda le vieux Juif pour lui demander ce que cela signifiait. « C’est son père », dit tout bas le vieillard, tandis que miss Wren, penchée sur ce corps inerte, cherchait à en extraire quelque signe de reconnaissance.

Mister Riah prit à part l’agent de police. « Je crois qu’il va mourir, dit-il.

— Eh ! non, répondit l’autre. » Mais après l’avoir regardé attentivement, l’agent secoua la tête, et ordonna de le transporter à la pharmacie la plus voisine. À peine le brancard y fut-il déposé, que les vitres se changèrent en un mur de visages, qui, aperçus à travers les énormes flacons rouges, bleus et jaunes, offrirent toute espèce de formes et de couleurs. Sous cette lumière, dont elle n’avait pas besoin pour être livide, la bête si furieuse quelques instants avant était d’un calme absolu, et portait sur la face de mystérieux caractères, réfléchis de l’un des globes transparents, comme si la mort l’eût marqué à son chiffre.

Le témoignage médical fut plus exact et plus précis qu’il ne l’est d’ordinaire devant les cours de justice. « Vous pouvez le couvrir, dit le docteur, tout est fini. »

L’agent envoya chercher ce qu’il fallait pour le voiler, les porteurs reprirent leur fardeau, et la foule, s’égrenant peu à peu, finit par disparaître. Derrière le brancard venait la petite ouvrière, la figure cachée dans l’un des pans de la lévite du Juif, qu’elle tenait d’une main, tandis que de l’autre elle manœuvrait sa canne. On gagna la maison ; l’escalier étant trop étroit pour livrer passage au brancard, on dérangea l’établi, et le corps fut déposé au milieu des poupées, dont les yeux restèrent secs et dont les lèvres continuèrent de sourire.

Il fallait en habiller beaucoup, de ces poupées, leur faire bien des toilettes pimpantes, avant qu’il y eût dans la poche de l’habilleuse de quoi s’acheter un deuil très-simple. Assis auprès d’elle, le vieux Juif, tout en l’aidant de son mieux dans ses petits travaux, l’écoutait parler du défunt, et se demandait si réellement elle oubliait que le mort était son père.

« Mon pauvre enfant ! disait-elle, si on l’avait mieux élevé, il aurait été meilleur. Ce n’est pas que je me le reproche, je crois que ce n’est pas ma faute.

— Non, ma Jenny, vous pouvez en être sûre.

— Merci, marraine ; cela me console un peu de vous entendre dire cela. Il est si difficile, voyez-vous, de bien élever un enfant quand on travaille, travaille, travaille, du matin au soir. Pauvre garçon ! il était bon ouvrier ; mais pendant le chômage, je ne pouvais pas le garder toujours auprès de moi ; il s’ennuyait, avait des impatiences, bouleversait tout dans la maison ; il fallait le laisser sortir ; et, une fois dans la rue c’était fini ; jamais il ne s’y est bien comporté. Il aurait toujours fallu l’avoir sous les yeux ; il y a beaucoup d’enfants comme cela.

— Beaucoup trop de ces vieux enfants-là, pensa le Juif.

— Est ce que je sais moi-même comment j’aurais tourné, si je n’avais pas eu le dos si malade et les jambes si faibles, continua la petite ouvrière. Ç’a été un bonheur, je n’avais qu’à travailler, moi ; et j’ai mordu à l’ouvrage. Je ne pouvais faire que ça, pas moyen de m’amuser. Mais lui, il pouvait jouer ; il ne demandait qu’à courir, le malheureux enfant ! ça l’a perdu.

— Il n’est pas le seul dont ce soit la perte, ma fille.

— Je n’en sais rien, marraine, mais il a bien souffert ; il était parfois si malade, et je lui ai dit tant d’injures ! Je ne sais pas si sa conduite (elle secoua la tête en pleurant) a été un malheur pour moi ; peut-être que non ; mais si j’ai eu à m’en plaindre, je lui pardonne bien, allez !

— Vous êtes une bonne fille, courageuse et patiente, ma Jenny.

— Oh ! patiente, non, marraine, dit-elle en haussant les épaules. Si j’avais eu de la patience, je ne lui aurais pas dit de sottises. Mais c’était pour son bien ; j’espérais le corriger ; une mère, voyez-vous, c’est responsable des torts de son enfant. J’ai essayé de le raisonner, ça n’a pas réussi ; je l’ai pris par la douceur, par les caresses, ça n’a rien fait. Alors, j’ai grondé, peut-être un peu fort ; mais c’était mon devoir ; j’avais une lourde charge. Que de reproches j’aurais à me faire, si je n’avais pas tout employé ! »

Causant ainsi, parfois d’un ton plus gai, l’industrieuse créature expédia la besogne du jour, et fit oublier les heures au vieux Juif, qui passa la nuit près d’elle. Lorsqu’elle se vit un nombre de poupées suffisant pour acquitter les frais du lendemain, elle changea d’occupation. « Maintenant, dit-elle, que ces petites amies aux joues roses sont pourvues, habillons notre petite personne aux joues pâles. » Et d’une main leste elle prépara sa robe noire.

« L’inconvénient de travailler pour soi, dit-elle en grimpant sur une chaise afin de se regarder dans la glace, c’est qu’on ne peut pas faire payer la façon ; mais on a un avantage : on n’a pas besoin de sortir pour essayer. Vraiment, ça va très-bien. S’il pouvait me voir, j’espère qu’il serait satisfait. »

Puis elle dit au vieux Juif ce qu’elle avait décidé au sujet des funérailles. « Je l’accompagnerai seule dans mon équipage ordinaire. Pendant ce temps-là, marraine, vous aurez la bonté de garder la maison. Ce n’est pas loin, et je serai bientôt revenue. À mon retour nous prendrons une tasse de thé, puis nous causerons de l’avenir. La dernière demeure que j’ai pu donner à mon pauvre enfant est des plus simples ; mais il ne verra que l’intention, en supposant qu’il en sache quelque chose ; et s’il est à même de le savoir, il est probable que cela lui est égal, ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux. Je vois dans le livre de prières que nous n’emportons rien d’ici-bas ; il est certain que cela serait bien impossible. Cela me console de ne pas pouvoir louer une foule de choses aux pompes funèbres, de ces machines stupides, qu’on a l’air de vouloir faire passer en contrebande avec le mort, et qu’on rapporte ensuite. Il n’y aura que moi à ramener ; ce qui ne sera pas une fraude, puisque je retournerai là un jour ou l’autre pour n’en plus revenir. »

Après le triste parcours de la veille, le malheureux ivrogne sembla être enterré pour la seconde fois. Une demi-douzaine de grands gaillards, à la face rubiconde, le prirent sur leurs épaules et le portèrent au cimetière, précédés par un individu au teint non moins fleuri, qui marchait avec pompe, comme s’il eût été policeman du quartier de la Mort, et affectait de ne pas reconnaître ses amis les plus intimes. Toutefois, à la vue de ce cercueil, n’ayant pour cortège que cette pauvre petite boiteuse, beaucoup de gens tournèrent la tête avec un air d’intérêt.

Enfin le malheureux, qui, pendant longtemps, avait été pour sa fille une si lourde charge, fut déposé dans la terre ; et le majestueux personnage se mit en marche devant la petite boiteuse, comme si l’honneur avait imposé à cette dernière de ne plus savoir le chemin qui conduisait chez elle. Puis ayant apaisé les convenances, ces furies d’ici-bas, il quitta l’orpheline.

« Avant de reprendre courage pour de bon, dit en rentrant la petite ouvrière, il faut que je pleure un peu, marraine ; car un enfant, voyez-vous, c’est toujours un enfant. » Elle pleura plus longtemps qu’on ne l’aurait supposé. Toutefois ses larmes se séchèrent, et s’étant bassiné les yeux, elle descendit, et prépara les tasses.

« Ça vous fâcherait-il, marraine, si je taillais quelque chose pendant que nous prenons le thé ?

— Chère Cendrillon, répondit le vieillard d’un ton suppliant, ne vous reposerez-vous jamais ?

— Oh ! tailler un patron ce n’est pas une fatigue, dit miss Wren, dont les habiles petits ciseaux avaient déjà entamé le papier. C’est que, voyez-vous, j’ai besoin de le fixer pendant que je l’ai présent à la mémoire.

— Vous avez donc vu cela aujourd’hui ? demanda le Juif.

— Oui, marraine, tout à l’heure. C’est un surplis ; une chose que portent les prêtres, expliqua la petite habilleuse, se rappelant que le vieillard était d’une religion différente.

— Et qu’en voulez-vous faire ? reprit le bon Israélite.

— D’abord, marraine, il faut vous dire que nous autres artistes, qui vivons de notre goût et de notre imaginative, nous sommes forcés d’avoir toujours l’œil ouvert. Vous savez que dans ce moment-ci j’ai un surcroît de dépenses ; il m’est donc venu à l’idée, pendant que je pleurais sur la tombe de ce pauvre enfant, qu’on pourrait faire quelque chose d’un prêtre.

— Quoi donc ! s’écria le vieillard.

— Pas un enterrement, n’ayez pas peur. Le monde, je le sais, n’aime pas qu’on l’attriste. Il est fort rare qu’un deuil me soit commandé par mes jolies pratiques ; un vrai deuil, s’entend ; car pour le deuil de cour elles en sont assez fières. Mais un charmant prêtre, cheveux et favoris d’un noir de jais, célébrant le mariage d’un couple adorable, ce serait tout autre chose. Si vous ne les voyez pas ce soir tous les trois à l’autel, dans Bond-Street, appelez-moi Jack Robinson. »

À l’aide de ses petits procédés, mis en œuvre sur-le-champ, il y eut, avant la fin du repas, un petit costume ecclésiastique en papier gris, mis sur le dos d’une poupée, afin d’en essayer le patron ; miss Wren le montrait à son ami quand on frappa à la porte. Le vieux Juif alla ouvrir, et revint aussitôt avec un gentleman, qu’il introduisit de cet air grave et courtois qui lui allait si bien.

L’arrivant était inconnu à miss Wren ; mais dès qu’il jeta les yeux sur elle, Jenny trouva chez ce gentleman quelque chose qui lui rappelait mister Wrayburn.

« Mille pardons, n’êtes-vous pas l’habilleuse de poupées ? dit-il.

— Oui, monsieur.

— L’amie de Lizzie Hexam ?

— Oui, monsieur, répondit la petite ouvrière en se mettant sur la défensive.

— Elle m’a chargé de vous remettre ce billet, où elle vous prie d’accéder à la requête du porteur, mister Mortimer Lightwood. Le hasard veut que mister Riah me connaisse. ; il peut vous dire que tel est bien mon nom. »

Le vieillard fit un signe affirmatif.

« Veuillez lire tout de suite, je vous prie.

— Il n’y en a pas long, dit miss Wren d’un air étonné, en jetant les yeux sur la lettre.

— Pas le temps d’en écrire davantage ; les minutes sont si précieuses ! mister Wrayburn, mon pauvre Eugène, est mourant. » La petite habilleuse joignit les mains en poussant un cri de pitié.

« À quelques lieues d’ici, reprit Mortimer avec émotion ; assassiné dans l’ombre ; je l’ai quitté pour venir. Dans un moment de lucidité — il est presque toujours sans connaissance — il a paru balbutier votre nom. Je n’en étais pas sûr ; il parle si peu distinctement ! mais Lizzie l’a entendu comme moi ; et nous pensons qu’il vous demande. »

La petite habilleuse, toujours les mains jointes, regardait le gentleman avec stupeur.

« Si vous tardez, il mourra sans vous voir, dit Mortimer ; et son dernier désir, un désir qu’il m’a confié — nous sommes depuis bien longtemps plus que des frères l’un pour l’autre… Excusez-moi, je fondrais en larmes si j’en disais davantage. »

Un instant après, le chapeau noir et la petite canne étaient de service, la maison laissée à la garde du bon Israélite, et l’habilleuse de poupées, assise à côté de Mortimer, sortait de Londres en chaise de poste.